N°5 / numéro 5 - Juillet 2004

Aspects d’une épistémologie skinnérienne

Cédric Routier, Esteve Freixa i Baqué

Résumé

Après une présentation des options skinnériennes vis-à-vis de la science en général, deux aspects particuliers sont considérés : la causalité d’une part, l’explication et les théories scientifiques d’autre part. Dans la lignée de travaux récents, une mise en perspective des positions de Skinner donne lieu à deux conclusions provisoires : premièrement, l’arrière-plan théorique de ses analyses se résume clairement à quelques théoriciens anglo-saxons de la science moderne ; deuxièmement, ses conceptions de la causalité et de l’explication sont loin d’être distinctes et distinguables. Cet article, concernant l‘opportunité d’accorder ou non le statut d’épistémologie originale au béhaviorisme radical skinnérien, aboutit donc sur une position mitigée, mais propose l’étayage éventuel de cette thèse par des recherches subséquentes.

Some skinnerian options about science are first presented :  pragmatism in science and the study of the scientists behavior ; the technical aspects of science, with respect to the control and prediction of behavior ; the formulation and function of scientific laws. Then, among these topics, two basic lines are shown of interest: Skinner’s view of causality, and his conceptions about explanation and scientific theories. Some recent studies (Chiesa, 1994; Ringen, 1999; Smith, 1986) have examined these two aspects of skinnerian radical behaviorism. The present work review their arguments, in each case, before concluding on two remarks: firstly, considering the two last centuries, theoritical background of the skinnerian analysis clearly amounts to a few Anglo-Saxons theoricians of modern science; secondly, his conceptions of causality and explanation are far from being distinct and accurate. For instance, skinnerian determinism is not a mecanistic one; behavior is often globally considered, but operant mecanism seems also to operate at a molecular level; a temporal gap remains between behavior and consequence, not always explicitly justified; the equivalence between description and explanation might be discussed; and the reject of certain forms of theories is not uniquely logical. All these points can lead to different philosophical positions. The lack of originality or inaccuracy of some skinnerian options implies to pursue further investigations, in order to defend the building of a proper skinnerian radical behaviorist epistemology. We propose to support this temporary conclusion by future research.

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« Un scientifique est un organisme extrêmement complexe, et son comportement résiste encore à une analyse empirique victorieuse. Néanmoins, si quoique ce soit d’utile doit être dit à son propos, soit en essayant de comprendre son comportement, soit en inculquant un comportement similaire à d’autres, ce sera par le biais d’une analyse empirique plutôt que formelle.»

B.F. Skinner (1958)

L’analyse skinnérienne de la science

L’analyse de la science par Skinner se veut l’analyse des pratiques d’une communauté; en l'occurrence, celle des scientifiques. Dans cette perspective, il est essentiel de prendre en compte le fait que Skinner aborde le comportement concret des scientifiques agissant en tant que tels. Théorie de la connaissance, telle que la philosophie anglo-saxonne la comprend (Morfaux, 1980), une épistémologie skinnérienne ne saurait être que strictement comportementale. « Sur un point, une analyse scientifique du comportement a produit une sorte d’épistémologie empirique. Le domaine d’étude d’une science du comportement inclut le comportement des scientifiques et autres chercheurs.»* (Skinner, 1963). Richelle (1993) entérine cette position : « Très pragmatiquement, l’explication dans une science correspond à certaines formes d’activité de ceux qui la pratiquent (...). C’est toujours, en dernier ressort, à des conduites que l’on renvoie. (...) On tirerait sans doute profit à pousser plus avant l’examen des conduites des hommes de science afin d’éclairer l’épistémologie.»  

Le pragmatisme, dont il est fait mention, s’avère une caractéristique majeure de l’analyse développée par Skinner. Dans l’intérêt d’une étude de l’épistémologie skinnérienne, il est judicieux de se tourner vers les tenants de l’introduction du pragmatisme en philosophie des sciences. Certains eurent un grand impact sur l’élaboration skinnérienne ultérieure. Mach appartient à ceux-là (Chiesa, 1994). Il donne comme consigne aux épistémologues, selon Smith (1986), «d’étudier des cas concrets de comportement scientifique et d’exercer leur circonspection en généralisant à partir d’eux.»* Russell énonce également le caractère nécessairement empirique et pragmatique de toute épistémologie : « Dans la vie quotidienne, la connaissance est quelque chose qui peut être testé par des vérifications, c’est-à-dire, qui consiste en un certain type de réponse à un certain type de stimulus. Cette manière objective d’envisager la connaissance est, à mon avis, bien plus féconde que la manière qui a été coutumière en philosophie... Si nous espérons donner une définition de «connaître», nous devrions le définir comme une façon de réagir à l’environnement, non comme impliquant quelque chose (un «état d’esprit») que seule la personne qui a cette connaissance peut observer.»* (Russell, 1927 - cité par Smith, 1986 - ). Fortement teintée des récentes théories du comportement de l’époque (Pavlov et Watson), cette revendication reste néanmoins apparentée à celle que Skinner approfondira : « Le monde qui établit des contingences de renforcement, telles qu’étudiées par une analyse opérante, est vraisemblablement «ce qui concerne la connaissance». Une personne en vient à connaître ce monde, comment s’y comporter, au sens qu’elle acquière un comportement satisfaisant les contingences (que ce monde) maintient.»* (Skinner, 1966a). Quant au corpus de connaissances scientifiques, Skinner l’aborde sous l’aspect de comportement verbal, en lien avec l’environnement social. Le comportement gouverné par une règle, distinction classique au sein du béhaviorisme radical, intervient ici. Pierce et Epling (1995) exposent cette position de Skinner : «Selon cette perspective, les règles sont vues comme stimuli discriminatifs complexes, et les principes qui gouvernent le contrôle par le stimulus régulent aussi le comportement de l’interlocuteur.»*. Skinner lui-même, rappelant le rôle d’une communauté verbale dans la formulation de règles, évoque l’ajustement plus précis des individus à leur environnement, lorsqu’ils suivent ces règles (Skinner, 1988a). Cette conception est en relation directe avec l’analyse béhavioriste de la science. Les lois scientifiques et énoncés formels s'intègrent aux contingences matérielles pour améliorer le contrôle de celles-ci sur le comportement du scientifique, augmentant en retour son efficience (Skinner, 1974). La problématique du contrôle par le stimulus est clairement impliquée. Les lois dégagées ne sont  pas pour autant révélatrices de réalités propres, ayant existé de tous temps dans l’attente de leur découverte par quelque chercheur. Les étapes de l’énonciation d’une loi scientifique recouvrent simplement le contrôle accru du comportement que permet la formulation explicite de contingences particulières, ou plus générales, à l’oeuvre depuis longtemps. Ainsi de la chute des corps : Skinner souligne que les lois ou principes concernés (ayant trait à la gravité) ne gouvernent pas réellement le comportement d’un corps qui chute, mais plutôt le comportement de celui qui prédit correctement la position de ce corps, à un instant donné(Smith, 1986).

