N°39 / Propagandes et Manipulations politiques Juillet 2021

Réflexions sur l’époustouflante efficacité des techniques d’influence et de manipulation

Stéphane Laurens

Résumé

L’objectif de ce texte est de montrer que l’influence n’est pas un concept explicatif des faits, mais qu’il est un concept passe-partout, une sorte d’opération magique, qui plutôt que d’expliquer la réalité, la masque. Ce concept donne l’illusion de comprendre les conduites d’ordre ou de suggestion en masquant les déterminants nécessaires de leur réalisation : ce qui précède et prépare l’interaction est négligé, de même que ce qui montre la similarité fondamentale de ceux qui interagissent (partage d’un même langage, de mêmes croyances, de mêmes symboles, d’un même imaginaire…). À la place de ces déterminants, le concept d’influence substitut une explication anhistorique et individualiste qui explique tout hic et nunc en exagérant la dissemblance source/cible et en accordant à l’influence une puissance magique qu’elle n’a pas.

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DOSSIER : PROPAGANDES ET MANIPULATIONS

Réflexions sur l’époustouflante efficacité des techniques d’influence et de manipulation.

Stéphane Laurens est professeur de psychologie sociale à l’université Rennes 2. Il est directeur de publication du Bulletin de psychologie. Il a publié en 2017 Manipulations et influences. Réalités et représentations à travers deux siècles d’études aux Presses universitaires de Rennes.

 

1. Puissantes influences mythiques et réalités

Si notre imaginaire est depuis bien longtemps peuplé d’histoires et d’images montrant la puissance de l’influence, révélant notre aliénation possible à une source omnipotente, cet imaginaire a trouvé de solides soutiens dans des expériences et théories de psychologie sociale.

Les expériences qui ont fait la notoriété de la psychologie sociale sont précisément celles qui illustrent la soumission (Prislin, Crano, 2012, p. 334). La plus célèbre d’entre elle, celle de Milgram (1974), montre la soumission d’un individu à une autorité et théorise un dualisme opposant une source (une autorité décidant, voulant, ordonnant…) et cible (un sujet soumis réduit à l’état d’agent obéissant, réalisant scrupuleusement les ordres qui lui sont donnés). Cette expérience, incontournable en sciences humaines et sociales, est même sortie de ce cercle pour envahir l’espace public, apparaissant régulièrement dans des films, des émissions, des récits… Seconde à ce palmarès de la célébrité (mais loin derrière) apparaît l’expérience de Asch (1952) qui montre la soumission de l’individu au groupe.

À côté de ces classiques de l’influence sociale, il convient de mentionner les expériences sur la manipulation qui, à travers le dualisme manipulateur/manipulé, décrivent-elles aussi l’asymétrie source-cible. Ces conceptions se sont largement répandues grâce à une multitude d’ouvrages de vulgarisation qui présentent ces techniques comme des recettes faciles à mettre en œuvre, permettant au lecteur de devenir celui qui pourra réaliser ses désirs en manipulant autrui, ce dernier devenant un pantin entre ses mains expertes.

Sans modifier quoi que ce soit à nos représentations des rapports d’influence (Laurens, 2007), on peut passer de l’imaginaire (ex. l’irrésistible emprise des sirènes sur Ulysse), à l’imaginaire réalisé (l’emprise du diable sur les possédés), au scientifico-imaginaire (Vicary qui prétendait pouvoir augmenter notre consommation par des messages subliminaux comme « buvez du coca-cola » ou « mangez du popcorn »), aux expériences totémiques de la psychologie sociale (Asch, Milgram).

Ces représentations nous donnent à voir l’influence comme un puissant mécanisme d’emprise, une force irrésistible d’assujettissement de l’un par l’autre, et ceci à tel point qu’on a parfois cru nécessaire de protéger les individus de ces emprises potentiellement néfastes comme ce fut par exemple le cas l’hypnose et plus récemment avec les manipulations mentales et autres lavages de cerveau (Laurens, 2005). Ainsi, apparaissent régulièrement des croyances en l’existence de manipulateurs omnipotents, des croyances en l’existence de techniques de manipulation ou d’influence efficaces et aliénantes (Laurens, 2013).

Ces représentations qui se traduisent dans le sens commun par des poncifs tels que « On est manipulé » ou « les médias nous influencent » ont l’immense avantage de pouvoir tout expliquer sans jamais être démenties (Laurens, 2014). L’influence est invisible, les manipulations souterraines… et ce ne sont que leurs effets supposés qui sont apparents. Il suffit donc, pour un fait quelconque, de supposer qu’il est le fruit de l’action volontaire d’une source d’influence ou d’un manipulateur (qui auraient intérêt à la réalisation de ce fait), pour que ce fait se voit « expliqué » par leurs influences. On saisit ici l’un des rôles principaux de nos représentations sociales : elles nous permettent « de concevoir des objets qui existent sans être perçus ou qui sont perçus sans exister » (Moscovici, 2012, p. 28). Les individus peuvent « ainsi imaginer des causes ou des principes invisibles » (Moscovici, 2012, p. 28).

