DOSSIER : POLITIQUES ET MANIPULATIONS
La science politique française et les émotions
Christian Le Bart est Professeur des universités en science politique, il a été directeur du CRAPE-CNRS (2005-2010) puis de la Maison des Sciences de l'Homme en Bretagne de 2010 à 2015. Enseignant à l'Institut d'études politiques de Rennes, il est l’un des spécialistes en France de la gouvernance locale, connu pour ses travaux sur la culture et l’identité politique ou sur le discours et la communication en politique. Il est l’auteur de L'ego-politique ; Essai sur l'individualisation du champ politique, Armand Colin, 2013 ; Les mots de... la vie politique locale, PU Mirail, 2014 ; Discours, identité, et leadership présidentiel, (dir. avec M. Donot et Y. Serrano), L'Harmattan, 2017 ; Les émotions du pouvoir : larmes, rires, colères des politiques, A. Colin, 2018
Depuis son institutionnalisation au fil des décennies 60 et 70, la science politique entretient avec la thématique des émotions une relation complexe. Le déni a longtemps dominé, dans un contexte de valorisation unilatérale d’une rationalité perçue comme antinomique avec l’émotion, que ce soit sur le terrain scientifique (le bon chercheur n’a pas d’émotions) ou sur le terrain politique (le bon gouvernant n’a pas d’émotion). Il faut attendre les dernières années pour voir s’effectuer un tournant émotionnel dont la science politique n’a évidemment pas le monopole, mais qui va s’y manifester avec une acuité particulière. Côté objets politiques, la prophétie wéberienne de refroidissement du monde et de privatisation des affects semble démentie par la présence envahissante des émotions, et pas seulement du côté des foules manifestantes. Les grammaires populistes travaillent les institutions politiques, et les chercheurs sont bien obligés de s’y confronter. Du côté de ces derniers, tout se passe comme si la professionnalisation de la recherche en science politique avait permis de conjurer le risque de contamination émotionnelle : on peut travailler scientifiquement sur les émotions, et ce n’est pas rompre avec la posture scientifique que de reconnaître que la politique se fait aussi avec des larmes, des joies, des déceptions, des peurs…
Nous aborderons dans un premier temps les évolutions de la science politique, pour montrer comment et pourquoi la problématique des émotions y fut tardive et partielle. Nous reviendrons sur l’hégémonie du paradigme stratégique au cœur d’une science politique encore naissante. Nous montrerons ensuite ce que cette méconnaissance doit aux objets alors privilégiés par cette discipline, en particulier les institutions politiques qui travaillent précisément à la régulation, voire à l’effacement des émotions. Et nous verrons que c’est seulement lorsqu’elle s’éloigne des objets politiques les plus institutionnalisés, en étudiant par exemple les mouvements sociaux, que la sociologie politique rencontre frontalement les émotions.
Cette mise en récit de la science politique ne suffit pas. Elle croise en effet une autre évolution propre au champ politique lui-même, et qui tient en la recevabilité croissante des émotions en politique, y compris cette fois-ci au sein des institutions. L’expressivité longtemps interdite aux gouvernants est désormais acceptée, sous certaines conditions sans doute, mais de façon significative. Ce qui était jadis condamné comme « écart » trahissant une sensibilité déplacée est aujourd’hui, dans un contexte d’hégémonie des grammaires médiatiques, interprété comme gage d’authenticité, de sincérité, de vérité. La norme d’autocontrôle s’est relâchée, au point de peut-être susciter l’émergence d’une contre-norme qui associerait proximité, authenticité et expressivité.
1- Quand la science politique ignorait les émotions...
