N°7 / Musiques et politique Juillet 2005

Propos sur le clivage gauche-droite à l’heure du référendum sur le traité constitutionnel

Odile Camus

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Le présent texte se veut une contribution au dialogue entre Alexandre Dorna [AD] et Benjamin Matalon [BM] (CPP 6, janvier 2005), lequel dialogue suscite maintes questions. Notamment :

  • Le clivage gauche-droite garde-t-il sa pertinence dans le présent contexte ?

  • Un projet politique construit sur son dépassement permettrait-il de sortir de la crise actuelle, en premier lieu via un réinvestissement de la citoyenneté ?

Dans une première version, mon texte se focalisait essentiellement sur les questions laissées en suspens dans le dialogue AD-BM. Suite à la lecture critique du comité de rédaction, j’ai été amenée à clarifier ma position – c’est-à-dire finalement à mettre en exergue le point de vue qui oriente ma réflexion, point de vue dont les motivations tiennent pour partie du sentiment. Je commencerai donc par l’expression d’un sentiment : la gauche reste, pour de nombreux citoyens dont je suis, une valeur forte, qui subsume liberté, égalité, fraternité. Et ces valeurs ont été, et sont toujours, des valeurs de résistance, contre puissance et hiérarchie, valeurs patriarcales, valeurs de droite – liberté peut-être aussi, dans une certaine acception : liberté relative aux ressources personnelles qui permettent à certains de s’affranchir du pouvoir de l’état, et plus largement de la société, tandis que la liberté de gauche s’exerce également pour tous et dans les limites d’un contrat social dont l’état se doit d’être le garant.

Cela dit l’étiquetage politique des oppresseurs, tout particulièrement dans l’histoire du XXème siècle, a largement contribué à la perte de repère – et c’est bien normal : la légitimation de l’oppression suppose une rhétorique des valeurs cohérente avec la condamnation de la dissidence. Mais ce brouillage idéologique, qui a généré à gauche la crise d’identité sur laquelle s’interroge BM (1ère partie du dialogue), n’a peut-être pas affecté les attitudes politiques autant qu’on pourrait le croire de prime abord. Encore convient-il de dissocier identité politique, laquelle repose sur un label socialement catégorisant (i.e. la référence à une appartenance groupale), et attitudes caractérisant a priori telle ou telle orientation politique. Je ferais volontiers l’hypothèse qu’une mesure de ces dernières révèlerait une polarisation d’autant plus nette que l’on aura évité toute indexation politique, et en premier lieu toute référence au politique, tandis que la référence explicite à une appartenance politique devrait susciter des positionnements médians.

Relativement aux questions initiales, je défendrai donc ici la position suivant laquelle :

  • le clivage gauche-droite reste pertinent pour l’appréhension des attitudes politiques, ce que j’illustrerai essentiellement par l’actuel débat sur le TCE1, paradoxalement révélateur de cette pertinence – paradoxalement puisque le « oui » et le « non » ne se déduisent pas des affiliations politiques.

  • une alternative à la crise actuelle n’est concevable que dans la rupture d’avec les valeurs de droite. Un projet construit sur la conciliation entre république et démocratie peut constituer une telle alternative, pour peu évidemment que l’on extraie de la signification de ces concepts ce qu’un usage majoritairement démagogique a pu y introduire. Un tel projet relève à mon sens, tout particulièrement dans le présent contexte, d’un positionnement de gauche.

Je précise néanmoins que mon point de vue est dégagé de toute préoccupation tactique. En effet la question de savoir s’il faut ou non, pour sortir de l’apathie politique, ranimer le clivage gauche-droite, ou s’il convient au contraire de suspendre toute référence à ce clivage, met en cause les identités politiques ; et je pense que cette question pratique ne doit pas être assimilée à la question théorique de la pertinence du clivage pour rendre compte des attitudes politiques, et plus largement, des valeurs et des idéaux impliqués dans le rapport des individus à la société. Et c’est relativement à cette dernière question qu’à mon avis il est possible d’identifier une orientation de gauche sans ambiguïté.

