Le développement progressif de l’Union Européenne apparaît concomitant au questionnement sur le caractère indispensable d’une identité collective pour l’intégration européenne. En effet, l’absence d’une telle identité se révèle, pour certains, comme un frein à cette intégration. Cependant, le renforcement de cette identité, par le biais d’une implication citoyenne, n’est apparu que tardivement au sein du projet politique européen. A la suite de Stråth (2000), Licata (2000, 2001) a retracé le parcours politique du concept d’identité européenne. A la base, le projet européen apparaît au lendemain de la seconde Guerre mondiale. L’intégration européenne, qui prévalait alors, apparaissait essentiellement sous un versant économique. Par la suite, l’insuffisance de coordination des systèmes nationaux de gestion économique durant la crise pétrolière de 1973 a rendu saillante la faillite d’une intégration “ économique ”. Toutefois, les considérations économiques étaient encore au cœur des attentes politiques européennes. Ainsi, l’idée d’une identité européenne prit forme, certes, mais “ dans le cadre d’un discours économique néo-libéral basé sur l’idée de flexibilité, afin de soutenir la notion d’individus en tant que citoyens européens opérant dans un marché économique sans frontières. ” (Licata, 2000, p. 147). Dépassant le but précédent de la communauté européenne qui était de “ réaliser un marché commun ”, le traité de Maastricht (1992) a dorénavant institué une Union européenne où est promue une citoyenneté européenne. Plus précisément, le but recherché est de renforcer le sentiment d'appartenance à l'Union européenne par une implication plus large des citoyens européens dans la vie politique et dans le processus de construction européenne.
Il s’agit donc de promouvoir une identité européenne au sens habermassien du terme (Risse, 2003). À savoir une identité reliée à une notion de patriotisme constitutionnel postulant une adhésion à une communauté politique qui ne repose pas exclusivement sur des critères d’homologie culturelle, langagière ou religieuse. Cette adhésion repose, de surcroît, sur le respect par cette communauté politique des principes démocratiques. En d’autres termes, le projet européen actuel se pose, selon les termes de Castano (1999) reprenant Weiler (Weiler, Haltern, Mayer, 1995, p. 17), comme suit : “Est-ce que nous ne pourrions pas séparer l'ethnos dudemos ? Et est-ce que nous ne pourrions pas imaginer un espace politique (ou une constitution européenne) dans lequel (dans laquelle) le demos est défini, compris et accepté en termes civiques et non pas en termes ethnoculturels ; un espace politique européen qui légitimerait sur cette base civique l'autorité démocratique qui façonne les règles ?”. Par conséquent, le projet européen actuel consiste donc à « effacer » une appartenance identitaire vécue de façon essentialiste au profit d’une appartenance non-essentialiste (Woodward, 1997).
Cette promotion nous paraît justifiée puisque Breakwell (1996) insiste sur la « précarité » d’une telle existence. Pour cet auteur, il est impossible de parler d’une identité européenne préexistante et si certains le font, il faut ajouter après “identité européenne” le terme “potentielle”.Précisant en outre que, lorsque nous parlons d’une identité européenne, nous parlons de l’émergence d’une nouvelle identité dans le contexte européen. Cette prudence se vérifie d’autant plus au regard de l’antagonisme des conceptions historiciennes (Roelofs, 2002) à propos de l’existence « d’une identité européenne ».
Une première conception (Wintle, 2000) valide son existence qu’il justifie comme “ héritage partagé ” par lequel les citoyens européens ont en commun un patrimoine culturel. Celui-ci prendrait ses racines historiques dans l’Empire romain, la chrétienté, les lumières et l’industrialisation. La seconde conception est défendue par Mc Cormick (2002). Il constate que beaucoup de choses unissent les Européens, mais il y a encore plus de choses qui les opposent. Il cite en exemple leur “ manque d’histoires communes, [qu’]ils parlent des langues différentes, ils ont des valeurs sociales différentes, leurs vues quant à leurs positions dans le monde diffèrent, ils se sont fait la guerre les uns les autres avec une tragique régularité, ils ont souvent redéfini leurs allégeances et leurs identités, et ils ont fréquemment redessiné leurs frontières communes en réponse aux changements dans leurs affiliations politiques1. ” (Mc Cormick, 2002, p.29 cité par Roelofs, 2002). Ces deux thèses sont argumentées de diverses façons par les historiens comme par les politologues. Notre propos n’est pas ici de résoudre ce dilemme, mais plutôt d’apporter des arguments sur l’existence actuelle d’une identité européenne. Quelles formes peuvent prendre les travaux en psychologie sociale sur cette question? Et en particulier, comment a été adaptée la théorie de l’identité sociale aux recherches sur l’Europe ?