Cette faculté de pseudo-explication est particulièrement apparente dans les théories du complot. Ainsi, un événement (une guerre, un attentat…) peut aisément permettre l’existence d’explications les plus variées et les plus antagonistes dès lors que, plutôt que de s’en tenir aux faits, au réel observable, on suppose l’existence d’influences ou de manipulations invisibles. Ces concepts fournissent un degré de liberté supplémentaire par rapport aux faits, ils orientent vers ce que Lévy-Bruhl distinguait comme les causes premières ou véritables au détriment des causes secondes ou apparentes, ces dernières n’étant « que des instruments ou tout au plus des causes occasionnelles au service de la cause véritable, qui est ailleurs » (Lévy-Bruhl, Carnets, 3 février 1939). Ainsi, le fait qu’une pierre tombe et tue une personne peut être interprété comme l’action volontaire d’un puissant sorcier désirant la mort de cette personne. La véritable cause réside alors dans les manipulations du sorcier et le fait que ces manipulations soient médiatisées par la chute d’une pierre ou de toute autre cause seconde (ex. morsure d’un serpent, maladie…) importe peu, ce ne sont que des épiphénomènes qui, dans la pensée primitive, n’expliquent rien. Ce sont des moyens variés au service d’une cause première qui elle, non seulement explique les faits, mais permet véritablement de les comprendre (ainsi que d’autres faits qui eux aussi prennent sens avec la mobilisation d’une telle pseudo-explication).

L’objectif de ce texte est, à travers l’analyse d’un domaine que nous connaissons bien, la publicité, de décrire le fonctionnement de ce mécanisme d’une explication par l’influence. À diverses reprises, j’ai pu constater l’importance de la publicité en tant que mode d’influence ou de manipulation des masses dans l’imaginaire des individus. Par exemple, pendant les années durant lesquelles j’ai enseigné les théories de l’influence sociale, j’avais pour but, dans mes cours, de montrer l’écart entre le mythe d’influences toutes puissantes et la réalité des modestes effets d’influence qu’on peut obtenir [1]. Concluant mes cours par la grande difficulté qu’il y a à exercer une influence et par la faible efficacité des influences habituellement exercées par les médias, je décevais beaucoup mes étudiants qui manifestement auraient préféré que je leur livre des trucs d’influence et de manipulations dont ils auraient pu user efficacement pour satisfaire leurs désirs ou dont aurait pu se prévaloir leur ego ainsi infatué. Aussi à la fin de ces cours, après l’inévitable question sur les sujets d’examen, venait toujours une question sur la publicité formulée globalement en ces termes : « comment expliquer l’existence massive de la publicité dans les médias si elle ne sert pas à faire désirer, donc vendre, des produits ? ». Dans l’esprit de mes étudiants, l’existence même de la publicité prouvait son efficacité, une efficacité consistant à créer ou transformer nos besoins et nos comportements d’achats.

Pendant quelques années, j’ai contourné cette question considérant que mon cours portait sur l’influence et non sur ces pratiques et qu’il suffisait d’inférer de nos connaissances sur l’influence pour statuer sur le cas de la publicité. Mais cette réponse ne convainquait guère mes étudiants, et elle est finalement devenue, pour moi aussi, bien insatisfaisante m’obligeant alors à apporter une réponse plus étayée à ce lien entre influence et publicité. Profitant de cet exemple, je décrirais ce rôle trop négligé du concept d’influence : donner sens en masquant la réalité plutôt qu’en l’expliquant (Laurens, 2013, 2014…). Plus précisément, l’analyse portera sur les déterminants que mettent en exergue les théories de l’influence et ceux, nombreux, qu’elles masquent, les remplaçant par une opération magique : la toute puissante influence, par exemple celle de la publicité.

2. Publicité et manipulation

La publicité apparaît comme un outil de persuasion. Bien plus que de faire connaître un produit répondant à des besoins ou des désirs, elle pourrait susciter ces besoins et désirs, permettant ainsi la vente de produits dont nul n’avait besoin avant que la publicité ne s’en empare. C’est cette incroyable faculté de la publicité que résume ainsi Frédéric Beigbeder (2001, p. 46) dans son roman 99 francs, une opération magique qui consiste à « donner envie à des gens qui n’en ont pas les moyens d’acheter une nouvelle chose dont ils n’avaient pas besoin dix minutes auparavant... ». Ainsi définie, la publicité aurait pour rôle d’écouler des productions de masse (d’objets bien souvent inutiles) auprès de consommateurs manipulés.

Dans une série d’entretiens réalisés sur l’influence (Laurens, 2014), la publicité était régulièrement citée. Pour les informateurs elle est inévitable, même si on ne l’aime pas, ne veut pas et qu’on ne veut pas s’y intéresser, omniprésente, elle s’impose tout de même à nous. Elle semble agir en suscitant des désirs d’objets, des identifications : « c’est quelque chose qui fait ressentir le besoin même si tu n’en as pas vraiment besoin » ; « on voit quelque chose à la télé, et on a envie de l’acheter ». Si tous les informateurs estiment que la publicité constitue un moyen d’influence efficace, souvent ils précisent que ses effets sont négatifs dans la mesure où le bien acheté ne répond pas aux attentes suscitées. Par exemple, le fait de présenter une robe sur une jolie femme susciterait le désir, l’identification, mais hélas, acheter la robe et la porter conduirait à une déception de l’acheteuse qui mesurerait alors l’écart parfois abyssal entre ce à quoi elle s’est identifiée et ce qu’elle est alors revêtue de sa robe désirée. En plus de cette déception (qui va jusqu’aux truquages, aux mensonges destinés à présenter des objets mieux qu’ils ne sont en réalité), apparaît aussi, mais bien plus rarement, une défiance vis-à-vis des techniques utilisées qui peuvent être assimilées à du bourrage de crâne ou de la manipulation. Les publicitaires passent d’ailleurs pour des gens qui savent faire, qui maîtrisent les techniques, ont étudié les effets… Dans les entretiens, il apparaît que seuls les gourous des sectes peuvent rivaliser avec leur expertise en matière d’emprise, mais à la différence des gourous qui agissent plutôt d’instinct sur un champ limité de proches, les publicitaires utilisent des méthodes éprouvées, scientifiquement fondées, et leur champ d’action est bien plus vaste puisqu’ils s’adressent à tous.