La gauche et le TCE

La division sur le TCE est plus marquée à gauche qu’à droite. Son traitement médiatique fait apparaître cette crise d’identité de la gauche qui peut amener à se demander, comme le fait BM (p.1), si la gauche n’a pas disparu. En même temps la relativisation du clivage gauche-droite qui se dégage de la médiatisation du débat ne semble pas affecter en profondeur l’identité de droite, ce qui est pour le moins paradoxal. Jacques Chirac a certes affirmé que « cette constitution n’est ni de droite ni de gauche » (3/05/05 sur France2). A l’appui de cette opinion, on peut effectivement caractériser le TCE comme un ensemble de principes économiques, non encadrés par des principes politiques. Mais l’érection de l’efficacité économique en principe constitutionnel n’est perçue comme politiquement neutre que par les partisans du oui ; lesquels ont également une position très consensuelle sur le « progrès social » qu’apporterait l’approbation de ce texte. Pour appuyer cette position, c’est évidemment la partie II du Traité (Charte des droits) qui est mise en avant, par les leaders de gauche comme de droite. La portée des valeurs qui y sont énoncées est fortement limitée par les principes de fonctionnement économique, autrement plus contraignants, qui sont exposés dans la partie III (limitation fixée par l’article II-112-§2)2. Il n’en reste pas moins que le TCE offrirait, aux dires des pré-cités, un « rempart contre la mondialisation » (propos digne d’un leader du PS, mais en l’occurrence prononcé par Jacques Chirac, le 14/04/05 sur TF1). L’  « Europe sociale », la lutte contre le libéralisme économique, constitueraient donc un terrain d’entente entre la gauche et la droite ! – Mais « naturellement3(la constitution) ne conteste pas l’économie de marché » (ibid. – mais là encore, des propos similaires ont été tenus par des leaders du PS face à des contradicteurs de gauche).

En somme, ce qu’illustre cette unanimité pour le oui entre les grands partis, c’est la normativité tout à la fois des valeurs de gauche (la rhétorique de l’Europe sociale), et des actions politiques de droite (l’application du libéralisme économique). Et le paysage médiatico-politique, premier vecteur de cette normativité, contribue ce faisant à rendre plus flou ce qui distingue la gauche et la droite. Mais l’impact assez limité de la propagande du oui, tout comme la scission, au sein du PS comme des Verts, entre dirigeants (plutôt favorables au « oui ») et base électorale (plutôt favorable au « non »), et plus largement, le « décalage entre gouvernants et gouvernés » que pointe AD (p.10), invitent à examiner la question du clivage à partir d’autres repères que ceux fournis par le discours normatif. A tout le moins, il est légitime de se demander si la gauche « apostasiée » (AD p.4), à l’identité problématique, à laquelle se réfère BM dans la première partie du dialogue, est susceptible de rendre compte des positionnements politiques de la masse des électeurs de gauche. Elle correspond certainement à cette gauche qui approuve le TCE, cette gauche qui ne conçoit pas la remise en cause des conquêtes que le libéralisme économique a inscrites dans les précédents traités. Elle correspond à cette gauche médiatiquement très présente ; à cette gauche qui, en dépit de sa crise identitaire, s’affilie politiquement sans hésitation. Mais elle ne me paraît pas correspondre en revanche à la gauche qui désapprouve le TCE ; à cet électorat dont le vote, bien que toujours à gauche, flotte entre différents partis ; à cette gauche résolument de gauche mais dont la représentation politique fait défaut. Et cette gauche-ci témoigne justement de la persistance de l’idéal d’antan, celui de la gauche du Programme commun (Cf. BM p.1), la gauche unie contre le capitalisme.

D’ailleurs le premier déterminant du vote sur le TCE ne serait-il pas, par-delà le niveau de diplôme souvent évoqué par les médias, le niveau de revenus ? Par exemple la mise en rapport, dans un journal satirique, entre approbation du TCE par des personnalités médiatiques (intellectuels, journalistes, artistes), et gains qu’elles ont perçus en 2004 (Pour Lire Pas Lu, 24, Avril 2005 p.10), révèle une grille de lecture de la hiérarchie sociale qui est en rupture avec celle de la « fracture », mais susceptible en revanche de remettre au goût du jour la lutte des classes. Quoi qu’il en soit, pour cette gauche dont l’affiliation politique est problématique mais non pas les options fondamentales, l’objectif d’une « société plus juste » (Cf. BM pp.1-2) suppose, à la différence de la gauche médiatique, le changement radical.

