N°7 / Musiques et politique Juillet 2005

L'illusoire notion de stabilité personnologique

Bernard Gangloff

Résumé

Les psychotechniciens considèrent que la personnalité est une caractéristique stable, et même parfois innée, de l’individu. Nous situant dans une autre perspective, psychosociale, nous montrons ici, en nous basant sur les réponses fournies par différents groupes à un questionnaire type Big Five : 1) que la stabilité personnologique varie en fonction de l’insertion socio-professionnelle des individus, 2) que les stages d’insertion professionnelle ont pour objectif, et pour conséquence, d’accroître cette stabilité. Ces résultats suggèrent donc que la stabilité personnologique, tout comme son axe d’analyse, sont d’abord la conséquence d’un apprentissage culturel répondant à des pressions sociales idéologiquement marquées. D’où la question, qui sera discutée, des objectifs idéologiques de ces pressions.

The illusory notion of personological stability
Psychotechnicians consider that personality is a stable, sometimes even inborn, characteristic of the individual. We position ourselves from a different perspective: a psychosocial one. We will show, taking as a basis the answers to a Big Five questionnaire provided by different groups that: 1) personological stability varies according to the socio-professional integration of the individuals and 2) profesional integration training aims at and results in increasing this stability. These results thus suggest that personological stability, as well as its line of analysis, is first the consequence of a cultural learning responding to social pressures ideologically marked. Which leads to the question of the ideological purposes of these pressures.

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Problématique

La personnalité des individus est l’objet de multiples investigations : en psychothérapie, où elle prédomine ; en psychologie du travail, également, où elle représente le principal domaine examiné lors des procédures de sélection ; etc. Les psychologues différentialistes et les psychotechniciens considèrent souvent cette personnalité comme une caractéristique stable, soit de manière innée, soit du moins comme parvenant à cette stabilité relativement tôt au cours du développement individuel. Une autre position consiste cependant à estimer que la personnalité est susceptible d’une flexibilité permanente, c’est-à-dire susceptible de produire des conduites sans cesse différentes les unes des autres, notamment en fonction des fluctuations environnementales. Mais adopter l’une ou l’autre de ces deux positions ne se limite pas à des cognitions personnologiques opposées. Ces cognitions impliquent aussi, lorsque l’on souhaite par exemple expliquer un comportement ou engager  une action thérapeutique (au sens large), des options explicatives et conatives fondamentalement contraires. La première conception incite en effet à porter quasi exclusivement son attention sur l’individu (ou sur les individus), évacuant ainsi les causes et actions environnementales : puisque l’individu est stable quelles que soient les circonstances, cela ne servirait effectivement à rien de tenter de les mettre en cause ou de les modifier. A l’opposé, admettre l’existence d’une fluctuation des conduites en fonction des circonstances environnementales conduit à mettre principalement l’accent sur cet environnement. Comme on le voit, derrière cet aspect apparemment anodin de la stabilité versus flexibilité personnologique, se profilent en fait de multiples enjeux. Or si l’on admet l’existence de cultures nationales, de cultures de métiers spécifiques à telle ou telle discipline ou sous discipline, c’est-à-dire traduisant notamment différentes façons de se comporter, d’appréhender et d’expliquer le monde qui nous entoure, ces deux conceptions de la personnalité signifient une culture psychodifférentialiste et psychotechnicienne particulière, culture à laquelle des psychologues d’autres sous disciplines peuvent ne pas adhérer.