Cette image négative de la publicité, un domaine justement spécialisé dans l’image et son contrôle, est très intrigante. La publicité, prétendument si efficace pour donner une image positive de tant d’objets, n’a manifestement pas jugé nécessaire de changer la sienne qui est pourtant négative. Pourquoi ne pas utiliser ses ressources pour améliorer son image, et, par exemple, montrer un but prosocial (favoriser l’économie, la croissance, les salaires… en assurant des débouchés aux produits) ?

Pour Léonelli (2013), cette image négative serait parfaitement assumée, car le point crucial serait l’efficacité et ceci bien loin devant tout autre aspect. Or, pour lui, la perception d’efficacité se trouverait justement renforcée par l’assimilation de la publicité à de la manipulation. Cette assimilation, et la connotation négative de l’image de la publicité qui en découle serait donc finalement bénéfique. C’est de cette manière qu’on peut saisir ce qu’affirma sans détour un dirigeant de TF1 dans un entretien qui fit sensation :

« Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective “business”, soyons réalistes : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. (…) Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. » (Patrick Le Lay, 2004, cité sur https://fr.wikipedia.org/wiki/Temps_de_cerveau_humain_disponible, consulté le 4 mars 2021).

Ainsi, le côté réaliste, pratique, concret, réside dans l’efficacité à diffuser des messages publicitaires vers un large public, le téléspectateur étant alors considéré comme un réceptacle passif de l’influence du média, un récepteur à qui on pourra faire avaler n’importe quoi dans la mesure où on a préalablement réussi à capter l’audience.

Une telle affirmation est, à première vue, très surprenante : comment le dirigeant d’une chaîne de télévision peut-il publiquement affirmer un tel mépris des auditeurs et donner à son entreprise une si vile mission ? Comment oser placer les téléspectateurs dans une posture de suggestibilité (aspect réaliste) alors même qu’une ambition importante des médias est au contraire d’éduquer et d’informer (aspect chimérique) ?

Par une telle affirmation, ce dirigeant de TF1 confirme une croyance partagée sur l’emprise des médias. Cette affirmation ne surprend que parce qu’un dirigeant de TF1 la soutient plutôt que de la masquer en affirmant une position morale consistant à inverser la causalité et en soutenant par exemple que la publicité sert à financer les programmes appréciés du public.

Quoi qu’il en soit, cette révélation montre que deux groupes de croyants — d’un côté les autoproclamés réalistes (ex. les dirigeants de TF1, les publicitaires, leurs clients) et d’autre le public — partagent la même foi : les médias et la publicité manipulent. Le manipulateur et le manipulé, la source et la cible partagent la même croyance en l’efficacité de la publicité dans laquelle se combine la volonté d’emprise des premiers et les craintes d’emprise des seconds.

Dans ce texte, deux aspects complémentaires et caractéristiques de cette croyance seront distingués et analysés :

a) Déplacement de la causalité véritable vers la causalité illusoire : Cette croyance en la puissante influence des médias et de la publicité est une condition nécessaire de leur influence, car nous verrons que si une technique d’influence est efficace, cette efficacité ne réside pas dans la technique elle-même, mais dans la croyance partagée en son efficacité. Ainsi, les techniques n’auraient, en réalité, qu’une efficacité symbolique, cependant cette efficacité symbolique exigerait d’être dupé et de prendre le symbole de croyance pour la cause véritable. Dans cette logique, si cette croyance en l’efficacité d’une technique faiblit, elle perd immédiatement sa place et doit être remplacée par de nouvelles techniques, de nouveaux symboles.

b)  La puissance magique de la causalité illusoire : Lorsqu’un symbole, un mot, un geste, un objet deviennent symboles de croyance dans une période sociohistorique donnée, ils sont revêtus d’une puissance magique et ont une efficacité. C’est ainsi qu’on peut comprendre l’effet des aimants, des passes magnétiques, celui des objets brillants ou du regard des hypnotiseurs, l’efficacité des paroles des exorcistes ou des ordres d’une autorité. Sur ce point l’exemple de la publicité est très intéressant, car pour voir cette technique comme efficace, il faut négliger des pans entiers de la réalité, à savoir la longue et complexe élaboration d’un produit et de sa mise sur le marché, pour ne voir que l’étape finale : la publicité s’emparant d’un produit tout fait pour le faire désirer et acheter. En ne regardant que la publicité, cette étape finale d’un très long processus, on lui attribue alors tout le mérite du succès de ce produit. La publicité semble alors être une opération magique pouvant transformer n’importe quoi en succès commercial.

