Introduction : une « idéologie de la communication » ?
Existe-t-il une « idéologie de la communication » ? Les prescriptions normatives à communiquer, désormais étendues à tous les domaines de la pratique sociale, exercent une tyrannie sans précédent – pas d'existence sociale sans communication. Faut-il pour autant considérer la communication comme idéologie1 ? L'universalisation de la notion de communication parle certes en faveur d'une lecture en ces termes. De fait toute production symbolique se voit conçue d'abord comme communication - avec au premier rang la communication de masse, et tout particulièrement la publicité, tandis que les échanges quotidiens, les conversations en face à face, n'en constituent en somme qu'un espace parmi d'autres.
Cela étant, la prescription à communiquer, si tout est communication, serait vidée de son sens en l'absence de références normatives spécifiant le « bien communiquer ». La communication normative se définit d'abord, on le verra, sur le registre de l'efficacité. Elle se décline en termes de « savoir communiquer », de « compétences relationnelles », de « techniques de communication » et de « marketing »... bref : elle est affaire de professionnels. Après un bref parcours historique aux sources de cette normativité, j'interrogerai la signification de ce « savoir communiquer » dans les pratiques de communication (« techniques de communication » dans le domaine médiatique), puis je la confronterai aux principes de la communication tels que formulés en contexte scientifique.
L'analyse des interactions langagières, développée sous de multiples formes dans différents champs des sciences humaines et sociales, repose en effet sur un postulat épistémique suivant lequel utiliser un système de signes relève nécessairement de la communication - en tant qu'un signe est fait pour signifier, à quelqu'un, donc, et un quelque chose, qui n'est qu'accessoirement une « information ». Car se focaliser sur la communication, c'est mettre l'accent sur la relation à l'autre, le contenu du propos y étant finalement subordonné. Or, jusqu'où cette conception « dialogique », « interactionniste », de la communication ne repose-t-elle pas sur les mêmes bases que la normativité sociale définissant le « savoir communiquer » ? Cette confrontation entre représentation normative de la communication, représentation structurant les démocraties libérales, et connaissances élaborées sur la communication, devrait faire apparaître, sous les valeurs affirmées et les principes explicites, les évidences non problématisées définissant l'idéologie à strictement parler2.
La valeur consensuelle de la communication : ancrage historique et glissements idéologiques
La normativité de la communication prend appui sur des valeurs collectives, dont l'origine peut être interrogée sous de nombreux angles. Au regard de la présente problématique, deux de ces angles, a priori sans connexion, me paraissent essentiels : l'utopie saint-simonienne, d'une part ; le dialogisme, d'autre part.
De l'utopie saint-simonienne de la communication, à la communication médiatisée
Ansart, dans un article de référence (2002), fait remonter la première utopie moderne de la communication, au Manifeste sur l'Industrie de Saint-Simon (1816) (p.29). C'est alors que le mot « communication » s'est enrichi d'un sens nouveau, lui conférant une certaine ambiguïté :
« Le moyen de transport, la route, le chemin de fer, le livre, le journal, et leurs usages, l'ensemble des échanges, matériels, culturels, politiques, qui sont ainsi rendus possibles et qui s'instaurent entre les individus et entre les peuples » (Ansart 2002 :28).
Cette perspective est utopique en ce qu'elle repose sur un projet global de société, en l'occurrence construit sur le développement industriel, indissociable d'un idéal : le « progrès », dans une conception encore imprégnée de l'esprit des Lumières.
C'est donc ici qu'émerge la dimension médiatique de la communication, dimension qui néanmoins prendra un sens plus spécifique avec le développement de la communication de masse, de la radio à l'internet. Car alors, la « médiatisation » d'une information, c'est-à-dire le succès de sa diffusion, déterminera sa réussite en tant que communication. Or, la communication médiatisée, par définition, fait intervenir un intermédiaire matérialisé (mécanique ou humain) dans la relation à l'autre. Ce point mérité d'être souligné car il paraît a priori paradoxal au regard de la valeur du dialogisme, que je développerai ci-après.
Il faut encore préciser que l'utopie saint-simonienne s'est transformée en se réalisant, pour devenir utopie technicienne. S'est ainsi opéré un glissement idéologique reléguant dans l'évidence l'assimilation entre progrès technique, communication, et amélioration de la condition humaine3.
