Les Discours à la nation allemande (1807-1808) de Fichte sont un de ces textes fondateurs que l’on voit souvent cités à propos de l’idée de nation ou de la langue nationale, et avec lequel, tôt ou tard il faut faire connaissance de visu, afin de ne pas être tributaire de citations détachées de leur contexte ou d’interprétations partiales et partielles souvent véhiculées par les sources secondaires.
Ainsi, j’ai été surpris de voir que la moitié de ces discours sont consacrés à un projet d’éducation nationale (une quasi-utopie), mais que Fichte n’est pas mentionné dans les Histoires de la pédagogie que j’ai consultées (il n’y a qu’une citation de Fichte citant Pestalozzi1 dans le tome 3 de l’Histoire mondiale de l’éducation (dir. G. Mialaret et J. Vial), PUF, 1981)2.
Deux mots, d’abord, de Johann Fichte (1762-1814), philosophe ardu d’après les philosophes eux-mêmes (d’après l’Encyclopédie de la philosophie. Garzanti/La Pochothèque, 2002);
D’origine modeste, Fichte découvre par hasard la philosophie de Kant et s’enthousiasme pour elle. Il publie anonymement en 1792 la Revendication de la liberté de pensée et en 1793-4 les Contributions destinées à rectifier le jugement du public sur la révolution française : Fichte revendique une sorte de droit permanent à la révolution, pour rappeler à l’État les termes du contrat social. L’extinction finale de l’État serait même souhaitable une fois réalisé l’accès de tous les hommes au règne de la loi universelle de la raison [cf. Marx].
1794 : Principes de la doctrine de la science (suivi d’autres ouvrages sur le même sujet, la science étant la science du savoir en général
1798 : Sur le fondement de notre foi en un gouvernement divin du monde : Dieu semble coïncider avec l’ordre moral du monde. Fichte est accusé d’athéisme et doit quitter Iéna. Dans l’Initiation à la vie bienheureuse (1806), il se rapproche du christianisme en exposant que la vie véritable consiste à se tourner vers l’Eternel, qui doit déjà être saisi dans le monde fini.
Rencontre les romantiques : Novalis, les frères Schlegel, Schleiermacher. Pour Friedrich Schlegel, la doctrine de la science de Fichte, le Wilhelm Meister de Goethe et la Révolution française représentent lers trois grands événements de l’époque. On ne peut qu’admirer la puissance de cette philosophie abstraite et souvent obscure sur les romantiques. On en retiendra le principe de la spontanéité et de la liberté du Moi. Il faudrait lire son Rapport clair comme le jour adressé au grand public sur la vraie nature de la philosophie d’aujourd’hui (1801).
1800 : La destination de l’homme ; l’État commercial fermé.
1807-1808 : conférences à Berlin (Discours à la nation allemande), alors que les armées napoléoniennes occupent la Prusse. Fichte invite les Alledmands à un profond renouvellement moral et culturel. Même privé de forme politique propre, le peuple peut encore lutter en s’exprimant à partir de sa tradition, en se cultivant, en créant. Un peuple qui dispose de cette puissance spirituelle est irréductible. Fichte lie cette conception politico-culturelle de la nation à une régénération d’ensemble, éthique, politique et religieuse de l’humanité.
En 1810 est fondée l’Université de Berlin. Fichte en devient le premier recteur élu.
Les Discours à la nation allemande ont paru récemment dans la prestigieuse collection de l’Imprimerie nationale « La salamandre » (dans laquelle ont paru la Saga d’Olafr Tryggvason, Erasme, Jan Hus, John Donne, Heine, A. Blok, O. Mandelstam, V. Khlebnikov, etc.). Ils sont traduits et préfacés par Alain Renaut, Professeur de philosophie morale et politique à l'Université de Paris-Sorbonne3.
Imprimerie Nationale, 1992, 400 p.