Aperçu psychosociologique
L'introduction de l'ouvrage dirigé par Breakwell et Lyons (1996) annonce que les différents changements sociaux à l'oeuvre en Europe (principalement, la dynamique d’intégration économique et politique, et la chute du communisme en Europe de l'Est et centrale) vont permettre aux psychosociologues de relever deux principaux défis. Le premier est “ d'expliquer ces phénomènes et de prédire leurs développements, en utilisant les théories et méthodologies de la psychologie sociale. Le deuxième défi est d'étudier l'étendue de validation des théories existantes une fois examinées dans les conditions naturelles […] ”(Lyons & Breakwell, 1996, p.3). L'Europe comme objet de recherches permettrait ainsi aux psychosociologues de valider (ou réfuter) les assertions de Turner (Mlicki & Ellemers, 1996 ; Huici et al., 1997) quant à la source d'explications universelles des conflits intergroupes que serait la Théorie de l'Auto-Catégorisation (TAC) (1985,1987). Plusieurs critiques importantes ont effectivement été émises quant au manque de validation empirique de la TAC.
Si nous nous intéressons aux différents travaux en psychologie sociale qui ont pris pour thème l’Europe, la lecture de la classification de Tapia (2002) ne nous paraît pas incongrue. Ceux-ci se rangent en deux catégories. La première regroupe les travaux “ qui éclairent les comportements des sujets à l’égard du projet d’unification européenne, le contenu des représentations sociales concernant cet “ objet ”, la combinaison des formes d’identification ou d’allégeances à la nation et à d’autres entités plus vastes ou plus réduites[…] ” (Tapia, 2002, p.245). À l’opposé, nous retrouvons des travaux où l’Europe est abordée comme prétexte à l’illustration d’hypothèses issues de conceptions théoriques spécifiques (i.e. la théorie des représentations sociales, celle de l’identité sociale…) ou à la vérification d’outils méthodologiques.
Il s’agit alors d’une dichotomie entre des recherches thématiques et des recherches illustratives.
Tapia poursuit en distinguant, parmi les premières, des recherches expérimentales où la taille des échantillons observés est relativement faible et des études, dites extensives, comprenant de plus larges échantillons de populations. Ces dernières emploient des outils méthodologiques variés (questionnaires, interviews, associations libres, etc.). Au sein des études comparatives extensives, une autre distinction est effectuée par rapport au thème de recherches. Plus précisément, il s’agit de distinguer les recherches dont le thème central est l’Europe stricto sensu, de recherches abordant des sujets autres comme la religion ou l’éducation, mais toujours dans un cadre européen.
De la même façon, Rioux et Fouquereau (1998) ont dégagé, pour leur part, trois principaux pôles de recherches autour desquels s’articulent les recherches centrées sur les attitudes et représentations des jeunes à propos de l’Europe. Le premier pôle recouvre les travaux menés dans une perspective comparative afin d’étudier les opinions et attitudes à l’égard de l’Europe dans les divers pays européens. Ces recherches s’apparentent à de larges sondages transnationaux permettant d’évaluer le degré d’européanisme, et ce, suivant différentes variables. L’européanisme peut être défini, suivant les termes de Tapia, Minagoy et Durigneux (2001), comme “ une notion dont la définition la plus générale renvoie à l’idée d’une positivité des sentiments à l’égard du processus de construction européenne […] ” (p.693). Le second pôle est constitué des études réalisées, de nouveau, dans une perspective comparative, mais dont l’objet d’études est l’articulation entre les représentations de l’Europe et les attitudes envers celle-ci. Enfin, le dernier pôle rassemble les recherches étudiant les liens entre représentations sociales de l’Europe et les processus d’identification à diverses entités (Européenne, nationale, locale) (Baugnet 1994a,1994b).