Le dialogisme philosophique et sa naturalisation linguistique
Le dialogisme originel, issu à la fin des années 20 du Cercle de Bakhtine, repose pour l'essentiel sur l'idée que tout discours est ancré dans du « déjà dit », qu'il a un destinataire, et qu'en conséquence la signification est toujours contextuelle, et qu'elle résulte de l'interaction entre au moins deux voix. Ces idées seront développées en sciences du langage à partir des années 80, avec diverses reformulations notionnelles (la polyphonie par exemple, reprise par Ducrot (1984) ; ou encore la notion d'interdiscursivité, introduite sous de multiples formes et par plusieurs auteurs ; voir Charaudeau et Maingueneau 2002 :324sq.), ce dans la perspective d'une analyse linguistique.
Or, la démarche de Bakhtine ne s'inscrivait pas dans une recherche de marqueurs langagiers ; elle relevait fondamentalement d'une philosophie et d'une sociologie du langage, tandis que le dialogisme est désormais appréhendé en tant que constitutif de la matière langagière. En somme, la notion s'est naturalisée, « essentialisée », comme le souligne Paveau (2010 :6sq.) Et, en devenant propriété de la langue, en même temps que compatible avec toute lecture de la communication, ce sont les fondements mêmes de la pensée de Bakhtine qui ont été esquivés, en premier lieu le postulat initial de la « nature socio-idéologique du psychisme », et le projet d'une explication des phénomènes idéologiques (Bakhtine 1929)4. Le dialogisme d'aujourd'hui met certes du « social » dans le discours, mais le sujet n'y apparaît in fine que comme construction discursive. La notion d'idéologie, omniprésente chez Bakhtine5, est aujourd'hui quasiment éliminée en analyse du discours comme en psychologie sociale de la communication6. Plus largement, c'est la dimension politique du dialogisme naturalisé qui se trouve considérablement modifiée par l'occultation de ses fondements ; et il s'agissait là sans doute d'une condition nécessaire à sa transformation en valeur consensuelle, valeur structurant notre représentation de la démocratie en ce qu'elle met l'accent sur la prise en compte de l'autre dans le discours et la négociation de la signification. Antithèse du discours « totalitaire », le dialogisme est devenue dans la pensée sociale le modèle de l' « interactivité » et du dialogue démocratique. Or, ce modèle pourrait bien n'être que pure forme, avec pour fonction idéologique le masquage de l'illusion démocratique.
« Savoir communiquer » : un modèle normatif très particulier de la relation à l'autre.
Existe-t-il un modèle normatif général, informulé, de la communication, modèle qui intègrerait tout à la fois techniques de communication et médias, et représentation du dialogue démocratique ? C'est dans le champ de la communication professionnelle, médias en général, publicité en particulier, que je chercherai tout d'abord à définir ce que l'on entend par « savoir communiquer », surface apparente de ce modèle implicite.
La publicité, prototype de la communication ?
Il est devenu trivial de constater que le terme de communication s'est progressivement substitué à celui de publicité. Cette substitution aura permis non seulement la légitimation d'une pratique de plus en plus contestée dans la société civile, mais aussi d'introduire cette pratique dans toutes les organisations, publiques y compris. Elle a été rendue possible par la désuétude du modèle codique de la communication : considérant la langue comme code transparent, ce modèle se focalisait sur le contenu du message et non sur la relation ; tandis que la « pub », devenue « créative », se caractérise par la mise à distance du contenu du message et notamment l'effacement de l'objet à promouvoir, ainsi que par le contrôle de paramètres qui, dans la communication ordinaire, relèvent d'une gestion plus ou moins automatique (traitement périphérique) - contrôle de tout ce qui, dans le faire sens, est ailleurs que dans le propos lui-même. Plus largement, comme le dit Sfez :
« Les objets sont encore là comme référents extérieurs mais deviennent de plus en plus évanescents ou présentent par rapport à la chose des distorsions de plus en plus marquées » (Sfez 1993 :1195).
A ce stade la publicité est « communication », voire en constitue le prototype. Le désinvestissement du contenu référentiel se fait au profit d'une focalisation sur la relation à un destinataire qu'il s'agit de séduire, par le biais d'une connivence garantissant la symétrie des positions.
La généralisation du modèle publicitaire dans le champ médiatique
Ce modèle s'est généralisée dans le champ médiatique - en premier lieu dans le domaine du marketing politique, pour lequel persuader, c'est séduire. L'adhésion au message repose alors sur un traitement massivement automatique, et non sur la compréhension d'un contenu d'autant moins accessible qu'il ne se présente pas sous la forme d'une argumentation ordonnée, mais d'une accumulation d'arguments éventuellement contradictoires - comme l'a historiquement illustré la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2007, mêlant références issues de la droite réactionnaire et de la gauche révolutionnaire.