Crise et projets alternatifs

Or précisément, le rapport à « l’ordre des choses » reste probablement le critère le plus général qui distingue les explications « de droite » et les explications « de gauche » (Cf. BM p.2, position rappelée pp.10-11 : « affirmer « on n’a pas le choix » me semble une caractéristique essentielle de la droite »). Considérer que les sociétés sont régies par des « lois » sur lesquelles il serait illusoire de vouloir intervenir (par exemple : le « naturel » de l’économie de marché ; ce que j’ai dénommé ailleurs « objectivisme social ») relèverait ainsi d’une posture de droite, tandis qu’une posture de gauche devrait plutôt conduire au refus de légitimer l’action politique par le réalisme et la nécessité, lesquels ne sauraient tenir lieu de valeurs. Or l’uniformité des politiques menées, en dépit de l’alternance gouvernementale, uniformité qui ne peut être légitimée a posteriori par son résultat (crise politique, économique, sociale, Cf. AD p.13sq.), tend évidemment à faire de la soumission à l’ordre des choses, c’est-à-dire la détermination par le social existant plutôt que par le souhaitable, une caractéristique commune à tous les partis de gouvernement, de gauche comme de droite. Il n’en reste pas moins que ce « réalisme politique » est généralement accompagné d’un diagnostic moins grave, rendant acceptable un fatalisme de bonne foi, que le refus de ce réalisme. Certes, dans sa seule dimension socio-économique, la crise n’est pas ignorée (– la droite sait-elle pour autant que « le système est mortel » (AD p.14) ? Et se demande-t-on sérieusement ce qu’il risque d’entraîner dans sa chute ?) Pourtant si l’on s’attache à la « déstructuration de l’identité collective et individuelle » (p.13), et globalement aux formes que prend l’aliénation (concept apparemment pertinent pour les deux auteurs ; Cf. BM p.4, AD p.15), l’urgence de l’alternative ne peut plus être ignorée – quand bien même l’alternative paraîtrait relever de l’utopie – et l’ultime argument des partisans du TCE affiliés à gauche est encore de dire que ce traité est « le meilleur possible ».

De mon point de vue les projets alternatifs – qui existent bel et bien, même s’ils ne sont pas portés par des partis politiques ou des groupes à forte visibilité sociale -, qu’ils le revendiquent ou qu’ils se distancient de tout étiquetage politique, sont clairement de gauche : l’alternative ne peut plus faire l’économie d’une remise en cause des fondements mêmes du système capitaliste, et en premier lieu de l’allégeance de l’appareil d’état au capital, allégeance relayée par cet « esprit oligarchique des élites politiques » dont parle AD (p.12) – lequel esprit me semble d’ailleurs en soi compatible avec les valeurs de droite, mais non pas avec celles de gauche. A défaut d’une telle remise en cause, on voit mal comment le cours de l’histoire pourrait être infléchi.

Mais c’est peut-être précisément cette remise en cause, qu’elle soit ou non explicite, qui fait juger les projets alternatifs inconsistants ou irréalistes (Cf. BM p.2 :« Je suis tout à fait d’accord que les projets actuels de société alternative n’ont aucune consistance, ou sont des vœux pieux, comme le slogan alter mondialiste « un autre monde est possible » - y a-t-il vraiment accord des auteurs sur cette question ? et quels en sont les arguments ?) Quoi qu’il en soit, on assiste actuellement à un développement non négligeable de la vie associative, d’une vie associative politiquement ancrée en même temps qu’indépendante de tout parti politique, et ce notamment autour de l’alter-mondialisme. Le succès de l’association ATTAC4 témoigne d’ailleurs de la vivacité de la gauche ; et les adhérents sont issus de tous les partis de gauche. Qu’ont-ils de commun ? ATTAC s’est fondée sur un objectif initial simple : la proposition d’une taxation des transactions financières (taxe Tobin), laquelle pourtant est incompatible avec la ligne de pensée de certains partis (à l’extrême-gauche, pour qui cette proposition relève de la compromission), - et risque aussi d’être jugée anticonstitutionnelle au regard du TCE (article III-156). Mais ATTAC n’est pas, et ne se veut pas, parti politique5. Les idées et valeurs qui rassemblent ses militants ne fonctionnent pas comme des béquilles identitaires, mais comme support d’un débat permanent. La raison d’être de ce mouvement, qui se définit comme mouvement d’éducation populaire, est de reconstruire les conditions d’un exercice éclairé de la citoyenneté, principalement via la diffusion de l’information économique et des moyens de se l’approprier. Le réinvestissement de la citoyenneté est en effet conçu comme condition préalable nécessaire à la mise en œuvre d’une authentique alternative – rendre possible un autre monde. Et la gauche altermondialiste, loin d’être « apostasiée » (Cf. supra), me semble actuellement la seule force alternative crédible – à tout le moins un acteur politique susceptible de générer du contre-pouvoir. En témoigne la pénétration des référents altermondialistes dans les discours démagogiques, jusqu’à la droite qui, Jacques Chirac en tête, en arrive à pourfendre le libéralisme pour vendre le TCE.

