N°34 / Avenir de la démocratie Janvier 2019

La laïcité de la psychologie en question : réflexions à partir du cas brésilien

Fernando Luiz Zanetti, Matheus Viana Braz

Résumé

DOSSIER : L'AVENIR DE LA DEMOCRATIE

Le but de ce travail est de problématiser la présence et l'expansion des croyances et des manifestations religieuses dans les espaces de représentation de la psychologie. On est parti de la réalité brésilienne pour comprendre certains phénomènes dans lesquels les acteurs sociaux et autres figures centrales de notre société, utilisent la machine bureaucratique publique pour assurer ses propres intérêts fondés sur des croyances religieuses. Pour mettre en œuvre ces réflexions, on doit, dans un premier temps, se questionner sur le type de sujet auquel se réfère la psychologie. À partir du cadre théorique et méthodologique de la psychosociologie et de la philosophie critique, on peut dire que les problèmes engendrés par la modernité gravitent autour de la lutte entre un Etat despotique dominé par la religion et un Etat laïque dont l’organisation se réfère aux nouvelles rationalités scientifiques et politiques du gouvernement.

The aim of this work is to discuss the presence and expansion of religious beliefs and manifestations in psychology's spaces of representation. We started from the Brazilian reality to understand certain phenomena in which the social actors and other central figures of our society use the public bureaucratic machinery to ensure their own interests based on religious beliefs. In order to implement these reflections, one must first of all question the type of subject to which psychology refers. From the theoretical and methodological framework of psychosociology and critical philosophy, we can say that the problems engendered by modernity revolve around the struggle between a despotic state dominated by religion and a secular state whose organization refers to the new scientific and political rationales of the government.

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DOSSIER : L'AVENIR DE LA DEMOCRATIE

Fernando Luiz Zanetti est professeur de Psychologie Sociale dans les Facultés Intégrées d’Ourinhos (FIO/ Brésil). Docteur en Psychologie à l’Université d’État de São Paulo (UNESP/Brésil) et Post-docteur à l’Université de São Paulo (USP/Brésil).
Matheus Viana Braz est professeur en Psychologie du Travail dans les Facultés Intégrées d’Ourinhos (FIO/ Brésil). Doctorant en Psychologie à l’Université d’État de São Paulo (UNESP/ Brésil) et membre du Réseau International de Sociologie Clinique (RISC).

Nous remercions énormément à Jacky Sileza, pour le soigneux travail de révision de la traduction de cet article.

SOMMAIRE

Quelques questions initiales

Le projet de la psychologie par rapport à la modernité

Les derniers changements historiques

La laïcité de la psychologie et la pulvérisation de l’espace publique

 

Quelques questions initiales

Le but de ce travail est de problématiser la présence et l'expansion des croyances et des manifestations religieuses dans les espaces de représentation de la psychologie. On est parti de la réalité brésilienne pour comprendre certains phénomènes dans lesquels les acteurs sociaux et autres figures centrales de la société utilisent la machine bureaucratique publique pour assurer ses propres intérêts fondés sur des croyances religieuses. Un exemple important de ce phénomène peut être compris par les discussions croissantes autour de la dite "Guérison Gay", c'est-à-dire les mouvements de groupes religieux qui défendent la légalisation des "thérapies de réversion sexuelle". Historiquement, en mai 1990 l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) s'est clairement opposée à la pathologisation de l'homosexualité en retirant l'orientation sexuelle de la liste des maladies mentales du Code International des Maladies. Au Brésil, neuf ans plus tard, le Conseil fédéral de Psychologie (CFP) a publié la Résolution 001/99, qui stipule que « les psychologues n'entreprendront aucune action qui favorise la pathologisation des comportements ou des pratiques homoérotiques, ni adopteront des mesures coercitives visant à orienter les homosexuels vers des traitements non sollicités ». En 2017, cependant, un recours populaire collectif créé par un mouvement de « psychologues évangéliques », qui d’ailleurs remet en question la validité de la résolution du Conseil, a été approuvé par un juge à Brasília. Dès l’approbation judiciaire, et de celles des autres instances de représentations, s’ouvre un précédent pour comprendre l'homosexualité comme un comportement sexuel anormal, à savoir, comme quelque chose qui doit être traité car « guérissable ». Les groupes autoproclamés « psychologues évangéliques » revendiquent donc le « droit » de mener à bien les « thérapies de réversion sexuelle », en remettant en question l'éthique même de la psychologie, en plus d'aller à l'encontre des prérogatives fondamentales de l'OMS et des droits de l'homme.