Chez Skinner, l’épistémologie s’affirme en conséquence comme le domaine d’une psychologie empirique plutôt que de la philosophie, aux enjeux concrets et aux implications méthodologiques directes (Smith, 1986). Plus explicitement encore, Skinner (1963) écrit : “Le béhaviorisme (...) n’est pas l’étude scientifique du comportement mais une philosophie de la science concernant le sujet et les méthodes de la psychologie”*. L’analyse de la science s’avère, par cette affirmation, l’ambition finale du béhaviorisme radical, au même titre que le développement de l’enfant sert, chez Piaget, la poursuite de l’intelligence et de la logique formelle et, pareillement, la construction d’une épistémologie. Ignorer les options de Skinner concernant la définition d’une science et de l’explication est prendre le risque de perdre le cadre général de ses travaux les plus avancés.

Une revue de la littérature récente souligne la parenté intellectuelle existant entre d’autres auteurs, scientifiques ou philosophes, et Skinner, à propos de la science. Morris et Todd (1999) mentionnent bien sûr Bacon : «Parmi les précurseurs du béhaviorisme était le positivisme descriptif de Bacon et son insistance sur le fait que la science, alors souvent abstraite et contemplative, était intimement liée à la technologie et l’artisanat.(...) Cette connaissance pratique était dérivée en travaillant directement sur le sujet d’étude lui-même, où la «vérité» de cette connaissance était synonyme de prédiction et de contrôle (nous soulignons, n.a.). L’épistémologie devait être empirique»*. Or, Bacon compte parmi les influences majeures de Watson, source notoire de Skinner. Ringen (1999) établit une filiation directe : « Du point de vue (baconien) de Skinner, un but principal ou une fonction de l’activité scientifique est de développer descriptions et compréhensions de phénomènes, qui permettent prédiction et contrôle. C’est cette fonction qui sous-tend la vue baconienne de la connaissance comme pouvoir : la science permet une action humaine plus efficace en forgeant de meilleurs outils (descriptifs et explicatifs), pour la prédiction et le contrôle des phénomènes naturels.  La science fournit un «carburant à succès», en offrant un moyen de réaliser ou de poursuivre, plus efficacement, fins ou buts humains.»* Chiesa (1994), Moxley (1999) etSmith (1986) citent, à titre non exhaustif : Carnap, Crozier, Darwin, Feigl, Loeb, Mach, Peirce, Russel. Le système épistémologique de Skinner est qualifié par Smith (1986) de baconien-machien, l’opposant à celui de Hull, considéré comme newtonien et plus archaïque du point de vue de l’évolution de l’explication en science. L’empreinte baconienne chez Skinner transparaît dans ce type d’affirmation : « Il y a deux langages dans chaque champ de connaissance, et il serait stupide d’insister pour que la version technique soit toujours utilisée. Mais elle doit l’être en science et tout spécialement dans une science du comportement.»* (Skinner, 1985 -cité par Ringen, 1999-). L’aspect technologique d’une pratique scientifique guide l’usage des termes afin de ne pas prêter à confusion et permettre le contrôle le plus efficace de la part de l’environnement; les stimuli verbaux, extraits de la pratique du scientifique, appartenant également à cet environnement. Chiesa (1994) marque l’importance de ce point chez Skinner.

Skinner n’hésite pas à fournir une description de sa propre pratique, lorsqu’il s’agit d’illustrer l’influence méthodologique du béhaviorisme radical sur l’activité scientifique, touchant à l’étude du comportement. «Les premières études n’utilisaient qu’un équipement simple, et les résultats étaient exposés aussi simplement que possible.(...) Etablir les dimensions du comportement et les variables pertinentes, insister sur sa prédiction et son contrôle, utiliser les mathématiques lorsque cela est possible, voilà quelles étaient les étapes essentielles.» (Skinner, 1969). La référence à Bacon (prédiction et contrôle) s’impose encore. Par ailleurs, l’activité scientifique, comportement parmi d’autres, tire sa «raison d’être» des mêmes origines que tout comportement : l’adaptation à des contingences de renforcement et de survie. Or, «pour être effective dans la promotion de la survie, affirme Skinner,  la science doit approcher son sujet d’étude de la manière la plus directe possible. Selon lui, ceci peut être atteint en plaçant les comportements de collecte, d’ordonnancement et de description des observations du scientifique, sous le contrôle immédiat d’aspects pertinents de l’environnement.»* (Smith, 1986). Toute activité qui gêne l’observation et la description lui paraît, en science, superflue. Un ensemble de règles menant à une action efficace, décrivant des contingences en spécifiant les conséquences qui résultent d’actions particulières, différant seulement dans leur degré de confirmation, dans la durée et la généralité de ces contingences, et contrôlant le comportement opérant de ceux qui les suivent (Smith, 1986) : telle est clairement, en substance, la définition skinnérienne de la connaissance scientifique. Cette dernière tire d’ailleurs son avantage adaptatif de ces propriétés (Skinner, 1969).  Rapprochant son point de vue de celui de Mach, Skinner (1953) évoquant l’origine des sciences proposée par le physicien, rappelle encore cet avantage : « Les premières lois de la science furent probablement les règles utilisées par les compagnons et les artisans, lors de la formation des apprentis. Les règles épargnaient du temps, parce que les artisans expérimentés pouvaient enseigner à un apprenti une diversité de détails, en une simple formule. En apprenant la règle, l’apprenti pouvait traiter les cas particuliers lorsqu’ils survenaient.»*.

