N°5 / numéro 5 - Juillet 2004

L'origine de la philosophie Extrait de : Essais philosophiques (1797)

Adam Smith

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SECTION III

De l'origine de la philosophie1

Dans les premiers siècles de la vie sociale, avant l'établissement des lois, de l'ordre, de la sécurité. les hommes se souciaient peu de découvrir ces chaînes cachées d'événements qui unissent ensemble les apparences naturelles dont la liaison ne frappe pas au premier abord. Un sauvage dont la subsistance est précaire, dont la vie est exposée chaque jour aux plus imminents dangers, n'a nulle envie de s'amuser à chercher ce qui ne peut avoir d'autre avantage que de flatter son imagination en lui offrant la nature sous un aspect plus lié et par là même plus intéressant. Plusieurs de ces petites incohérences qui, dans le cours des choses jettent le philosophe dans une sorte de perplexité, échappent entièrement à l'attention du sauvage. Les irrégularités qui s'offrent avec le plus d'appareil, et dont l'éclat ne peut manquer de le frapper. le jettent dans une sorte de stupeur. Les comètes, les éclipses, le tonnerre, l'éclair. et d'autres pareils météores lui impriment par leur grandeur un sentiment de vénération  qui approche de la frayeur. Son inexpérience, son ignorance sur tout ce qui l'entoure, ne sachant ni comment chaque chose arrive, ni ce qui doit arriver ensuite, ni ce qui a précédé, tout contribue à faire dégénérer ses premiers sentiments en terreur et en consternation. Mais, comme l'observe Mallebranche toutes nos passions se justifient elles-mêmes, c'est-à-dire, qu'elles nous suggèrent les opinions qui peuvent les justi­fier. Comme ces apparences l'effrayent, il est disposé à croire tout ce qui peut contribuer à en faire des objets de terreur. Se persuader qu'elles procèdent de quel­ques causes intelligentes et invisibles, qu'elles sont les signes ou les effets de leur colère ou de leur vengeance, c'est de toutes les opinions la plus capable d'exalter cette passion, et par là même c'est de toutes celle qu'il est le plus prêt à recevoir. Ce penchant est favorisé par la défiance et la pusillanimité, si naturelles à l'homme non civilisé; privé de la protection des lois, seul et sans défense, il sent en toute occasion sa faiblesse, il n'en est aucune où il puisse sentir sa force et jouir en sécurité.

Toutefois les irrégularités de la nature ne sont pas toutes d'un genre imposant et terrible : quelques-unes n'offrent que des beautés ou des plaisirs. La même disposi­tion d'esprit que nous avons décrite, fera envisager ces apparences avec sensibilité, avec amour, même avec des transports de recon­naissance; car ce dernier sentiment est excité par tout ce qui cause du plaisir. Un enfant caresse le fruit qui lui plait, comme il bat la pierre qui l'a blessé. Les notions du sauvage ne sont pas fort différentes. Les anciens Athéniens punissaient solen­nellement la hache qui avait été cause d'un meurtre acciden­tel. ils dressaient des autels et offraient des sacrifices à l'arc­ en-ciel. Des sentiments assez semblables germent en certaines occasions dans le cour de l'homme civilisé; mais une prompte réflexion les réprime, et empêche qu'ils ne se dirigent vers des objets auxquels ils ne peuvent convenir. Au contraire, celui qui n'est guidé que par la passion et par une nature sauvage, ne veut d'autre preuve de conve­nance entre un sentiment et son objet, que d'éprouver que l'un excite l'autre dans son âme. Le respect et la reconnaissance que quelques apparences de la nature lui inspi­rent, le convainquent qu'elles sont des objets convenables de reconnaissance et de respect, et par conséquent qu'elles émanent de quelques êtres intelligents, qui doivent prendre plaisir à voir exprimer ces sentiments. Tout objet donc dans la nature. qui, par sa grandeur ou sa beauté, son utilité ou sa malfaisance, est assez considérable pour attirer son attention, et dont les opérations ne sont pas parfaitement régulières, sera, selon lui, mis en action par l'influence de quelque pouvoir invisible et volon­taire. La mer est réduite au calme, ou soulevée par la tempête au gré de Neptune. La terre se couvre-t-elle d'une abondante moisson, c'est à Cérès qu'est due cette faveur. La vigne donne-t-elle une riche vendange, c'est l'effet de la libéralité de Bacchus. L'une et l'autre nous refusent-elles leurs présents, on l'attribue au courroux de ces divinités offensées. L'arbre qui alternativement sèche et fleurit, est habité par une Dryade dont les maladies et la guérison produisent ces diverses apparences. La source, qui tantôt coule avec abondance et tantôt tarit ou semble nous envier ses eaux, tantôt claires et limpides, tantôt troubles et limoneuses, n'éprouve ces changements que parce qu'elle est affectée de ceux auxquels est sujette la Naïade qui y fait sa demeure. Telle est l'origine du Polythéisme, et de cette superstition vulgaire qui attribue tous les événements irrégu­liers à la faveur ou au courroux de quelques êtres intelligents, quoique invisibles, dieux, démons, sorciers, fées ou génies; car on peut observer que dans toutes les religions polythéistes, parmi les sauvages. aussi bien que dans les premiers âges de l'antiquité païenne, les événements irréguliers de la nature sont les seuls qu'elles attribuent à l'action et au pouvoir de leurs divinités. Le feu brûle et l'eau rafraîchit; les corps pesants descendent, les substances plus légères volent et s'élèvent, par la nécessité de leur nature propre; et l'invisible main de Jupiter n'a jamais été employée à produire de tels effets. Mais le tonnerre et l'éclair, le ciel serein et la tempête, étaient attribués à sa faveur ou à sa colère. L'homme, la seule puissance douée d'intention et de dessein qui fût connue aux auteurs de ces opinion«- n'agit jamais que pour arrêter ou changer le cours que prendraient sans lui les événements naturels. Il était tout simple de penser que ces êtres intelligents que son imagination lui peignait, et qui lui étaient inconnus, agissaient dans les -mêmes vues, qu'ils n'employaient pas leur activité à favoriser le cours ordinaire des choses lequel va de lui-même; mais bien à l'arrêter, à le fléchir, à le troubler. C'est ainsi que dans les premiers âges du monde, la superstition la plus vite et la plus pusillanime prit la place de la philosophie.