11- l’hégémonie scientifique du paradigme stratégiste
Les premiers chercheurs en science politique vont sauf exception jouer la carte de la distance analytique aux émotions, pensées comme archaïques, résiduelles, aussi éloignées de la modernité politique qu’elles le sont de la modernité scientifique. Une telle mise à distance des émotions trouve par exemple une illustration forte dans le fameux Traité de science politique publié en 1985 aux PUF sous la double direction de Madeleine Grawitz et de Jean Leca. On chercherait vainement, dans les quatre volumes qui composent cette somme, une entrée « émotion ». Il y a bien une contribution « psychologie et politique » (signée de Madeleine Grawitz elle-même), et même une autre intitulée « Science politique et psychanalyse », mais l’attention portée aux émotions demeure, au fil de ces textes, très modeste. La psychologie de « l’homme politique » est longuement analysée, mais les émotions retiennent peu l’attention. Et si les coordinateurs de ce Traité notent dès la page XI de l’introduction générale que « la politique est l’un des lieux privilégiés des passions », c’est aussitôt pour voir dans celles-ci un obstacle à ce qui constitue selon eux la finalité de cette jeune discipline : dégager des « lois générales » dont la formulation suppose de s’élever au-dessus desdites « passions ».
Un exemple de ce dépassement des affects et de ce refroidissement du politique est fourni par les travaux recourant à l’analogie économique pour rendre compte des échanges politiques. Empruntant à Schumpeter autant qu’à Bourdieu, Daniel Gaxie et Patrick Lehingue (1984) risquaient les notions d’offre politique, d’entreprise politique, de marché politique, d’investissement et de capital politiques (Gaxie, 1993). Le paradigme de la rationalité imprégnait fortement l’ensemble des réflexions sur les acteurs, que ceux-ci soient saisis à l’échelle collective (partis politiques, groupes de pression, segments de l’appareil d’État, institutions en général) ou bien à l’échelle individuelle (les électeurs, les professionnels de la politique…). On mentionnera pour mémoire l’article fameux de Daniel Gaxie sur les rétributions du militantisme (1977) suggérant que le chercheur gagnerait à penser le militantisme comme un investissement dont il s’agirait de penser les retombées individuelles « matérielles » (accès à des postes et à des responsabilités). Si l’auteur n’oublie pas de mentionner les rétributions liées à la dimension affective de l’entre-soi militant (« la camaraderie, les plaisirs des ‘collages’, des ‘ventes’ et des ‘porte à porte’ (…), la communauté de goûts et de sentiments (…), les joies de la victoire (…), l’affection, la complicité, l’amitié... », p. 137), il ne met pas cette dimension au cœur de son analyse.
Mentionnons plus généralement les travaux sur la professionnalisation politique. La rationalité stratégique en constituait là encore le paradigme dominant s’agissant de ceux qui, selon la formule de Weber, vivent pour mais aussi de la politique (Weber, 1969). Le premier volet (vivre pour la politique), ouvrant potentiellement la voie à une analyse fondée sur les affects et les passions, fut largement éclipsé au profit du second (vivre de la politique), celui-ci rabattant au contraire l’activité politique sur une sociologie aussi froide que possible des carrières et des professions. Le modèle du « politicien investisseur » (Lacam, 1988) s’imposait là encore, l’usage des mots « métier », « profession », ou « carrière » suffisant en quelque sorte à priver le politique de sa singularité, de sa sacralité, et donc de sa dimension émotionnelle. La passion de servir, le goût des autres, le dévouement, parce qu’ils se donnaient à voir avec ostentation dans un discours politique perçu comme obstacle à dépasser (et non comme objet à étudier) se trouvaient révoqués au profit des catégories de l’investissement, du placement, de la stratégie. Trop visibles, trop théâtralisées, les émotions ne pouvaient que masquer la réalité profonde du politique.
Cette science politique des années 80-90 puisait certes plus souvent dans l’œuvre de Pierre Bourdieu que dans celle d’un Michel Crozier. Mais de la notion ambivalente d’habitus, elle retenait finalement davantage le volet stratégique que le volet déterministe, en particulier lorsqu’il s’agissait d’évoquer les acteurs politiques engagés dans la compétition du même nom. Le paradigme de l’acteur-stratège (Crozier et Friedberg, 1977) s’imposait y compris s’agissant des électeurs, la question étant d’identifier le type de rationalité engagé dans l’acte de vote : intérêt à voter plutôt qu’à s’abstenir, volonté de faire prévaloir un intérêt de classe défini en termes socio-économiques, vote utile… (Blondiaux, 1996). Les rationalités convoquées étaient multiples, changeantes et forcément contradictoires. Mais le paradigme dominant était bien celui de la rationalité, conformément à l’idéal contemporain conditionnant l’accès à la Raison au renoncement aux émotions.
