N°6 / numéro 6 - Janvier 2005

Menace, politique et identité nationale

Thomas Arciszewski

Résumé

La menace présente dans l’actualité permet aux hommes politiques d’appuyer un discours politique sur les possibilités de régulations qu’ils peuvent offrir. Deux théories, celle de la gestion de la terreur de Pyszczynski et celle des « entrepreneurs d’identité » de Reicher sont complémentaires pour expliquer ce processus. La première suggère qu’en situation de menace, l’individu recourt à un renforcement de sa vision du monde et de son estime de soi tandis que la deuxième montre que les leaders peuvent tirer leur légitimité de leur capacité à construire l’identité nationale. Nous suggérons que cette identité permet justement les renforcements proposés par Pyszczynski. Nous analysons dans cette étude deux discours de politique générale de deux premiers ministres français et montrons que dans une situation de saillance d’évènements menaçants, la présence de références à une identité nationale et à ses caractéristiques est simultanée au rappel systématique de la situation d’insécurité. Nous suggérons alors que rappeler, créer, diffuser un sentiment de menace contribue à rendre plus fort le recours à ces stratégies identitaires nationales.

Mots-clés

Aucun mot-clé n'a été défini.

Plan de l'article

Télécharger l'article

« Les peuples n'ont jamais que le degré de liberté que leur audace conquiert sur la peur. »
Stendhal

«Pour reconstruire une France sûre, une France aussi dans un monde menacé »
Jean-Pierre Raffarin, Premier Ministre Français

Nous avons émis l'hypothèse que la menace était une dimension politique importante, à la fois dans l'exercice du pouvoir mais également dans son impact sur le sentiment d'identité nationale. A cet effet, nous avons analysé les discours des plus hautes instances gouvernantes à deux moments différents pour faire ressortir certains traits particuliers de l'exploitation de thèmes menaçants. Les études précédentes montraient que l'individu recherche des informations particulières pour s'adapter à une information menaçante. Notre étude a pour objectif de montrer quelles solutions sont proposées par les hommes politiques pour nous assurer que la menace est sous contrôle. Celle-ci est généralement plutôt exprimée dans les études politiques par son pendant émotionnel : la peur (Chomsky, 1997). La peur ainsi employée ne se réfère pas à une réaction émotionnelle brutale et adaptative (avec des conséquences physiologiques et comportementales) mais à un état émotionnel dans lequel priment l'incertitude et l'angoisse. Nous pensons que cet état émotionnel fait partie intégrante de la perception de la menace et pour cette raison, nous n'utiliserons que ce dernier terme.

Ainsi, nous revenons à notre définition de la menace en tant que signe de danger : peur d'une perte, incertitude sur les causes et les conséquences de l'évènement et  nécessité de régulation. L'environnement mondial contemporain, s'il est statistiquement plus « sûr », tend à augmenter l'intolérance à la menace et à l'insécurité. De telles tendances sont renforcées par le sentiment des citoyens d'être dissociés des structures de pouvoir et de décision, donc des possibilités de régulation, souvent inaccessibles et hermétiques (une discussion plus approfondie de la notion de citoyenneté dans cette orientation pourrait être pertinente pour l'explication de la perception d'un monde menaçant). Les déclarations de politique générale constituent un moment particulier pour définir l'impact du choix des citoyens (à travers les élections) sur la politique par l'exposition de l'orientation choisie par le gouvernement en accord avec le Président de la République pour le temps de sa présence au pouvoir. Elles sont à la fois un état des lieux et une présentation des options souhaitées pour l'améliorer. A ce titre, les déclarations de politique générale sont révélatrices des circonstances dans lesquelles elles ont été produites. Nous nous sommes donc intéressés à deux de ces déclarations récentes, issue des deux derniers chefs de gouvernement, Lionel Jospin et Jean-Pierre Raffarin, car elles sont séparées par un ensemble d'évènements qui sont à l'origine de grands remous à la fois en politique nationale et en politique internationale (à la fois liés à des revendications sociales, sécuritaires, au terrorisme et aux élections présidentielles françaises).