3. Croyance nécessaire : l’imaginaire comme cause véritable et la technique comme cause illusoire

Cette croyance partagée par les manipulateurs et les manipulés n’est pas un accident, mais une nécessité, car, comme le montre une analyse historique des diverses techniques d’influence utilisées, la cause des effets ne se situe pas dans la technique elle-même, mais dans la croyance en son efficacité. La technique, pour reprendre le fameux concept de Lévi-Strauss (1974, p. 213-234), a une efficacité symbolique. Avec une telle efficacité, il est nécessaire de croire en l’efficacité de la technique, nécessaire d’en connaître les symboles, pour qu’elle conserve sa place dans notre imaginaire. Sans cela elle semblera ridicule et inutile et, devenue désuète, elle disparaîtra au bénéfice d’autres croyances et d’autres techniques.

Aussi pour qu’elle conserve sa place, il convient de la renforcer, il faut en affirmer l’efficacité, le mieux étant, dans cet objectif, d’en montrer les effets ou d’en dénoncer les dangers, ces derniers constituant, en effet, un excellent indice d’efficacité.

C’est cette logique que soutint Malebranche dans son analyse de la sorcellerie. Constatant les craintes vis-à-vis des sorciers, le recours fréquent à des explications d’événements divers par des sorts, le nombre important d’accusations, de procès, de bûchers… il en arrivait à la conclusion que les chasses aux sorcières n’avaient aucunement pour effet de les éliminer, mais bien au contraire de les faire croître, car, en les pourchassant, on renforçait la croyance en leur existence et en l’efficacité de leurs sorts. Donc, plutôt que de traquer les sorciers, il conseillait de s’en moquer, de les mépriser, de les négliger et ainsi les sorciers disparaîtraient en même temps que ceux qui se spécialisent dans leur traquent et leur doivent tout. Sans la croyance partagée, sans cet imaginaire peuplé de sorts, il n’y a pas de sorciers, de possédés, d’exorcistes, aucun procès ni même aucune accusation de ce type.

— Techniques : aussi variées qu’inefficaces.

La situation anachronique de la sorcellerie peut sembler bien éloignée de notre univers rationnel et laïcisé. En effet, le contenu de cette croyance en l’existence de sorts efficaces est aujourd’hui relégué aux marges. Cependant, si ce contenu anachronique a été écarté (avec ses mots, ses symboles, ses pratiques…), un autre l’a remplacé, puis un nouveau… ceci permettant à cette croyance de se maintenir en s’adaptant toujours. Le contenu contingent change s’ajustant notamment aux croyances dominantes et aux nouvelles théories scientifiques, mais la structure du rapport d’influence reste identique : le lien asymétrique entre une source et une cible : une source marquée par une volonté, un désir, un pouvoir, une conscience…, disposant de la maîtrise de techniques d’influence poursuivrait des objectifs et utiliserait une cible naïve pour les réaliser. La cible ne serait alors qu’un instrument réalisant, souvent sans le savoir, les objectifs d’un autre.

Cette même structure — le rapport d’influence asymétrique — permet de décrire des techniques ou des méthodes extraordinairement diverses qui ont eu des effets avérés dans une période sociohistorique donnée, mais, qui plus tard, dans un autre contexte où les croyances sont différentes, elles n’ont plus aucun effet. Ce qui démontre que la technique n’est rien à elle seule, elle n’a pas l’efficacité qu’on lui attribue.

Par exemple, Puységur ou Mesmer pouvaient provoquer la survenue de crises en réalisant des passes magnétiques, Charcot provoquait l’hypnose en frottant le vertex de ses sujets, Braid ou Broca l’obtenait en plaçant devant les yeux de leurs patients un objet brillant…

Tous ces effets sont parfaitement avérés. Nous le savons par les écrits laissés par ces personnes, par ceux qui, nombreux, ont observé leurs pratiques, mais nous le savons aussi grâce aux commissions d’enquête critiques diligentées contre certaines de leurs pratiques (ce fut par exemple le cas pour le magnétisme, le somnambulisme, l’hypnose). Ainsi, régulièrement leurs effets ont été reconnus, et ceci à tel point que certaines de ces pratiques ont été jugées dangereuses tant les effets qu’on leur prêtait étaient puissants (ex. hypnose).

— L’imaginaire comme cause véritable et permanente des effets

En même temps qu’elles reconnaissaient l’efficacité de ces techniques, certaines commissions révélaient que la cause des effets observés ne se trouvait pas dans la technique elle-même, mais dans l’imagination des personnes, dans leurs croyances. Le plus bel exemple nous est donné par ce qui est sans doute la première étude expérimentale sur les techniques d’influence : le rapport des commissaires chargés par Louis XVI de l’examen du magnétisme animal. La prétention de Mesmer était de manipuler un fluide magnétique grâce à des passes. Mesmer fit des émules et cette technique se répandit rapidement, nombre de personnes trouvant dans le magnétisme une méthode de soin extraordinaire. Des scientifiques de l’époque — Benjamin Franklin (scientifique, politicien…), Bailly (astronome), Lavoisier (chimiste), Jussieu (botaniste), Guillotin (médecin)… — furent alors chargés d’examiner cette pratique, ses effets et ses causes. De leur rapport, il ressort tout d’abord que les passes magnétiques ont bien des effets (il aurait été difficile de le nier, car les observations et les témoignages étaient nombreux) et les commissaires observèrent nombre de crises. Ensuite, les commissaires se penchèrent sur la cause de ce qui provoque ces crises et firent des séries d’expérimentations. Or, il apparaît que la technique en elle-même (ici les passes magnétiques) n’a aucun effet, mais que c’est l’imagination, les croyances en l’efficacité du magnétisme, la connaissance partagée des gestes symboliques de cette pratique qui déterminent les effets (Laurens, 2018). D’où la conclusion célèbre de ce rapport : « l’imagination sans magnétisme produit des convulsions, et que le magnétisme sans l’imagination ne produit rien » (Rapport, 1784, p. 62).