12- De la modernité politologique à la modernité politique : les gouvernants contraints à l’auto-contrôle
En délaissant ainsi l’étude des émotions, les chercheurs participaient d’une conception qui se voulait alors très moderne de la politique. Les élites politiques, engagées dès le début de la 5e République dans un processus très profond de professionnalisation, avaient elles-mêmes tendance à considérer que la modernité politique, au même titre que les autres modernités, emprunterait toujours davantage à une rationalité entendue comme incompatibles avec les affects. Les déchaînements passionnels étaient renvoyés à un imaginaire stigmatisé, celui de la foule, figure jugée historiquement dépassée. L’émotion était volontiers stigmatisée et associée à des catégories elles-mêmes stigmatisées (le populaire, le féminin, le juvénile immature, le passé, le non-occidental…). Au sommet de l’État, les modèles technocratiques prolongeaient l’idéal wébérien d’un gouvernement par les données objectives. Les émotions étaient cantonnées aux parenthèses électorales entendues comme expression irréductible des passions populaires. Le pouvoir d’État, lui, devait s’en tenir à distance tout comme les élites politico-administratives. Le modèle du gouvernant homme de sang-froid (le masculin a évidemment son importance), capable de se gouverner lui-même avant de prétendre gouverner les autres, s’imposait alors sur le mode de l’évidence. Ne pas décider sous le coup de l’émotion, ne pas gouverner sous l’emprise des passions, observer aussi froidement que possible les tenants et les aboutissants de chaque décision, peser le pour et le contre… C’est tout un imaginaire du bon gouvernement qui était ici sollicité, conjuguant en un saisissant raccourci historique l’idéal stoïcien du prince maître de ses émotions et l’exigence plus contemporaine de gouverner en expert, sans états d’âme, chiffres en mains, après examen clinique des données objectives.
Cette mise à distance des émotions par les politiques eux-mêmes participait de la coupure symbolique entre élites politiques et foules citoyennes. Face à des gouvernants tenus à la sobriété émotionnelle, les citoyens sont autorisés à laisser libre cours à leurs émotions. Le meeeting électoral est l’illustration la plus claire de ce décalage. D’un côté des politiques socialisés à la plus parfaire maîtrise de soi (et de ce point de vue les liens entre classe politique et haute-fonction publiques, dont l’ENA est alors le symbole, ne sont pas sans importance), et conscients de l’impossibilité, sauf à se faire rappeler à l’ordre par les commentateurs autorisés, de se laisser aller… ; de l’autre, des militants, des sympathisants, qui conspuent le nom d’un adversaire honni, qui acclament le leader à la tribune, qui applaudissent, bref qui se lâchent… Une telle asymétrie dans le rapport aux émotions a donné lieu à quelques scènes fameuses de notre histoire politique, de VGE filmé en meeting par Raymond Depardon (1974, Une partie de campagne) à Edouard Balladur défait en 1995 en demandant fermement à ses supporters de se taire. Ce décalage n’est pas alors vécu comme problématique : il dit la prégnance d’un rôle (sans doute soutenu, dans les deux exemples cités, par un habitus de classe), il consacre une division du travail politique qui renvoie aux définitions les plus banales de la démocratie représentative. On pourrait dire que selon ce schéma, les politiques sont à la fois spectateurs, orchestrateurs et objets des émotions populaires, qu’ils ne peuvent directement partager celles-ci, mais que le fait d’être en quelque sorte interdits d’expressivité ne doit pas les empêcher d’être attentifs à ce qui s’accomplit sous leurs yeux.