Hormis les études d’opinion, il ressort de cette présentation que deux théories ont été principalement utilisées : la théorie des représentations sociales et celle de l’identité sociale. Ce constat a été aussi effectué par Seidendorf (2003). Celui-ci dégage deux approches afin d’étudier “ la question complexe de l’identité européenne ”. Pour la première approche, il s’agit alors d’analyser les sentiments des individus à l’égard de l’Europe. Autrement dit, quelles sont les relations qu’entretient un individu avec un niveau d’identification européen présumé ou existant ? Cette focalisation sur les relations entre l’individu et ses groupes d’appartenance ne permet pas de préciser, selon Seidendorf, le contenu des processus de groupe et les contextes culturels où ils prennent place. Pour répondre à cet écueil, la seconde approche se base sur la théorie des représentations sociales fondée par Moscovici. L’idée de Seidendorf est d’étudier à un niveau idéologique le processus d’européanisation qu’il conçoit comme un processus social d'intégration d’une "dimension européenne" dans tous les aspects de la société au niveau national. Son hypothèse est que “ les identités nationales se construisent dans des discussions permanentes. Elles réagissent à de nouveaux défis par l'évolution discursive et l'intégration ou le refus de nouvelles idées dans leur ensemble établi de cadres sociaux. À l'heure actuelle, le processus actuel d’intégration européenne crée une telle pression d'adaptation. Un résultat pourrait être soit l'intégration "d'une dimension européenne" dans la construction d'identité nationale ou alors le refus de changement, avec un repli sur soi et un nationalisme prononcé. ” (Seidendorf, 2003, p.3)
Nous allons désormais présenter les applications dans le cadre européen de la théorie de l’identité sociale.
Utilisations de la Théorie de l’Identité Sociale (TIS) et de la Théorie de l’AutoCatégorisation (TAC) dans des études sur l’Europe
L'utilisation de ces théories a été envisagée principalement afin d’examiner la gestion d’identités multiples par les individus. Deux processus vont alors être particulièrement étudiés : le biais de favoritisme envers l’endogroupe et l’antagonisme fonctionnel issu de la saillance d’une catégorie. Selon la TIS (Tajfel, 1978) les individus vont chercher à acquérir une identité sociale positive à travers l’appartenance à un groupe socialement valorisé. Pour cela, ils vont comparer ce groupe à des hors-groupes pertinents. Des biais pour l’endogroupe peuvent alors apparaître lors de cette comparaison.
Nous pouvons nous attendre à ce que la comparaison entre l’appartenance nationale et une hypothétique appartenance européenne suscite une tendance à privilégier la première appartenance au détriment de la seconde. L’appartenance européenne étant aux yeux des individus beaucoup trop artificielle ou ambiguë, au contraire de l’appartenance nationale qui permettrait une meilleure positivité de l’identité sociale (Tapia, 1997).
Dans une étude portant sur les sentiments d’appartenance géopolitique et les représentations leur étant liées, Baugnet (1995) n’observe pas d’antagonisme véritable, mais une différenciation des appartenances. Selon certaines dimensions (intensité, fierté, adhésion), les jeunes belges vont privilégier prioritairement différentes appartenances.
De même, Licata (2003) a mené une recherche en Belgique où l’antagonisme fonctionnel attendu n’apparaît pas. En lien avec les réponses des sujets sur leurs attentes vis-à-vis du processus d’intégration européen, il considère que l’identification européenne est liée d’une part, à des identifications préexistantes (i.e. identification nationale) et d’autre part, aux représentations sociales anticipées des relations entre l’Union européenne et les entités géopolitiques subordonnées (i.e. la nation). Plus exactement, « l’identification européenne était liée à une tendance à anticiper et à reconnaître la coexistence de ces deux niveaux, et au maintien des prérogatives nationales (souveraineté, symboles nationaux, définition des programmes scolaires). […] dans l’intention de développer un sentiment d’identité européenne, l’intégration européenne devrait être présentée comme un processus qui maintiendra la distinctivité et la souveraineté nationale […] » (p.17).
