Les bonnes feuilles de JEAN LEON BEAUVOIS : Libéralisme, individualisme et pouvoir social : petit traité des grandes illusions . PUG. ( sous presse).
Jean-Léon Beauvois, avec son Traité de la servitude libérale, a livré en 1994 un ouvrage que beaucoup jugent important dans le champ de la psychologie politique française. Il fait paraître, début 2005, un livre plus ambitieux, dans lequel il mêle polémiques et analyses savantes pour présenter une approche historique et alternative des progrès que nous pouvons encore espérer dans nos démocraties, notamment en matière de pouvoir social (Libéralisme, individualisme et pouvoir social : petit traité des grandes illusions ; Presses Universitaires de Grenoble).
Il a accepté de nous communiquer quelques « bonnes feuilles ». Son choix s’est porté sur quelques pages de son premier chapitre, délibérément le plus polémique.
L’humeur francaise en ce début de siècle
Les nouveaux intellectuels ont en commun de porter une étrange ambivalence à l’égard de notre temps et de répandre quatre types de miasmes sur les populations de citoyens qui les abritent, les nourrissent et qui en viennent à se réjouir de les abriter et les nourrir. Le premier de ces miasmes affecte nos idéologies, le second notre perception géopolitique, le troisième notre vision du politique, le quatrième, souvent amené par les trois premiers, nos « grandes valeurs ». Le premier suscite quelque morosité (nous aurions, semble-t-il, abandonné nos utopies et nos projets de changements sociaux). Le deuxième de l’anxiété et même de l’angoisse (un monde unipolaire sur lequel nous n’avons aucune prise est livré à l’instinct primaire et aux intérêts égoïstes et marchands des seuls Américains). Le troisième du désenchantement (la politique a corrodé la citoyenneté et ne repose plus que sur l’excellence du spectacle politique). Mais, très caractéristique des nouveaux intellectuels, il y a fort heureusement le quatrième de ces miasmes qui conduit à ce qu’on tolère bien les trois premiers (nous sommes le pays des droits de l’Homme, de la démocratie et de l’humanisme bien compris réunis). Il est heureux que nous disposions de ce registre de « grandes valeurs ». Sans lui, nous ne serions que moroses, désenchantés et anxieux. Mais il fait, paradoxalement, en dépit de notre morosité, de notre désenchantement et de notre anxiété, terriblement mousser l’image collective que nous avons de nous-mêmes. Du coup, nos morosité, désenchantement et anxiété changent de nature. Ils apparaissent comme les signes d’une clairvoyance en tous points digne d’éloges, très caractéristique de notre intelligence légendaire. Nous-nous prenons volontiers pour le sel de la Terre ; mais ce qui, avancé par le Prince Salina (le « guépard »), témoigne au moins d’un certain panache, relève, tonitrué par nos Dupont, de la plus suspecte outrecuidance.
French Blues mais, fort heureusement, grandes valeurs. Et, comme nous devons le voir tout de suite, ce French blues n’est pas le produit naturel de ce qui serait l’âme française. Ces divers miasmes qui polluent aujourd’hui notre atmosphère et notre réflexion ne sont pas les manifestations d’un esprit hexagonal intrinsèquement et génétiquement morbide. Ils ne sont pas davantage le résultat d’un concours malencontreux mais aléatoire de circonstances perverses. Ce blues a une origine dans notre histoire récente et s’avère donc historiquement intelligible : les (nouveaux) intellectuels français se sont tout simplement trompés (et nous ont trompés) dans leurs analyses de l’état du monde dans les années 60, 70 et 80. Cette erreur les a conduits, d’abord, à se livrer pieds et poings liés au libéralisme que l’Amérique impérialiste essayait d’imposer au monde et, ensuite, à s’en faire les chantres ravis et flagorneurs dans le registre éthéré des valeurs. Avec eux, les Français, dans leurs opinions, ont été massivement cocufiés durant les dernières décennies du XXe siècle. N’ayant pas su trouver une voie carrossable et politiquement juste entre la critique absolument nécessaire du communisme réel et celle, tout aussi indispensable, du capitalisme réel, ils se sont empêtrés dans des pensées manichéennes débitées par un concept purement propagandiste mais remarquablement mis sur le marché des idées : le concept d’un dualisme contradictoire entre progressisme social et libertés..