L'analyse se partage en deux parties. Nous étudierons d'abord l'utilisation des termes liés à la peur et à la menace et nous verrons ensuite de quelle manière les hommes politiques ont répondu aux problèmes posés. Nous avons voulu montrer à travers cette analyse que les leaders politiques utilisaient la menace comme base de leur argumentation. Nous avons étudié cette argumentation à travers un modèle théorique particulier, celui du leadership et de l'identité nationale développé par Stephen Reicher et ses collègues. Conformément à l'analyse élargie (donc non limitée à l'idée de mort) de la théorie de la gestion de la terreur (TMT) de Pyszczynski, les conditions qui donnent aux informations disponibles leur pertinence face à la menace, la vision idiosyncrasique du monde et l'estime de soi, jouent un rôle majeur. Les leaders politiques, pour employer un terme de Reicher, sont des « entrepreneurs d'identité » et, à ce titre, on peut s'attendre qu'ils contribuent fortement à la constitution des deux dimensions évoquées (vision du monde et estime de soi).

L'analyse est destinée à montrer que deux leaders à deux moments politiques différents vont réguler différemment la menace et, que Jean-Pierre Raffarin, mis au pouvoir dans un contexte particulier de saillance des problèmes sécuritaires (année qui a suivi le 11 Septembre, élection mouvementée de l'actuel Président de la République Jacques Chirac face au représentant de l'extrême droite, Jean-Marie Le Pen, surmédiatisation de l'insécurité), sera amené à développer ces dimensions lors de son discours de politique général. Cette analyse a été réalisée au moyen du logiciel Lexico 3 de l'équipe de l'Université de la Sorbonne Nouvelle (Paris 3)1. Ce logiciel permet l'analyse lexicale d'un corpus, avec entre autre un comptage des occurrences, une analyse des différences entre les lexiques de deux corpus, les groupements de thèmes lexicaux, leurs poids relatifs et la visualisation des concordances.

1.1.Matériel

Les discours de politique générale sont proposés en annexe. Ils ont été étudiés dans leur intégralité. L'analyse qui en est faite ici ne retient que les points qui appuient notre argumentation en laissant de côté les propositions, les réformes et les énoncés factuels. Le logiciel utilisé permet de compter les occurrences du vocabulaire mais également de faire ressortir les spécificités lexicographiques d'un corpus par rapport à un autre. Il regroupe par catégorie définie par l'utilisateur les mots d'un registre particulier et calcule de la même manière les différences sur ces regroupements. Il donne pour chaque mot étudié sa vrai place dans le texte afin d'en vérifier la signification et l'utilisation. Nous analysons dans une première partie la polarité générale des discours puis, dans une deuxième partie, nous nous attacherons tout particulièrement aux menaces et aux solutions identitaires proposées.

1.2.Mondes discursifs et champs lexicaux principaux

En première analyse, nous étudions les spécificités lexicales des deux discours. Celles-ci correspondent aux mots significativement plus employés par l'un que par l'autre. Nous constatons que Jean-Pierre Raffarin se réfère avant tout autre chose à la France tandis que Lionel Jospin se réfère au gouvernement. Conformément aux travaux de Reicher, notre hypothèse concerne la mise en avant des caractéristiques et valeurs nationales dans une situation de saillance de la menace, c'est-à-dire dans notre cas, dans le discours de Jean-Pierre Raffarin. Cette recherche de l'étiquette nationale est conforme à cette hypothèse. Lionel Jospin fait référence à des concepts comme « national », « publique » ou encore « solidarité » alors que Jean-Pierre Raffarin utilise un ensemble d'éléments plus concret « monde », « proximité », « besoins », « locale », « contre ». Jean-Pierre Raffarin utilise également un champ lexical plus actif, qui apporte plus de régulation, entre autres par la présence dans les verbes employés « voulons » et « souhaitons ». Aucun verbe d'action significativement plus utilisé n'apparaît dans le discours de Lionel Jospin.