D'ailleurs en matière de débat, le dialogue démocratique prescrit l'expression libre de chacun et la recherche du consensus ; en même temps, la focalisation sur la relation transforme le désaccord de fond en affrontement de personnalités. Bref : communiquer, en contexte médiatique, ce n'est mettre en avant des idées que si celles-ci sont au service de l'affirmation de soi.
Le modèle médiatique de la communication (MMC)
Les modalités relationnelles mises en scène dans le champ médiatique peuvent-elles être considérées comme constituant un modèle, qui serait opportun en toute situation, indépendamment des objectifs spécifiques de chacune ? La visée de séduction semble en effet dotée d'une valeur intrinsèque. Ainsi, que cette visée soit objectivement adaptée aux finalités particulières de l'échange et à la nature des relations entre partenaires de l'échange (séduire pour se faire aimer), ou qu'elle n'ait rien à voir avec ces finalités (séduire pour vendre, pour faire adhérer à des idées, pour transmettre des connaissances...), sa normativité resterait constante7. Or la séduction suppose une valorisation mutuelle des partenaires, qui se traduit notamment par le marquage de la place du TU dans son propre discours, et l'intégration de ses attentes supposées ; d'où certaines distorsions du contenu informatif. C'est pourquoi le discours de séduction, dès lors qu'il est utilisé à des fins sans rapport avec la séduction, s'apparente au discours démagogique (Cf. Breton 1997) - prototype du discours démocratique dans la pensée sociale ?
Quoi qu'il en soit, on en arrive à la situation paradoxale suivante : c'est dans la communication médiatisée, situation dans laquelle le souci de la maîtrise des effets est constant et premier, voire détermine le contenu informatif même, que la mise en scène de l'interactivité est la plus « réussie » en apparence, alors même que cette situation est monologique (pas de rétroaction directe possible de la part d'un TU simple récepteur). C'est ainsi que se construit un modèle de l'interactivité indépendant de la réalité de l'interactivité elle-même (rencontre intersubjective entre humains qui ont quelque chose à se dire).
L'analyse psychosociale de la communication (PSC) : d'un modèle interactionniste dans ses principes, à ses déclinaisons légitimantes.
La communication normative telle que précédemment décrite paraît difficilement pouvoir être prise pour la forme générique de la communication. Et pourtant cette assimilation, loin d'être improbable, trouve fréquemment à s'alimenter du renouveau des sciences du langage depuis les années 70 et en particulier de la double exploitation des références au dialogisme, d'une part, à la pragmatique, d'autre part.
Les principes fondamentaux de la communication : une certaine ambiguïté ?
La PSC8 est à cet égard particulièrement intéressante. Le modèle de communication qu'elle propose, fréquemment rapporté à l'interactionnisme pragmatique, trace les contours d'un dialogisme qui ne saurait être simplement formel. Et la lecture pluridisciplinaire à laquelle elle invite oriente vers une articulation constante entre activités langagières et leur inscription sociale et sociétale, la signification résultant d'une co-construction faisant intervenir situation, contexte, savoirs supposés partagés.
En même temps, la déclinaison plus précise des principes de la PSC, dans leur dimension pragmatique notamment, est en congruence avec les techniques de communication elles-mêmes, au premier rang desquelles celles utilisées en publicité. En effet, la compétence communicative (Hymes) – savoir utiliser le langage dans sa fonction pragmatique de communication, soit : agir sur l'autre – y est essentielle, toute parole étant par essence persuasive. L'investissement de la relation à l'autre, indissociable de la gestion des enjeux identitaires inhérents à toute situation de communication, amène à relativiser la fonction de représentation du langage - la transmission d'informations n'étant qu'une fonction parmi d'autres de la communication. Faut-il voir ici des principes fondamentaux de la communication, ou bien des principes reposant sur les mêmes présupposés idéologiques que le MMC ? En fait les principales entités définissant la communication : situation, action, sujets de la communication, semblent présenter une double face9.