Le débat sur la stabilité personnologique n'est évidemment pas nouveau. La validité de cette notion est, depuis fort longtemps maintenant, et de manière très régulière, critiquée. Rappelons par exemple l'émoi suscité par l'ouvrage de Mischel (1968)1, ou, plus récemment, les analyses de Mc Adams (1992). Mischel ainsi note ainsi que les traits sont considérés comme stables (p6), que l'on prête peu d'attention aux facteurs environnementaux (p9), alors que de nombreuses études montrent clairement que les comportements individuels peuvent très facilement être affectés par des modifications environnementales (p10). Mc Adams déplore lui aussi que les partisans du modèle des Big Five2 persistent à considérer les 5 dimensions de ce modèle comme transcontextuelles (p342) ; une telle attitude, poursuit Mc Adams ne peut que "profondément insatisfaire de nombreux chercheurs, théoriciens et praticiens" (p343). Le fait que le débat ne soit pas nouveau ne signifie cependant pas qu'il soit clos. Aussi pensons-nous que toute nouvelle analyse expérimentale permettant de continuer à alimenter ce débat ne peut qu'être fructueuse. Nous avons ainsi, lors d’un précédent travail (Gangloff, 1999), mis en évidence, de manière expérimentale, certains aspects du caractère illusoire de cette notion de stabilité personnologique. Nous avons ainsi montré que l'image stable que les individus donnent d'eux-mêmes, lorsqu’ils répondent à des tests de personnalité n'est, dans 90% des cas, qu'une image stéréotypée ; une image qui est davantage le résultat des incitations contenues dans les consignes transmises aux sujets, dans la polysémie des réponses proposées par ces tests,.. que la traduction d’une authentique stabilité personnologique des sujets. Ces résultats mettaient ainsi directement en cause les tests de personnalité. Mais si l’on garde aussi en mémoire que la validité des tests opérationnalise la validité des concepts et théories auxquels ils réfèrent, si, "comme le dit Cattell, les questionnaires sont les ambassadeurs des théories de la personnalité" (De Bonis, 1989, p319), ces résultats signifiaient également une invalidation des théories de la personnalité en leur conception de la personnalité comme une entité stable.

Nous avons voulu compléter ici ce travail en montrant que cette faible part de stabilité effective varie en outre selon l’insertion sociale des individus, et en vérifiant qu’elle est le fruit d’un apprentissage qui peut être extrêmement rapide.

Procédure

Nous avons utilisé l’Alter Ego (Caprara et al., 1993, 1997). Faisant partie de la famille des Big Five, c'est-à-dire relevant du modèle actuellement considéré comme le meilleur (cf. supra note 1), ce test est en outre d'origine latine, donc adapté à notre culture.

Ce test est constitué de 132 questions (24 pour chacun des 5 facteurs, plus une échelle de mensonge : cf. annexe), et à chacune des questions les sujets se voient proposer 5 possibilités de réponse : "A= tout à fait vrai", "B= plutôt vrai", "C= ni vrai ni faux", "D= plutôt faux", "E= tout à fait faux". Nous nous sommes alors intéressés à la réponse intermédiaire ("C= ni vrai ni faux").

Cocher cette réponse peut relever de l'ignorance, d'un manque d'implication dans l'épreuve, ou d'une volonté de truquer les résultats, notamment pour tenter de fournir une image positive de soi (Caprara et al., 1997, p32) ; cocher cette réponse peut également signifier que le sujet est quelqu'un de mesuré, se situant exactement dans la moyenne ; mais cette réponse est encore susceptible d'indiquer que le répondant adopte une conduite variable, fonction de son état ou des circonstances extérieures, et que pour rendre compte de cette variabilité, il choisit d'inscrire sa réponse au centre.

Nous avons alors décidé de remplacer la formulation polysémique "ni vrai ni faux" par l’une de ses significations possibles, en l’occurrence par "ça dépend des fois", et demandé à 3 groupes de sujets de répondre, le plus honnêtement possible3, à ce nouveau questionnaire. Et nous avons comptabilisé le nombre de réponses intermédiaires cochées.