NB. L’exposé suivant se base sur le texte lui-même, sur l’introduction d’Alain Renaut (p. 7-48) et sur un article de Marc Maesschalck (Louvain-Bruxelles), « Fichte et la question nationale », Archives de Philosophie, 59, 1996, p. 355-380 (BU). L’introduction de cet article est disponible sur Internet : http://www.toudi.org/europe/eumschlk.html
Marc Maesschalck, p. 355-56 :
« Fichte est connu comme l’un des penseurs du nationalisme allemand à l’aube du XIXe siècle4. Il partagerait même avec les intellectuels allemands de son époque une dérive allant du cosmopolitisme* de l’Aufklärung et de la philosophie populaire vers la ferveur patriotique inspirée de la nostalgie du Saint Empire germanique5. L’universalisme abstrait des Aufklärer ne serait d’ailleurs pas étranger à la dérive nationaliste de l’Allemagne moderne. A l’anthropologie abstraite du citoyen du monde répondrait l’anthropologie abstraite de l’Allemand ouvrant la marche d’une humanité régénérée6. L’Homme-modèle des sociétés secrètes illuministes ou maçonniques annoncerait le héros teutonique ou le génie germanique capable de sauver une société en déchéance, minée par la perte de ses repères traditionnels7. Déjà se profilerait à l’horizon le discours de Nietzsche sur la morale des seigneurs, dont les vertus sont d’abord liées au pouvoir archaïque sur le territoire, une morale guerrière. »
*cosmopolitisme : citoyenneté du monde (Diogène le Cynique, Platon [Protagoras], stoïciens, Pères de l’Eglise). Le cosmopolitisme moderne est né en opposition au développement des États nationaux (Erasme refuse de prendre la nationalité zurichoise ; abbé de Saint-Pierre [Projet de paix perpétuelle, 1713], Kant [Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolite, 1784], Goethe, SDN, ONU). Marx substitue l’internationalisme prolétarien au cosmopolitisme.
En fait, comme le montrent Marc Maesschalck et Alain Renaut, on trouve chez Fichte une tentative de concilier la citoyenneté universelle et le sentiment national.
Renaut constate qu’après la désagrégation du bloc communiste, l’Europe connaît une nouvelle fracture entre un Ouest qui s’oriente vers un modèle supra-national et un Est qui recherche son identité dans un néo-nationalisme, d’où l’actualité des Discours à la nation allemande. Fichte s’efforce d’échapper à l’affrontement de deux conceptions antinomiques : d’un côté l’idéal des Lumières d’un cosmopolitisme faisant table rase des identités nationales ; de l’autre, venant du Romantisme et de Herder, l’hétérogénéité de communautés nationales closes sur leurs différences.
Renaut rappelle ces deux conceptions de la nation :
1. Patrie juridique virtuellement dissociée de toute appartenance culturelle (« patriotisme constitutionnel » de Habermas) = “nation révolutionnaire” de l’abbé Siéyès, fondée sur une identité de droits (contrat social) : plutôt qu’un corps auquel on appartient, la nation est un édifice que l’on construit à partir d’un lien contractuel. On ne naît donc pas Français, on le devient par un acte d’adhésion à la communauté démocratique. La nationalité se résorbe ainsi dans la citoyenneté.
Cette nation rique de rester une Idée, une notion qui ne s’incarne jamais complètement dans la réalité.
Ne retenant rien de son passé, une telle nation est vouée à la dissolution.
2. Patrie comme entité géographique, historique et culturelle : “nation romantique” (J. de Maistre : notion d’âme collective). Liens d’appartenance naturels et organiques (langue, race).
A noter que la notion de Volksgeist n’apparaît jamais expressément chez Herder, qui reste universaliste et pense les nations sur fond de communauté du genre humain. C’est le romantisme allemand (les Schlegel), qui à travers sa critique de toute forme d’humanisme abstrait, affirme une hétérogénéité absolue des cultures nationales : c’est non l’adhésion, mais l’enracinement dans une naturalité qui décide de l’appartenance à une nation : c’est pourquoi la classe paysanne est considérée comme la base de la nation.
Si la nation est une entité naturelle, on naît français (où on est “naturalisé” français). Image de la mère-patrie et de ses fils. L’exilé reste français de cœur.
Cette notion est menacée par une dérive nationaliste : si la nationalité est une différence naturelle absolue, il faut la préserver contre ce qui peut la dénaturer.
La nation-génie ne peut que développer ses virtualités propres, elle est fermée au renouveau, à l’avenir.