Confrontée à des acteurs politiques soucieux de taire leurs émotions, elle-même disposée à voir dans le dépassement de celles-ci une nécessité scientifique, la science politique se trouvait ainsi, y compris dans sa dimension critique, en phase avec son objet (et avec les acteurs politiques eux-mêmes) pour renvoyer les émotions à l’infra-politique. Cette convergence entre chercheurs et acteurs politiques, entre rationalité scientifique et rationalité technocratique, s’explique d’autant plus aisément que la science politique, enseignée prioritairement au sein de ce que certains ont pu appeler des « écoles de pouvoir » (Sciences Po, ENA, facultés de droit), se trouve depuis toujours enrôlée dans un travail de formation des élites selon une perspective de rationalisation politico-administrative et technocratique (Pierre Favre (1989) parle de « science d’État »). La proximité sociale entre les chercheurs et ces élites politico-administratives a de ce fait longtemps été forte. Une institution comme « Sciences Po » témoigne sur le mode de l’évidence de ce que d’aucuns considèreront de façon critique comme un mélange des genres : école de pouvoir destinée à former les élites administratives et politiques d’un côté, mais en même temps lieu de réflexion promouvant une approche scientifique des phénomènes sociopolitiques… (Favre, 1989) D’où des proximités, des doubles positionnements, des croyances partagées. Au titre de celles-ci, la croyance en une modernité politique placée sous le signe de la rationalité scientifique a pu nourrir tout à la fois un idéal positiviste faisant entrer la science politique dans l’âge adulte (travail sur données quantitatives, neutralité axiologique…) et un idéal politique postulant un gouvernement quasi scientifique des sociétés modernes. Sans se confondre, technocrates et politologues partageaient une même conception du « développement politique » (Badie, 1978) placée sous le signe de la rationalité.
Les politistes étaient donc d’autant moins en situation d’analyser les émotions en politique qu’ils étaient confrontés à des acteurs politiques fortement incités à faire taire leurs émotions. Plus intéressée par l’exercice du pouvoir politique que par les réaction de ceux sur lesquels celui-ci s’exerce (la thématique des mouvements sociaux n’émergera par exemple que dans les années 90), la première science politique demeurait très centrée sur les dispositifs institutionnels, ceux-là-mêmes qui incitent à la régulation des émotions. Le citoyen y était d’abord pensé comme électeur, c’est-à-dire comme individu enrôlé dans un dispositif interdisant la manifestation des émotions (l’isoloir comme machine à réprimer les émotions ?) (Ihl, 1996). L’entrée institutionnelle, d’une façon générale, incitait à privilégier les lieux et les moments de forte régulation institutionnelle, à l’exemple des émissions politiques à la télévision très ritualisées qui retinrent l’attention des premiers spécialistes de communication politique.
2- Retour des émotions en science politique
Un tel contexte ne pouvait que condamner à une relative marginalité ceux des chercheurs qui envisageaient de mettre la question des émotions au cœur de leur travail. Pierre Ansart (1983) puis Philippe Braud (1996) ont ainsi, à rebours des modèles stratégistes et des analogies économiques (entreprises politiques, marché électoral…), érigé les affects en dimension essentielle de tout pouvoir politique, par-delà les changements historiques. La peur, le ressentiment, l’espoir (pour se contenter de quelques exemples) devaient selon eux être envisagés comme bien davantage que des émotions ponctuelles et fugaces. Les idéologies politiques pouvaient par exemple les cristalliser en sentiments durables : ainsi l’espérance s’agissant du marxisme-léninisme, ainsi la fierté s’agissant du gaullisme, le ressentiment en ce qui concerne l’extrême-droite xénophobe, etc. En mettant l’accent sur la dimension symbolique du politique, contre sa réduction stratégiste, ces auteurs inscrivaient les affects au cœur d’une économie symbolique du politique : gouverner, selon cette perspective, c’est d’abord faire croire, faire aimer, faire détester… Ainsi la communication politique méritait-elle la plus grande attention : elle constitue certes un théâtre pour politiques désireux de se mettre en scène, mais ce théâtre fonctionne, produit des effets sociaux lourds en mobilisant des imaginaires eux-mêmes puissants et efficaces. Il est donc, et le jeu des émotions avec lui, une facette essentielle du politique en ce qu’il participe des échanges symboliques entre gouvernants et gouvernés.