La communauté scientifique insiste sur les conséquences pratiques du comportement verbal, plus que tout autre communauté(Smith, 1986). En affinant le contrôle de ce comportement par les événements antérieurs, le comportement verbal scientifique devient plus susceptible de produire des bénéfices conséquents pour la communauté. Ainsi Skinner (1945) juge-t-il d’un concept en fonction de son usage, contre l’argument d’intersubjectivité cher aux opérationnalistes :   « Le critère ultime de la validité d’un concept n’est pas que deux personnes tombent d’accord, mais que le scientifique qui utilise ce concept puisse opérer avec succès sur son matériel - par lui-même s’il le faut. Ce qui compte, pour Robinson Crusoé, n’est pas qu’il soit d’accord avec lui-même, mais qu’il arrive à quelque chose par son contrôle sur la nature.»* L’un des intérêts majeurs de l’analyse skinnérienne se situe justement dans son indépendance à l’égard du critère d’agrément inter-observateurs. Skinner conçoit le travail d’un scientifique, pour la majeure partie, comme l’évaluation de la probabilité qu’un énoncé soit juste ou vrai, c’est-à-dire, efficace pour l’action(Smith, 1986).

Vis-à-vis du statut accordé à la science et de sa définition, Skinner contraste donc d’avec l’approche philosophique mécaniste, voire s’y oppose complètement (Chiesa, 1994; Rachlin, 1999; Ringen, 1999; Smith, 1986). Le mot de Ringen (1999) qui, à propos de cette divergence, évoque l’oxymoron inévitablement induit par l’expression «épistémologie béhavioriste radicale», résume joliment l’état de la controverse. Etablir une telle épistémologie s’avère pourtant la tentative manifeste de Skinner, qui, si l’on s’abstient de limiter son oeuvre à quelques résumés grossiers, semble bien près de réussir. Skinner (1963) défend d’ailleurs cette thèse : «Au lieu de conclure que l’homme ne peut connaître que ses expériences subjectives - qu’il est pour toujours limité à son monde privé et que le monde extérieur est seulement un construit -, une théorie comportementale de la connaissance suggère que c’est le monde privé qui, si non entièrement inexplorable, est au moins peu susceptible d’être bien connu. Les relations entre organisme et environnement, impliquée dans la connaissance, sont de telle sorte que le caractère privé du monde, à l’intérieur de la peau, impose de plus sérieuses limitations à la connaissance personnelle, qu’à l’accessibilité de ce monde pour les scientifiques.»* Ringen (1999) ne s‘y trompe pas quand il considère le béhaviorisme radical comme le mieux dépeint, dans sa nature et sa signification, lorsqu’envisagé en tant que théorie de la connaissance. Il surenchérit sur ce thème : «Le béhaviorisme radical constitue la philosophie de la science que Skinner offre comme sa contribution à la théorie de la connaissance.»* (Ringen, 1999). Cette épistémologie fournit une conception de l’explication et de la causalité en science et, de manière générale, pour l’ensemble des phénomènes naturels ; conception qui intègre l’analyse expérimentale du comportement au sein des sciences naturelles. Le principe fondamental de cette analyse, la sélection par les conséquences, s’il y tient une place controversée(Dawkins, 1988;Maynard-Smith, 1988; Richelle, 1993; Ringen, 1999; Rosenberg, 1988; Timberlake, 1988),ne se justifie plus simplement en tant qu’analogie.Skinner (1966b; 1981), Catania et Harnad (1988), Chiesa (1994) et Moxley (1999) sont quelques exemples de l’intégration possible de l’analyse skinnérienne du comportement au sein des sciences, sur la base du mécanisme sus-cité. D’autres pistes que celle des liens entre théorie de l’évolution et analyse du comportement peuvent cependant être explorées, touchant aux rapports du béhaviorisme radical et de la philosophie de la connaissance.

Causalité chez Skinner

Dissocier explication et causalité, en vue d’une étude, est tâche ardue : l’une et l’autre se trouvent intrinsèquement liées. La position de Skinner, en ce domaine, reflète l’approche philosophique qu’il adopte par ailleurs de manière générale : une définition claire de l’explication ne peut être conçue que si elle s’ancre dans une pratique expérimentale, au niveau comportemental. Or, cette pratique est dirigée par la conception de la causalité que Skinner introduit au sein de l’analyse béhavioriste radicale, et qu’elle modèle en retour. Cette conception est admise au sein des sciences contemporaines. En adoptant le pragmatisme skinnérien, il est possible de considérer que ses principes ont été dégagés au fur et à mesure de la pratique de ces sciences.  Il s’agit donc d’une conception qui préexiste à la démarche de Skinner. Celui-ci la découvre chez certains de ses tenants : Darwin, Mach, Loeb et Peirce, principalement (Chiesa, 1994; Smith, 1986). Cependant, la version qu’il en lègue à la psychologie, l’érigeant comme l’un des postulats fondamentaux du béhaviorisme radical, lui appartient en propre. Ce point nous semble le nœud, au moins sur le plan interprétatif1, de la révolution subie par la psychologie dans l’explication du comportement humain.  De la vision skinnérienne de la causalité découlent la refonte du statut et de la définition de l’explication, l’actualisation des critères de validité scientifique en psychologie, le passage à l’étude opérationnelle du comportement et, finalement, la fin des conceptions mentalistes, anthropocentristes, de l’homme. L’examen de la causalité chez Skinner est ainsi légitime à plus d’un titre.