Pour mettre en œuvre ces réflexions, on doit dans un premier temps se questionner sur le type de sujet auquel se réfère la psychologie. Et se dire, s’il s’agit de comprendre les influences historiques du projet de la modernité et de la rationalité scientifique, voire même de la transformation des pouvoirs politiques, économiques et de connaissances dans ce contexte. À partir du cadre théorique et méthodologique de la psychosociologie et de la philosophie critique, en ce sens on peut dire que les problèmes engendrés par la modernité gravitent autour de la lutte entre la domination des façons de penser et de son lien avec le monde.

Une lutte entre un Etat despotique dominé par la religion et un Etat laïque dont l’organisation se réfère aux nouvelles rationalités scientifiques et politiques du gouvernement. Ces rationalités se rencontrent dans la visibilité des supports utilisés et des libertés humaines exprimées. À la connaissance de ces éléments, il devient important de présenter comment se construirait ce phénomène propre à la psychologie dans l’enjeu de modernité.

On peut dire que l’invention de la modernité apporte elle-même l'idée de liberté. L'homme moderne posait la condition d'interroger le monde et lui-même - sa matière et son fonctionnement - car il était désormais libéré de la coercition par la foi religieuse et le pouvoir politique du souverain.

La modernité avait, comme l'une de ses principales conséquences, la transformation d'une vision du monde transcendental et immatériel en une vision du monde immanent et matériel. Un concept qui était sacré et religieux est devenu laïc, suggérant de nouvelles explications pour le bon fonctionnement de la nature, au monde et l’homme lui-même. En ce sens, s’ouvrait alors une nouvelle conception de la matière, de la nature, de l'homme et du monde. Par conséquent, les concepts d'historicité, de processus, d'autodétermination était ainsi introduit.

Le monde se développe donc comme un jeu de forces de l'histoire, dont l'ordre est l’une de ses dimensions, l'inscription d'une rationalité, d'une réalité visible, organisée mais néanmoins provisoire. La modernité était emballée par l’idéologie d’une certaine manière de philosopher, historiquement représentée par les philosophes encyclopédistes, ou par ce qu'on appelait l'Illustration, bien que l'idéologie des Lumières puisse être considérée comme une pratique et une façon de penser transépocal (Rouanet, 1988 ; Adorno et Horkheimer, 1985) et universaliste, tout comme le principe universel du droit kantien. Partant de ce postulat, il est établi qu’on doit agir extérieurement de telle manière à ce que l’utilisation du libre arbitre puisse coexister avec la liberté de tous selon une loi universelle (Kant, 2003). Par conséquent, cela nécessiterait une visibilité non restrictive des actes politiques. Selon Rouanet (1988), pour l'idéologie moderne, le pouvoir oppressif se cacherait dans les mystères, dans l’obscurité, car la force du pouvoir serait dans son invisibilité. Ainsi, l'auteur parie sur ce qui serait une éthique d’une vision moderne, divisée fondamentalement en trois points : d’abord, à partir de laquelle il faudrait voir tout et que cet idéal humain de visibilité non restrictive soit utopique et qu’il ne puisse être atteint ; il devrait malgré tout être envisagé. Deuxièmement, en plus de voir tout, faudrait-il regarder correctement. Pour cette action, il se servirait de la faculté de pensée ou de raison et il lui appartiendrait donc de corriger les erreurs de sens. Et un troisième et dernier aspect de cette éthique serait la réflexivité, c'est-à-dire la condition de se voir et d’être vu dans les actes politiques. De cette manière, il est démontré qu'en brisant les interdits et en rendant visibles tous les sujets, cela rendrait impossible la tyrannie, et ils deviendraient alors des participants d’une communauté de sujets universels.

Devant de telles contraintes, il devenait nécessaire de donner de la visibilité aux conditions de fonctionnement de la nature, de la société et de l'homme. Cette visibilité serait atteinte par des méthodes spécifiques pour la production de la vérité, car ce ne serait plus une révélation donnée par Dieu, mais découverte par les hommes, et l'une des principales méthodes pour un tel but était la rationalité scientifique. Dans un schéma de visibilité totale exigée par la modernité (sur les actes politiques, sur le fonctionnement de la nature et sur le fonctionnement des corps), la science répondrait parfaitement à cette requête.

Le projet de la psychologie par rapport à la modernité

Dans le cas de cet article, la psychologie aurait pour tâche de démêler les secrets qui feraient que la conscience abuse la raison ou explique les actes humains incompréhensibles par une logique rationnelle.