Mais dès que la loi eut établi l'ordre et la sécurité, et que la subsistance eut cessé d'être précaire, la curiosité des hommes s'accrut, et leurs craintes diminuèrent. Le loisir dont ils purent jouir les rendit plus attentifs aux apparences de la nature, plus observateurs de ses moindres irrégularités, plus désireux de connaître la chaîne qui leur sert de lien. Ils furent d'abord conduits nécessairement à concevoir l'existence d'une pareille chaîne entre des phénomènes séparés au premier aspect. Et bientôt animés de ces sentiments d'élévation et de gaieté qu'inspire aux âmes généreuses l'éducation qu'elles reçoivent au sein d'une société civilisée, où elles trouvent si peu d'occasions de sentir leur faiblesse, et tant d'occasions de connaître leur force et leur sécurité; ils furent moins disposés à recourir, pour trouver la chaîne de liaison qu'ils cherchaient, à ces êtres invisibles qu'avaient forgés la crainte et l'ignorance de leurs grossiers aïeux. Ceux qui jouissent d'une situation aisée, et dont l'attention n'est pas fort occupée par les affaires ou les plaisirs, ne trouvent d'autre moyen de remplir le vide d'une imagination dégagée des soucis qu'entraînent les affaires ordinaires de la vie, que de contempler la suite des événements qui arrivent autour d'eux. Tandis que les grands objets de la nature passent ainsi en revue devant eux, ils en voient quelques-uns qui se suivent dans un ordre auquel ils ne sont point accoutumés. Leur ima­gi­na­tion, qui accompagne avec facilité et avec délices la nature dans ses procédés régu­liers, se trouve arrêtée et embarrassée par ces incohérences apparentes : elles excitent leur étonnement; elles semblent requérir une chaîne d'événements intermé­diaires qui les lie avec quelque chose d'antérieur, et rétablisse dans l'univers ce cours uniforme, cet heureux accord qui en fait un tout bien lié. C'est donc l'étonnement, et non l'attente d'aucun avantage attaché à de nouvelles découvertes, qui est le premier principe de l'étude de la philo­so­phie, de cette science qui se propose de mettre à découvert les liaisons sécrétés qui unissent les apparences si variées de la nature. C'est pour satisfaire ce sentiment que les hommes poursuivent cette recherche; ils y trouvent un plaisir ou un avantage primitif, et dont la jouissance les flatte, sans songer même à ses effets, et aux nouveaux moyens qu'il leur prépare pour se procurer d'autres plaisirs.

La Grèce, et les colonies grecques de Sicile, d'Italie, et de l'Asie mineure furent les premières nations de notre occident qui parvinrent à la civilisation. En consé­quence ce fut chez eux que parurent les premiers philosophes dont la doctrine nous ait été transmise avec quelque clarté. A la vérité l'ordre et les lois semblent avoir été établis dans les grandes monarchies d'Asie et d'Égypte, longtemps avant que la Grèce en ait joui : mais après tout ce qui a été dit du savoir des Chaldéens et des Égyptiens, il est bien difficile de décider si ces nations ont jamais possédé des connaissances dignes du nom de science ou si le despotisme, plus ennemi de la sécurité et du loisir que l'anarchie elle-même, n'a point, en s'étendant sur tout l'orient, étouffé les germes naissants de la philosophie dans ces contrées. C'est une question que le défaut de monuments empêche absolument de traiter et de résoudre avec précision.