Image1

Figure 1 : Spécificités significatives (à p<.05) dans l'univers lexical de Jean-Pierre Raffarin par rapport à celui de Lionel Jospin

Image2

Figure 2 : Spécificités significatives (à p<.05) dans l'univers lexical de Lionel Jospin par rapport à Jean-Pierre Raffarin

Ces deux éléments, utilisation des verbes et de substantifs concrets, ancre sans surprise le discours de Jean-Pierre Raffarin dans l'action (puisqu'il a été mis au gouvernement sous la bannière d'homme d'action et sous les promesses électorales de mise en place rapide de projets) mais également dans la définition du « vous » dans la « France » et par rapport au « monde ». Par ailleurs, le discours de Jean-Pierre Raffarin utilise le plus souvent le nom « France » en indiquant « une France » et non « la France » (dans près de 30% des occurrences), identification jamais utilisée par Lionel Jospin et qui affirme d'autant plus sa volonté de définir la « France qui doit être ». Il est intéressant de noter que le seul homme politique qui a produit plus de référence à la France pendant la campagne est Jean-Marie Le Pen qui appuie sans ambiguïté ses discours sur les menaces et les peurs des individus.

D'autre part, une autre des caractéristiques dans ces visions du monde est la présentation de l'image de l'Etat. Nous avons écrit plus haut que parmi les moyens de regagner le contrôle sur le monde, l'affirmation forte de l'institution étatique était nécessaire. Nous constatons dans cette simple analyse lexicale le changement de cap (lié également à des impératifs de partis politiques, liens dont l'étendu mériterait une discussion hors propos ici). Nous passons d'un Etat qui propose un « pacte », fait preuve de « solidarité »dans l' « union » et la chose « publique », la « république » (res publica !) à un état, chez Jean-Pierre Raffarin, qui reprend le contrôle de la situation, n'a pas à se justifier de ses actions puisqu'elles découlent tout naturellement (principe TINA, there is no alternative, du à Margaret Tatcher) de la situation et surtout ne se met pas sur le même plan que ses citoyens. Raffarin reprend donc l'image d'un Etat fort qui peut assurer la sécurité de ces citoyens. Nous remarquons ici la similitude entre ces remarques, l'analyse de Richer et les études sur les relations entre la menace et l'autoritarisme (Altemeyer, 1988) qui font état en situation de menace d'un renforcement de l'identité du groupe par rapport aux autres groupes dans un registre autoritaire (Doty, Peterson, & Winter, 1991; Duckitt, 1992; Feldman & Stenner, 1997; Lavine et al., 1999). La conséquence autoritaire ne serait donc qu'un élément possible dans des processus plus généraux de mise en place de régulations sociales.

1.3.La menace dans les discours

La première analyse concerne la mise en avant des facteurs qui stigmatisent la situation de menace dans le discours et la mise en place d'un monde interlocutoire particulier. Le contexte de mise en place de ce monde doit être rapporté au moment des discours évoqués en introduction. Le champ lexicographique développé par Jean-Pierre Raffarin était intimement lié à l'actualité, nous en sommes conscients, mais la manière dont il dessine et conforme le monde sous-jacent relève en revanche d'une volonté particulière de réguler la menace perçue par les individus.

Deux mondes différents sont décrits dans les discours : pour Lionel Jospin un monde fermé lié à la sécurité et à la durée, pour Jean-Pierre Raffarin, un monde en mouvement qui ne s'attache plus directement aux valeurs nationales mais à une dimension mondiale et qui génère intrinsèquement et par essence de l'insécurité. Cette dimension mondiale est particulièrement liée à la sécurité dans le cas de J.-P. Raffarin, alors que pour L. Jospin, le terme monde n'est qu'un descriptif spatial (voir annexes, les occurrences en situation).