Fichte peut nous aider à dépasser ces antinomies État-Nation/Nation-État, Nation-contrat ≠ nation-génie, liberté ≠ déterminisme, universalisme ≠ différentialisme, qui en fait se rejoignent :
Marc Maesschalck, art. cité p. 356 :
« La Rédemption par les valeurs de l’origine est un trait caractéristique des discours conservateurs8. Mais c’est le point d’ancrage anthropologique qui importe de ces discours et qui permet d’établir une communauté de pensée entre “ cosmopolitisme éclairé ” et “ nationalisme romantique ”. De part et d’autre, on fait appel à une conception perfectionniste de l’être humain selon laquelle la vie humaine tend à la réalisation d’une forme d’humanité, d’une idée ou d’une essence à laquelle il s’agit de correspondre au mieux9. La notion de progrès est au centre de la destinée humaine. L’être humain serait à définir comme un devenir historique consistant soit à dépasser ses particularités pour laisser advenir l’essentiel qui nous unit en tant qu’espèce, soit à reconnaître la faculté d’une particularité à servir le dépassement de toutes les particularités, c’est-à-dire la mission de rassembler les peuples autour de sa figure épurée. De ce point de vue, le nationalisme ne renie pas le cosmopolitisme, mais il prétend jouer à son égard un rôle messianique. Il est celui par qui advient concrètement l’universel, en tant que négation et transfiguration des particularités »
Dans les Dialogues patriotiques (1806-1808), Fichte écrit :
« Le cosmopolitisme est la volonté dominante que le but de l’existence du genre humain soit effectivement atteint dans le genre humain. Le patriotisme est la volonté que ce but soit atteint avant tout dans la Nation dont nous sommes nous-mêmes les membres et que ce résultat s’entende à partir d’elle au genre humain tout entier [...] Et de cette façon, tout esprit cosmopolitique devient tout à fait nécessairement par cette limitation à la nation, patriote ; et tout individu qui dans sa nation serait le patriote le plus puissant et le plus actif est précisément, par là même, le citoyen du monde le plus actif, puisque le but ultime de toute culture nationale reste tout de même que cette culture s’étende jusqu’au genre humain tout entier10.
L’objectif de Fichte est de combattre un nationalisme géographico-ethnique pour lui opposer un nationalisme culturel et populaire à visée universaliste.
[Cf. Dostoïevski, « Pouchkine », Journal d’un écrivain, 1880 : « Notre peuple porte dans son âme ce penchant pour l’universelle résonance et l’universelle conciliation » ; « Etre un vrai Russe, être pleinement russe, cela ne signifie peut-être pas autre chose que d’être le frère de tous les hommes, d’être citoyen du monde [litt. pan-homme, vsechelovek] si vous voulez. [...] Notre destinée est l’universalité, et non pas conquise par le glaive, mais par la force de la fraternité et de notre aspiration fraternelle à la réunion des hommes. » (Pléiade, p. 1348, 1372-73).
Comme il le rappellera dans ses Discours, Fichte est un Allemand qui s’adresse aux Allemands dans une situation de crise. Il souhaite que “ le but du genre humain soit effectivement atteint dans le genre humain ”. La voie pour y parvenir, selon lui, est de travailler à partir de la situation de chacun en formant une culture nationale dont la visée est de s’étendre au genre humain. Cette culture est un point de départ et non une fin en soi. Elle est appelée à être dépassée dans la rencontre des autres cultures nationales. Mais dans cet effort vers l’universel, l’Allemand ne peut partir que de l’allemand comme le Français du français.
Selon A. Renaut, l’idée fichtéenne de nation est romantique avec la désignation de la langue comme fondement de l’unité nationale, la valorisation du moyen âge (unité de l’Europe autour de la religion chrétienne), la critique du rationalisme, destructeur de la religion.
Mais il faut nuancer : dans le moyen âge, ce sont les villes libres que retient Fichte. Loin d’exalter, comme les romantiques, le catholicisme, il voit dans la Réforme « la dernière grande action universelle qu’a accomplie le peuple allemand » : la Réforme comme religion de cette autonomie sans laquelle une nation ne peut se constituer comme telle. La Réforme revalorise la patrie terrestre. Enfin, pour Fichte, on ne naît pas allemand, on le devient et on le mérite (adhésion aux valeurs universelles de l’esprit et de la liberté). D’où l’importance de l’éducation nationale comme éducation à la nation (radition républicaine).