Le sujet parlant : une mise en scène discursive émanant d'un agent stratège
Donner de soi une image positive, « faire bonne figure » (Goffman 1967), serait un enjeu inhérent à toute situation de communication. Cet enjeu ferait l'objet d'une activité régulatrice, visant à produire sur l'autre les effets attendus. J'ai moi-même considéré que l'entretien de recrutement constituait à cet égard une situation exemplaire pour mettre à jour ces mécanismes, une « expérimentation spontanée » même, rendant saillants les processus ordinaires de la production d'une impression de la personne ; car les enjeux identitaires y sont explicites,
« la mise en scène d'une image de soi positive étant contractuellement requise, et la production discursive de l'évalué y est manifestement guidée par un modèle supposé doté de valeur sociale » (Camus 2004 :158).
Qu'il en soit ainsi jusque dans les échanges les plus informels, c'est probable, et il ne s'agit pas de le remettre en cause ici. Mais doit-on considérer qu'il s'agit d'un principe constitutif de la communication ? Car le fait que le propos du locuteur soit systématiquement interprété au filtre d'une évaluation normative de sa personne, que la relation à l'autre ait pour objectif constitutif de « se vendre », pourraient bien au contraire faire obstacle à la communication en tant que construction de références communes - à moins d'une conception utilitariste du sujet communiquant, auquel cas l'espace « commun », « interactif », devient quelque peu ambigu10. Mais de fait le sujet de la communication est fréquemment décrit en termes d'agent stratège, contrôlant sa production en fonction des effets qu'il cherche à produire, étant ainsi amené à ajuster son projet de sens initial, comme si la visée persuasive en elle-même primait sur son objet, en l'occurrence les contenus représentationnels que l'on vise à faire partager.
Le sujet interprétant : l'exclusion d'un certain type de production inférentielle
L'interprétation est au cœur de toute approche pragmatique du langage - même si la notion n'y est qu'occasionnellement interrogée en tant que telle. Car l'accès à cette totalité intentionnelle qu'est le sens (Searle 1985) est irréductible à la simple application de règles, l'intention n'étant pas donnée dans le contenu manifeste du discours. Fondamentalement, c'est la construction du sens en tant qu'articulation entre production et interprétation, entre un projet initial et un effet produit, qui permet de parler de communication. Pour le dire autrement : l'implicite, inhérent au langage, appelle une interprétation, donc de l'intersubjectivité, et c'est cela qu'on appelle communication.
Le récepteur du discours est donc lui aussi conçu sur un modèle agentif, opposé au récepteur passif décodant des messages transparents. Nous somme là encore dans les principes constitutifs de la communication ; et l'on peut parler ici sans équivoque d'une essentialisation de l'interprétation - il n'y aurait pas de signification sans interprétation. Mais suffit-il que le sens ne soit pas donné pour convoquer un sujet interprétant ? Auquel cas interpréter n'est rien d'autre qu'inférer, et la notion devient superflue. Or les inférences peuvent être générées par l'application de règles totalement pré-établies, c'est-à-dire un décodage (cf. Sperber & Wilson, 1986 :43sq.) Il n'y a ici aucune invention du sens, lequel sera identique à celui de tous les récepteurs disposant des mêmes règles. C'est par exemple le cas avec le message publicitaire : le contrat publicitaire a ceci de particulier qu'il prédéfinit sans équivoque la finalité du message – l'intention du locuteur - : il s'agit de promouvoir un produit. Cette pré-détermination contractuelle du sens autorise finalement n'importe quel propos : le message sera toujours compris. En somme il est une question qui ne se pose pas au récepteur de publicité : « Que veut-on dire ? », même lorsque le rapport entre ce vouloir dire évident et le contenu manifeste se présente comme incongru. De par cette certitude signifiante du récepteur (Camus 2009), doublée d'habitudes d'exposition favorisant la mise en oeuvre d'heuristiques de traitement, le message peut bien être inhabituel, voire énigmatique ; il n'en sera pas moins perçu comme familier, quelle que soit sa forme – c'est-à-dire : son contenu manifeste. Ce dernier en effet ne constitue finalement plus que la forme du message, forme variable à l'infini, mais signifiant toujours la même chose.
Ce qu'exclut a priori l'essentialisation de l'interprétation, c'est précisément ce mode de réception mettant en œuvre pour l'essentiel une activité inférentielle automatique. Et celle-ci, dans le cas de la publicité certainement, probablement dans le domaine de la réception médiatique en général, et à des degrés moindres dans la plupart des situations de communication, prend largement appui sur des heuristiques normatives et des présupposés idéologiques - de ces évidences non problématisées, incompatibles selon moi avec le postulat d'un traitement actif du message11.