Raffarin affirme globalement

« Cette évolution du monde nous préoccupe »

Nous voyons dans la Figure 15 que les deux mondes lexicaux (dangereux, menace, insécurité) sont effectivement différents même si ce type d'analyse laisse de côté la signification en contexte du terme.

Image3

Figure 3: Nombre d'occurrences dans les discours des termes sécurité et insécurité

J.-P. Raffarin pose d'emblée les bases de la menace instituant de cette manière sa réalité et la nécessité de ce qui suivra :

« Ils y regardent avec inquiétude leur avenir. Ils sont inquiets du terrorisme. Ce terrorisme qui a frappé les Etats-Unis le 11 septembre et plus récemment la France, à Karachi. Cette évolution du monde nous préoccupe et nous concerne. Les problèmes aujourd'hui se pensent à l'échelle mondiale. Ces changements se sont accompagnés de la multiplication des insécurités. »

« Elle ne peut plus se concevoir en référence à un monde figé. Elle doit se déployer vers un monde multipolaire, mouvant et instable. Un monde où le terrorisme, dans ses nouvelles dimensions, s'ajoute aux facteurs de risques déjà connus, tels que la prolifération d'armes de destruction massive ou les tensions régionales. Il nous faut dessiner un paysage stratégique dans un monde incertain. »

« Insécurité physique d' abord. La violence est de plus en plus présente dans notre société. Mais l'insécurité est aussi sociale : nombre de nos concitoyens étant confrontés au chômage et à la précarité. »

Nous retrouvons dans ces extraits les principaux éléments de notre réflexion sur la menace à savoir l'incertitude et la régulation. Lionel Jospin, certes dans un tout autre contexte, n'évoque le terme insécurité que pour indiquer une information factuelle et illustre le reste de son propos sur ce thème avec le substantif inverse, la sécurité.

Jean-Pierre Raffarin fait donc non seulement l'inverse, mais donne à l'insécurité une dimension qui dépasse largement son identification sociale et les données d'actualités qui lui ont données corps.

« multiplication des insécurités »

« l'insécurité du monde »

et elle va jusqu'à

« menacer la cohésion de la nation »

Cette dernière affirmation est illustrative du propos que nous souhaitons dégager de cette étude. Il dira dans autre un discours que « l'insécurité interne et externe" restait "très menaçante" et que la "bataille pour la sécurité" était "une bataille de justice sociale". "Partout dans le monde, tous les jours, des informations nous viennent comme quoi les risques de terrorisme sont forts » (déclaration du Premier ministre après avoir posé la première pierre d'une nouvelle gendarmerie à Jaunay-Clan (Vienne), interrogé par l'AFP). Ce rappel incessant montre la puissance de l'argumentation qu'elle génère.

Les problèmes sont donc inhérents à la croissance mondiale et la montée de l'insécurité est inéluctable.

1.4. Logique identitaire

Cette deuxième analyse montre quelles stratégies discursives sont employées pour donner une réponse à un monde menaçant envisagé dans la partie précédente.

En conformité donc avec les études de Reicher sur les « entrepreneurs d'identité », nous nous placerons dans une logique de production identitaire. Nous pensons cependant que cette démarche n'est pas nécessaire, et au-delà de l'identité produite il est nécessaire pour un leader politique de produire des artefacts réducteurs d'incertitudes, et que ces artefacts sont seulement liés à l'identité sociale et nationale mais que celle-ci en est la partie la plus visible et la plus atteignable dans un discours de masse.