Skinner s’affirme déterministe. Il exprime textuellement cette position au travers de ses écrits (Skinner, 1953, 1974). De récentes parutions (Moxley, 1999; Slife, Yanchar et Williams, 1999; Smith, 1986) rattachent, chez Skinner, la notion de déterminisme à celle de causalité. Cependant, et c’est une tendance qui s’est affirmée au cours de sa réflexion, Skinner ne propose pas un déterminisme mécaniste, proche d’un système newtonien. La prise en compte, par exemple, de la sélection par les conséquences, comme principe explicatif, entraîne implicitement un probabilisme causal. Si déterminisme il y a, en tant que revendication d’une détermination du comportement, il n’est en rien linéaire. Moxley (1999) désigne ce passage comme le glissement d’un postulat de nécessaire déterminisme intégral, entièrement prédictible au terme d’un analyse, à celui de l’existence de variations au hasard avec sélection accidentelle. Ce probabilisme est selon lui inhérent à la relation entre stimuli, comportement et conséquence. Mentionnant le changement de dénomination opéré par Skinner concernant les stimuli discriminatifs, qu’il renomme tardivement «contexte»2, Moxley (1999) met en évidence une relation causale sélectionniste. La relation entre l’environnement (setting) et le comportement est due aux conséquences, qui sont le fait de l’environnement; or les contingences, ainsi définies, impliquent la notion de probabilité, puisqu’il n’est plus question d’un lien logique de cause à effet mais d’une éventuelle sélection par l’environnement. Aussi, selon Moxley (1999), sélectionnisme et probabilisme vont-ils de pair, et marquent l’abandon du déterminisme strict chez Skinner. Par ailleurs, la nécessité stricte de la relation causale n’est jamais que comportement verbal, lui-même analysable en termes probabilistes... Cette problématique du déterminisme du comportement s’apparente, pour Moxley (1999), au problème des systèmes instables et des propositions de Maxwell. Prétendre à la détermination du comportement, selon un principe d’enchaînement des causes et des effets, avec prédictibilité complète de cet enchaînement, est une gageure, compte tenu de la sensibilité extrême du comportement à ses conséquences et de l’instabilité prédictive de celles-ci dans la plupart des situations. Prenant en compte ces caractéristiques, le chercheur est amené à introduire la probabilité au sein de l’explication, non plus comme source d’incertitude laissant libre cours à l’indéterminisme, mais comme mécanisme causal à part entière (Moxley, 1999). Cette démarche est commune à toute analyse ayant trait à la théorie de l’évolution, et c’est celle pour laquelle opte finalement Skinner quant au comportement.

La causalité chez Skinner fait également appel aux notions de dépendance fonctionnelle et, traditionnel corollaire, à celle de contingence entre comportement et conséquence (Smith, 1986).De nombreux points communs sont à ce titre établis par Smith (1986) entre Mach et Skinner, éclairant l’analyse du comportement de ce dernier. Mach défend la thèse de la découverte des dépendances fonctionnelles entre phénomènes, comme but de l’investigation scientifique. Ces phénomènes se produisant selon des configurations variées d’interdépendance, il importe de les décrire comme tels, cette description équivalant à leur explication. Aussi Mach considère-t-il les notions de cause et d’effet comme purement métaphoriques et inutiles, à éliminer de la formulation scientifique terminale d’un phénomène. Il propose comme plus pertinente la notion de fonction mathématique (Smith, 1986). L’analyse béhavioriste radicale, elle aussi, est présentée par Skinner comme fonctionnelle, en référence à sa conception des contingences de renforcement : la paternité de Mach sur ce point, au sein de la démarche skinnérienne, ne fait pas de doute, Skinner lui-même la mentionnant (Chiesa, 1994; Moxley, 1999; Smith, 1986). Une autre manière de présenter les choses serait de poser que la causalité mécaniste (une cause entraîne un effet) ne s’appliquant qu’à un nombre fort restreint de cas, voire jamais si l’on exige un degré de certitude absolu, il s’avère plus judicieux de la traiter comme un cas particulier de corrélation, qui formerait la règle en matière de science dans l’étude des phénomènes, et plus encore du comportement. Crozier, enseignant de Skinner à Harvard, développa en biologie la conception de l’organisme comme un système de relations, relations de dépendance fonctionnelle comme chez Mach, mettant en évidence les possibilités prédictives et quantitatives de telles fonctions(Smith, 1986). Skinner fut donc, dès sa formation universitaire, aux prises avec la notion de causalité fonctionnelle.  Il adopta de Crozier la perspective molaire vis-à-vis du sujet d’étude, envisageant le comportement dans son ensemble, comme opérant, comme classe de réponse,  pour l’insérer dans une «toile» causale à la multiplicité d’intervenants. La définition générique d’une classe passe par l’établissement de relations ordonnées entre comportement et environnement, lors de variations systématiques d’une troisième variable (que l’on peut identifier aux conséquences). Une unité de base (la classe de réponse) est ainsi établie de manière expérimentale, composée de membres qualitativement interchangeables. La variation, au sein d’une même classe, permet la sélection par les contingences, dans une relation dynamique entre comportement et environnement (Smith, 1986).