Les 3 groupes étaient : 27 militaires, sous officiers de l’Armée de Terre et de la Marine (caporal à adjudant chef, de sexe masculin, avec une étendue d’âge allant de 21 à 48 ans) ; 73 étudiants inscrits en 1ère année de Psychologie (58 femmes, âgées de 17 à 23 ans, et 15 hommes, âgés de 18 à 22 ans) ; et un groupe de 20 chômeurs (avec répartition équivalente hommes/femmes, âgés de 27 à 42 ans, de niveau bac), examinés à l’occasion d’un stage de 5 semaines en Techniques de Recherche d’Emploi (apprendre à élaborer un C.V., à se présenter,..),  testés par 2 fois (en début de stage et en fin de stage). C'est-à-dire que nous avons en fait constitué 4 groupes de sujets différenciés par leur niveau d'insertion sociale (un groupe de salariés, un groupe d'étudiants, et 2 groupes de chômeurs)4.

Résultats

- La 1ère analyse réalisée se situe en marge de nos hypothèses. En effet, compte tenu de l’hétérogénéité de nos groupes sur le plan de la variable sexe, il était tout d’abord nécessaire de nous assurer que cette variable n’entraînait aucun effet parasite. Les résultats, sur la population étudiante, de la comparaison des réponses des hommes à celles des femmes, figurent au tableau 1. Les analyses statistiques (t de Student) permettent alors de constater que, quelle que soit la dimension, la différence hommes/femmes n’est jamais significative. Cette absence d’effet sexe nous permet donc, pour les analyses ultérieures, d’additionner les réponses des hommes et celles des femmes.

Energie

Amabilité

Caractère Consciencieux

Stabilité Emotionnelle

Ouverture Esprit

F (N=58)

6, 79

5,66

6,22

5,59

5,26

H (N=15)

7

6,13

8,13

5,67

5,27

H+F (N=73)

6,84

5,75

6,62

5,60

5,26

Tableau 1 : Nombre moyen de réponses C chez les étudiants, par dimension.

- En rapport maintenant avec nos hypothèses, la 1ère analyse que nous avons réalisée porte sur la comparaison des réponses des militaires, des étudiants, et des chômeurs avant formation (tableau 2). On constate alors que, quelle que soit la dimension, les différences étudiants/militaires ne sont jamais significatives ; mais également, toujours quelle que soit la dimension, que les différences étudiants/chômeurs, tout comme les différences militaires/chômeurs, sont toujours significatives à P inférieur à .001. Ces résultats signifient donc bien une différence de stabilité personnologique, fonction de l’insertion sociale des individus : seuls les individus possesseurs d’un statut d’inclusion sociale ont acquis, ont appris à acquérir, un minimum de stabilité5.

Energie

Amabilité

Caractère Consciencieux

Stabilité Emotionnelle

Ouverture Esprit

Etudiants H+F (N=73)

6,84

5,75

6,62

5,60

5,26

Militaires (N=27)

5,63

6,04

5,85

5,26

5,07

Chômeurs av. (N=20)

14,4

14,85

12,45

15,45

15,15

Tableau 2 : Nombre moyen de réponses C chez les étudiants hommes et femmes, chez les militaires, et chez les chômeurs avant formation, par dimension.

- Le second point que nous voulions mettre en évidence concerne la rapidité de cet apprentissage. Nous avons alors examiné les réponses des chômeurs après formation. Et nous avons alors constaté que ces réponses demeurent encore souvent différentes de celles des militaires et de celles des étudiants (cf. tableau 3). Cependant, maintenant, ces différences ne concernent plus la totalité des dimensions. La différence militaires/chômeurs est significative (à P inférieur à .001) sur E,A,S,O, mais non significative sur C (domaine de la méticulosité et de la persévérance). Quant à la différence étudiants/chômeurs, elle est significative (toujours à P inférieur à .001) sur A (domaine des relation), S (domaine de l’affectif) et O (domaine des intérêts), mais non significative sur E (domaine de l’énergie) et C (domaine de la méticulosité et de la persévérance).

Energie

Amabilité

Caractère Consciencieux

Stabilité Emotionnelle

Ouverture Esprit

Etudiants H+F (N=73)

6,84

5,75

6,62

5,60

5,26

Militaires (N=27)

5,63

6,04

5,85

5,26

5,07

Chômeurs après (N=20)

7,55

8,7

6,1

10,25

10,75

Tableau 3 : Nombre moyen de réponses C chez les étudiants hommes et femmes, chez les militaires et chez les chômeurs après formation, par dimension.