En fait, il y a chez Fichte une double critique du romantisme politique et de l’Aufklärung (Renaut) :
- Les Lumières ont détruit le lien religieux, d’où une culture de l’égoïsme où l’individu sépare ses intérêts de la destinée du Tout. Nature et raison se sont scindées, le libre arbitre prend la forme d’un pouvoir purement négateur, le bonheur individuel est la seule finalité à l’existence. Critique d’un État-machine fondé sur le jeu de l’intérêt bien compris (État de nécessité, Notstaat, fondé sur la contrainte ; l’État rationnel, Vernunftstaat, restant un idéal).
Fichte rejette Aufklärung et romantisme : dans les deux cas, c’est le principe de la nature individuelle qui prévaut contre la loi.
Fichte n’a pas évolué de l’Aufklärung au romantisme, il développe une troisième idée de la nation : de la nationalité comme éducabilité.
Fichte fait de la communauté nationale une unité à laquelle, en droit, tout individu peut adhérer, dès lors qu’il reconnaît les valeurs de l’esprit et de la loi. La liberté est pour lui une liberté métaphysique, transcendant le temps et l’histoire, mais toujours une liberté-en-situation, qui doit s’inscrire dans une culture et une tradition pour lesquelles les valeurs de l’esprit et de la loi ont un sens. Le signe visible de cette inscription consiste dans la capacité d’être éduqué, dans l’éducabilité aux valeurs de cette liberté et de cette tradition (Renaut, p. 42).
Il faut substituer l’amour du bien à l’égoïsme, former en l’homme la “bonne volonté” pour rendre l’homme moral.
Marc Maesschalck, art. cité p. 359 :
« Ainsi, Fichte voit dans le nationalisme prussien l’occasion d’une mobilisation du peuple et d’un vaste mouvement d’éducation civique qui permettrait d’établir un nouvel ordre social sur des bases participatives ; en s’inspirant de Pestalozzi (voir note 1) il pense détenir les principes d’une éducation capable d’élever toute conscience à une conception claire de l’ordre spirituel. Enthousiaste, Fichte écrit : « Donnez une telle éducation aux citoyens et vous obtiendrez une autre nation », c’est-à-dire la science et l’art d’un « progrès régulier et ininterrompu de l’humanité vers sa destination ». À l’idéologie guerrière, il oppose donc un projet d’éducation populaire qui sera au centre des Discours de 1808 ».
La nation est le produit du processus éducatif (« L’éducation nationale comme éducation à la nation », Renaut, p. 34).
Venons-en au texte, à travers des citations.
Quatorze discours/chapitres :
I. Considérations préliminaires et vue d’ensemble.
II. Qu’est-ce que l’éducation nouvelle en général ?
III. Suite de la description de l’éducation nouvelle.
IV. Principales différences entre les Allemands et les autres peuples de provenance germanique.
V. Conséquences des différences qui ont été mises en évidence.
VI. Exposé des caractères allemands dans l’histoire.
VII. Définition approfondie du caractère originel et allemand d’un peuple.
VIII. Qu’est-ce qu’un peuple, au sens supérieur du terme, et qu’est-ce que le patriotisme ?
IX. À quel aspect de la réalité existante faut-il rattacher la nouvelle éducation nationale des Allemands ?
X. Détermination plus précise de l’éducation nationale allemande.
XI. À qui confier la réalisation de ce plan d’éducation ?
XII. Sur les moyens de préserver notre existence jusqu’à la réalisation de notre but principal.
XIII. Suite des considérations précédentes.
XIV. Conclusion générale.
chap. I-II des Discours : Qu’est-ce que l’éducation nouvelle en général ?
Une nation qui a sombré ne peut se délivrer que par la création d’un ordre des choses entièrement neuf (p. 62) : formation d’un Moi général et national (65).