21- Les émotions au cœur des mouvements sociaux
Le tournant émotionnel des années 2000 n’est pas propre à la science politique, ni même aux sciences sociales françaises. C’est un mouvement de grande ampleur, mais qui a pris dans ce cas particulier une acuité particulière tant les réticences, on l’a dit, y étaient fortes. Ce tournant s’est opéré à la faveur d’un élargissement des objets de la science politique. A l’origine centrée sur l’exercice du pouvoir politique, sur ceux concourent à cet exercice (les gouvernants) et sur ce par quoi ce pouvoir est rendu acceptable (le vote), la science politique a longtemps ignoré les modalités les moins institutionnalisées de la vie politique. Si on accepte, après une nouvelle fois Max Weber, de considérer les institutions comme des dispositifs visant précisément à réguler, voire à étouffer l’expression des émotions, on comprendra que cette science politique de la première génération ait au final peu rencontré d’affects sur son chemin : elle se confrontait à des gouvernants très professionnels dans leur maîtrise d’eux-mêmes, des fonctionnaires socialisés à taire leurs émotions pour faire prévaloir un intérêt général aussi cartésien que possible, des électeurs que le dispositif électoral invitait à décider en toute rationalité (individualisation par l’isoloir, loin donc des foules passionnelles). C’est seulement en s’affranchissant des définitions les plus institutionnalisées de la politique que les politistes se mirent en mesure de découvrir la place (résiduelle ?) des émotions. L’exemple le plus révélateur tient à l’analyse des mouvement sociaux, eux aussi absents du Traité publié en 1985, seulement mis à l’agenda à partir des années 90 (Neveu, 1996). Les paradigmes mobilisés pour en rendre compte furent divers, celui de la rationalité individuelle et collective demeurant à bien des égards dominants (mobilisation des ressources…). Mais le contexte d’inégale institutionnalisation et d’inégale professionnalisation des mouvements sociaux ne pouvait manquer de confronter les chercheurs à une donnée incontournable : la place centrale des émotions dans les mobilisations. Travaillant par exemple sur la défense de la cause animale, Christophe Traïni (2011) mettait en évidence la force des dispositifs de sensibilisation visant à émouvoir le public, confirmant au passage la fragilité de l’opposition entre rationalité et émotions. L’appel aux émotions se trouvait au cœur d’une rhétorique mobilisatrice très stratégiquement pensée.
Colère des Gilets jaunes ou des indignés, enthousiasme des campagnes électorales, tristesse des soirs de défaite… Dès lors qu’elle saisit la politique sur le terrain, au plus près des corps qui la font, la science politique devenue sociologie ou ethnographie politiques rencontre les émotions. Les émotions sont présentes dans les interstices institutionnels qu’il est possible de mettre en lumière : ainsi Alain Faure (2016) travaillant au plus près d’élus locaux certes socialisés à taire leurs affects dans l’accomplissement de leur rôle mais finalement très disposés à laisser d’exprimer, par exemple en entretien, ces affects qui font le sel de la vie politique.
22- Le travail politique d’orchestration des émotions
Une autre perspective de recherche consistait pour la science politique à interroger et à déconstruire l’injonction faite aux acteurs institutionnels de taire leurs émotions. Ces questionnements faisaient écho aux travaux de Norbert Elias sur la civilisation ou bien à ceux de Michel Foucault sur la discipline. L’apport d’Elias (1973) est sans doute le plus décisif : il permit de penser les élites politiques à partir d’un modèle d’autocontrôle opérant une forte censure des pulsions de violence et des émotions en général. Les travaux de Gofmann (1973) sur les présentations de soi (les « identités stratégiques » selon Annie Collovald (1988)) complétaient le paysage théorique : quand la politique devient par la télévision un spectacle permanent, le corps des personnalités politiques est stratégiquement travaillé pour donner à voir un contrôle de soi aussi impeccable que possible. Ainsi l’analyse stratégique rencontrait-elle les émotions : l’intérêt à se contrôler, qu’il soit le produit d’un habitus incorporé au fil de socialisations antérieures (classe d’origine, grandes écoles…) ou qu’il soit travaillé auprès des conseillers en communication, devenait un objet de recherche incontournable. A mesure qu’il s’imposait en politique, l’idéal technocratique du ministre compétent, du maire manager territorial efficace, et même du président moderne à la VGE suscitait l’intérêt des chercheurs comme matrice de rôles à déconstruire.