La recherche menée par Mlicki et Ellemers (1996) apporte des résultats qui n’indiquent pas, eux aussi, d’opposition entre identités nationale et européenne. Ainsi, les sujets polonais arborent à la fois une forte identification au niveau national et au niveau européen ce qui amène Mlicki et Ellemers (p.111) à conclure que “ le besoin de distinction positive pour un groupe n’est pas un phénomène universel comme il est postulé dans la Théorie de l’Identité Sociale. Nos données suggèrent que, sous certaines circonstances, les individus préfèrent une distinction négative qu’un manque d’identité distincte.», ce qu’avait déjà indiqué Baugnet (1988, 1991).
Tirons ici un premier enseignement de ces résultats en les replaçant dans le cadre théorique de la TAC (Turner, 1985,1987). L’antagonisme fonctionnel fait référence à la saillance de l’un des niveaux hiérarchisés de catégorisation : supraordonné, intermédiaire et subordonné. Dans une situation donnée, un individu va se catégoriser selon l’un des trois niveaux. Autrement dit, ce niveau de catégorisation va devenir saillant. Or, la saillance d'un niveau de catégorisation diminue nécessairement celle des autres niveaux. Cette saillance va générer une accentuation des similitudes intracatégorielles et des différences intercatégorielles. Ces accentuations inhibent la perception des similitudes et des différences aux autres niveaux d’abstraction. Si nous considérons, à titre d’exemple, l’état-nation et l’Europe comme des catégories emboîtées hiérarchiquement, alors le principe de l'antagonisme fonctionnel devrait s'appliquer à ces catégories (Azzi, 1998). Or, les résultats de Mlicki et Ellemers (1996, p.100) sont pour le moins contrastés puisqu’ils ont conclu de leur recherche que les niveaux d’identification adjacents ne semblent pas être antagonistes. Autrement dit, en certaines circonstances les individus peuvent exprimer leur identité selon des niveaux de catégorisation différents. Ainsi, certains sujets peuvent ne pas s’identifier fortement à l’un ou l’autre des niveaux d’inclusion tandis que d’autres semblent ne pas avoir de difficultés à exprimer simultanément leurs sentiments d’identifications à deux niveaux adjacents. Ils estiment que dans ce phénomène la motivation joue un rôle. Les recherches vont donc développer ou dépasser les théories de l’identité sociale et de l’autocatégorisation.
Dépassements de la TIS et de la TAC
1) Les identités « emboîtées »
Calhoun (1994) a mené une revue de littérature sur les identités collectives. Il en conclut que dans toute revendication d'identitaire, deux buts sont recherchés : celui de différentiation et celui d'équivalence. Des identités différentes peuvent alors jouer des rôles différents. Dans le même sens, Brewer (1993, 1999 ; Brewer & Gardner, 1996) différencie, pour sa part, la différentiation et l'inclusion. Dans certains cas, chacune des identités emboîtées interviendrait sur une dimension spécifique. L’une comblerait un désir de sécurité par l’inclusion dans une communauté plus large, l’autre assouvirait le désir de distinctivité. Il n’y aurait donc pas incompatibilité entre celles-ci. Medrano & Gutierrez (2001) expliquent les corrélations, négatives ou positives, entre identifications européenne et nationale par le fait que le processus d’intégration européen peut être perçu comme une menace sur la survie d'identités locales ou non. Ainsi, même si des groupes plus larges contribuent davantage à l’acquisition d’une l'identité sociale positive, l’identification à des catégories subordonnées persisterait.
2) Identification et non, identité
Chryssochoou (1996) cherche à analyser la construction d’une identité européenne découlant de l’appartenance à l’Union européenne. Face à l’apparition d’une catégorie (Européen) n’étant reliée à aucun groupe (psychologiquement parlant) dont les membres ne sentent pas ou peu comme tels, elle se pose la question de savoir jusqu'à quel point nous pouvons affirmer qu’un groupe existe. Autrement dit, Chryssochoou cherche à décrire les processus par lesquels les individus s’identifient à une catégorie et comment ils réagissent face à la formation de nouvelles catégories (e.g. l’Europe). Pour ce faire, cet auteur rappelle la distinction entre l’appartenance de l’identification. “ le processus d’identification inclut trois aspects : (a) la conscience d’être une partie de ce groupe ; et la connaissance des croyances et caractéristiques du groupe ; (b) des affects envers le groupe et des réactions émotionnelles ; (c ) l’engagement. [...] Ainsi, chacun peut très bien s’identifier à un groupe sans y appartenir. […] La simple appartenance à un groupe ne mène pas nécessairement à la réalisation de certaines actions tandis que l’identification peut inciter à commettre des actions qui correspondent au groupe. ” (Chryssochoou, 1996, p.299-300). Elle rejoint d’autres travaux étudiant les dimensions relatives aux sentiments d’appartenance (Baugnet, 1995 ; Deaux, Reid, Mizrahi & Cotting, 1999).