Mais le sujet interprétant est conçu, je l'ai dit, sur le même modèle utilitariste que le sujet parlant : un agent stratège. Les stratégies de réception sont par exemple illustrées par Chabrol (2011) par l'action régulatrice dans la réception de messages publicitaires, précisément, action régulatrice référée au rôle joué par les motivations initiales du récepteur ; ou encore par les stratégies de gestion émotionnelle face à des messages menaçants (prévention routière). Cette régulation affecte certes le traitement cognitif, mais faut-il pour autant considérer qu'il y a là interprétation ?12
Evidemment, toute référence à la manipulation est non pertinente dans ce contexte, le récepteur participant nécessairement de cette « manipulation », qui devient alors jeu de connivence où chacun trouve son intérêt. Car les acteurs de la communication sont en même temps acteurs de la réalité sociale. Il serait sans doute pernicieux de reconnaître dans cette conception l'illusion libérale d'individus autonomes agissant selon leurs motivations et intérêts propres. D'ailleurs l'idée même d'une autonomie à l'égard du social est un non sens au regard de l'interactionnisme symbolique qui inspire la PSC. Mais il paraît difficile de nier les affleurements de l'individualisme utilitariste dans les analyses des interactions langagières décrivant les calculs stratégiques d'acteurs de la communication, qui, de plus, paraissent dépourvus de quelque sentiment que ce soit à l'égard d'autrui.
Action, négociation, co-contruction : une efficacité symbolique discutable.
Confronter des idées, tenter de convaincre un auditoire de la validité d'une conclusion par un argumentaire construit (rhétorique), adhérer à un argument non en vertu d'un bénéfice identitaire attendu mais par conviction, élaborer collectivement un consensus, a minima un compromis, mais reposant sur des représentations dont le partage suppose une problématisation préalable... Ce registre de parole - la parole démocratique, paraît insolite au regard de ce qui vient d'être dit. Quel sens faut-il alors donner à la notion de « négociation », posée en PSC comme inhérente à toute interaction ? On est en tout cas aussi loin du prototype de la communication au sens où l'entend la PSC, que du MMC. Pourtant la « co-construction du sens », et partant de la « réalité sociale », a gardé trace de cette parole démocratique. Mais les contenus représentationnels en jeu dans les échanges langagiers, comme on l'a dit, n'y ont qu'une place subsidiaire ; et les motifs qui poussent le communiquant à exercer son art ne sont qu'exceptionnellement rapportées à d'éventuelles convictions qu'il aurait à cœur de partager.
Car ce qui est le plus souvent « négocié », c'est le « contrat de communication ». La notion de contrat est à l'origine une reformulation des références au « déjà dit » dans le dialogisme originel ; elle rend compte de ce dit qui est là avant le dire, supposé partagé par les partenaires de l'échange, et qui génère des attentes spécifiques. La négociation apparaît alors comme mise en accord, le plus souvent tacite, sur le cadre socio-cognitif définissant la situation particulière dans laquelle se déroule l'échange ; et sous cet angle, la notion de contrat semble d'une pertinence certaine. Elle est en revanche contestable13 dans sa dimension relationnelle (référence à une relation négociée). Car peut-on assimiler une négociation tacite, dont l'issue est le plus souvent la confortation des positions initiales, à une négociation explicite, problématisante, émergeant de la confrontation à une altérité, et susceptible d'amener une modification des représentations ? La confusion entre ces deux formes de négociation n'est pas sans conséquence, car elle amène à traiter en termes de co-construction de la signification, et, in fine, de la réalité sociale, ce qui n'est en fin de compte que reproduction de l'existant.
Faudrait-il alors donner raison à Beauvois, lorsqu'il se moque de
ces « quelques auteurs, probablement à l'aise dans (les rapports de domination) qu'ils vivent, (et qu'ils) fantasment comme étant construits (ou co-construits) par les gens, notamment lorsqu'ils causent » ; et l'auteur de préciser en note : « Il serait plus exact de dire qu'ils sont "subjectivement reconstruits", ce qui ne mange pas énormément de pain » (Beauvois 2005 :331) ?
De fait, l'analyse des interactions langagières ne traite de la réalité sociale que sur le registre symbolique ; et c'est bien l'efficacité du symbolique qui est en cause ici. Mais le niveau d'analyse (au sens de Doise 1982) de la PSC est généralement celui des relations inter-individuelles, sans articulation de fond avec ce que Doise appelle le niveau idéologique, niveau d'explication intégrant les phénomènes psychologiques et psycho-sociaux dans un contexte sociologiquement caractérisé. Pour le dire autrement, le « social » de la PSC tend à se réduire à l'inter-individuel et à exclure le sociétal.