On peut aller plus loin et avancer l’idée selon laquelle le rôle imparti aux politiques est un rôle de régulation des émotions. Canaliser la colère, la joie, donner aux sentiments collectifs les aliments qu’exige l’ordre social, tout cela peut être lu dans une perspective foucaldienne de gouvernement des subjectivités. Les politiques sportives, les politiques culturelles, les politiques mémorielles..., les politiques symboliques en général (et toute politique publique, même la plus technique, a une dimension symbolique) visent à susciter des émotions selon des formats compatibles avec l’ordre social. Les gouvernants enferment les émotions dans des lieux et des moments particuliers (match de foot dans un stade, concert dans une salle de spectacle, manifestation de rue ritualisée…), ils travaillent à orchestrer les projections d’affects sur des figures singulières, tantôt positives (victimes d’attentats, figures exemplaires de la République…), tantôt négatives (au risque d’enclencher la mécanique du bouc émissaire). Le président Macron n’a pas fait exception à la règle : il a comme ses prédécesseurs imposé une grammaire émotionnelle pour faire face aux attentats (minutes de silence), il a distingué des individus pour en faire des figures nationales (Jean d’Ormesson ou Johnny Halliday) (Le Bart, 2018), en un mot il a tenté d’imposer un cadrage des émotions.
Une telle ambition de gouvernement des émotions suppose paradoxalement de la part des gouvernants, on l’a dit, un contrôle très ferme de leurs propres émotions. C’est toute l’ambivalence de la communication émotionnelle que de tout à la fois convoquer les émotions par le lexique, la syntaxe, le style oratoire, et le langage du corps, sans pour autant que le locuteur cesse d’être maître de lui-même. Attentifs aux marqueurs linguistiques des émotions (le pathos), mais aussi aux marqueurs extralinguistiques (élocution qui se trouble, débit qui s’accélère ou se ralentit, palpitations cardiaques et souffle court…), les commentateurs salueront cet entre-deux que constitue l’art de faire surgir l’émotion sans y succomber soi-même, l’art de dominer l’émotion en soi. Le juste milieu à trouver entre hyper-émotivité (le politique n’est pas à la hauteur) et hypo-émotivité (le politique ne ressent rien) est sans doute une des composantes les plus exigeantes de l’art politique contemporain.
L’analyse du discours politique s’est révélée décisive pour comprendre ce balancement entre impossibilité de succomber soi-même aux émotions et nécessité de les susciter pour autrui. En montrant comment les émotions peuvent tout à la fois, au cœur du discours politique, inspirer le lexique (émotions dites), le jeu des indices discursifs (émotions montrées) et les argumentaires développées (émotions étayées), les linguistes (Micheli, 2014 ; Plantin, 2011) analysent l’enrôlement institutionnel de l’émotion : celle-ci n’est plus ce trouble fugace qui s’observe au niveau du corps ; elle se loge dans le discours, ce qui participe évidemment de sa régulation. Le discours participe d’un travail émotionnel (Hochschild, 2017) qui n’est au fond rien d’autre qu’une des facettes du rôle et du métier politique.
3- Retour des émotions en politique : le relâchement contrôlé des émotions
L’institutionnalisation signifie d’autant moins la disparition des émotions que les sociétés évoluent dans le sens d’une plus grande permissivité dans l’affichage de celles-ci. La diffusion des travaux de Cas Wouters (2007) ou de Arlie Hochschild (2017) sur le travail émotionnel s’inscrit dans ce contexte ; ils suggèrent que notre rapport aux émotions n’est pas celui qui avait cours dans la société victorienne ; que nous avons appris à jouer de la façade que nous offrons à autrui pour donner à voir des émotions plus ou moins sincères mais que nous espérons ajustées à la situation du moment.