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Le débat public
La valeur de la démocratie repose, pour la plupart d’entre nous, sur la valeur qu’on attribue à la diversité idéologique, diversité nécessaire au progrès, à la poursuite de notre Histoire et que doit traduire le pluralisme des partis et des partisans qui ont la parole dans la vie politique. Quand bien même ne tiendrait-on pour « raisonnables » que les doctrines acceptant un principe démocratique, celui-ci devrait avoir pour conséquence une pluralité de doctrines ne pouvant être dites folles ou irrationnelles. Cette pluralité n’est pas un désastre, mais, au contraire, « le résultat naturel de l’activité de la raison humaine quand elle se déroule dans un contexte durable d’institutions libres »1. La démocratie, on entend cela tous les jours, c'est d'abord et par-dessus tout le débat d'idées, « forme légitime de l’affrontement » pour Philippe Braud, d'où l'importance qu'il y a à assurer la qualité de ce débat par la circulation des analyses et des projets, par la liberté de leur expression, la liberté des médias, le contrôle du pluralisme dans les appareils médiatiques... L’uniformité est plutôt localisée du côté des totalitarismes. On se souvient tous de la fameuse chape de plomb qui pesait sur l’expression et les pensées des citoyens soviétiques avant l’écroulement du communisme réel. On accepte facilement (on espère même) l’insurrection violente d’un peuple contre un État totalitaire. On aurait aimé voir les Irakiens s’insurger, arme au poing, contre leur dictateur. On tient alors cette rébellion pour de la résistance, précisément parce que cet État est dictatorial ou totalitaire et ne fait aucune place au débat d’idées. La violence insupporte les démocrates, précisément parce que se trouve ouverte et sollicitée dans leur démocratie une voie éminemment pacifique et amène, celle du débat. Les minorités de toutes sortes doivent pouvoir convaincre les majorités, ou au moins être en mesure d’affecter leurs jugements. Elles disposent pour cela (ou devraient disposer) de canaux formels à travers lesquels elles exposent et défendent leurs convictions, éventuellement de façon contradictoire. Il n’est pas nécessaire qu’elles prennent les armes puisque tout est fait pour qu’elles puissent convaincre par la seule force tranquille de la parole. À les prendre, elles seraient taxées de terrorisme. Si la « tyrannie de la majorité » a de tout temps effrayé quelques esprits, et non des moindres, la pensée sociale s’est acclimatée pour sa part à l’idée que les « alternances démocratiques » permettaient les évolutions rendues nécessaires par les acquis et les avancées du débat public.
L’absence de débat nous ramènerait donc au mieux à la tyrannie de la majorité, au pire au pouvoir de quelque groupe de pression ayant réussi à poser une « chape de plomb » sur nos crânes démocrates. Ce groupe pourrait être constitué de citoyens auto-proclamés éclairés, théocratie laïque, comme il pourrait être constitué d’une nouvelle variété de privilégiés qu’on aurait alors bien raison de mettre à la rue par tout moyen opportun qui permette de faire table rase, y compris les coups de pied au cul2. Mais on sait que les privilégiés aiment à se croire plus éclairés que les autres.
Or, le constat s’impose que notre démocratie n’entretient plus de débat public et ne vit plus que de formules et de slogans qu’on peut se jeter à la figure. Et il n’est pas exclu qu’un groupe social ait, sur ces ruines, réussi à poser une véritable chape de plomb. On appelle quelquefois cette chape « la pensée unique » (encore que ceux qui généralement utilisent cette expression n’aient à présenter qu’une variation de ce qu’ils croient stigmatiser). Nous pouvons tout aussi bien penser (et j’adopterai désormais cette idée) qu’elle relève d’un parti informel unique. Ce parti, coalitions d’intérêts ou de positionnements sociaux, s’est emparé du pouvoir et étouffe la vie politique de notre France.