Selon Chiesa (1994), outre la prise en compte d’une multitude d’intervenants dans l’explication, c’est la focalisation de Skinner sur le comportement global, sa conception de l’organisme agissant comme un tout, qui génère les caractéristiques de sa réflexion sur la causalité.  Chiesa introduit l’apport de Mach à Skinner, citant Skinner (1931) : « Nous pouvons maintenant accepter cette vue plus humble de l’explication et de la causalité, qui semble avoir été pour la première fois suggérée par Mach et qui est, à présent, une caractéristique commune de la pensée scientifique, pour laquelle, en un mot, l’explication est réduite à la description et la notion de fonction substituée à celle de causalité.»* Skinner (1953) applique cette conception à l’étude du comportement, lorsqu’il abandonne la notion de cause pour un changement dans la variable indépendante et celle d’effet, pour un changement dans la variable dépendante. De même que Chiesa, Smith (1986) évoque l’origine machienne d’une telle rupture. Concevant l’organisme comme fonctionnellement relié à son environnement, Skinner en vient ainsi à un système de relations, en écartant désormais l’habituelle connexion cause-effet (Chiesa, 1994). La formulation en terme de changement de variables «ne suggère pas comment une cause provoque son effet : (elle) affirme seulement que différents événements tendent à se produire ensemble dans un certain ordre.»* (Skinner, 1953). Le cadre conceptuel est désormais fort éloigné de l’établissement d’un enchaînement causal. Les sciences naturelles ont certes, depuis la fin du siècle dernier, intégré à leur pratique les apports de cette démarche, à l’exemple de la physique. Mais l’étude du comportement, si l’on se penche ne serait-ce que sur les recherches en psychologie cognitive, s’attarde encore souvent sur «l’ancestrale» quête des causes (au sens mécaniste) responsables des observés (symptômes, actes, personnalité...). Il n’est donc pas inutile, à l’heure actuelle, d’approfondir le développement de la causalité fonctionnelle au sein du béhaviorisme radical.

Il faut également mentionner le principe de non-contiguïté temporelle entre cause et effet : l’effet observé n’implique plus de suivre immédiatement la cause. La possibilité d’un vide temporel apparaît dans l’explication : la relation de causalité n’est plus instantanée. Chiesa (1994) note : «Les béhavioristes radicaux adoptent un mode causal qui ne véhicule aucune exigence de fournir des liens entre un événement et un autre, qui n’est pas linéaire, et ne présuppose pas une contiguïté dans l’espace et le temps. Il inclut une causalité dans le temps (historique d’une vie, expérience) et a été comparé par Skinner avec le mode causal darwinien de sélection de la variation.»* La propriété des configurations du comportement d’être le fruit d’une exposition aux contingences, sur une période de temps conséquente, reflète ce type de causalité. L’analyse épisodique ne permettrait pas sa mise en évidence. Moxley (1999) mentionne également, comme caractérisant la position de Skinner, la non-nécessité, de combler un vide temporel entre comportement et conséquence.

La problématique de la causalité, chez Skinner, semble donc se cristalliser autour de trois aspects : un déterminisme probabiliste ;  l’établissement de relations fonctionnelles et contingentes ; une sélection par les conséquences. Ces aspects ne sont pas épistémologiquement neutres. Ainsi, un déterminisme probabiliste n’a guère de résonance mécaniste classique, s’éloigne définitivement d’un vision newtonienne de l’univers, où, tout étant déterminé par des causes antécédentes, les effets peuvent être prédits ad vitam aeternam, pourvu que les conditions de départ soient connues. Si cette prétention vaut pour un système dit stable, le béhaviorisme radical, dans sa version la plus élaborée, ne considère plus l’organisme comme tel. Pour autant, sur le plan philosophique, cette position ne conduit pas à légitimer l’existence d’un libre-arbitre, ou d’une créativité humaine qui échapperait à tout déterminisme.  Skinner conserve la revendication d’une détermination de tout comportement (innée et/ou environnementale), mais sans pour autant que la causalité en soit directe, irrémédiablement liée aux conditions de départ, ni instantanée. Cet apparent relativisme quant au pouvoir prédictif de l’entreprise scientifique, plus humble que les postulats d’un Watson, plus timoré que les affirmations de Skinner lui-même au début de sa carrière (Moxley, 1999), inscrit l’analyse expérimentale du comportement - et avec elle, le devenir éventuel de la psychologie - dans l’évolution suivie par les autres sciences avant elle. L’explication du comportement, les théories acceptables selon le point de vue présenté ici, seront évidemment liées aux trois aspects évoqués ci-avant.

Slife et al. (1999) proposent une solution alternative dans leur examen de la causalité au sein du béhaviorisme radical. Au sein d’une taxonomie, en quatre types, des diverses conceptions du déterminisme parmi les béhavioristes radicaux, Skinner semble relever essentiellement à la fois du probabilisme métaphysique et de l’interdépendance fonctionnelle. Le probabilisme métaphysique restreint le pouvoir prédictif des chercheurs par les limitations instrumentales et du savoir, et insiste sur l’influence de ces instruments sur le phénomène étudié. Toute tentative de précision dans la prédiction du comportement serait vaine par principe ; de ce fait, «les analystes du comportement qui en appellent à un probabilisme métaphysique, supposent traditionnellement que les événements naturels se produisent d’une façon métaphysiquement chaotique ou stochastique, plutôt que métaphysiquement déterminée.»* (Slife et al., 1999). L’interdépendance fonctionnelle est une référence explicite à Mach. En accord avec celle-ci, l’analyste du comportement vise à «décrire des relations fonctionnelles advenant entre l’organisme et l’environnement.» Elle est une conception philosophique en ce que «les scientifiques devraient uniquement - et, dans certains cas, peuvent uniquement -  rechercher les relations contingentes ou fonctionnelles, entre l’environnement et le comportement, lorsqu’ils covarient systématiquement.»* (Slife et al., 1999). Les caractéristiques de l’approche skinnérienne appartiennent à l’une ou l’autre de ces catégories ; il est possible d’en obtenir un aperçu fidèle en les accolant l’une à l’autre. D’une analyse plus sectorielle, l’on passe à une catégorisation globale, et le choix d’une de ces grilles de lecture, concernant les options épistémologiques de Skinner, est plus affaire d’histoire individuelle que de débat conceptuel (à propos de la causalité chez Skinner, voir également Ribes, 1999).