Les études menées par Reicher montrent que le rôle du leader est donc de construire l'identité des groupes auxquels il s'adresse. Le leader dispose de trois grands types d'argumentations de réification destinées à structurer ou à restructurer les composantes idéologique et identitaire d'un groupe ou d'un peuple (Reicher, in press; Thompson, 1990): la nominalisation et passivisation (outils linguistiques qui transforment les hommes en objets indépendamment du sujet qui les crée), la naturalisation (les créations sociales sont considérées naturelles), l'éternalisation (les phénomènes sociaux historiques sont décrits comme immobiles dans le temps). De même il décrit des processus linguistiques et l'utilisation de l'histoire, des mythes culturels et des icônes culturelles dans la création de l'identité. La métamorphose du fait social et de ses acteurs dans la rhétorique politique est la dimension principale de ces méta-arguments. Ajoutons que pour la bonne mise en place de cette identité, il faut la légitimer donc expliquer pourquoi il serait catastrophique de la perdre.

Dans cette logique de production d'identité, la dimension nationale et en particulier la mise en avant de valeurs qui ne peuvent être que partagées par le plus grand nombre, est caractéristique de cette rhétorique. Jean-Pierre Raffarin comme son prédécesseur ont dans l'obligation de mettre en avant dès l'introduction du discours l'identité de la France qu'ils vont nous demander de partager. Cette présentation des valeurs que nous devons partager pour constituer notre identité nationale est quasiment identique autour des « valeurs républicaines ». Mais là où Lionel Jospin reste vague et affiche des « valeurs universelles », Jean-Pierre Raffarin est plus précis et présente des valeurs spécifiques, constitutives naturellement de notre histoire et de notre pensée. Le mécanisme, s'il est différent dans les termes, est identique sur le plan des processus mis en ouvre. Dans tous les cas, l'homme politique se pose comme le défenseur de l'identité nationale.

Pour L. Jospin :

« Un sens, c'est-à-dire une signification - la France doit conforter son identité, mise à mal- ;[.] La France ce n'est pas seulement le bonheur des paysages, une langue enrichie des ouvres de l'esprit ; c'est d'abord une histoire. Une histoire où s'est forgée le « modèle républicain » »

mais pour J.P. Raffarin, l'enjeu devient plus complexe et plus profond: 

« Seuls l'unité nationale et le véritable partage de la république nous permettront de surmonter individualisme et communautarisme, égoïsmes et féodalités. »

et un peu plus loin

« la politique a trop dérivé, dérivé vers son aval, la technique, en mésestimant son amont, la pensée, pour rassurer les citoyens exposés aux angoisses de l'avenir. Dans la mondialisation que nous vivons, les réponses de la France ne sont pas celles du gigantisme ou de la concentration, ce ne sont celles de la standardisation ou de la banalisation. Notre réponse, celle de la France, est celle de la création, celle de l'intelligence et du talent, celle de la solidarité, de la générosité, de l'innovation et de la qualité. ».

Dans les deux cas et sans surprise, la volonté de rassembler utilise une dimension de l'identité nationale. J.-P. Raffarin ne manque pas le rapport à la « survie » et aux réponses aux « angoisses de l'avenir ». La grande différence est la mise en avant par J.-P. Raffarin de valeurs qui ne sont pas directement liées à l'Etat et surtout à la république mais à la nation et à son peuple. Ces deux valeurs mises en avant dans le discours de J.-P. Raffarin sont l'humanisme et la créativité a travers une optique claire :

« le poids de la France sur le monde a toujours été lié à la force de ses idées. »

L'humanisme est un concept philosophique qui met l'être humain au centre de toutes les autres problématiques. Le premier ministre en fait le motif récurrent de son argumentation mais aussi et surtout un élément central de l'identité française et annonce qu'il faut

« faire respecter notre patrimoine humaniste »

 et que la

« France, porteuse d'un nouvel humanisme, quand la France doute de sa place dans le monde ».

et plus encore parce que

« la France propose au monde une certaine idée de l'humanisme ».

Il s'agit donc d'un double mouvement de réappropriation du patrimoine et de le placer en nouvelle arme contre le doute en n'hésitant pas à invoquer une France modèle pour le monde.