Dans ce raisonnement, on peut affirmer que la problématique apportée par la modernité gravite autour d’un combat entre un État despotique et dominé par la religion et un État laïc organisé autour de nouvelles rationalités scientifiques et politiques du gouvernement : les rationalités de ce que l’on trouve dans la visibilité de la matière et de la liberté humaine.

Mais il y a eu aussi quelques problèmes tout au long de ce processus. Cette visibilité totale cherchée par ce sujet moderne aurait en soit deux caractéristiques ou voire même deux volets opposés : un volet positif ou émancipateur, lorsqu'il rendrait explicites les méandres répressifs de l'absolutisme ; la coercition de la foi aveugle ; quand il illumine les centres de pouvoir et garantit la visibilité des décisions ; "quand il s'agit de regarder la nature pour établir une relation fraternelle avec elle" [...] "quand cela signifie que le monde des choses est sous la juridiction de la science et de la technique" (Rouanet, 1988, p. 138). Et il y a aussi un volet répressif, lorsqu’il présuppose la disparition de toutes les niches de l'intimité personnelle, l'extinction des frontières entre les sphères publiques et privées ; quand cela signifie regarder la nature comme un objet d'exploitation et de domination, lorsque la science et la technique sont étendues au monde des relations humaines, en l'exposant à un regard objectif qui l'assimile au monde des choses ; quand l'illumination fonctionne pour effacer les foyers de résistance au pouvoir répressif et pour fournir des instruments pour contrôler les hommes.

Comme le souligne Foucault (1979), à partir du XVIIIe siècle, la construction d’un système de contrôle « plus fort » s’est avéré nécessaire où la capacité de pratiquer une analyse plus individualisante et exhaustive du corps social. Donc, ce qui aurait en principe un caractère émancipateur rendrait plus efficace le processus que Foucault (2008) a appelé la gouvernementalisation de la vie.

Il y avait donc l'idée que les Lumières apporteraient la libération de l'Homme des pièges d’un pouvoir transcendant et en plus qu’il serait capable de décider sous quelles formes de vie et de gouvernement il voudrait être. Il y avait une lutte claire contre les formes de domination par la force de la monarchie absolutiste, contre la domination religieuse et contre la barbarie et la sauvagerie. Ce que le projet de modernité exigeait, ou du moins mettait à l’épreuve, étaient les trois formes de domination et d'exercice du pouvoir, c’est-à-dire le pouvoir politique, économique et celui du savoir. Le pouvoir politique exercé par l'église et par la noblesse décadente, l'économique par la noblesse et par une bourgeoisie qui, à son tour, exigeaient leur participation et connaissance par l'église. Le projet moderne exigeait l'ouverture de ces monopoles : la politique pour l'exercice du peuple au pouvoir, la démocratie sous la forme du contrat social, la connaissance organisée par des institutions étatiques ou des institutions laïques. Et enfin l'économie aurait un modèle basé sur le pouvoir politique de l'Etat, résultant ainsi de la société organisée.

Cependant, ces propositions ont produit paradoxalement la reconstitution d'un État soutenu par des normes abstraites (lois) et ainsi l'État est devenu : premièrement, une machine prétendument sans rapport avec des intérêts personnels mais qui devrait gérer et contrôler la population ; deuxièmement, il devrait interférer le moins possible sur le marché formel ; troisièmement, il devrait contrôler et encourager la production de connaissances, en particulier celles liées à la population et au bien commun.

À la suite de cette abstraction sous laquelle le jeu des intérêts étatiques était caché, on a vu une utilisation de la machine d'État pour fournir des intérêts privés, car le contrat social n'était pas réalisé puisque la démocratie représentative crée une différence inévitable entre ceux qui représentent et ceux qui sont représentés, ceux qui commandent et ceux qui sont commandés. Le marché, dans ce contexte, a négocié des interventions de l'État (qui sont désormais une clé fondamentale de la production de monopoles) et du domaine public, ce qui peut donc déboucher ouvertement sur l'exploitation du travail et l'accumulation de biens. Et enfin, la connaissance que dans le projet moderne viserait à créer de bonnes conditions pour le fonctionnement de l'État, est devenue partie d'un dispositif de gouvernement de la population qui flotte dans les jeux de pouvoir et d’intérêts.