Après ce démenti cinglant quant à l’existence d’un fluide, de nouvelles techniques se succéderont. Toutes produisant des effets durant une certaine période, mais démenties ou devenues désuètes les unes après les autres, elles ne disparurent que pour céder la place à de nouvelles plus adaptées aux croyances et aux pratiques du moment (Laurens, 2007).

Ainsi, selon les périodes sociohistoriques, les techniques et leurs effets putatifs varient considérablement, mais il y a toujours une constante élémentaire : la croyance partagée en l’efficacité de la technique utilisée. Une croyance qui s’objective dans le rapport d’influence opposant une source omnipotente (celle qui a une emprise, qui maîtrise la technique et ceci grâce à son statut, ses qualités personnelles ou ses connaissances) à une cible assujettie (celle qui est sans qualité, sans ressource).

Les dualités diable-possédé, magnétiseur-magnétisé, hypnotiseur-hypnotisé, autorité-agent, source-cible, émetteur-récepteur… décrivent ce rapport asymétrique (Laurens, Markova, 2011). Or, systématiquement, plutôt que de reconnaître que les effets d’influence sont déterminés par les croyances partagées, par l’imagination commune, des symboles possédés par tous, on voit apparaître des théories scientifiques et de sens commun qui veulent expliquer les effets par la technique elle-même, par les qualités de la source, les stratégies particulières qu’elle utiliserait… alors que tout cela n’a aucun effet sans leur inscription au sein d’un système signifiant. Ainsi plutôt que de voir cette causalité véritable, ces théories scientifiques et naïves se centrent sur les causes illusoires, qui ne sont que des objectivations (les techniques, le statut, les qualités…) de la cause véritable (la croyance partagée).

4. La puissance magique

Croyance et processus magiques des influences et manipulations

Comme le montre l’exemple du magnétisme, on a attribué aux passes magnétiques des effets qu’elles n’avaient pas et dès lors que ce lien causal a été démenti (par exemple par une étude scientifique comme celle des commissaires chargés par le roi de l’examen du magnétisme) ou que le magnétisme est devenu désuet (par exemple lorsque la société se laïcise, le discours, les pratiques et les symboles des exorcistes deviennent anachroniques) la croyance en l’efficacité magique de la technique s’est affaiblie si bien qu’elle a cédé la place à une nouvelle technique plus adaptée qui, durant un certain temps, aura incarné la puissance magique et aura endossé les attributs de l’efficacité.

Ainsi, la complexité des processus de communication et d’influence est régulièrement masquée par la simplicité d’un petit mécanisme (ex. un aimant, un pendule brillant, un geste, une formule…) qui, recouvert d’une puissance mystique, devient signifiant au sein d’une communauté, et ses membres le prennent pour la cause et lui attribuent l’efficacité des effets observés.

C’est là qu’est l’autre constante de cette croyance : cette enveloppe magique qui recouvre un objet, un geste, un mot, pour le donner à voir comme bien plus qu’il n’est en réalité, pour le transfigurer de commun au magique. Cette transformation est consubstantielle de la croyance partagée en l’efficacité de cet objet. [2]

Plus intéressant encore, même lorsque l’efficacité de la technique est démentie, lorsque les spécialistes savent qu’on ne peut la considérer comme la cause des effets produits, ils doivent tout de même maintenir la fausse croyance pour continuer à produire les effets attendus. Puységur avait finement relevé cela puisqu’il affirmait que si le fluide magnétique n’existait pas, il fallait tout de même maintenir la croyance, l’illusion en son existence, pour assurer l’efficacité des passes magnétiques et des magnétiseurs :

« De même donc que les astronomes d’autrefois, qui, d’après le témoignage de leur sens, s’étaient fait l’idée que le soleil tournait autour de la terre, n’en avaient pas moins fort bien calculé le retour des équinoxes, et fait d’aussi bons almanachs que les astronomes coperniciens, de même j’étais sûr qu’en fixant l’idée des nouveaux magnétiseurs sur un fluide ou des fluides dont ils croiraient avoir la faculté de disposer au gré de leur volonté, ils n’en magnétiseraient qu’avec plus de confiance et de sécurité ; je savais d’ailleurs par ma propre expérience toute l’utilité et l’efficacité de cette illusion, car ce n’était qu’à elle, ainsi qu’on peut le voir dans mes mémoires de 1784, que j’avais dû mes premiers succès. (…) comme ce magnétisme de la pensée (…) ne pourrait agir extérieurement si l’on ne se faisait pas une idée de la manière dont il s’émane et dont il agit, je conseillerai toujours aux nouveaux magnétiseurs de se représenter idéalement la cause des phénomènes de l’électro-magnétisme de l’homme sous la forme idéale de fluide et de courants. ». (Puységur, 1812, p. 240-241, souligné par nous).