« Notre projet est celui d'une France porteuse d'un nouvel humanisme »

dit le premier ministre actuel en guise d'objectif.

La deuxième valeur mise en avant de manière systématique est la créativité : 

« Une France créative »

« La valeur de création dont nous voulons promouvoir notre pays »

« Une France créative, la valeur de création dont nous voulons promouvoir notre pays»

La mise en place de valeurs positives sur lesquelles l'accord peut se faire avec facilité est la base d'une identité nationale renforcée et plus cohésive.

« elle est dans l'unité nationale, je ne souhaite pas faire de la division un principe gouvernemental; je ne souhaite pas opposer les français les uns aux autres. »

« seuls l'unité nationale et le véritable partage de la république nous permettront de surmonter individualisme et communautarisme, égoïsmes et féodalités. 

L'idée donc de conforter l'idée d' « une France » (voir la première partie de l'analyse) permet en filligrane d'envisager la possibilité que la menace est si grande que le temps n'est plus à la confrontation ni à la discussion. Et conscient de la possibilité d'attaque sur ce point il ajoute :

« Cet appel à la cohésion nationale ne nie pas l'exigence du débat. Au contraire,  j' y attache une grande importance. »

D'autre part, nous avons vu que Jean-Pierre Raffarin a un discours plus ancré dans une logique internationale que celui produit par Lionel Jospin cinq années auparavant. Cette différence apparaît surtout dans les références à la mondialisation sur laquelle il applique également son humanisme

« Une mondialisation humanisée »

« .à humaniser la mondialisation »

Le rapport au monde devient alors complexe puisque nous trouvons à la fois un champ lexical lié au monde comme totalité géopolitique, à la mondialisation et un contre champ lexical lié aux régions, à la proximité et aux localités (de 10 occurrences pour Jospin à 39 pour Raffarin pour ce dernier champ). Sur le même plan, nous trouvons une hausse de la complexité du monde et une hausse de la simplification des solutions. L'idée qui se dessine est simple : le monde est menaçant mais nous avons la possibilité de le réguler directement dans notre pays à la fois par l'expression de moyens symboliques (valeurs) et par des modifications concrètes de notre espace national en le réduisant (régionalisation) et en le simplifiant (essentiellement par les simplifications de procédures) pour le rendre moins angoissant.

1.5. Conclusion

Nous avons vu que dans un monde décrit comme incertain et menaçant un certain nombre de stratégies psychologiques, discursives et politiques se mettent en place afin d'affirmer la régulation de cette menace :

1. réaffirmation d'un pouvoir fort

2. mise en place d'une identité nationale à travers des valeurs précises trouvées dans l'histoire et les symboles collectifs

3.mise en relation de la nation et du monde pour affirmer notre spécificité.

Une des possibilités largement utilisées par les hommes politiques face à des situations de menace et de non contrôle est de reformer une identité sociale cohésive et de la mettre à la disposition de la population. Deux problèmes sont pourtant à évoquer. D'abord nous n'avons étudié que deux discours. Ceux-ci nous semblaient suffisamment significatifs par les contextes dans lesquels ils ont été produits. Ensuite nous n'avons pas montré que ce discours était complètement différent en situation de menace affirmée et en situation de paix sociale. Notre principal argument est que la menace est constitutive de ces discours politiques puisqu'elle reste une des manières les plus sûrs d'affirmer que nos solutions sont les plus efficaces, donc d'être élu, enjeu important du fonctionnement démocratique.