Cette restriction de l'analyse paraît difficilement compatible au regard de la posture initiale de la PSC. Et la délimitation du contexte social tend à masquer les conclusions auxquelles devrait amener nombre de travaux effectués dans le domaine, en l'occurrence : les partenaires de l'échange agissent les uns sur les autres pour se confirmer implicitement dans un conformisme rassurant, duquel ils deviennent alors collectivement partie prenante14. En somme, ce n'est pas la construction de la réalité symbolique et sociale qui est montrée la plupart du temps, mais les processus interindividuels de la reproduction idéologique, masqués par la terminologie interactionniste. Et à défaut d'une relecture de la PSC intégrant le sociétal et l'idéologique, les principes qu'elle énonce deviennent principes de légitimation du MMC. Il faudrait a minima préciser que ces principes ne relèvent en rien d'un modèle générique de la communication, mais rendent compte d'une communication socio-historiquement située, celle des démocraties libérales, et de celle-là seule - mais je n'ai pas souvenir d'avoir rencontré pareille précision dans la littérature concernée.
L'illusion idéologique. De la communication sans objet à l'objectivation d'un monde non négociable
Résumons-nous : le « savoir communiquer » valorisé dans les démocraties libérales, et légitimé par une certaine lecture du dialogisme et de l'interactionnisme, serait au fond simplement un « savoir faire semblant » (de parler de quelque chose à quelqu'un). Ses enjeux ne résident pas tant dans le propos, que dans la production d'impressions instrumentalisantes ; et l'influence effective sur autrui ne se mesure pas à l'aune de son adhésion profonde (conviction) à un contenu représentationnel, contenu que l'on évite de problématiser, qu'à la valence de l'impression produite. Ainsi, tant sur le registre expressif que sur le registre représentationnel, le « savoir communiquer » relève de l'artifice :
- la mise en scène de l'interactivité y est essentiellement formelle.
- la mise en scène discursive des contenus repose sur une trame d'évidences implicites et suscite un traitement périphérique, dont l'issue est généralement la confortation des représentations initiales.
Cette forme de relation à l'autre met les interlocuteurs dans l'incapacité de négocier effectivement le ce dont on parle, ce en quoi elle relève de la manipulation.
La manipulation, depuis les relations interindividuelles jusqu'à la « propagande glauque ».
Il y a manipulation dès lors que « la raison qui est donnée pour adhérer au message n'a rien à voir avec le contenu du message lui-même » (Breton op.cit.80). Les formations aux « compétences relationnelles » sont à cet égard exemplaires, en ce qu'elles visent la maîtrise de stratégies servant prioritairement la régulation des identités des partenaires ; et les enjeux identitaires invitent à instrumentaliser les affects. L'illustre par exemple l'usage managérial de la notion d' « intelligence émotionnelle » - détournée de sa signification scientifique originelle - : l'intelligence, et plus largement les références à la rationalité, sont ici assimilées à l'efficacité stratégique ; et l'émotionnel renvoie non pas à l'expression de l'éprouvé ou à l'empathie effective, mais à la gestion contrôlée des impressions et expressions émotionnelles produites. Bref, il n'y a là ni raison ni émotion, et pourtant la notion managériale d' « intelligence émotionnelle » est censée subsumer l'ensemble des compétences relationnelles - soit : le « savoir communiquer » (voir Camus 2011).
L'impuissance politique résultant de cette forme de relation est fort bien illustrée dans le propos suivant de Diet : selon cet auteur, la diffusion des méthodes, au demeurant très diversifiées, de formation ciblant la manière d'être des personnes - la manière de se présenter socialement -,
« met en œuvre la complémentarité destructrice entre raison instrumentale et manipulation émotionnelle pour produire l'aliénation et la soumission de sujets réduits à l'état agentique. » Et il ajoute que « dans leur conception comme dans leur réalisation, ces techniques visent l'invalidation de toute pensée du collectif » (Diet 2010 :65).