31- Le droit aux émotions
L’hypothèse d’une libération contrôlée des émotions ne peut laisser le politiste indifférent : car les gouvernants sont évidemment impactés par de telles évolutions, qui plus est dans un contexte de personnalisation accrue de la vie politique. Comme tout un chacun, ils sont pris dans les idéologies contemporaines de l’authenticité, de la sincérité, de la transparence. Les rôles institutionnels ne sont plus synonyme d’autocensure émotionnelle. La force des thématiques de l’épanouissement individuel (y compris au travail) confère aux émotions une recevabilité à laquelle elles ne pouvaient prétendre jadis. Le droit d’être soi jusque dans l’accomplissement d’un rôle social bouleverse tous les champs sociaux, le champ politique comme les autres, au sein duquel les leaders peuvent désormais être tentés de s’affranchir des normes institutionnelles de retenue. C’est par exemple un point souvent mis en évidence dans les travaux portant sur le populisme. Parmi les nombreux (trop nombreux sans doute) critères utilisés pour rendre compte des formes contemporaines de leadership, il y a cette question de l’expressivité franche, de l’émotion exprimée sans fard. A rebours du modèle de Kantorowicz (1989) établissant une étroite séparation entre les deux corps du roi, le corps impersonnel et sacré qui gouverne, le corps profane et réel que l’on s’efforce de neutraliser, notre modernité politique, sans doute parce que la sacralité des gouvernants y est mise à mal, voit advenir la revanche du second corps, celui-là même sur lequel se liront les émotions. Le sang-froid, la placidité, tous ces attributs qui firent la légende d’un Louis XI, d’un Talleyrand, ou d’un Mitterrand (le surnom de « Sphinx » est sans ambiguïté), ont perdu de leur valeur. Le contrôle de soi fonctionnait comme marque d’habileté tactique (Machiavel), d’appartenance à l’élite sociale (Elias), et de modernité institutionnelle (Weber) : il est aujourd’hui stigmatisé comme marque de distance, de mépris, d’absence d’empathie. Les leaders populistes, comme tout un chacun diront-ils, ressentent des émotions, et cela doit se voir. Les colères et les fous rires trouvent droit de cité au sommet de l’État, sur fond de distance critique à l’égard des grammaires institutionnelles en général (Le Bart, 2018). La compassion devient la posture présidentielle par excellence, qui peut aller jusqu’aux larmes. Celles-ci ne seront pas lues comme marques de faiblesses ou comme écart par rapport à ce que l’institution exige ou par rapport à ce que le rôle tolère ; elles seront interprétées comme le signe d’une authenticité d’autant plus précieuse qu’elle est encore exceptionnelle en politique. La hiérarchie qui opposait auparavant les deux corps s’inverse : le corps institutionnel, sacré, tourne à vide, il n’est plus qu’artifice et mise en scène ; le corps réel, si trivial soit-il, celui qui gaffe, qui se moque, qui s’indigne, que saisit le fou rire ou que secouent les larmes, a pour lui d’être un corps vrai, authentique, sincère. La vérité de l’émotion, si déplacée soit-elle au regard des grammaires institutionnelles (et peut-être même surtout si elle est déplacée), parle en faveur de celui qui l’a vécue.
On peut illustrer ces évolutions en montrant comment la norme réprimant l’émotivité ou même l’expressivité dans la vie politique s’est d’une certaine façon inversée. On a pu reprocher à Simone Veil de s’être effondrée en larmes lors de la discussion de la loi sur l’IVG en 1974. Une photographie parue dans L’Express (29 novembre), et sobrement légendée « elle pleure », semblait accréditer cette thèse. L’intéressée se défendit : non en assumant cet « écart », mais en récusant la version des faits de L’Express, ce qui était évidemment une façon d’activer la norme interdisant l’expressivité dans l’accomplissement d’un rôle institutionnel. On peut faire de cette anecdote une lecture genrée (domination masculine), mais en soulignant combien cette domination est adossée à une représentation très stigmatisante des émotions. Renvoyées au féminin, les émotions apparaissent déplacées en politique. Y succomber, c’est donc ne pas être à la hauteur du rôle. On pourrait donner bien d’autres exemples, qui tous convergent pour souligner la vigueur de la norme de sang-froid en politique : côté émotions « masculines », la colère, le fait de perdre son calme, de ne pas savoir faire preuve de sang-froid, servent depuis longtemps d’argument pour discréditer l’adversaire : Chirac « facho », Sarkozy « l’agité »… l’énergie bouillonnante des « jeunes loups » heurte elle aussi la norme de sang-froid.
32- L’affichage des émotions comme nouvelle arme politique ?