Explication et théories

En 1963, Skinner écrit : «Une explication est la démonstration d’une relation fonctionnelle entre le comportement et des variables manipulables ou contrôlables.»* Discutant la notion d’explication parmi diverses écoles en psychologie, Richelle (1993) note quant à lui : «Pour le béhaviorisme3, expliquer le comportement, c’est essentiellement établir des relations entre variables, identifier les variables dont le comportement est fonction, par une observation ou une expérimentation directe sur le comportement.» Cette focalisation sur la recherche de variables, dont le comportement est fonction, s’avère une distinction fondamentale d’avec les autres écoles en psychologie, soit d’après leur objet -structuralisme-, soit d’après le statut causal accordé à ces variables -cognitivisme- (Richelle, 1993). Rappelons que Richelle souligne le pragmatisme de l’explication au sein du béhaviorisme radical. Une mise en relation avec Mach s’impose, que l’on trouve chez Morris et Todd (1999) : «(Mach)  avança un positivisme descriptif dans lequel les entités métaphysiques, et les théories de même, étaient rejetées. Il analysa historiquement les concepts scientifiques, de façon à révéler tous bases et biais métaphysiques. Et il vit la science elle-même comme une adaptation économique, efficiente au monde, où la connaissance n’était pas la recherche de la vérité, mais de relations fonctionnelles parmi les événements.»* Ces lignes illustrent combien Skinner est redevable à Mach, au sujet du programme qu’il développera dans son explication du comportement, tant au niveau méthodologique que conceptuel. Les éléments principaux en sont déjà présents, étoffés ensuite par d’autres apports. Ainsi que Smith (1986) l’a noté, pour Mach, «décrire de manière adéquate les phénomènes est les expliquer. »* Chiesa (1994) soutient également cette position, rattachant son analyse de l’explication skinnérienne aux écrits de Mach : «Pour être explicative, une description doit rapporter des uniformités entre classes ou propriétés.(...) Elles vont au-delà des cas particuliers pour décrire des uniformités, mais ne vont pas au-delà des relations observées.(...) L’explication, pour Skinner comme pour Mach, est la description.»* L’identité conceptuelle est en effet manifeste.

Moxley (1999), pour sa part, considère l’abandon du mécanicisme par Skinner sur la base, chez ce dernier, d’une analyse machienne de l’explication. Le pragmatisme skinnérien, en appelant à l’observation et la description comme seuls déterminants de l’explication, rompt avec les théories plus traditionnelles, pour lesquelles la recherche de causes antérieures aux effets observés mène à la construction d’hypothèses et d’entités métaphoriques. D’abord parce que, d’un point de vue pratique autant que légitime, Skinner revendique la suffisance du niveau propre d’analyse d’une science, dans l’explication de ce niveau : « Un compte-rendu causal supposé des relations entre personne et environnement n’inclue pas, d’ordinaire, des rapports sur les facteurs biologiques, chimiques ou neurologiques. Bien que de tels rapports ne soient pas exclus, ils ne sont pas requis pour que l’explication fonctionne en tant qu’explication.»* (Chiesa, 1994; voir également, sur ce thème, Bélanger, 1978; Freixa i Baqué, 1979). Les théories qu’il récuse (et qui, de ce fait, lui ont valu une injuste réputation d’a-théoricien), seront du type suivant : «Toute explication d’un fait observé, qui en appelle à des événements prenant place quelque part ailleurs, à un autre niveau d’observation, décrits dans des termes différents, et mesurés, le cas échéant, en des dimensions différentes.»* (Skinner, 1988b). Ensuite, parce que de sa conception de l’explication, Skinner dérive son rejet des théories mentalistes ou métaphoriques, déductives, communes en psychologie. Sa problématique est en effet celle du mode causal qui sous-tend les configurations interprétatives traditionnelles, ce pourquoi il critiquera le fait que «certains types particuliers de théories explicatives peuvent facilement détourner l’attention des effets de contrôles de variables manipulables, dans le contexte où le comportement apparaît, vers la structure, fonction, ou activité d’entités hypothétiques, qui sont présentées comme compte-rendus spéculatifs du comportement.»* (Chiesa, 1994). Smith (1986) rejoint Chiesa sur ce point : « Skinner suit Mach en rejetant les formes non descriptives d’explication et de causalité, parce qu’elles sont vues comme obstacles au contact direct et économique entre un chercheur et le domaine du phénomène (concerné, n.a.)»* Il ajoute que les théories spéculatives, les hypothèses, ne sont jamais aussi économiques, dans l’explication d’un phénomène, qu’une fonction mathématique exprimant des régularités légitimes. Cet argument, touchant à la conception de l’explication, s’appuie en partie sur le principe de parcimonie, initialement posé par Occam, repris en psychologie par Morgan (voir à ce propos Skinner, 1963). Il faut se rappeler que la connaissance scientifique est considérée par Skinner comme un type de comportement, déterminé par des contingences particulières (Carrasco et Adame, 1993). Aussi, « tout comme l’adaptation en général est plus efficace lorsque ces contingences sont satisfaites de la manière la plus économique, de même la connaissance scientifique est plus efficiente lorsqu’elle atteint ses buts au moyen d’observation économique, de description et de communication.»* (Smith, 1986).