Par ailleurs, et surtout, la comparaison des réponses des chômeurs avant/après formation (cf. tableau 4) indique que, quelle que soit la dimension, les différences avant/après sont toujours significatives à P inférieur à .001. Ce qui signifie qu’un stage très bref, en l’occurrence ici de 5 semaines, suffit à produire une augmentation significative de la stabilité personnologique6.

Energie

Amabilité

Caractère Consciencieux

Stabilité Emotionnelle

Ouverture Esprit

Chômeurs av. (N=20)

14,4

14,85

12,45

15,45

15,15

Chômeurs après (N=20)

7,55

8,7

6,1

10,25

10,75

Tableau 4 : Nombre moyen de réponses C chez les chômeurs avant et après formation, par dimension.

Discussion

Le postulat de stabilité (ou encore de constance, ou d'unicité) personnologique signifie que les individus adoptent généralement toujours les mêmes modes de pensée, les mêmes conduites,.. à la fois dans le temps et à travers les situations. Si, en théorie, ce postulat est tout à fait défendable et défendu, notamment parce qu’il renvoie au modèle de la psychologie dite naïve utilisé par l’homme de la rue, il a cependant déjà été remarqué (Gangloff, 1999) que sa validation expérimentale ne peut aboutir sans de douteuses acrobaties psychotechniques.

Les résultats ici obtenus confortent cette invalidation et nous font ainsi rejoindre, mais là encore par l'emploi d'une démarche expérimentale, certaines conclusions de sociologues, de philosophes, d'essayistes, de littérateurs,.. Comme l'indique Enriquez (1989, p67 à 71), "la constance n'existe pas : les individus évoluent, se transforment". Aussi le concept d'identité n'est-il, pour cet auteur, qu'un concept "illusoire". Il en va jusqu'au nom propre, ajoute Forrester (1980), qui participe de cette illusion "où l'on prétend vivre sous une seule identité, alors qu'une vie se compose d'une infinité de biographies, de morts, de solutions de continuité, alors qu'un corps est le théâtre d'une multitude d'actants" (p27). Et Forrester poursuit (p118) en indiquant que chez Marcel Proust "l'identité de chaque personnage se pluralise avec l'âge et le temps". Illustration reprise par Bourdieu (1994, p85-86) qui remarque lui aussi : "Attestation visible de l'identité de son porteur à travers les temps et les espaces sociaux [..], le nom propre [..], du fait que ce qu'il désigne n'est jamais qu'une rhapsodie composite et disparate de propriétés biologiques et sociales en changement constant [..], ne peut attester l'identité de la personnalité, comme individualité socialement constituée, qu'au prix d'une formidable abstraction. C'est ce qui se rappelle dans l'usage inhabituel que Proust fait du nom propre précédé de l'article défini (le Swann de Buckingham Palace, l'Albertine d'alors, l'Albertine caoutchoutée des jours de pluie), tour complexe par lequel s'énoncent à la fois la subite révélation d'un sujet fractionné, multiple, et la permanence par-delà la pluralité des mondes de l'identité socialement assignée par le nom propre".

En outre, nos résultats semblent signifier que cette illusion de constance relève d’un phénomène culturel, normatif. C'est ce que d’ailleurs souligne Rhinehart (éd. 1995, p316 et 318) lorsqu'il rappelle qu'existent, du moins dans nos sociétés occidentales, de fortes incitations pour conduire tout individu "à réprimer sa multiplicité naturelle" ; pour conduire tout individu à acquérir "le sentiment d'un moi unitaire", sentiment basé sur l'artificielle fabrication d'un "moi unique dominant [..] les autres". Et si l’on admet que "le monde social [..] tend à identifier la normalité avec l'identité entendue comme constance à soi-même" (Bourdieu, 1994, p84), alors l’illusion de constance constituerait le prix à payer pour se percevoir et être perçu par autrui comme quelqu'un de normal. Ainsi cette illusion de stabilité peut certes engendrer une certaine adhésion sociale, intégrée aux processus de régulation du soi, mais adhésion issue d’un apprentissage idéologique, c’est-à-dire provenant d’une dépendance normative à une mystification institutionnalisée.