Le remède est l’éducation de la nation : il s’agit de l’éduquer à une nouvelle vie qui demeure sa propriété exclusive ou qui, si elle devait, à partir d’elle, échoir aussi à d’autres, puisse être partagée à l’infini en demeurant intégralement ce qu’elle est et sans perdre quoi que ce soit d’elle-même. (p. 65)
Fichte critique l’éducation en vigueur, qui renconce à “former l’homme”, pour ne développer en lui que certains talents, et qui ne s’adresse qu’à une minorité (67-68).
P. 195. Dès lors que l’État, dans la personne de ses citoyens adultes, n’est que l’éducation constituée du genre humain, il faut, selon cet art politique, que le futur citoyen soit lui-même tout d’abord éduqué à recevoir cette éducation supérieure [...] Chez les Grecs aussi, l’art politique faisait reposer la citoyenneté sur l’éducation.
Buts de la nouvelle éducation :
P. 68 : Nous voulons, grâce à la nouvelle éducation, faire des Allemands une collectivité, qui, dans tous ses membres, soit dynamisée et animée par les mêmes intérêts.
P. 92. l’individu doit s’imposer des renoncements au profit du Tout et également agir en faveur du Tout, lui être utile.
Création d’une sorte de “république des élèves” (92).
P. 102. Formation de l’entendement et de la volonté.
Caractère contraignant de cette éducation :
P. 75. Toute éducation vise à produire un être stable, sûr et persistant dans ses choix, qui n’est plus en devenir, mais est et ne peut être autre que ce qu’il est.
P. 76. Si vous voulez avoir quelque effet sur lui, il faut faire davantage que de simplement lui adresser des discours, il faut le façonner, et le façonner de telle manière qu’il ne puisse aucunement vouloir autre chose que ce que vous voulez qu’il veuille.
Moyens de l’éducation :
chap. IX. A quel aspect de la réalité existante faut-il rattacher la nouvelle éducation nationale des Allemands ?
Fichte s’appuie sur J. H. Pestalozzi.
P. 251. Les enfants doivent être totalement séparés des parents
P. 271-2 : mixité : « Il convient que garçon et fille commencent par apprendre à reconnaître et à aimer l’un chez l’autre l’humanité qui leur est commune »
P. 275. La loi fondamentale de ce petit État économique doit être de ne jamais utiliser comme nourriture, vêtement, etc., un article, ni d’employer, autant que possible, un outil qui ne puissent être produits et fabriqués en son sein. cf. p. 92-93.
[Cf. L’État commercial fermé, 1800]
P. 286. Le nombre des prisons et des maisons de correction diminuera fortement.
P. 296. Les grands propriétaires fonciers pourront organiser sur leurs domaines des établissements d’éducation pour les enfants de leurs subordonnés.
Cette nouvelle éducation, pour former une nouvelle génération d’hommes, doit être appliquée par des Allemands à des Allemands. Pourquoi (IV) ?
La nation allemande, à la différence d’autres lignées germaniques qui ont adopté une langue et une culture étrangères [allusion aux Francs] a su maintenir ses caractéristiques originaires.
« Peuple-souche», l’Allemand « parle une langue vivante, depuis sa première irruption à partir de la force naturelle, alors que les autres branches germaniques parlent une langue qui ne s’abîme qu’en surface, mais qui est morte dans ses racines » (p. 136, chap. IV : Principales différences entre les Allemands et les autres peuples de provenance germanique, mais les scandinaves sont considérés comme des Allemands (p. 118).
P. 122. On appelle peuple des hommes dont l’organe vocal subit les mêmes influences extérieures, qui vivent ensemble et qui cultivent leur langue.
P. 141. Les Allemands n’ont cessé de bénéficier du développement ininterrompu d’une langue originaire qui poursuivait son évolution à partir de la vie réelle, tandis que les autres ont adopté une langue qui leur était étrangère et qui, sous leur influence, est devenue une langue morte. Cf. p. 121.
P. 138. L’Allemand peut toujours saisir l’étranger et le comprendre parfaitement, même mieux que celui-ci ne se comprend lui-même, et il peut le traduire intégralement.