Contrairement à ce qui a longtemps été prétendu malgré la défense de Skinner sur ce point, le béhaviorisme radical ne rejette pas ces explications mentalistes ou métaphoriques par principe, ni pour leur caractère «mental». Skinner (1963) précise clairement ce point : «Nulle entité ou processus, ayant quelque force explicative, n’est à rejeter sur la base qu’il est subjectif ou mental. Les données qui l’ont rendu important doivent cependant être étudiées et formulées de manière effective.»* Il développe ailleurs un argument plus sensible, touchant à la pertinence des états internes, envisagés comme causes dans l’explication : « L’objection aux états internes n’est pas qu’ils n’existent pas, mais qu’ils ne sont pas pertinents dans une analyse fonctionnelle. Nous ne pouvons rendre compte du comportement d’un système, tant que nous restons complètement à l’intérieur; finalement, nous devons nous tourner vers des forces opérant sur l’organisme, depuis l’extérieur. A moins qu’il y ait un point faible dans notre chaîne causale, de sorte que le second maillon ne soit pas entièrement déterminé par le premier, ou le troisième par le second, le premier et le troisième maillons doivent être logiquement reliés. Si nous devons toujours remonter au-delà du second maillon pour la prédiction et le contrôle, nous pouvons éviter bien des digressions ennuyeuses et épuisantes, en considérant le troisième maillon comme une fonction du premier. Une information valide à propos du second maillon pourrait éclairer cette relation, mais en aucun cas l’altérer.»* (Skinner, 1953). Le recours aux états internes, au sein de théories inadéquates, ne supprimant pas la nécessité de prendre en compte le comportement et l’environnement dans leur interaction, revêt donc un caractère d’inutilité explicative. C’est la perspective de telles théories, et non la théorisation en général, qui mena Skinner à faire montre d’une relative méfiance vis-à-vis de l’édification théorique. Il s’en expliqua explicitement dans un article -repris chez Skinner, (1988b)-, dont le titre provocateur («Les théories de l’apprentissage sont-elles nécessaires ?»*) semble être la seule chose retenue par ceux qui présentent Skinner comme le défenseur d’une position a-théorique. Les modèles explicatifs, impliquant une ou plusieurs entités hypothétiques, nécessitant des tests expérimentaux pour accorder les spéculations aux données, sont l’archétype de ces théories (Chiesa, 1994). Le terme théorie recouvre cependant un autre sens : celui de «système explicatif - comme celui de Skinner - qui décrit des régularités, pose des principes généraux, et intègre des uniformités au sein d’un objet d’étude donné. Ce dernier type de théories ne comporte pas la même exigence d’être soumis à la vérification expérimentale, puisque qu’elles sont «dirigées par les données» (dérivées de l’observation) et non construites antérieurement à l’expérimentation.»* (Chiesa, 1994). Si des concepts théoriques sont utilisés, ils ont ceci de plus qu’ils ne devancent pas l’expérimentation, mais en sont dérivés. Il s’agit bien de choisir la description de régularités observées, aux dépens de la spéculation interprétative. Propriété annexe des théories de ce second type : leurs concepts théoriques, inductifs, ne tombent ni ne tiennent pas selon le critère de contrôle expérimental, le corpus verbal de base de ces théories n’étant constitué que de régularités observées (Chiesa, 1994). Skinner (1958 -cité par Smith, 1986-), résume ironiquement son attitude à l’égard de l’édification théorique déductive : « Je n’ai jamais eu affaire à un Problème qui soit plus que l’éternel problème de trouver de l’ordre. Je n’ai jamais attaqué un problème en construisant une Hypothèse. Je n’ai jamais déduit des Théorèmes, ou les ai soumis à Vérification Expérimentale. Aussi loin que je puisse voir, je n’avais pas de Modèle préconçu du comportement - certainement pas un physiologique ou mentaliste, ni, je crois, conceptuel-.»*

Autre biais de théories faisant appel à des concepts théoriques a priori : le trop fréquent caractère métaphorique de ceux-là.  Les théories cognitives, parmi d’autres, ont une forte tendance à prêter un caractère d’existence propre à ce qui n’est au départ que propriété relationnelle, commettant ce que Ryle (1978) nomme une «erreur catégorielle» (voir aussi Bélanger, 1978; Rachlin, 1999). Si l’on n’y prend garde, la construction de fictions explicatives n’a dès lors plus de bornes. Or il n’est pas possible de considérer comme valides de telles causes, particulièrement selon l’analyse béhavioriste radicale. Cette analyse se voit souvent reprocher de «passer à côté» d’une partie essentielle de l’explication (Furedy et Riley, 1988), en décidant abusivement du caractère insuffisamment parcimonieux d’une explication «mentale». Pourtant la possibilité d’expliquer, plus simplement et directement, le même phénomène, sans appel à la sphère mentale, est en science un critère nécessaire et suffisant pour trancher. Les phénomènes «mentaux» d’une analyse traditionnelle sont acceptés par le béhaviorisme radical comme ayant trait au comportement, mais avec le statut «d’événements privés»* (Morris et Todd, 1999); ni plus, ni moins. Lorsqu’une métaphore est utile à l’explication béhavioriste, c’est, telle que Ringen (1999) la développe, afin de saisir la portée du conditionnement opérant : « Skinner affirme que le conditionnement opérant se tient dans le même rapport au caractère adaptatif du comportement des organismes, traditionnellement expliqué par l’intention et l’intelligence créative, que la sélection naturelle vis-à-vis des adaptations biologiques attribuées, par les théologiens de la nature, à l’intention et l’intelligence créative d’une divinité. Il suggère que, tout comme nous apprîmes qu’un modèle pouvait être produit sans concepteur,  nous sommes en train d’apprendre que l’intelligence (et l’intention) peuvent être produits sans esprit.»*

Malgré les positions de Skinner, Rozeboom (1988) remarque assez finement que son explication du comportement n’est pas exempte des travers qu’il stigmatise chez d’autres. Questionnant la nécessité de rejeter ces causes situées sur un autre plan que le phénomène étudié, Rozeboom n’y trouve nulle justification ontologique, sémantique ou épistémologique4. Il ajoute que probabilité et taux de réponse, au sein de l’analyse skinnérienne, sont «de parfaits exemples de causes supposées d’un comportement manifeste, que nous n’observons jamais directement mais inférons uniquement de performances passées et présentes.»* (Rozeboom, 1988). Une partie de la réponse, sur ce point, tient dans une réplique de Skinner à Harnad : « Il y a très peu «de concepts... se rapportant à... des entités inférées, des événements et processus  sous-tendant les observations et supposés leur donner naissance» soit dans une science soit dans une philosophie du comportement. (...) Le comportement non manifeste5 est souvent simplement inféré, mais, même alors, non pas comme entité explicative, mais plus en tant qu’objet dont il faut rendre compte. La probabilité de réponse est inférée du taux et autre évidence, mais comme un état du comportement - non quelque chose qui donne lieu au comportement.»* (Skinner, 1988a).