Les colonies grecques s'étant établies chez des nations ou tout à fait barbares, ou tout à fait étrangères aux armes et à la guerre, elles acquirent bientôt sur elles une très grande autorité : cette circonstance semble les avoir portées à un haut degré (le force et d'opulence, avant même qu'aucune de leurs métropoles eût franchi le période (le l'extrême pauvreté. Or, cet état (le misère ne donnant pas lieu à clés distinctions de rang marquées, est nécessairement accompagné de confusion et d'anarchie, suite du défaut de subordination régulière. Les îles grecques encore à l'abri de toute invasion d'armée de terre, et même de toutes forces navales alors peu connues. semblent par cette raison avoir précédé le continent dans l'art de la civilisation, et dans tous les progrès de la société. Aussi les premiers philosophes, comme les premiers poètes, paraissent tous avoir été originaires des îles  ou des colonies. Tels furent Homère, Archiloque, Stésichore, Simonide, Sapho, Anacréon. Les fondateurs des deux sectes les plus anciennes, Thalès et Pythagore, naquirent, l'un dans une colonie asiatique, l'autre dans une île. L'un et l'autre établit son école hors de sa patrie.

L'imperfection aussi bien que l'incertitude des traditions qui nous ont été transmises, ne nous permettent point de tracer avec exactitude les systèmes de ces deux philosophes, ni même de déterminer si leurs doctrines étaient exposées avec assez de méthode pour mériter le nom de système. Toutefois on peut présumer que l'école de Pythagore avait fait plus de progrès que celle d'Ionie dans l'étude des principes de liaison de la nature. Ce qu'on nous dit d'Anaximandre, d'Anaximène, d'Anaxagore d'Archelaüs, qui furent les successeurs de Thalès, nous représente la doctrine de ces sages comme remplie de la plus inextricable confusion; au lieu qu'on peut retrouver quelque chose qui approche de la forme systématique dans ce qui nous est rapporté de la doctrine d'Empédocle, d'Archytas, de Timée d'Ocellus. de Lucanie. les philosophes les plus renommés de I'école d'Italie. Les opinions des deux derniers se rapprochent fort de celles de Platon et d'Aristote, et celles des deux premiers ne semblent pas en avoir beaucoup différé : l'un étant regardé comme l'auteur de la doctrine des quatre éléments, et l'autre comme l'inventeur des catégories; en sorte qu'on peut dire que chez les anciens, l'un a fondé la physique, et l'autre la dialectique; et nous aurons occasion de faire voir combien ces deux sciences étaient étroitement unies.

Ce fut néanmoins dans l'école de Socrate que la philosophie reçut par les travaux de Platon et d'Aristote, cette forme qui lui ouvrit pour ainsi dire l'entrée de l'univers. C'est donc à cette époque que nous commencerons à donner son histoire avec quelque détail. Tout ce qu'il y avait d'estimable dans les précédents systèmes, et qui pouvait s'accorder de quelque manière avec leurs principes, ces philosophes semblent avoir eu à cour de le réunir dans le leur. Je n'ai pu rien découvrir qu'ils aient emprunté de la philosophie ionique, mais l'un et l'autre semblent avoir puisé dans l'école de Pythagore les principes fondamentaux de leurs doctrines. Platon paraît aussi avoir emprunté quelque chose de deux autres sectes de philosophes, que l'extrême obscurité de leurs dogmes empêcha probablement d'acquérir une réputation étendue. L'une de ces sectes était celle de Cratyle et d'Héraclite, l'autre celle de Xénophane, Parménide, Mélisse et Zénon.

Prétendre sauver de l'oubli qui les couvre les systèmes de ces sages, qui ont précédé l'âge de Socrate, serait former un dessein inutile et que ne peut couronner le succès. Il suffira d'indiquer en passant, et à mesure que nous avancerons, ce que nous pourrons soupçonner avoir été pris dans leurs écoles.

Nous connaissons encore une autre école de philosophie, antérieure à Platon; mais il semble avoir été si éloigné d'en rien tirer pour la sienne, qu'on le voit au contraire employer toutes ses forces à la discréditer et à réfuter ces principes. Cette école était celle de Leucippe, Démocrite et Protagore. Elle seule avait cédé à la force de son éloquence. Cette philosophie resta dormante et comme oubliée pendant quelques générations, jusqu'au temps où Épicure la fit revivre avec plus de succès.

1  Extrait de A. Smith: Essais philosophiques. traduits par Dugald Stewart. Paris, An V de la République (1797).

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