Il conviendra bien évidemment, grâce à de nouvelles expérimentations, d'étudier plus en détails quel(s) élément(s), dans les stages proposés aux chômeurs, expliquent l'élévation de leur indice de stabilité personnologique. Plusieurs facteurs peuvent en effet intervenir. On peut d'abord considérer que le stage a permis aux chômeurs d'acquérir une meilleure "clairvoyance normative" (Py et Somat, 1991), c'est-à-dire de percevoir la valorisation sociale de la consistance personnologique (donc de percevoir l'existence d'une "norme de consistance" : Channouf et Mangard 1997 ; Louche et col. 2001). A la suite du stage, les chômeurs auraient alors répondu en fonction de cette désirabilité sociale, ce qui signifierait que ce ne serait pas (ou pas seulement) leur statut de stagiaires qui modulerait leur niveau de stabilité personnologique, mais plutôt (ou également) les informations qu'ils auraient intégrées au cours de leur stage. Le stage a aussi pu permettre aux chômeurs d'acquérir, via un phénomène "d'auto-emprise" (Lemoine, 1994), une meilleure connaissance de soi les rendant susceptibles de percevoir, par delà leurs réactions diversifiées selon le contexte, donc par delà des réactions de surface, un certain nombre de régularités latentes. Dans ce cas, il est évident que notre analyse en termes de niveaux d'insertion sociale serait également à revoir. Pour autant, l'observation d'une évolution  rapide du niveau de stabilité personnologique resterait là encore incontestable. Bien évidemment, pour pouvoir trancher entre ces différentes interprétations, de nouvelles études seront nécessaires.

Conclusion

Selon certains auteurs, l'identité personnelle ne constituerait ainsi que le fruit d'un "processus de production idéologique [.. qui] consiste donc en toute autre chose qu'à mettre à jour, révéler, décrypter une réalité existant en dehors de ce processus et antérieurement à lui, [puisque c'est en fait] ce processus [qui] est créateur de cette réalité [...] ; puisque cette réalité ne prend corps qu'à travers ce processus" (Moreux, 1978, p39). De même Häyrynen (1995) rapporte que le concept de soi n'apparaît, dans son acceptation actuelle, qu'au XVIIIème siècle, et ce sous la pression des classes privilégiées parvenant ensuite peu à peu à le transformer en modèle universel. Ce concept, ajoute Härynen, n'est ainsi qu'une construction microsociale, et plus précisément "un mythe" (p14) qui aurait sans doute depuis longtemps été abandonné et remplacé par "une notion plus hétérogène" (p7), par "l'idée de multiples soi" (p14), s'il n'avait eu pour raison pratique de masquer le rôle de l'environnement social, c'est-à-dire de servir, en l'occultant, "le contrôle [...] exercé [sur les peuples] par les classes privilégiées" (p16). Et il est certes vrai qu'en occultant toute variabilité des comportements intraindividuels et qu'en expliquant toute variabilité des comportements interindividuels par des différences interindividuelles, les psychodifférentialistes et les psychotechniciens excluent toute intervention de l'environnement social et participent ainsi à la pérennisation de cet environnement7. C’est ce qu’indique par exemple Adorno (éd. 1983, p144) pour qui "la conception de l'ultime et absolue substancialité du moi est victime d'une illusion qui protège l'ordre existant au moment même où son essence se décompose". C'est ce que relève également Beauvois lorsqu'il note (1976, p12 et 14) : "le trait individuel [..devenant] l'explication suffisante des conduites [...], le rôle de l'environnement [...] se trouve bel et bien évacué du processus explicatif". Aussi, poursuit cet auteur (1982, p514), l'utilisation et l'intériorisation des traits et concepts personnologiques constituent "l'un des processus cognitifs essentiels de la reproduction idéologique, c'est-à-dire de la maintenance, dans les idéologies quotidiennes, des croyances et des représentations susceptibles de garantir la stabilité des structures sociales".