Une synthèse appréciable de l’édification d’une science du comportement est fournie par Chiesa (1994) : «(Skinner) identifia trois phases de construction d’une théorie. La première et, probablement, plus importante phase est d’identifier les données de base. Le pas suivant implique le développement de termes théoriques qui expriment les relations entre données, des termes intégrateurs.(...) Tandis que davantage de régularités apparaissent, la construction théorique se déplace vers une troisième phase, impliquant l’addition de nouveaux termes théoriques, pour décrire ces nouvelles régularités. Les concepts de troisième phase sont des ajouts aux régularités, exprimées lors de la seconde phase, sans être des ajouts aux données de base. Ils émergent des régularités elles-mêmes, sans invoquer de propriétés hypothétiques ou inobservées.»* Se rapportant à la théorie béhavioriste radicale, Chiesa retrouve ces trois phases. Les données de base sont «les relations entre le comportement et le monde dans lequel s’engage l’organisme - le comportement et le contexte dans lequel il se produit.»* (Chiesa, 1994). Lors d’une seconde phase, Skinner définit ses concepts intégratifs, dérivés de son objet d’étude : «Les relations entre stimuli discriminatifs, opérants, et renforçateurs peuvent être exprimées comme une fonction du temps, du taux de réponse, de la magnitude du renforcement, du taux de renforcement, de la disponibilité d’alternatives, de la présence de comportement verbal, et ainsi de suite...»* (Chiesa, 1994). Enfin vient l’introduction de termes théoriques plus élaborés (troisième phase), mais issus de l’identification de nouvelles relations. L’exemple en est la notion de programmes de renforcement, en tant que descriptions de «configurations de taux de renforcement, reliées de source sûre à des configurations de réponse.»* (Chiesa, 1994). L’élaboration de termes théoriques parvenue à son plus haut degré, il est toujours question de régularités observées parmi les données.

Ringen (1999) propose une approche légèrement nuancée de l’attitude skinnérienne, vis-à-vis de la théorisation, mais qui complète, plus qu’elle n’en diffère, la précédente. Selon lui, il est raisonnable de concevoir le scepticisme de Skinner, quant aux théories, comme découlant de sa méfiance concernant le mentalisme. Celle-ci est elle-même issue de sa vision du but d’une science : il doit être de déterminer expérimentalement des relations causales  permettant prédiction et contrôle du comportement. Ces relations seront évidemment causales, tel que ce terme a été abordé dans cet article. Le problème soulevé par le mentalisme est alors de ne pas permettre l’atteinte de ce but.

Reprenant à la fois analyse de la science et positionnement quant à l’explication, Smith (1986) offre un saisissant raccourci du point de vue de Skinner, applicable plus généralement à tout essai épistémologique : « Dans l’empirisme radical de Skinner, il n’est pas de possibilité d’échapper au niveau de la description, afin d’établir une perspective d’ordre supérieur, pour guider la quête de la connaissance. Il a écrit qu’«il serait absurde, pour le béhavioriste, de soutenir qu’il est de quelque manière dispensé de son analyse. Il ne peut sauter hors du cours causal et observer le comportement depuis un point de vue spécial... Par l’acte même d’analyser le comportement, il se comporte.» (...) Il est souvent prétendu, dans les discussions d’épistémologie, que le détenteur d’une connaissance a un statut différent de ce qui est connu, que la possibilité de la connaissance requiert la possession de présuppositions, qui sont nécessaires, pour que débute le processus de connaissance. En particulier, il est parfois dit que l’épistémologie présuppose la logique dès le départ. Mais, pour Skinner, la connaissance commence et finit dans le royaume empirique; la science peut être étudiée uniquement par les moyens de la science.»* Ce propos ramène à la tentative, menée jusqu’ici, d’éclairer le béhaviorisme radical sous le jour d’une théorie de la connaissance. Une épistémologie qui, au final, rompt avec le positivisme logique et l’opérationnalisme philosophique (Smith, 1986); une épistémologie empirique, ancrée dans une analyse pragmatique du comportement humain et, plus spécialement, du comportement de l’homme de science; mais une épistémologie malgré tout. Sur le plan philosophique, certaines notions doivent aux considérations épistémologiques skinnériennes, au moins en partie, d’être fondamentalement révisées - telles que celle de choix, pour ne citer qu’elle (Skinner, 1987)-. Il semble judicieux de laisser Skinner  conclure provisoirement, évoquant le profit, pour une épistémologie, d’une science du comportement : « Les techniques disponibles à une telle science offrent certains avantages à une théorie empirique de la connaissance, sur des théories dérivées de la philosophie et de la logique. Le problème de l’intimité6 pourrait être approché dans une direction neuve, en débutant par le comportement plutôt que l’expérience immédiate. La stratégie n’est certainement pas plus arbitraire ou circulaire que les pratiques antérieures, et elle a un résultat surprenant.»* (Skinner, 1963). Résultat que nous avons tenté de présenter au cours des développements précédents.

*  Les citations suivies d’un astérisque sont une traduction personnelle des auteurs

1  Skinner (1963, 1971) revendiquant, ainsi qu’exprimé ci-avant, le statut de philosophie pour le béhaviorisme radical

2  «Setting»

3  Son exposé évoque ici la version radicale skinnérienne

4  L’argument ontologique nie l’existence de ces causes, sur la base de leur non-observabilité; l’argument sémantique les considère non significativement concevables, car non observables ; enfin, l’argument épistémologique nie à des données d’observations, la possibilité de crédibiliser des affirmations ayant recours à des construits non observables

5  «covert behavior»

6  Le caractère privé de certains états

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