Comme cette analyse de Puységur le montre à merveille, c’est bien seulement sur la croyance partagée en l’efficacité de la technique que reposent ces effets. Cette logique est évidente pour toutes ces techniques anachroniques qui semblent aujourd’hui bien ridicules et nous sommes surpris que des personnes avisées aient pu être ainsi dupées. Cela dit, la récurrence de ce phénomène conduit logiquement à se demander quels techniques ou objets actuels occupent maintenant ces fonctions et donc, nous mystifient aujourd’hui.

C’est sans doute le cas pour les techniques d’influence et de manipulation ainsi que pour la publicité.

La magie de la publicité

On peut proposer une analyse assez similaire pour ce qui concerne la publicité, en tant que technique d’influence, et décrire comment elle est transfigurée en une opération magique par laquelle lui est prêtée une efficacité qu’elle n’a pas.

Comme nous l’avons vu précédemment, les représentations partagées en ce qui concerne la publicité lui accordent le pouvoir de transformer un objet quelconque en objet désirable. Cette croyance, largement répandue, place la publicité comme une opération magique : en prenant un objet donné, il suffirait de lui ajouter une publicité pour susciter le désir et les conduites de consommation. C’est la même idée simple qui se trouve dans les techniques de manipulation : on prend un individu donné et, en exerçant sur lui une manipulation ou une technique d’influence, on peut l’amener à agir dans tel sens ou à croire telle chose. Ces conceptions accordent à la technique de persuasion, de manipulation, à la publicité… une puissance considérable.

Il s’agit cependant là d’une conception erronée des processus d’influence et de leurs effets, d’une conception imaginaire ou saltatoire pour utiliser l’expression de James (1907/1975) reprise par Latour (2001) : une conception qui fait de la publicité une force mystique opérant le miracle de la transformation de l’inconnu en connu, de l’indésirable en désirable.

Or, la réalité est bien différente de ce credo que l’on pourrait résumer ainsi : croire en une seule influence, la publicité toute puissante, créatrice des désirs et des achats. En réalité, il n’y a pas un processus unique et surpuissant qui transformerait la matière brute en un objet désirable (conception saltatoire), mais une série de petites transformations qui opèrent les unes à la suite des autres et dont le résultat final est parfois l’apparition d’un objet que la publicité nous donne à voir. Opposée à la conception saltatoire, la conception déambulatoire marquée par de nombreuses étapes et dont seules les dernières sont visibles aux profanes (publicité, emballage, marque, nom, prix…) décrit bien plus finement les faits.

Pour saisir la différence entre ces deux conceptions et voir la publicité non comme un miracle créateur, mais comme l’une des étapes finales de la mise sur le marché d’un objet, il convient de suivre les préceptes de Latour (2001) et ne pas limiter notre regard à une contemplation de l’objet fini, mais de saisir la construction de cet objet.

Chaque objet fini sur lequel notre regard se pose a un nom, un prix, un emballage, appartient à telle catégorie, telle gamme, telle marque… et regardant l’objet fini, nous voyons tout cela en même temps, d’un seul coup comme un ensemble dont on ne peut facilement isoler des parties et dont on méconnaît la construction. Cet ensemble surgit tout d’un coup dans notre univers, souvent grâce à la publicité, et nous pouvons donc avoir l’illusion d’une sorte de création ex nihilo.

La publicité n’a pourtant pas un tel pouvoir de création et cette représentation de la publicité en tant que manipulation efficace tient au fait que nous négligeons toutes les étapes qui établissent, avant elle, la sélection et l’adaptation pertinente de l’objet. L’arrivée d’un objet sur le marché est une longue chaîne (inventions, sélections, études d’usages, de besoins, d’images, de processus de fabrication, de prix, de gamme, de nom…) qui aboutit ou non (il y a des abandons, des reports, des modifications) à l’objet que la publicité donne à voir et que nous pouvons acheter. De sa conception initiale à sa mise en vente, la construction de l’objet est marquée par la circularité (cf. Latour, 2001). Une circularité dans laquelle de nombreux facteurs interviennent, l’un des plus importants étant l’adaptation à son destinataire potentiel : l’acheteur.

Si l’objet arrive jusqu’à une régie publicitaire, c’est qu’il semble adapté et que nombre d’acteurs croient (bien avant l’action du publicitaire et donc bien avant l’acheteur final) qu’il est vendable et prennent le risque de le produire.

La publicité ne s’empare donc pas d’un objet primitif ou brut, mais d’un objet élaboré qui a déjà su convaincre nombre d’acteurs : ses inventeurs, ceux qui l’ont perfectionné, finalisé, ceux qui ont accepté de financer les recherches, les usines pour le produire, les chaînes pour le distribuer… Et tous y ont cru (y consacrant beaucoup de temps et d’argent) sans aucun recours à la publicité. On a donc ici la preuve que cet objet qui sera bientôt pris par la publicité a déjà séduit nombre d’acteurs. Ils ont désiré cet objet et leurs désirs ne sont en aucun cas des conséquences de la publicité puisqu’à ce moment aucune publicité n’a été faite. C’est plutôt l’inverse : la publicité qui vient bien plus tard est la conséquence de ces désirs préalables qui se sont objectivés dans la réalisation d’un objet qui sera plus tard confiée à la publicité.