Parmi les projets politiques émanant plus ou moins directement de la mouvance altermondialiste6, la version la plus radicale de la critique actuelle du capitalisme est à mon sens portée par le projet, anticonstitutionnel au regard du TCE (article I-3-§3), d’une société de décroissance - dont la viabilité économique suppose évidemment une relocalisation des échanges commerciaux. Utopie ? Le fondement de ce projet repose sur le constat que les ressources naturelles sont limitées ; l’activité humaine dans ses formes présentes, (outre le fait qu’elle met en danger la pérennité de nombreuses espèces vivantes, et ce dans des limites incertaines), ne pourra donc se poursuivre au-delà de quelques décennies (pour les plus optimistes). Mais à l’objectivité de ce constat, on a coutume d’opposer une contrainte forte : les marchés financiers exercent de fait un (le ?) pouvoir politique, et ne sont évidemment pas disposés à traiter les ressources naturelles comme un bien collectif - une propriété inaliénable de l’humanité. Cet argument (usuellement traité comme nécessaire et suffisant pour une attribution de « réalisme ») est d’ailleurs souvent mêlé à un jugement de valeur implicite : le pouvoir des marchés comporte des aspects positifs, auquel l’homme n’est pas prêt de renoncer. Ce pouvoir se trouve ainsi soutenu par une contrainte supplémentaire : l’impact écologique de l’activité humaine résulterait de la nécessité : il serait dans la nature de l’homme de désirer s’approprier des objets (et ce probablement sans limites). Limites de la planète, pouvoir des marchés, « nature humaine » : trois ordres de contraintes face auxquels la raison ne nous laisse que peu de choix : le statu quo mettrait l’humanité dans une impasse. Or, nous sommes spontanément plus enclins à juger réalistes les issues qui prennent appui sur la confiance dans le pouvoir technologique, et non celles qui prennent appui sur la possibilité de changer les modes de vie. Ou, pour le dire autrement, les « lois » qui régissent les sociétés humaines nous paraissent plus difficiles à maîtriser que celles qui régissent le monde physique. Et ce me semble un parti pris idéologiquement ancré, objectivement discutable, et potentiellement dangereux.

Capitalisme et libéralisme

La référence explicite au capitalisme, dans les discours de droite comme de gauche, est devenue rare. Mot tabou ? On hésite d’autant plus à l’utiliser qu’il est devenu indice d’appartenance à l’extrême-gauche, et a ce faisant perdu pour partie sa pertinence référentielle. Par défaut, le « libéralisme » s’est vu ériger une place de choix dans le lexique politique usuel, tout particulièrement chez les « anti » c’est-à-dire à gauche. (De façon comparable on pourrait considérer que l’altermondialisme hérite en partie de l’internationalisme, également banni du lexique politique normatif. Cette dernière référence, grande absente du débat sur le TCE, est pourtant essentielle à l’analyse historique de la position de la gauche par rapport à la construction européenne.)

Et l’on en arrive tout naturellement à estimer que la liberté est une valeur de droite plutôt que de gauche, ce qui contribue à accroître la confusion entre gauche et droite. Or il suffirait à mon avis de redonner au capitalisme, dans le lexique politico-médiatique, la place qui lui revient au regard de la pertinence référentielle, pour mettre en évidence l’essentiel de ce qui distingue la gauche et la droite7 ; car alors l’ambiguïté en matière de communication politique deviendrait une tactique sulfureuse.