Ainsi, analytiquement, on peut dire qu'il n’y a pas alliance de l'État avec une psychologie ou même une science qui produit une connaissance laïque du monde, qui permet à l'homme d'agir et de parler sans interdit, cherchant la création de technologies pour surmonter les questions humanitaires, en réalisant ainsi l'intention initiale de la science moderne. Au contraire, il existe une alliance avec une science psychologique qui tient à l'arrogance de la neutralité et à la foi aveugle dans ses méthodes, qui finit par devenir servile au capital et aux intérêts de groupes sociaux particuliers. Il s’agit d’un idéal de pratique psychologique ambigu puisqu'il est émancipateur. Il éteint les frontières entre le public et le privé et étend ses techniques au monde des relations humaines. En outre, la proposition d'auto-réalisation illustrée de l'individu, de sa décentralisation aux normes, de son droit à la critique et au jugement en tant qu'être humain universel, ne conduit pas à l'éclaircissement et à l'émancipation, mais au narcissisme et à l'isolement de l'homme par rapport à la communauté à laquelle il appartient. De plus, il privatise l'espace public en le rendant otage des intérêts privés du marché.

Les derniers changements historiques

Mais si jusqu'aux années 1990 nous pouvions critiquer une psychologie brésilienne qui frise le désastre pour avoir flirté aveuglément avec une prétendue neutralité scientifique, dans le contexte historique actuel, elle a été la cible constante d'attaques d'intérêts privés qui se cachent dans un combat pour le retour à une normativité pré-moderne ou religieuse qui, à la rigueur d'une réflexion moderne, ne pourrait pas faire l'objet d'une discussion politique ni publique puisque la croyance et le sacré traitent de sujets personnels et devraient être restreints à la sphère privée.

Mais comment cela se produit-il ? Hannah Arendt (1972), en réfléchissant sur la société grecque, peut aider dans ces domaines. Pour l'auteure, quatre points peuvent être mis en évidence.

D'abord, on peut dire que l'idée de monde, remplacée par celui de l'univers, enlevait aux sujets la condition d'exercer le peíthein ou le discours convaincant où, pour les anciens, l'excellence de la politique se réalisait. Maintenant, les lois rationnelles et universelles décident pour le citoyen. Dans le même sens, cette rationalité s'interpose entre les êtres humains en éliminant leurs relations, leurs possibilités de contact qui conduiraient à créer de nouvelles sociabilités.

Deuxièmement, on souligne la fin des principes éthiques universels. Ces principes, contrairement à une rationalité générale, avaient un caractère concret et étaient des moyens de se relationner, ce qui avait été convenu entre les sujets d'une action dans un groupe donné, et n’étaient pas seulement les directions fournies par des rationalités vides. Cette forme de rationalité a transformé ce qui serait basé sur une attitude éthique en quelque chose de simple, liée à la vérification de l'utilité pour ceux qui sont intéressés par un contrat, une loi, une norme. C’est-à-dire, quelque chose qui essaie de réguler la relation entre les citoyens et le monde d'une manière autoritaire et sans l'opinion et l'accord de tous les membres d'une société.

Troisièmement, on peut signaler la ruine provoquée, tant dans l'espace public que dans le monde privé, par le libéralisme et le totalitarisme. Selon Arendt (1972), pour les anciens Grecs, seules les questions d'intérêt strictement collectif devraient être basées sur le monde politique ou sur l'espace de la polis, comme juger un crime, investir les ressources de la ville, ne pas commencer une guerre, etc. À son tour, les questions d'ordre individuel ou qui concernaient la survie de l'individu ou de sa famille, l'éducation des enfants, l'entretien de la maison ou, en un mot, l'économie, devaient se limiter à la maison. L'économie pour les Grecs anciens rassemblait le terme oikonomia, qui signifiait l'administration (nomia) de la maison (oikos), ou gouvernement de la maison, un champ de la vie humaine qui ne devrait donc jamais être une question du monde politique, parce qu’il s’agit des intérêts non-collectifs.

Aujourd'hui, il y a une inversion de ces hypothèses parce que l'Etat serait concerné par ce qui a été naturalisé à l'une de ses principales préoccupations : les questions d'ordre économique. Ainsi, ce qui, pour les anciens, ne concernait qu'une juridiction privée, serait d'intérêt public ou politique. Donc, on regarde la ruine de l'espace public, réalisée à partir de sa privatisation, de telle façon que l'État désormais est guidé par des intérêts particuliers ou des groupes spécifiques. Ceci est bien visible dans la politique actuelle du Brésil au travers de ce qui a été accompli en tant que groupes d'intérêt de certains partisans, quelque chose qui va au-delà des intérêts des partis déjà fragmentés : des « tribunes thématiques ». Ceux-ci réunissent des représentants des partis les plus divers autour d'un thème commun et non pour une prérogative ou idéologie partisane, par exemple, on a la tribune évangélique, la tribune de la balle, les ruralistes, etc. Dans ce lieu, les personnalités politiques commencent à négocier des actions en fonction des intérêts personnels du groupe qu'ils représentent, non pour l'intérêt du public, personnifié au Brésil par sa constitution, générant ainsi une machine d'Etat intoxiquée et corrompue.