Du point de vue du profane, la publicité est une étape infiniment plus saillante que les précédentes et finalement elle les masque, ce qui conduit à lui attribuer la réussite commerciale de l’objet alors même que cette réussite repose sur une chaîne d’étapes toutes aussi nécessaires les unes que les autres. Négligeant ces étapes ne voyant que la publicité pour l’objet, le profane attribue à la publicité une puissance extraordinaire. Avec, l’élimination des étapes intermédiaires, de ces réalités concrètes de la constitution de l’objet donné à voir par la publicité, il ne semble exister que l’objet brut d’un côté et l’objet désirable de l’autre. L’abîme qui sépare l’un de l’autre semble pouvoir être comblée par la publicité qui, à l’instar de la théorie de la connaissance dénoncée par James (1907/1975, p. 247-248) fait croire qu’elle peut transformer l’objet inconnu en objet désirable qu’avec sa faculté de nommer elle donne à voir à l’objet.

« Les intermédiaires qui, dans leur particularité concrète, constituent un pont, se volatilisent dans l’idéalité ; ne reste plus qu’un intervalle vide qu’il faut franchir ; c’est alors que, la relation entre les termes extrêmes étant devenue saltatoire, la mystification abracadabrante de la erkenntnistheorie [théorie de la connaissance] commence et se perpétue sans être plus gênée par de nouvelles considérations concrètes. L’idée, au sens où elle “signifie” un objet séparé d’elle-même par un “abîme épistémologique”, exécute à présent ce que le professeur Ladd appelle un “salto mortale” [saut de la mort] » (James, 1907 [1975), p. 247-248, cité par Latour 2001, p. 78).

Parfois, mais bien plus rarement, un autre aspect efface tous les autres : le génial créateur d’un produit emblématique explique, par sa personnalité particulière (génie, créativité, intelligence, travail…) les qualités du produit et son succès commercial. Par exemple, Steve Jobs, « homme providentiel » (Schafer, Le Crosnier, 2012), se voit attribuer tout le mérite de l’existence et du succès des Ibidules et, là encore, les autres étapes (les ingénieurs, programmeurs, conseillers, fabricants, marketing, communication…) sont éliminées. Finalement tout se passe comme si une seule cause suffisait et, dès lors qu’elle est distinguée, elle élimine toutes les autres.

Conclusion

Un tel processus est à l’œuvre dans toutes les situations d’influence dans lesquelles nous voyons un processus unique et surpuissant à la place d’une longue chaîne de mécanismes expliquant les conduites. L’explication des effets de l’influence exige pourtant l’introduction, en amont de ces déclencheurs, de multiples préalables qui préparent l’efficience du symbole déclencheur tout en restant invisibles et donc négligeables à nos yeux. Pour qu’un aimant puisse à une époque donnée déclencher des convulsions ou pour que des passes puissent, dans certains cercles, produire le grand hypnotisme, il faut bien une préparation qui est une acculturation spéciale par laquelle la signification particulière de certains gestes ou mots est intériorisée par observation directe (ex. observation d’hypnotisés, participation à un spectacle sur l’hypnose…) ou indirecte (ex. lectures à propos des aimants, du magnétisme ; échanges avec autrui sur ce thème…). Sans cette acculturation de tous (des sources comme des cibles de l’influence), aucun effet ne peut se produire et quand bien même certains réagiraient aux stimuli (symboles, gestes…), ces réactions non préparées seraient hétérogènes. Or, il y a peu d’hétérogénéité (même si parfois il n’y a pas d’effet) et on constate généralement des effets systématiques dans une période sociohistorique donnée.

Si on analyse la réalisation de conduites d’ordre dans une armée, par exemple l’ordre donné par un capitaine à ses soldats de faire feu, on ne peut pas ignorer la préparation nécessaire à la réalisation de cet ordre. Les soldats parlent la même langue, ont appris à reconnaître un officier, à distinguer les ordres possibles, ont été entraînés à réagir à ces ordres… De son côté, l’officier a été formé pour entrer dans son rôle, pour donner tels types d’ordres, avec telle posture, tel ton, dans telles circonstances… lorsque l’acculturation des partenaires de l’interaction est établie, le geste de l’un (supérieur, autorité…) peut efficacement entraîner la réaction de l’autre, mais l’efficacité du geste ne réside pas dans le geste lui-même (ici l’ordre), il exige la préparation des uns et des autres à réaliser et à reconnaître le geste et enfin à savoir comment y réagir.

En négligeant cette acculturation, on élimine une multitude de déterminants pour ne conserver que celui qui est repérable, car saillant et ainsi, on fait supporter par ce dernier la réalisation de la conduite d’ordre ou de suggestion. De la sorte, en négligeant les causes premières, on va par exemple chercher, comme le fait Milgram dans sa théorie de la soumission à l’autorité, une explication décontextualisée, anhistorique et individualiste. Il en arrive alors à supposer l’existence d’un état agentique dans lequel serait plongé l’individu face à une autorité. Dans cette logique, l’ordre de l’autorité entraînerait le surgissement de cet état et ceci est censé expliquer que le sujet obéisse aveuglément. Ainsi, la conduite est expliquée dans la situation présente et aucun préalable ne semble nécessaire [3]. Mais pour cela, Milgram est conduit à supposer l’existence d’un état psychologie particulier, une transformation du sujet en agent, en automate.