Conclusion, p. 139 :
Chez un peuple dont la langue est vivante, la formation de l’esprit s’intègre à la vie ; dans l’exemple contraire, la formation de l’esprit et la vie suivent chacune leur voie. Un peuple du premier type prend véritablement, et authentiquement, au sérieux toute formation spirituelle, et il souhaite que celle-ci s’intègre à la vie ; là contre, cette formation constitue bien davantage pour un peuple du second type une sorte de jeu génial, dont il n’attend rien. Les derniers ont un esprit ; les premiers ont aussi, avec l’esprit, une âme. [...] Dans une nation du premier type la masse du peuple peut être éduquée, dans une nation du second type, les classes instruites se scindent du peuple.
[les slavophiles russes ne diront pas autre chose]
VI. Exposé des caractères allemands dans l’histoire
P. 176. L’État rationnel* ne se laisse pas édifier par des dispositions artificielles et à partir de n’importe quel matériau disponible, mais il faut commencer par former er par éduquer la nation en vu de cet État.
[*État rationnel : à l’horizon de l’Histoire].
P. 182. La nation allemande est la seule des nations européennes modernes qui ait, dans les faits, déjà démontré depuis des siècles, par sa bourgeoisie, qu’elle était capable d’offrir un support à la constitution républicaine.
P. 153. Conformité à la nature du côté allemand, règne de l’abitraire et de l’affection, du côté de l’étranger.
P. 154. Le peuple dont la langue est vivante fait en toutes choses preuve de courage et de sérieux.
Crans d’arrêt mis par Fichte à une interpétation racialisante de la différence nationale : il existe originellement une seule race d’hommes, et la différenciation est un “événement”, non une donnée de l’histoire ; il n’existe pas aujourd’hui de race pure ; la différence entre nations ne tient pas à l’origine des peuples, mais à leurs histoires culturelles respectives, telles qu’elles s’expriment dans le devenir des langues. (notes de Renaut, p. 387).
chap. VIII: Q’est-ce qu’un peuple, au sens supérieur du terme, et qu’est-ce que le patriotisme ?
Lien entre le peuple et la religion :
Pour Fichte, qui se réclame de l’Evangile de Jean, Dieu est perpétuellement actif et créateur, et cette présence, cette activité, ne peut être prise comme objet d’un savoir dogmatique. On ne peut atteindre cette réalité que par la vie intérieure. La religion n’est pas une occupation privée et rituelle, elle est l’esprit intérieur qui imprègne, anime et pénètre tous nos actes, notre entière présence au monde et à l’histoire.
Maesschalk, art. cité, p. 374 : « Selon Fichte, l’éducation ne peut négliger l’initiation à une authentique religiosité, celle qui renvoie le sujet à une idée de la destinée humaine qui le dépasse et l’intègre, c’est-à-dire qui donne à la vie singulière une mesure qui rappelle que la vie n’est pas une propriété, mais un don reçu, un don inaliénable, étenel, qui rattache la vie singulière à une destinée supérieure présente dans toute la vie naturelle et sociale et qui fonde le pouvoir-être de chaque vie. »
Id., p. 379 : « La conception religieuse de la nation arrache la cause nationale à son naturalisme et la rattache à une vision globale du destin de l’humanité qui intègre les différences dans un processus universel de reconnaissance rendant possible le libre accord des libertés [...] sur le plan religieux, la nation est un devenir dont la condition de réalisation est la constitution d’une communauté d’éducation. »
P. 98 : éducation à la vraie religion
P. 213. Ne pas laisser la religion s’effondrer au rang d’une simple consolation pour les prisonniers. [Il faut] trouver le ciel dès cette terre et introduire de l’éternité dans ses tâches terrestres quotidiennes. Semer l’impérissable dans le temporel.
Le peuple, contrairement à la conception romantique, n’est pas le dépositaire d’un quelconque génie national, c’est celui qui adhère aux valeurs universelles de l’esprit et de la liberté :
P. 216. Voici donc ce qu’est un peuple, dans l’acception supérieure du terme [...] : l’ensemble des hommes coexistant en société et se reproduisant, naturellement et spirituellement, sans cesse par eux-mêmes, un ensemble qui est soumis à une certaine loi particulière en vertu de laquelle le divin s’y développe.