La laïcité de la psychologie et la pulvérisation de l’espace publique

La ruine de l'espace privé se produirait en deux aspects : dans le changement de sa fonction qui, avant, portait sur la survie de l'espèce, de lutte pour la vie, arrive à être d'intimité, psychologique, dans un enchevêtrement infini à la recherche d’un moi perdu, et de la place sociale perdue, dans lesquels il peut être exprimé avec authenticité, en éloignant ainsi, encore plus cet homme de la société, en créant des ghettos et en l'enfermant dans la famille et comme la cible d'un Etat exproprié de ses fonctions politiques qui ne restent que sa condition d'Assistance et de Contrôle Social. Cet État, identifié comme une simple machine de gestion ou de gouvernement de la population, serait susceptible de harcèlements économiques, laissant comme seule fonction, d'effectuer l'administration du « processus vital, les besoins, les intérêts de la société et des individus, et le but de la politique devient la maintenance de la vie et la préservation des intérêts plutôt que la liberté en tant que phénomène politique » (Arendt, 1972, 277). En ce sens, c'était le lien entre la politique et la survie de l'espèce, avec le processus vital, avec la vie, à la place du monde. L'homme dans l'État moderne est libre de produire des biens, mais pas de faire de la politique. Être libre aujourd'hui, c'est être capable d'exprimer sa volonté intérieure (désirs, intentions, sentiments), la liberté est à court de politique, elle est entendue comme volonté libre, un libre-arbitre, une volonté du sujet.

Dans ce contexte, il y a la substitution des partis et de la politique représentés par l'avènement du phénomène des « tribunes ». Ceux-ci n'incarnent pas le représentant politique, mais un individu entièrement lié à ses vicissitudes personnelles, ses croyances et ses intérêts individuels, de sa survie et de son groupe.

C'est aussi dans ces circonstances et motivations qu’on situe le phénomène de la lutte pour le retour à une normativité pré-moderne, ou religieux, personnifiés dans la lutte de ceux qui s'appellent eux-mêmes « psychologues évangéliques ». Mais pourquoi la religion ou la foi ne devraient-elles pas être un objet public ?

Arendt (1972) répond à cette question en affirmant que la religion ne peut pas faire l'objet d'un dialogue politique et public car il n'existe aucun moyen de prouver l'existence d'un objet religieux par la culture ou par la foi. De cette façon, il n'y aurait aucun moyen de prouver rationnellement les questions de foi et l'État laïc moderne est encore et toujours basé sur la raison. Bien que sur ce sujet, à la fois la constitution brésilienne et la déclaration des droits de l'Homme, affirment explicitement leur permission, basée sur la croyance dans l'humanisme et le sens de la tolérance à l'autre, de l'être humain moderne. Indirectement, au Brésil le résultat a été une lutte acharnée pour les espaces publics, soit physiques, soit de la représentation politique, ainsi que la profanation de niches religieuses de la matrice africaine, l'expansion dans l'espace public de l'impulsion agressive contre la population des LGBTTT (lesbiennes, gays, bisexuels, travestis, transsexuels et transgenres) et la réaffirmation légale du modèle familial hétérosexuel.

La psychologie est reconnue comme une profession depuis 1962 par l'État brésilien et a le Conseil Régional de Psychologie en tant qu'organe de classe chargé de produire les lignes directrices et de superviser l’activité de ses membres. Elle émerge comme une profession au Brésil avec une pratique basée sur des préceptes scientifiques de la psychologie expérimentale et du comportementalisme, mais au milieu des années 1970, elle subit beaucoup d'influence de la psychanalyse, de la pensée marxiste et de l'analyse institutionnelle, culminant dans les années 1980 avec un projet d’une profession basée sur la valorisation de son engagement social, avec des lignes directrices visant à la fois à offrir un service de psychologie de qualité et à réfléchir sur les effets et les possibilités d'amélioration des institutions et des espaces sociaux. Dans ce cadre seraient les prérogatives de la résolution 001/99, qui stipulent que « les psychologues ne mèneront aucune action qui favorise la pathologisation des comportements ou des pratiques homoérotiques, ni adopteront une action coercitive tendant à guider les homosexuels pour des traitements non sollicités ». En ce sens, le psychologue, en tant que représentant d'une telle instance déléguée par l'Etat, doit remplir certaines prérogatives.