Dans ce cadre, elle envisage un continuum psychologique comportant deux pôles : le premier serait appartenance et non-identification et le second, appartenance et identification. Le long de ce continuum, nous aurions différents degrés d’identification, permanents ou temporaires, dont l’activation dépendrait d’éléments contextuels. Chryssochoou considère donc l’identification au groupe comme l’un des facteurs essentiels dans la formation d’un groupe psychologique.
Chryssochoou introduit ensuite le concept d’image-prototypes. Le point de départ de ce concept est le postulat de Zavalloni et Louis-Guerin (1984) selon lequel la relation au monde d’un individu s’inscrit objectivement dans une matrice sociale dont les éléments sont les différents groupes auxquels chaque individu appartient de fait ou par affiliation. Dans ce cadre, le groupe en tant que catégorie sociale n’existerait pas concrètement. Elle propose qu’il n’ait de signification autrement que par son incarnation à travers des personnages réels ou imaginaires, des situations… Ces “ images-prototypes ” constitueraient un schéma imaginaire complet par lequel un groupe trouve ses racines. Elle considère donc que les croyances de groupe sont la condition indispensable pour l’identification et que l’identification en tant que mécanisme cognitif rend possible la formation de groupe.
Les résultats de sa recherche tendent à valider l’existence de croyances partagées permettant aux Grecs et aux Français de se reconnaître dans leurs nations et donc de se considérer comme français ou grecs. Cependant, même s’il peut exister quelques éléments communs constituant une sphère représentationnelle relative à l’Europe, Chryssochoou ne juge pas ces éléments suffisants à la formation d’une entité à travers laquelle les individus, y appartenant de fait, pourraient se percevoir comme membres. Ce premier constat d’absence de croyances partagées liées à l’Europe n’explique pas à lui seul le manque d’identification. Pour les Français, l’auteur constate que s’ils ne se posent pas le problème de s'identifier en tant qu’européens, c’est parce qu'ils construisent cette identité européenne par rapport à leur identité nationale. L’identité européenne découlerait alors de l’identité nationale.
Cet auteur tire une conclusion sous forme de prédiction, à savoir : “ D'autre part, le fait que l’Europe semble concurrencer l'appartenance nationale, nous mène à croire qu’il y aura une reconstruction de l'identité nationale qui devra laisser la place à une identité européenne. Il est également possible que l'image et le statut des groupes nationaux changent sous l'influence de l'Europe. Il y aura alors un mouvement dans deux directions : l’appartenance nationale et les relations intergroupes conditionneront la représentation de l'Europe et en même temps l'Europe conditionnera les perceptions des individus de leurs groupes nationaux” (p.311)
3) Large Scale Categories et identités nationales et européennes
Un autre développement intéressant est celui de Cinnirella (1996). Il considère que dans son état actuel la T.I.S. ne permet pas le traitement de catégories de larges échelles (Large-Scale Categories) (LSC). Comparativement aux catégories plus restreintes, les processus à l’œuvre dans les LSC diffèrent parfois dans leur déroulement. Plus précisément, il détaille ainsi ces différences : “ La création et la diffusion des structures de croyances groupales sont beaucoup plus complexes dans les entités diffuses de large échelle, avec les mass médias nous avons des influences considérables sur la définition des normes endogroupes, aussi bien que la saillance générale des catégories de large échelle comme l’identité nationale. Les catégories sociales de large échelle sont souvent associées avec une hétérogénéité marquée de normes, prototypes et stéréotypes, et peuvent faire preuve d’un degré puissant d’influence sur les autres identités sociales que les individus pourraient choisir d’adopter. ” (Cinnirella, 1996, p.254). Pour mettre à jour ces faiblesses, Cinnirella a lui aussi étudié l’identification européenne. Cependant, il considère que celle-ci implique l’engagement de soi et de la motivation envers la notion de collectif social européen. Il ajoute que l’adoption d’une identité européenne a des conséquences beaucoup plus profondes pour le concept de soi et l’estime de soi que celles qui accompagnent la simple expression d’opinions ou d’attitudes.