Justement, une ambiguïté persiste peut-être dans la position, apparemment consensuelle, qu’adoptent AD et BM, à savoir que la lutte contre le capitalisme n’est plus d’actualité. Faut-il comprendre qu’une telle lutte serait nuisible, et/ou qu’elle est perdue d’avance ?  « Est-il possible d’avoir les avantages du capitalisme sans en avoir les inconvénients ? N’est-ce pas vouloir le beurre et l’argent du beurre ? Pourtant, faute d’avoir un autre objectif à proposer, c’est le problème qu’il faut résoudre, en conservant l’objectif d’une société plus juste », estime BM (p.2). Or, la mouvance alternative évoquée ci-dessus ne reconnaît pas d’avantages au capitalisme. De toutes façons, une redistribution des « richesses » (en tant que définies par l’accès à la consommation) à l’échelle planétaire laisserait aux classes moyennes occidentales une part bien moindre que ce dont elles disposent actuellement. Il n’y a donc pas, effectivement, d’alternative sérieuse sans remise en cause radicale des fondements de nos sociétés.

Et quand nous parlons du « développement économique » que permettrait le marché (BM p.2), d’« efficacité économique » (p.3), d’amélioration du « niveau de vie » (p.4), etc…, nous acceptons d’emblée les critères capitalistes de définition du « mieux » social (c’est-à-dire – indépendamment de la question des inégalités - : accumulation de biens individuels) : développement de quoi, et pour quoi faire ? efficacité pour quelle fin ?  et quelle est la valeur d’un « niveau de vie » indépendant de tout critère qualitatif ? Car en vertu de quelle loi naturelle le « développement économique » serait-il nécessairement associé à une évolution positive de la condition humaine ? Il n’est en tout cas pas raisonnable de persister dans la croyance que le coût social et écologique de l’ « efficacité économique » n’en est qu’un effet pervers conjoncturel. Bref, ce qui me paraît profondément irréaliste, c’est précisément ce programme paradoxal évoqué p.3 : « lutter quotidiennement contre les effets du capitalisme sans chercher à l’abattre, en lui laissant la possibilité de fonctionner, mais en limitant à la fois son emprise et ses conséquences. » Car je ne crois pas possible de limiter l’emprise du capitalisme, qui me paraît par essence totalitaire (n’admettant aucune limite à son expansion), sans le remettre en cause.

Et c’est précisément à l’heure où la lutte contre le capitalisme ne serait donc plus d’actualité que la mouvance contestataire de gauche se reconnaît dans l’  « anti-libéralisme »  - et dans les moments de forte tension sociale, les gouvernants prennent des distances oratoires d’avec le « libéralisme ». Cet anti-libéralisme est-il tenable, consistant et cohérent, sans remise en cause du capitalisme ? Plus exactement : n’est-ce pas plutôt d’anti-capitalisme que l’on parle ? Car en fait, ce qu’on retrouve ici du libéralisme, c’est pour l’essentiel un positionnement à l’égard de la « liberté d’entreprendre », comprise comme supposant le non interventionnisme de l’état. Les nuisances collectives que cette « liberté » peut générer, qu’elles soient acceptées ou refusées, ne sont généralement pas pensées en termes d’atteintes à la liberté d’autrui. Car la préservation des biens collectifs, et plus largement, la construction de l’espace social, n’entretiennent aucun rapport spontané, dans la pensée commune, avec la « liberté » du discours normatif.