Pour autant, indique encore Beauvois (1976, p7), cette utilisation et intériorisation ne constituent "pas seulement le moyen d'une défense quasi physique du pouvoir. [Elles sont également] le générateur des représentations qui assurent [...] la légitimité des conditions d'exercice" de cette utilisation et intériorisation. On conçoit alors bien que l’adhésion à cette analyse conduirait à éclairer d'un jour nouveau l'activité des psychodifférentialistes et des psychotechniciens personnologistes : il s'agirait pour eux, en prêtant leur concours à la construction d'un système idéologique répondant à une aspiration microsociale, de développer un corps statutaire à la légitimité édifiée sur la légitimité qu'il accepte de conférer à l'existence d'une classe sociale particulière.

1  Comme le note Leyens (1983), le livre de Mischel a fait l'objet d'une "bombe incendiaire dans le domaine (..) des études de la personnalité" (p151), car "c'est le concept même de personnalité (..) que Mischel va mettre en cause" (p152).

2  Modèle selon lequel la personnalité pourrait être valablement décrite grâce à 5 grandes dimensions, et modèle faisant l'objet d'un quasi consensus, comme en témoignent par exemple Rolland (1994, p65), Caprara et col. (1973, p13),..

3  Et sans bien sûr demander aux sujets d’éviter la réponse intermédiaire.

4  Ainsi que le montre Tostain (1993), le statut professionnel (salarié/étudiant/sans profession) est un critère essentiel d'insertion/exclusion sociale. De ce fait, si le statut de militaire ou d'étudiant suffit à produire un sentiment d'intégration sociale, il est clair que les chômeurs, privés de tout statut, ne peuvent que se sentir exclus (cf. Maisondieu, 1997). Pour autant, il est possible de distinguer plusieurs catégories de chômeurs. Et les conseillers en Bilans de Compétences, les formateurs en Techniques de Recherche d'Emploi,.. sont unanimes pour considérer que les chômeurs en stage retrouvent, du simple fait de ce stage, le sentiment d'une nouvelle, quoique limitée, intégration sociale.

5  Il s’agit effectivement d’une stabilité minimale, car nous obtenons une confirmation de certains résultats antérieurs (Gangloff, 1999), à savoir un très faible taux de réponses stables, et donc un très faible taux de profils valides. Si l’on considère en effet qu’un profil n’est valide que lorsque le nombre global de non réponses d’un individu ne dépasse pas 5% des réponses, soit pour l’Alter Ego ne dépasse pas 7 non réponses (cf. Caprara et al., 1997, p107), et si l’on assimile les réponses intermédiaires à des non réponses (cf. Laglaive, 1998, p48), il apparaît alors (par une analyse des résultats individuels) que seuls 2 militaires (i.e. 7,41% de cette population) et 3 étudiants (i.e. 4,11% de cette population) fournissent des profils valides.

6  Sans doute serait-il d’ailleurs intéressant d’étudier si ce même laps de temps permet le processus inverse, c’est-à-dire entraîne une baisse de stabilité chez des sujets au chômage depuis peu.

7  Cette inférence naturalisante par laquelle certains psychologues prétendent aboutir à des conclusions sur la nature, la psychologie profonde d’un individu, n'est d'ailleurs pas sans rappeler la théorie de l'inférence des correspondances (Jones et Davis, 1965) dans laquelle, pour rendre et justifier leurs verdicts, les psychodifférentialistes et psychotechniciens sont contraints "d'éliminer les causes environnementales ou liées à la situation" (Kelley, 1967, p209).

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