D'autre part un discours qui met en jeu une menace n'est jamais uniquement rassurant. Dans chacun de ces discours est présent le rappel de la cause de la menace : voilà pourquoi vous devez avoir peur, pour votre identité, pour votre vie, pour votre avenir économique, pour votre patrimoine culturel. Ce va-et-vient est central dans une logique politique de crise. Si la population ne sait pas bien ce qu'elle risque de perdre, elle n'a pas besoin d'une régulation supplémentaire. Récemment, Jean-Pierre Raffarin, lors d'un voyage officiel en Russie en septembre 2003, a renouvelé le recours à l'identité nationale dans un contexte de « pessimisme » ambiant. Il a déclaré «A tous ceux que le déclin obsède, nous pouvons ensemble jeter les mots de Martin Luther King: 'Faisons en sorte qu'une nouvelle lumière se jette sur les ténèbres du pessimisme' », puis «Les Français sont courageux et pas paresseux. Les Français aiment le travail (...) et sont innovants» et ils «aiment être fiers d'une France d'ouverture, d'une France qui ne se replie pas sur elle-même, d'une France qui croit à l'avenir, qui veut vivre à l'aise dans le nouveau siècle, une France moderne, une France qui sait engager des partenariats, qui sait tenir compte de ses engagements, une France qui croit à la croissance mondiale» exaltant ainsi des valeurs nationales face à de nombreux conflits nationaux sociaux et idéologiques.

La politique de George Bush est, pour prendre un autre exemple, assez significative de ce type de gestion. Nous avons vu dans le discours produit par George Bush après le 11 septembre, que cette perspective pouvait être très nette dans ces conséquences et qu'elle pouvait être dirigée vers des objectif encore plus généraux : « nous sommes tous américains » proclamaient à ce moment les slogans officiels. Une identité plus profonde a donc été mise en place qui permettait la justification d'une politique particulière. Les lois votées permettent en effet un contrôle exhaustif des ressortissants américains ou étrangers présents sur le sol américain, acceptation de diminution des libertés individuelles également remarquée par Pyszczynski. D'autre part, la majorité de ses discours, continuent à stigmatiser la menace que doit inspirer Saddam Hussein alors même que nombre de doutes planent sur les preuves produites et que récemment ces doutes sont devenus certitudes (juin/juillet 2003 jusqu'au suicide d'un ancien inspecteur anglais en désarmement et aux déclarations officielles de la Maison Blanche). Il est à noter que ce type de stratégies n'est pas nouveau dans l'histoire des Etats-Unis puisque dès les années 1898, l'explosion d'un navire permet la déclaration de guerre à l'Espagne censée avoir attaquée le navire, explosion reconnue plusieurs années après comme accidentelle. En 1964, la guerre du Vietnam est lancée à l'opinion publique comme réaction à l'attaque, en fait inexistante, de deux destroyers de la flotte américaine, en 1985. L'exemple américain n'est certes pas isolé et même s'il est important par l'ampleur des conséquences liées à sa puissance économique et financière, il n'est pas unique dans les stratégies qui le sous-tendent.

Dans une autre optique, un récent sondage, l'Eurobaromètre 20032, montre que les français se disent menacés par le terrorisme, puis la pollution, la criminalité, les accidents nucléaires et les épidémies. Cependant lorsque les gens sont interrogés sur les priorités gouvernementales, le chômage et l'insécurité viennent en premier suivis par la situation économique, le terrorisme n'étant qu'en quatrième position. Les individus ne superposent donc pas leurs craintes et les attitudes concernant le fonctionnement politique, ce qui est conforme aux études montrant le peu de lien existant entre ces deux pôles (Sears & Funk, 1991). Nous voyons dans cette distinction que les individus séparent des menaces globales et durables de menaces précises et qui les touchent directement. Les hommes politiques peuvent alors axer leur discours sur l'une ou l'autre des menaces, sur les premières par exemple, pour éviter la polémique sur les secondes (voir Albouy, 2002).