Plutôt que de voir ce que partagent de manière permanente, par leur acculturation (même langue, mêmes croyances, même imaginaire, même but…), source et cible, autorité et soumis, manipulateur et manipulé, avec une explication magique en termes d’influences, on voit ce qui les distingue au moment de l’interaction, car c’est sur l’opposition, le dualisme complémentaire, que reposent ces explications : la source à des qualités de charisme, d’autorité, de crédibilité… et la cible est un réceptacle passif de cette puissance. Le choc de la rencontre avec la source se traduit par l’obéissance, le conformisme, le suivisme… et celui qui auparavant était un sujet indépendant et autonome bascule dans la passivité. La transformation psychologique est spectaculaire, tant dans le changement de psychologie que dans sa rapidité. Le rôle dévolu aux concepts d’influence ou de manipulations est de fournir une explication à cette extraordinaire transformation. Ils remplacent, par leur magie, leur mystère, leur force…, cette préparation qui manque pour expliquer raisonnablement la réalisation d’ordres ou de suggestions. Ces concepts semblent être les symboles résumant une complexité, des symboles qui permettent de localiser en une même unité de temps et de lieu, de mécanismes différents qui se trouvent répartis en des moments et lieux distincts. À l’instar du salto mortale de James (1907/1975, p. 247-248), ces processus magiques donnent l’illusion de combler le gouffre entre la réalité et ce qui est perçu de manière à rendre de telles explications plausibles à nos yeux (de) croyants.

Bibliographie

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[1]. Nous pouvons constaté qu’il est souvent très compliqué d’avoir un effet sur autrui, de faire changer un personne, de la convaincre, et ceci même lorsqu’il est proche, que nous pouvons l’influencer souvent, que nous avons de bons arguments et qu’il n’en a pas ou peu…

Mis à part quelques rares exceptions (expériences de Milgram), les expériences montrent ces difficultés d’exercer une influence en révélant, de très faibles effets, rarement durables. Et dès lors qu’on sort du domaine expérimental (qui permet d’isoler et de distinguer d’infimes variations), il devient alors impossible de trouver des effets spectaculaires. Comme l’indique le nom même de la théorie de Larzarslfeld, on n’observe que des effets limités, lorsqu’on observe quelque chose plutôt que rien.

Comme le rapporte Noelle-Neumann (1999, p. 126), « Hovland était frappé par le fait que les résultats de l’étude d’influence réalisée en laboratoire divergeraient nettement de ceux des enquêtes réalisées sur le terrain. Au cours des expériences contrôlées en laboratoire, on a souvent constaté des effets dramatiques, des variations d’attitudes, que l’on ne retrouvait pas lors des sondages d’opinion, au cours desquels la population était interrogée dans les conditions de vie quotidienne. En règle générale, on ne constatait lors de l’enquête sur le terrain que des effets des médias extrêmement peu importants. » Dans cet esprit, Berelson présentait ainsi les résultats des recherches importantes menées dans les années cinquante sur la communication et la propagande : « certains types de communication sur certains types de questions, portées à l'attention de certaines personnes, dans certains types de conditions, ont certains types d'effets » (Berelson, 1948, cité dans Klapper, 1960, p. 4).

[2]. Elle est souvent le fait de la découverte d’un effet inattendu trop rapidement interprété en rapport de cause à effet. Se trompant de cause, l’observateur, premier croyant, vient ensuite confirmer sans cesse son erreur d’attribution. Croyant tenir une découverte, il reproduit l’effet, convertissant en chaîne ceux sur lesquels il agit et ceux qui observent le fait accompagné de son interprétation erronée. Concernant de telles découvertes et leurs diffusion, on peut se reporter à l’analyse des exorcismes de Gassner, ou au magnétisme de Mesmer (Ellenberger, 1994, p. 87-95), au somnambulisme de Puységur (Bertrand, 1823), aux 3 états de l’hypnose et de Charcot (Delboeuf, 1886, 1890)…

Le spécialiste de l’influence assure la propagande en mettant en scène les effets. Bientôt imité, une caste de spécialistes apparaît : ceux qui maîtrisent l’usage de ces symboles, et qui, selon les périodes, prennent la forme d’exorcistes, de magnétiseurs, d’hypnotiseurs, de manipulateurs…, mais plutôt que des savants, ils sont les premiers dupes de cette croyance qui les mystifie avant qu’ils ne mystifient autrui. C’est à ce type de conclusion qu’arriva Delbœuf pour ce qui concerne le grand hypnotisme de Charcot : « sans doute il y a une action indéniable de l’hypnotiseur sur l’hypnotisé – tel maître, tel disciple. Mais les sujets eux-mêmes, le premier en date principalement, façonnent, si je puis ainsi parler, celui qui les manie, et lui commandent, à son insu, sa méthode et ses manœuvres. De sorte que, retournant le proverbe, on pourrait dire : tel disciple, tel maître. Cette action du premier disciple sur le maître se reporte alors, par son intermédiaire, sur les autres disciples qui adoptent ses allures, et ainsi se créent des écoles qui ont le monopole de phénomènes spéciaux. » (Delbœuf, 1886, p. 149

[3]. Nombre de théories de l’hypnose soutinrent, notamment à la suite de Braid, des thèses similaires : une stimulus particulier pourrait déclencher un état nerveux spécifique (hypnose) dans lequel les suggestions se réaliseraient automatiquement, sans contrôle.

 

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