D’ailleurs la gauche anti-capitaliste qui se qualifie elle-même d’« anti-libérale » est en même temps très attachée aux principes du libéralisme politique, tandis qu’à droite la répression morale peut côtoyer le libéralisme économique le plus radical (Cf. BM p.10 : « L’association de l’ordre moral et du libéralisme est fréquente »). Et si la confusion entre capitalisme et libéralisme cessait, l’identification politique problématique ne serait peut-être plus tant celle de la gauche, que celle de la droite. Et ce tout particulièrement chez ceux qui parfois opposent, aux excès du « réalisme », un discours moral (Christine Boutin, par exemple), arpentant un chemin abandonné par la gauche issue de soixante-huit, laquelle a cru que la morale ne servait qu’à aliéner pour dominer. Bref : chez ceux pour qui la liberté, libérale ou libertaire, est en soi nuisible. Et l’on sait depuis Wilhelm Reich8 que la répression sexuelle est le terreau du totalitarisme, via la peur de la liberté. En même temps, puisque l’anticapitalisme ne suffirait plus à identifier l’extrême-gauche, celle-ci serait amenée à clarifier ses valeurs, précisément ; liberté incluse, au premier chef même. Faire revivre le débat sur le capitalisme pourrait donc avoir pour conséquence de restaurer la visibilité du clivage gauche-droite, tout en affaiblissant l’identité de ceux que l’on rencontre aux extrêmes de l’échiquier politique, ceux qui précisément tirent profit de la confusion gauche-droite et de l’apathie politique qui l’accompagne.

Toujours est-il que je ne crois pas nécessairement difficile de trouver un « équilibre satisfaisant » entre « égalité et liberté » (p.5). Ces valeurs ne sont antagonistes que dans une certaine acception de la « liberté », acception reposant sur une négation de principe de la dépendance de l’individu à l’égard de la société et plus largement de l’humanité. L’équilibre entre égalité et liberté est évidemment impossible si l’on pose la « liberté d’entreprendre » comme conditionnant toutes les autres, y compris celle des peuples de disposer de leur histoire ; et ce a fortiori dans un contexte où le bon fonctionnement du libéralisme économique (c’est-à-dire l’autorégulation du marché) est largement compromis par l’emprise de trusts visant à s’ériger en monopoles privés (qu’il n’y a pas plus lieu de juger « libéraux » que les monopoles publics) ; lesquels monopoles privés sont favorisés par une sous-estimation du coût des transports qui n’est possible que du fait de l’interventionnisme étatique en la matière (outre la non prise en compte du coût écologique).

Bref, de mon point de vue, l’anti-libéralisme d’aujourd’hui hérite du libéralisme d’hier, lequel en revanche n’est pas compatible avec l’expansion capitaliste actuelle. Le nexus « libéralisme » fonctionne comme caution idéologique d’un capitalisme qui a été contraint au masquage pour motifs propagandistes. Le brouillage des étiquettes contribue à la fragilisation des référentiels idéologiques, condition sine qua non de la reproduction. Mais il me semble reconnaître, dans les luttes d’hier et d’aujourd’hui, une même filiation. Un héritage qui fonde l’identité de gauche.

Etre républicain aujourd’hui

Défendre les valeurs républicaines en dépassant le clivage droite-gauche, comme le propose AD (p.7sq.) ne relève pas exactement du même positionnement politique qu’il y a quelques décennies9. En 1944 par exemple, lorsque fut adopté le programme du Conseil National de la Résistance. Celui-ci regroupait bien des tendances de droite et de gauche, toutes attachées à la République. Or, ce programme serait aujourd’hui identifié sans conteste comme étant « de gauche ». Quelques « archaïsmes », dont d’aucuns voudraient achever de nous débarrasser, en subsistent encore.

Une République est-elle pensable sans droit du travail, sans garanties collectives, sans espace public ? Or dans le contexte présent, peut-on espérer raisonnablement préserver un bien collectif, de quelque nature qu’il soit, sans porter atteinte à l’expansion capitaliste ? Bref, la République me semble aujourd’hui très mal à droite. Et je ne peux pas considérer comme anodine la récente disparition du sigle RF sur le timbre-poste (le ministre de l’industrie Patrick Devedjian ayant expliqué sans rire que RF pouvait être confondu avec République Finlandaise). La mise en œuvre d’une politique républicaine s’opposerait inévitablement aux intérêts matériels immédiats des détenteurs du capital financier – il s’agirait bien de constituer un contre-pouvoir face au marché (ce que les gouvernements de gauche n’ont pas davantage fait que ceux de droite – ni les uns ni les autres « ne savent se comporter en républicains », AD p.14) ; de constituer à tout le moins un pouvoir politique effectivement indépendant du capital ; et qui pourrait se légitimer éthiquement, ce qui suppose un consensus sur les valeurs, a minima sur la définition de l’intérêt collectif.