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Marketing politique
Le second facteur ayant considérablement réduit la qualité du débat public dans les démocraties libérales est l’asservissement des hommes politiques aux formules du marketing et des agences de communication. L’objectif n’est plus aujourd’hui de débattre pour convaincre une audience, mais d’attirer une clientèle électorale par d’autres voies que celle de l’argumentation dont tous pensent, irrespect au moins pratique, qu’elle enquiquine le peuple (« nous n’allons pas ennuyer les téléspectateurs avec des chiffres… »). Cet asservissement procède d’une conception de l’activité politique qui assimile cette activité à une véritable consommation de produits, d’images, de vedettes et de spectacles et qui n’implique aucun projet d’enrichissement de la pensée populaire, ce projet merveilleux du XIXe qui a, pour le moins, capoté. Le marketing implique entre autres choses l’art de présenter à un marché le produit le plus susceptible de l’attirer. (...) La masse des électeurs constitue un marché d’autant moins segmenté qu’un même produit (un candidat à la Présidence de la République par exemple) va devoir « attirer le vote », comme disait Schumpeter, d’une majorité numérique de votants effectifs. Or, la vie sociale n’est toujours pas porteuse d’homogénéité, et probablement ne le sera-t-elle pas demain : il y a toujours dans notre France des riches et des pauvres, des citadins et des ruraux, des cadres et des non-cadres, des chefs et des subordonnés… Une « France d’en haut » et une « France d’en bas », sans oublier celle des bas-fonds. Le « message » devra nécessairement contourner cette diversité, ces clivages sociaux, survoler les segments, leurs contours et les spécificités de ces segments. Il s’agit de trouver pour le produit mis sur le marché électoral un emballage (les fameux costumes de Lionel Jospin !) et, plutôt que des arguments susceptibles de cliver le marché et de rappeler l’hétérogénéité sociale, quelques slogans très rassembleurs (« liberté, autorité, partage » ; « la force tranquille ») qui pourront mobiliser, certainement pas un riche ou un pauvre, un cadre ou un ouvrier, un étudiant ou un professeur… tous ces êtres qui trimballent une identité sociale autre que celle qu’ils ont sur le marché, mais un individu opportunémentdégagé de ces positions sociales archaïques, c’est-à-dire, finalement, un vide psychologique auquel on peut donner la forme, les idées et les espérances que l’on veut. (...) Avec quelques valeurs dépourvues de référence concrète, dans un emballage télégénique finement marketé, on fabrique un bon produit politique pour une élection au suffrage — ça tombe bien — individuel, mais on ne suscite pas le débat public. Bien au contraire, on le désincarne. Les hommes politiques sont de la sorte devenus les équivalents politiques des tubes de l’été, d’adorables moulins qui débitent de bien charmantes mais bien sucrées paroles de bois, sucreries idéales pour la consommation politique des fameux individus. À des cadres, des ouvriers, des riches, des pauvres, des subordonnés, des mères de familles… il faudrait évidemment promettre autre chose que le vide que promet un slogan (...) .La masse votante ne détermine donc plus les options de la représentation politique sur la base d’analyses contrastées et approfondies de l’existence sociale, comme une opinion publique pouvait peut-être et devrait le faire dans une démocratie réellement avancée ; elle n’est convoquée que pour faire un choix entre quelques modèles alternatifs mais reproductifs, déjà bien triés, qu’on jette à ses pieds comme on jette à travers les grilles leur bidoche aux fauves enfermés.
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Heureusement : nous avons nos valeurs
Comment, direz-vous, peut-on se pavaner dans le monde qui est le nôtre et qui s’avère si peu propice aux enchantements ? Eh bien, les Français se pavanent parce qu’ils restent fiers de leurs valeurs.
Ils sont fiers de leurs valeurs individualistes, libérales et impérialistes, qu’ils disent et même, peut-être, croient humanistes, démocratiques et universelles. Ils restent, malgré leur position un peu ridicule en cette fin d’époque moderne, avec quelques autres, convaincus de porter LA démocratie sur leurs épaules (ce qui est abominablement prétentieux : ils ne portent qu’une forme somme toute assez particulière de démocratie). Ils pensent être la nation DES droits de l’Homme (ce qui est très excessif : ils ne sont les représentants que d’une conception limitée de la hiérarchie de quelques droits de l’Homme). Ils se vivent comme le peuple qui a fait la grande révolution (peut-être est-ce exact ; mais en fait, dans l’état d’esprit droitier qui est le leur aujourd’hui, même les Thermidoriens passeraient à leurs yeux pour de redoutables progressistes !) Ils trouvent que tout cela est bon et ils voudraient l’imposer au monde puisque celui-ci se refuse à l’adopter spontanément. Ils voudraient voir les Inuits accéder enfin à ce qui est notre état, à LA démocratie et à ce qu’ils appellent LES droits de l’Homme, quitte à ce qu’on aille jeter quelques bombes à fragmentation sur ces contrées où les lumières ne sont pas parvenues. Les bombes, on le sait, annoncent joliment les lumières. (...)