Autre point, dans ces discours, la mondialisation (dans son sens le plus neutre, c'est-à-dire de planétarisation des rapports humains, culturels et économiques) semble être la source de nombreuses menaces, hypothèse relayée par d'autres recherches (Duckitt & Fisher, 2003). Cela suggère toute l'incertitude qu'il est possible d'avoir pour le futur. Sans l'avoir spécifiquement étudiée, il semble que l'idée de la mondialisation permet tout particulièrement de rendre saillante les menaces pour l'avenir et donc de diriger le discours vers des l'identités nationales. Cette hypothèse fera l'objet de recherches plus ciblées.

Pour conclure, nous utiliserons deux phrases significatives des deux discours. Pour L. Jospin, il faut « prendre part à l'avenir du monde » tandis que pour J.-P. Raffarin, « le monde ne nous attendra pas ». Ces deux phrases résument assez bien notre propos et stigmatisent deux façons de montrer le monde. La première montre un environnement qui évolue dans lequel nous nous inscrivons de manière assez positive, tandis que la deuxième, suggérant la même idée de fond, s'appuie sur la menace que nous ne seront pas forcément en mesure de nous assurer le meilleur avenir possible dans cet environnement.

1  Nous les remercions de laisser les étudiants se servir gratuitement du logiciel disponible à l'adresse suivante : http://www.cavi.univ-paris3.fr/ilpga/ilpga/tal/lexicoWWW/ . L'analyse lexicométrique compare les décomptes réalisés à partir du repérage des occurrences d'unités lexicales (formes, segments, types généralisés, etc.) dans les différentes parties d'un corpus de textes. Le logiciel réalise automatiquement certaines opérations sur ces corpus : segmentation, concordances, décomptes portant sur les formes graphiques (ensemble lexical), spécificités (par analyse des différence d'utilisation lexicale), analyses factorielles portant sur les formes et les segments répétés, constitution de groupe de formes (de même nature sémantique ou portant sur le même thème, choisis par l'utilisateur) et affichage graphique des particularités lexicales. Il permet également de comparer plusieurs corpus par la mise en place préalable de variables lors de la préparation du texte.

2  Eurobaromètre Standard 59 disponible sur www.eurobarometre.fr

Albouy, F. X. (2002). Le temps de catastrophes.Paris: Descartes&Cie.

Altemeyer, B. (1988). Enemies of freedom: Understanding right-wing authoritarianism.San Francisco: Jossey-Bass.

Chomsky, N. (1997). Media Control: The spectacular achievements of propaganda.New York: Seven Stories Press.

Doty, R. M., Peterson, B. E., & Winter, D. G. (1991). Threat and authoritarianism in the United States, 1978-1987. Journal of Personality and Social Psychology, 61(4), 629-640.

Duckitt, J. (1992). Threat and authoritarianism: Another look. Journal of Social Psychology, 132(5), 697-698.

Duckitt, J., & Fisher, K. (2003). The impact of social threat on worldview and ideological attitudes. Journal of Political Psychology, 24(1), 199-222.

Feldman, S., & Stenner, K. (1997). Perceived threat and authoritarianism. Political Psychology, 18(4), 741-770.

Lavine, H., Burgess, D., Snyder, M., Transue, J., Sullivan, J. L., Haney, B., et al. (1999). Threat, authoritarianism, and voting: An investigation of personality and persuasion. Personality and Social Psychology Bulletin, 25(3), 337-347.

Reicher, S. (in press). On the science of the art of the leadership. In D. van Knippenberg & M. Hogg (Eds.), Identity, Leadership, Power.London: Sage.

Sears, D. O., & Funk, C. L. (1991). The role of self-interest in social and political attitudes. Advances in Experimental Social Psychology, 24, 1-91.

Thompson, J. (1990). Ideology and modern culture.Oxford: Policy.

Continuer la lecture avec l'article suivant du numéro

Libéralisme, individualisme et pouvoir social : petit traité des grandes illusions

Jean-Léon Beauvois

Lire la suite

Du même auteur

Tous les articles
N°14 / 2009

Face à la situation de crise :Des régulations individuelles aux attitudes politiques.

Lire la suite