P. 206. Quiconque croit à la spiritualité et à la liberté de cette spiritualité, et veut poursuivre par la liberté le développement éternel de cette spiritualité, celui-là, où qu’il soit né et quelle que soit sa langue, est de notre espèce, et il nous appartient et fera cause commune avec nous.
P. 220. L’amour de la patrie, c’est d’œuvrer à l’épanouissement de l’éternel et du divin dans le monde.
P. 222. Ce doit être le patriotisme qui régit l’État en lui assignant un but plus élevé que celui, si banal, du maintien de la paix intérieure, de la sauvegarde de la propriété, dela vie personnelle, de la vie et du bien-être de tous.
Opposition des Germains à l’hégémonie mondiale de Rome : c’est la force de l’âme qui a vaincu.
Visions d’avenir :
chap. XIII.
P. 334. la guerre est quelque chose de périmé
P. 337. La lutte armée est terminée ; une nouvelle lutte commence dès que nous le voulons : celle des principes, des mœurs, du caractère.
P. 338. Rester ce que nous sommes, devenir encore plus fortement et plus résolument ce que nous devons être.
359. Vous voyez, par le regard de l’esprit, le nom allemand s’élever, grâce à cette génération, au rang le plus illustre de tous les peuples, vous voyez cette nation devenir celle qui va régénérer et rénover le monde.
[Notons que ce messianisme n’est pas propre à l’Allemagne. On le trouve chez les slaviophiles russes comme chez les romantiques français. Cf. Hugo, Michelet, Mazzini : dimension messianique de la nation :
Hugo, 1867 : « La France a cela d’admirable qu’elle est destinée à mourir comme les dieux par la transfiguration. La France deviendra l’Europe [...] La révolution de France s’appellera l’évolution des peuples. Pourquoi ? Pare que la France le mérite, parce qu’elle ne travaille pas pour elle seule, parce qu’elle représente toute la bonne volonté humaine, parce que là où les autres nations sont seulement sœurs; elle est mère »]
P. 362. Il faut agir sans délai.
Appel aux jeunes gens, aux anciens, aux hommes d’affaire, penseurs, princes de l’Allemagne.
P. 394 : Nous ne trouvons jamais dans l’histoire que ce que nous y avons mis nous-mêmes.
Conclusion (Marc Maesschalck, p. 360):
Fichte permet d’envisager un patriotisme “déterritorialisé” grâce à la construction multiculturelle d’une identité politique commune.
« Fichte s’est démarqué tout autant de l’universalisme éclairé que du nationalisme romantique. D’une part, il a dénoncé les présupposés utilitaristes de la première perspective montrant qu’en fait la formule“ homme-citoyen du monde ”cachait l’idée d’un monde seulement mesuré par les besoins humains, sans signification pour l’homme hors de l’utilité, un monde à exploiter sans limites et sans égard pour la durée, pour l’inscription des hommes à long terme grâce à la construction patiente d’une harmonie. D’autre part, il a montré que les rêveries romantiques n’expriment qu’une régression vers un monde de domination où le peuple se console à l’idée d’un au-delà meilleur, tandis qu’une élite de génies détermine le sens, parce qu’ils ont par nature cette vertu de commander. Le nationalisme romantique restaure une tradition héroïque où la raison reste au service de la force elle-même légitimée par la religion comme manifestation du sacré. Fichte ne se laisse donc pas enfermer dans la dérive intellectuelle qui conduirait de l’Aufklärung au romantisme. »
Ces lectures de Maesschalck et Renaut sont concaincantes, mais est-ce bien la lecture courante qui a été fait de Fichte ? On assiste à une simplification, réduction, dégradation, récupération de pensées complexes. Il en va de même pour le néo-slavophilisme ou le néo-eurasisme actuel en Russie. A nous de ne pas confondre la vulgate avec l’original.
L’idée de nation de Fichte, plus réaliste que l’idée de nation-contrat, moins dangereuse que l’idée de nation-génie, reste d’actualité. A. Renaut rappelle qu’elle a inspiré la commission chargée en 1987 de réfléchir à une réforme du Code de la nationalité, au-delà de l’opposition droit du sang/droit su sol : référence était faite à la conception élective de la nation, selon laquelle une nation est constituée par la volonté et le consentement libre des individus (héritage de l’idée révolutionnaire ; jus soli) ; mais pour s’exercer significativement, cette liberté devait s’inscrire dans une culture et une dans une tradition pour laquelle les valeurs du droit et de la loi ont un sens : rôle de la scolarisation et de la langue. Chacun fera le lien avec le « problème du voile ».