Cependant, la plupart des espaces de pratiques gouvernementales (conseils de classes, conseils exécutifs et systèmes judiciaires) censés être laïcs, étaient de plus en plus occupés par des personnes ayant des intérêts religieux spécifiques. Et les psychologues professionnels qui professent certaines religions, ont utilisé des procédures légales pour insérer leurs lignes directrices. Il est important de rappeler que des débats et des consultations ont eu lieu avec des psychologues au cours du processus de construction de cette résolution. Des élections régulières ont également lieu dans lesquelles les psychologues évangéliques ont proposé leurs plaques, mais dans aucune circonstance, ils n’ont obtenu la majorité. Face à cela, ces professionnels ont préféré réaliser des formes d’affrontements pervers par des revendications chez les représentants des organes juridiques qui professent leur même foi religieuse, afin qu'ils puissent mener à bien leurs pratiques.

Ces professionnels se fondent sur un discours prétendument libéral, qu'ils devraient être libres d'établir des contrats de travail et que le client est libre de chercher la guérison supposée, ou, comme ils disent, « une aide professionnelle ». Cependant, les relations homo-affectives ne sont pas dans la liste des maladies de l'OMS, il y a près de 30 ans déjà, ne se configurant donc pas comme une psychopathologie. De plus, aucune étude ou technique scientifique n’a été testée et approuvée permettant d’exercer de telles pratiques, les rendant non fiables, au-delà du retard culturel/social de cette conception.

Ce que ce sujet soulève ne dit pas ce qu’il en est des prérogatives rationnelles, mais aborde les préceptes culturels ou religieux impliqués dans les jeux de pouvoir et le mode de gouvernement à l’œuvre. Ce que vise un tel groupe de psychologues, c'est d’avancer politiquement dans le sens de construire un monde restreint à ce que leur foi religieuse réclame. Cependant, cette forme de monde reprend une suprématie de forme sociétale excluante qui considère comme pathologique le mode de vie d'une grande partie de la population.

La guérison gay par la psychologie est une action politique ou une stratégie gouvernementale qui cherche à s'approprier un domaine de la science ou une connaissance rationnelle, et qui aurait donc une plus grande crédibilité sociale, pour imposer une façon de « porter » des corps ou simplement imposer une façon de gouverner. Pourtant, s'il s'agit bien d'une forme de gouvernance et l’Aufklärung, le concept de base du projet moderne qui consisterait en une lecture foucaldienne de l'art de ne pas être gouverné (Foucault, 1990), impose sans doute revenir aux préceptes modernes.

Face à un tel contexte, il est urgent d’élever des réflexions centrant le débat sur les anciennes prérogatives des républiques laïques et démocratiques prévues dans les idées modernes. Si, durant les années 1960 et 1970, on a parié sur le dépassement du projet moderne par ce qu'il appelait la postmodernité et ses variations, un demi-siècle plus tard, manifestement imprégné du ressort critique de la violence de la raison instrumentale (Habermas, 1989) et du savoir rationnel qui sert à biaiser ou à supplanter les débats politiques, il faudrait reprendre la critique moderne de la relation entre la science, la religion, l'Etat et les prérogatives d’une laïcité républicaine.

Habermas, J. Teoria do Agir Comunicativo. Rio de Janeiro : Tempo Brasileiro, 1989.

Kant, I. A Metafisica dos Costumes. Tradução de Edson Bini. Bauru : Edipro, 2003.

Rouanet, S.P. O olhar iluminista. In: Novaes, A. O olhar. São Paulo : Schwarcz, 1988.

Adorno, T., Horkheimer, M. Dialética do Esclarecimento : fragmentos filosóficos. Tradução Guido Antonio de Almeida. Rio de Janeiro : Zahar, 1985.

Arendt, H. La breche entre le passé et le futur. Préface à La crise de la culture. Paris : Gallimard, 1972.

Foucault, M. Qu’est-ce que la Critique ? Bulletin de la Société Française de Philosophie, Paris, n.2, p. 35‑63, 1990.

Foucault, M. Segurança, território, população : curso dado no Collège de France (1977‑1978). Tradução Eduardo Brandão. São Paulo : Martins Fontes, 2008.

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