Des vices cachés
J’ai évidemment quelque peu forcé le trait dans la description que je viens de présenter de nos prétentions à être les gardiens farouches de la seule morale démocratique concevable et dans celle de nos vanités universalisantes et psychologisantes d’occidentaux. Évidemment, voir dans nos attitudes de premier de la classe des prétentions et des vanités procède d’un jugement assez sombre sur nos réalités, y compris celles dont nous sommes si fiers. C’est à justifier ce jugement que je vais me consacrer désormais.
De fait, je persiste à dire que, même si nous avons quelques raisons pour penser que notre régime politique est plus intéressant que la plupart de ceux que nous connaissons, dont certains, c’est vrai, ne valent strictement rien, cela ne veut toujours pas dire qu’il touche à l’excellence et atteint à la perfection. Cela ne veut certainement pas dire qu’il vaille ne serait-ce que 10 sur 20. Il reste que, à la façon des coqs qui, à tant se pavaner parce qu’ils chantent si remarquablement, en viennent à oublier qu’ils ne sont même pas fichus de voler comme un vulgaire canard, à nous dorer ainsi la pilule, nous négligeons les dysfonctions faramineuses de notre vie collective et a fortiori mentale. Nous supportons mieux les quelques raisons de morosité et de désenchantement que nos intellectuels nous donnent à tricoter, et, surtout, surtout, nous ignorons superbement les vices cachés de notre existence sociale, vices peut-être génétiques dans nos formes de démocratie, vices que ces mêmes intellectuels manquent à nous faire connaître. (...)
Nous n’avons aucune raison de penser que nous sommes beaucoup plus libres que d’autres. Notre liberté (liberté dite « des modernes ») est une gratification libérale limitée, sciemment gonflée depuis deux siècles. Le fait que nous soyons fascinés par cette gratification fait obstacle à tout progrès à long terme de notre humanité que nous pourrions initier. Cette fascination nous a en effet détourné du seul problème social réellement constitutif de notre humanité, et sur lequel peuvent encore se faire d’immenses progrès, qu’est le problème du pouvoir, et d’abord du pouvoir social (par contraste à « politique »).
Nous n’avons aucune raison de penser que nous sommes plus subtils (plus éclairés, plus rationnels) que d’autres dans notre appréhension des réalités de ce monde — et même dans l’appréhension de nous-mêmes. Nos savoirs, loin de se trouver parés des vertus de la raison libre ou de la science pure, trouvent leurs contenus dans les propagandes douces que nous subissons quotidiennement. Ils trouvent en outre leurs racines ou leurs fondements dans la justification idéelle des rôles que nous sommes tenus de jouer dans la vie sociale, même si ces rôles nous pèsent ou nous meurtrissent.
Je m’attacherai donc à décrire ces vices dans ce livre en empruntant aux données de recherches qu’on tient dans la communauté internationale pour « scientifiques ». Ce mot ne devrait choquer personne. Rappelons encore que l’évocation de recherches scientifiques dans un propos sociopolitique ne peut conduire à fixer des fins et donner du sens à l’action des gens. La science n’est pas faite pour ça. Elle ne donnera jamais de buts intransitifs à l’action. Ces fins ne peuvent être le fait que de la morale, des idéologies ou des religions. Cette évocation de recherches scientifiques ne peut avoir d’autres fonctions que de fournir une description fiable de ce que les gens font et pensent et les conditions qui sont les leurs lorsqu’ils font ce qu’ils font et pensent ce qu’ils pensent. Il m’a semblé qu’une telle description pouvait donner matière à une réflexion argumentée sur quelques voies possibles de notre avenir, surtout dans la mesure où elle n’est pas conforme à ce qu’on nous dit être notre réalité dans notre démocratie avancée.
1 Voir sur ce point les savantes et souvent profondes discussions de Rawls, 1971, 1993.
2 « Pourquoi le tiers État ne renverrait-il pas dans les forêts de la Franconie toutes ces familles qui conservent la folle prétention d’être issues de la race des conquérants et d’avoir succédé à leurs droits ? » (Abbé Sièyes, Qu’est-ce que le Tiers État ? janvier 1789)