Cette injonction au sang-froid n’a évidemment pas disparu. L’invitation faite à l’adversaire de « garder son calme » demeure une figure récurrente des débats politiques. Mais l’expressivité franche a désormais droit de cité. Les larmes de Christine Boutin lors de la discussion du PACS (2 décembre 1998) lui ont certes valu des remarques ironiques de la part des députés auxquels elle s’opposait. Mais ces larmes parurent sincères, elles émanaient d’une femme menant seule un combat qui sembla désintéressé, en tous cas authentique. Il n’en fallut pas plus pour qu’une partie de l’opinion lui accorde sa sympathie, alors même que son point de vue sur le mariage homosexuel demeurait ultra-minoritaire. Faut-il en conclure que le panache et l’authenticité comme nouvelle grammaire médiatique s’imposaient dans le champ politique ? Force est de constater que l’affichage des émotions s’est, depuis, systématisé. Les larmes de Georges W. Bush ou de Barak Obama, la posture compassionnelle systématiquement affichée par Nicolas Sarkozy ministre de l’Intérieur puis président, les « saines colères » de Ségolène Royal ou de Jean-Luc Mélenchon… La campagne de 2007 a incontestablement constitué un tournant (Ballet, 2012). Le vocabulaire de Nicolas Sarkozy empruntait par exemple beaucoup plus au lexique des émotions que celui de ses prédécesseurs (Mayaffre, 2012). D’une façon générale la communication politique fait désormais une belle place aux émotions. Au point d’inviter les commentateurs à changer de posture : il ne s’agit plus pour eux de traquer des émotions déplacées qu’il conviendrait de révéler pour démonter que tel ou tel n’est pas à la hauteur (comme certains avaient voulu le faire avec Simone Veil) ; il s’agit de s’interroger sur le sincérité d’émotions affichées avec un peu trop d’ostentation. Parce qu’elles peuvent être, auprès de certains publics et dans certains contextes, politiquement rentables, les émotions deviennent suspectes : larmes de crocodiles, colères feintes, indignation de papier…
Une autre illustration de ce renversement tient au fait que les postures de sang-froid à l’ancienne sont désormais volontiers stigmatisées. Le raideur de l’homme d’État, jadis signe de compétence et de contrôle de soi, est désormais moquée ou dénoncée comme insensibilité, arrogance, inaptitude à l’empathie. Ces critiques ont particulièrement visée la génération des politiques à cheval sur les deux périodes que l’on a cherché à opposer, les années 1990-2000 constituant sans doute le moment à partir duquel s’amorce ce glissement. Laurent Fabius, Alain Juppé, Martine Aubry, tous trois énarques, tous trois réputés pour leur haut niveau de compétence, ont tous souffert d’une réputation de froideur et d’indifférence aux malheurs du temps. Juppé « droit dans ses bottes » face aux manifestants de 1995, Martine Aubry « dame de fer » imposant les 35 heures avec poigne, Laurent Fabius indifférent au drame des victimes du sang contaminé… L’impassibilité apparaît coupable.
Faut-il aller jusqu’à conclure que l’empathie et la compassion sont, dans un contexte de crise de l’État providence, les attitudes attendues en priorité des politiques ? La fonction des politiques est-elle par exemple, face aux attentats, de répondre par la compassion ? L’hyper-médiatisation des gouvernants, conjuguée à leur faible capacité à agir sur les sociétés qu’ils prétendent « gouverner », constitue un paradoxe que notre modernité politique n’est pas parvenu à résoudre. La posture émotionnelle, le fait de jouer la carte de la circulation des affects plutôt que celle de la circulation des richesses, semble s’imposer comme seule réponse.
Sans doute cette nouvelle centralité du registre émotionnel en politique est-elle une composante de ce qu’il faut bien se résoudre à appeler le populisme. Si approximatif soit-il, le terme peut toucher juste s’il permet de désigner, parmi d’autres critères évidemment, un gouvernement par les émotions qui s’affranchit largement des normes de sang-froid longtemps dominantes. Les leaders populistes rient et cherchent à faire rire, ils moquent leurs adversaires ; ils s’indignent et expriment sans retenue leurs colères ; ils disent leurs peurs…
Bibliographie
ANSART, Pierre, La gestion des passions politiques, L’âge d’homme, 1983
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BALLET, Marion, Peur, espoir, compassion, indignation : l’appel aux émotions dans les campagnes présidentielles, Dalloz, 2012
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