Ce qui régit les relations humaines dans le monde du travail ne rend probablement pas compte des interactions en contexte privé (- quoi que la question mériterait d'être posée). Mais la normativité de ce modèle relationnel envahit l'espace public, affectant la signification même de l'adjectif « politique ». On trouve par exemple dans la littérature managériale une description des « compétences politiques » en tant que registre de compétences relationnelles indispensable au manager : style interpersonnel, relevant d'un savoir communiquer dans lequel l'image de soi est centrale (se montrer agréable, inspirer confiance, donner une impression de sincérité...), il a pour but la construction d'un réseau relationnel important (Ferris, Fedor, & King 1996). Cette référence à la pratique politique relève bien évidemment d'un univers de référence sans rapport avec la délibération, avec le dialogisme originel, l'intersubjectivité, la construction d'un espace symbolique commun... en un mot : sans rapport avec la communication à strictement parler, et relayant l'action collective dans l'impensable.
Dans le domaine médiatique, la manipulation opère via la « propagande glauque » (Beauvois & Rainaudi 2008), influence inconsciente dont les procédés relèvent pour l'essentiel du conditionnement. Sa règle fondamentale : surtout ne pas argumenter, vise à éviter la problématisation de ce dont on veut persuader. N'est-ce pas en somme une inhibition de l'activité interprétative que visent ces procédés ? Car un sujet interprétant sera potentiellement à même de problématiser ce qui ne doit pas l'être. La cohabitation entre sujet interprétant et récepteur manipulé paraît en tout cas peu probable. Plus largement, lestechniques de communication pourraient être redéfinies comme stratégies d'inhibition de l'interprétation (Camus 2009). Or, l'essentialisation du sujet interprétant qu'opère la PSC ne peut qu'exclure a priori la manipulation - soit qu'elle ignore tout un pan de la réalité sociale, soit qu'elle le naturalise.
La valeur « communication » : le pari paradoxal de l'impuissance politique
Quoi qu'il en soit, le terme de communication semble en soi contradictoire. Pourtant ce que la communication prétend être, qu'elle se réfère (explicitement ou non) au dialogisme, peut faire l'objet d'un consensus, au point qu'il ne paraît pas irréaliste de s'entendre sur ce qu'il conviendrait de désigner par « communication » dans un usage rigoureux - ou simplement soucieux du rapport entre les mots et les choses. Mais cet usage risquerait de se limiter à la description de situations précises, sortant largement de la règle, et révélant la désuétude effective de la communication dans l'espace public15.
Ce consensus peut prendre appui sur une proposition primaire : c'est parce que les humains se parlent que la société existe. La communication est en effet au fondement du politique, parce que communiquer, c'est d'abord dire quelque chose à quelqu'un, ou parler de quelque chose avec quelqu'un, en vue de partager de représentations, ou d'élaborer des représentations communes. C'est l'acte par lequel le réel indéterminé devient, par l'intersubjectivité, réalité signifiante, partagée et toujours à négocier, source de l'imaginaire par lequel les humains sont en mesure d'inventer le monde. Or, la communication ainsi entendue, posant les fondements du social et les conditions du politique, est strictement incompatible avec le MMC.
Conclusion : de l'illusion idéologique à la pathologie sociale
Ce qui se révèle au travers de cette contradiction entre communication effective et MMC, c'est en somme une disjonction entre normes qui régissent les discours sur la pratique, et normes qui régissent les pratiques effectives. Quand ces normes en arrivent à se contredire, signe d'un glissement de la société vers l'anomie, l'illusion idéologique peut-elle perdurer ? Le filtre du débat démocratique et de la libre expression ne risque-t-il pas d'apparaître pour ce qu'il est : un masquage de pratiques au service de la reproduction sociale ?
Mais serons-nous capables, dans un monde où les relations humaines sont devenues antithétiques de la communication, de retrouver un rapport collectif au langage et au signe qui permette une réelle efficacité symbolique ? Car le MMC s'accompagne d'un lexique aux propriétés particulières, lexique que j'appelle « médiatique » et qui, selon Hazan (2006), constitue la LQR (Lingua Quintae Respublicae) - en hommage à Klemperer (1947). En voici quelques exemples pêle-mêle, « communication » en tête : « modernisation », « social », « réalisme », « innovation », « maîtrise », « liberté », « action » etc... Ce lexique a perdu ses référents, de par son usage répété dans à peu près n'importe quel contexte, se rapprochant ainsi du mode sémiotique des marques :
« lourd de significations et vide de sens », le « langage des marques » est « le plus pauvre qui soit : c'est en fait un "langage de signaux" : capable de résumer à la fois une diversité d'objets et une foule de significations diffuses » (Baudrillard 1968 :268).