Cinnirella introduit ensuite le terme de médiation. Ici, la médiation est un processus suivant lequel l’identification à des catégories sociales clés (partis politiques, ethnie, nationalité), et donc l’intériorisation de représentations sociales propres à ces catégories, peut avoir des conséquences sur les représentations sociales liées à l’appartenance de l’individu à d’autres groupes. Si la TAC prend en compte le fait qu’à un moment et lors d’une situation donnée, la catégorie saillante est celle qui a le plus de conséquences sur l’individu. Cinnirella considère comme insuffisante cette prise en compte et citant Scheibe (1983), il nous rappelle que “ la signification d’une identité sociale seule pour un individu dépend largement des autres identités sociales contenues dans le répertoire de cette personne. ” (1996, p.257). Dans le cadre de l’intégration européenne, il se manifeste un entrelacement des identités européennes et nationales, et cet entrelacement se doit d’être considéré en termes d’appartenance groupale multiple ou de multiples identités sociales en interaction.
Comme d’autres avant lui avant lui (Echebarria et al., 1992 ; Baugnet, 1995), Cinnirella considère que la question de l’identité sociale, et plus spécifiquement l’identité européenne, ne peut être abordée sans celle des représentations sociales. Dans le cadre de l’intégration européenne, les représentations liées à la nationalité et à l’Europe vont être modifiées à partir de représentations sociales existantes. Dans ce cadre, il apparaît que les médias peuvent servir de catalyseur à la résurgence d’identités où l’appartenance n’est pas nécessairement consciente, mais plutôt dormante.
Cinnirella juge que le maintien d’une estime de soi positive ne peut être la motivation essentielle à l’élaboration d’une identité sociale. Dans sa recherche, il note que les trois principales motivations données par les Britanniques pour leur identité nationale et européenne sont le contrôle, l’autonomie et le besoin de distinction. Dans le cas plus spécifique de l’identité britannique, les deux premières sont à considérer corrélativement au contexte de l’intégration européenne. Il faut préciser que Cinnirella (1997) distingue à la suite de Hewstone (1986) deux types de motivations à l’Europe à la base d’une identification européenne : le premier, instrumental, est lié à l’analyse positive en termes d’avantages économiques par rapport au coût ; le second, affectif, est lié à des motivations plus émotionnelles et sentimentales. Dans cette étude, il apparaît que l’identification à l’Europe des Italiens se fait sur des bases plus affectives tandis que les Britanniques y voient des avantages économiques.
Conclusions
Pour synthétiser de façon succincte : il nous faut distinguer l’identification de la simple appartenance. En effet, il nous faut considérer davantage, dans le cas de la catégorie Europe, une identification européenne qu’une appartenance. À la suite de Chryssochoou (1996), nous nous demandons jusqu’à quel point l’apparition d’une catégorie dite Europe, au contenu et à la délimitation très flous aux yeux de ceux ou celles censées y appartenir rend compte d’une identité européenne. En tant que processus préliminaire à la formation de groupes, il semblerait donc plus juste d’étudier l’identification européenne. Cette identification peut se faire suivant d’autres motivations que la simple conservation d’une estime de soi positive, mais aussi suivant des avantages économiques, la sûreté, etc. À l’étude de l’identification s’ajoute celle primordiale des croyances et représentations sociales. Ce point particulier nous intéresse puisqu’il en ressort que l’identification à l’Europe ne peut être réalisée que par le biais de croyances partagées. Dans notre propos, il nous faut nous intéresser donc à des représentations sociales et aux processus de communications de masse permettant leur transmission et leur genèse. Si le partage de croyances partagées n’apparaît pas comme suffisants, les représentations expectatives de l’intégration européenne ne sont pas à négliger. Ce dernier point permettrait d’expliquer les liens qui uniraient identité nationale et identité européenne. Une intégration européenne perçue comme une menace sur les particularismes nationaux (voire régionaux) limiterait les possibilités d’identification européenne, même si les avantages qui l’accompagnent satisfont le besoin d’une identité sociale positive.
1 Sauf exception, les traductions sont toutes personnelles.
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