Pour aller plus loin :
Dumont L.,» Le peuple et la nation chez Herder et Fichte », Essais sur l’individualisme, Seuil, 1983.
R. Lauth, « Le véritable enjeu des Discours à la nation allemande de Fichte », in Revue de Théologie et de Philosophie, 123 (1991), t. 2.
Schnapper D., La France de l’intégration, Gallimard 1991.
1 Célèbre pédagogue suisse (1746-1827) promoteur de l’éducation populaire, disciple de Rousseau, philanthrope. Tolstoï s’en inspire pour sa pédagogie.
2 Je signale aux slavisants qu’il y a dans chacun des quatre tomes de cet ouvrage un chapitre consacré à l’enseignement et à la pédagogie dans le monde slave (D. Beauvois).
3 Principaux ouvrages d’Alain Renaut :
- Des droits de l’homme à l’idée républicaine (en collaboration avec L. Ferry). PUF, 1985.
- Système et critique. Essais sur la critique de la raison dans la philosophie contemporaine (en collaboration avec L. Ferry). Ousia, Bruxelles, 1985.
- La Pensée 68. Essai sur l’anti-humanisme contemporain. (en collaboration avec L. Ferry). Gallimard, 1985. Folio-essais, 1988.
- Le système du droit. Philosophie et droit dans la pensée de Fichte. PUF, 1986.
- 68-86. Itinéraires de l’individu (en collaboration avec L. Ferry). Gallimard, 1987.
- Heidegger et les modernes. (en collaboration avec L. Ferry). Grasset, 1988.
- L’ère de l’individu. Contribution à une histoire de la subjectivité. Gallimard, 1989.
- Philosophie du droit. (en collaboration avec L. Sosoé). PUF, 1991.
- Sartre. Grasset, 1993.
4 Notes de l’article de Marc Maesschalck.
Cf. J. Derrida, Psyché, Inventions de l’autre, Galilée, Paris, 1987, p. 416-418 ; id., Du droit à la philosophie, Galilée, Paris, 1990, p. 51-53. [...] Sur l’impact négatif des Discours, on lira aussi A. Philonenko, L’archipel de la conscience européenne, Grasset, Paris, 1930, p. 276 et 277.
5 Cf. Pierre Fougeyrolas, La Nation, Essor et déclin des sociétés modernes, Fayard, Paris, 1987, p. 82. Voir aussi B. Gilson, L’essor de la dialectique moderne et de la philosophie du droit, Vrin,, Paris, 1991, p. 293 et 294.
6 Cf. A.Touraine, Critique de la modernité, Fayard, Paris, 1992, p. 91. Ch. Taylor, Sources of the Self. The Making of Modern Identity, Harvard University Press, Cambriddge (Mss.), 1989, p. 368 et 369.
7 Cf. J. Habermas, Der philosophische Diskurz der Moderne, Suhrkamp, Frankfurt a.M., 1985, p.114-5.
8 Cf. J. Habermas, Écrits politiques, Culture, Droit, Histoire, trad. Par Chr. Bouchindomme et R.Rochlitz, Cerf, Paris, 1990, p. 82.
9 Cf. Ph. Van Parijs, Qu’est-ce qu’une société juste?, Seuil, Paris, 1991, p. 272, note 2
10 F.W. XI 228 et 229, trad. Par L.Ferry et A.Renaut, in J.G. Fichte, Machiavel, Payot, Paris, 1981, p. 94 et 95. Nous renvoyons par défaut à l’édition d’I.H. Fichte (Werke, reproduite chez de Gruyter, Berlin, 1971) et suivons, quand elle existe, l’édition critique de l’Académie des Sciences de Bavière (Gesamtausgabe, Frommann/Holzboog, Stuttgart, 1962 - en cours). Les sigles utilisés sont respectivement F.W. et GA.