Mais de manière générale, tout projet politique intégrant dans ses fondements cette notion d’intérêt collectif est aujourd’hui suspecté de visée totalitaire : « Personne ne peut se prétendre le porte-parole de l’intérêt général, qui se transforme facilement en dictateur » (BM p.16) – et plus largement, dans le registre des valeurs : « L’invocation de la vertu peut être dangereuse, on cherche vite à l’imposer » (ibid.). Certes, on trouvera toujours très facilement dans l’histoire beaucoup de sang versé au nom de valeurs et d’idéaux à prétention universaliste. Et l’idée républicaine suppose de « savoir fixer bornes et limites à ses désirs, et tenir compte des intérêts des autres citoyens et de la patrie, en peu de mots : savoir distinguer le juste et l’utile, le bien et le mal. » (AD p.17).

Faut-il alors préférer au projet républicain un projet politique éthiquement fondé sur le relativisme ? Celui-ci conduit bien souvent à prendre appui sur une prétendue nature humaine pour expliquer, et en fin de compte rendre acceptables, l’inégalité, l’injustice, la cupidité, la corruption, etc… - mais nous ne voyons pas a priori en ces maux d’atteinte à la « liberté ». Car la conception normative de la démocratie repose précisément sur le relativisme. De plus nous ne concevons le totalitarisme qu’en tant qu’exercé par un état. Pourtant quand l’action politique ne prend plus appui sur les valeurs collectivement affirmées, se réduisant à de la gestion et de la « communication », elle crée les conditions de l’émergence d’autres formes de totalitarisme, d’autant plus insidieuses qu’elles ne s’accompagnent pas de légitimations idéologiques identifiables comme telles.

Toujours est-il que l’appui sur des principes d’action issus des valeurs collectives me paraît un fondement nécessaire pour concevoir une politique alternative à l’actuelle gestion oligarchique qui en tient lieu. On serait par exemple en droit d’attendre d’un texte constitutionnel, fût-il européen, qu’il s’érige sur de telles bases. Or le TCE fait de l’  « économie sociale de marché hautement compétitive » (article I-3-§3) un principe constitutionnel, avec pour acteur décisionnaire (voir par exemple le chapitre II de l’article III) une banque centrale échappant à tout contrôle démocratique (« indépendante dans l’exercice de ses pouvoirs », article I-30-§3). Face à quoi la défense de la République « indivisible, laïque, démocratique et sociale10 » s’inscrit dans la filiation des luttes de la gauche.

1  Traité établissant une Constitution pour l’Europe.

2  Par exemple : confronter l’article II-75 déclarant le « droit de travailler », aux articles III-203 et 204-§1 exigeant la compatibilité de ce droit avec « les grandes orientations des politiques économiques », lesquelles sont par ailleurs déterminées sans équivoque.

3  C’est moi qui souligne.

4  Association pour la Taxation des Transactions financières pour l’Aide aux Citoyens.

5  Il n’était d’ailleurs pas a priori dans les principes de l’association de donner des consignes de vote ; la campagne d’ATTAC pour le non au TCE a été dans un premier temps initiée par les comités locaux, puis engagée nationalement suite au vote très largement consensuel (>75%) des adhérents.

6  Laquelle ne se résume pas à l’association ATTAC, même si la création de l’association a favorisé la coordination d’un réseau associatif international.

7  On peut rappeler d’ailleurs que la référence au capitalisme était très présente dans les discours du Mitterrand des années 70, celui-là même qui a été porté au pouvoir en 81 par la gauche – car c’est sous les gouvernements de gauche que la lutte contre le capitalisme a cessé d’être un mot d’ordre médiatiquement crédible ; et sous les gouvernements de droite qu’elle retrouve des militants.

8  La psychologie de masse du fascisme, 1933. Ed. 1972, Paris : Payot.

9  L’usage de la référence à Jaurès à gauche, à De Gaulle à droite, lors de la campagne sur le TCE, témoigne des ambiguïtés du « sens de l’histoire » : les partisans du oui ont voulu les utiliser comme porte-parole, ce qui a suscité de vives protestations chez les partisans du non, convaincus, à droite comme à gauche, que Jaurès et De Gaulle auraient dit non.

10  Article 1er de la Constitution française de 1958.

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Emile Jalley

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