Signal donc plutôt que signe, car le signe se définit comme représentant d'autre chose, dont il est le substitut ; tandis qu'ici l'important c'est le signe, non la chose - un signe auto-référent, devenu la chose même qu'il désigne. L'univers sémantique des marques est donc un monde clos, et le message publicitaire dans sa forme accomplie est tautologique - une publicité de leader ne dit pas autre chose que : « X, c'est X ; il n'y a que X qui soit X, et pour comprendre X, il faut être X » ; il convient évidemment de remplacer X par Nike, ou Levis, Coca-cola, etc..., pour faire sens.
Ce rapport particulier au signe, au sens, donc au monde et à l'Alter de la communication, débordant largement le cadre médiatique, caractérise le tautisme (Sfez 1988), terme construit par contraction de « tautologie » et « autisme » : tautisme d'une société qui n'existe plus que par l'affirmation tautologique de son existence (en se désignant comme « société de communication », la société ne dit rien de plus que : « je suis société », p. 101) ; en même temps qu'isolement quasi autistique que produit le système de communication. Confusion entre signe et symbole, signifiant et signifié, représentant et représenté, sont des constituants fondamentaux de la déréalisation tautistique16.
Le remède au tautisme, pour Sfez, c'est peut-être la conversation, un espace où quelqu'un parle à quelqu'un d'autre de quelque chose, comme dans l'extrait suivant de Jean Giono17 :
- Vous avez un beau cheval, dit Bobi.
- Oui, dit Carle. Il est très gras de semence. Il réussit toutes les saillies.
- Je veux dire, dit Bobi, qu'il est très beau. Beau en parlant de la beauté.
Jourdan allait dire : « Pardon ? » Il se retint. Il aimait mieux que ça soit Carle qui le dise.
Carle s'était frotté le crâne avec la paume de sa main.
- Oui, dit-il, il est beau, comme vous dites. Et encore vous ne l'avez pas vu en plein jour. Il a un chanfrein pointu et long comme une feuille d'iris.
- Feuille d'iris ? dit Bobi, étonné.
- Oui, Monsieur, dit Carle.
- Si j'entends bien, dit Bobi, il a le devant du visage allongé, plat, brillant et pointu avec la pointe placée juste entre les deux naseaux ?
- Juste, dit Carle, un peu haletant, vous êtes connaisseur ?
- Non, dit Bobi.
Et il laissa s'établir le silence.
- Voilà, dit Carle, et il était haletant, il était toujours haletant et bouleversé quand il parlait de son étalon, et il se passa un bon coup de paume de main sur le crâne.
(Giono 1935 :52)
Recherche effectuée dans le cadre du contrat ANR 08-COM-043. « Savoir communiquer » : approche critique de l'efficacité persuasive.
1 J'entendrai idéologie ici en tant que qu'idéologie achevée, qui « est parvenue à se faire reconnaître comme nécessité historique » (Deconchy 1999 :119), et qui se définit non pas sur la base de contenus manifestes devenus constitutifs de la pensée sociale, mais d'un filtrage cognitif spécifique dans la perception du monde.
2 dans une conception issue d'Althusser 1970.
3 ce d'autant plus aisément sans doute que l'utopie saint-simonienne, à la différence de la grande majorité des utopies, ne s'inscrivait pas dans un projet de transformation radicale de la société, mais dans un libéralisme conforme à l'esprit du temps.
4 cf. règle méthodologique 1 que Bakhtine énonce p. 41 : « Ne pas séparer l'idéologie de la réalité matérielle du signe ».
5 Bien que d'un usage variable, la conception dominante de l'idéologie dans le Cercle de Bakhtine reste celle d'une « fausse conscience », d'une superstructure orthodoxe, dans la continuité de Marx.
6 Il serait attendu ici de faire référence à la théorie critique de l'Ecole de Francfort, Horkheimer et Adorno en particulier, dont la théorie du discours se situe dans la lignée de Bakhtine, la notion d'idéologie y étant revisitée - mais toujours centrale. Cela dit j'ai choisi de circonscrire mon propos à la notion de dialogisme telle qu'elle est pratiquée aujourd'hui.
7 Pour une validation expérimentale de la normativité du MMC dans le domaine du discours politique, voir Camus 2008.
8 ou encore Psychologie sociale du langage, langage et communication étant posés comme indissociables, ou : Pragmatique psychosociale (Ghiglione 1986, Chabrol 1994, Robinson & Giles 2001, Bromberg et Trognon 2004...)
9 L'analyse qui suit, de par ses objectifs, paraîtra peut-être caricaturale sous certains aspects. Mais il s'agit précisément de rendre saillants certains éléments de ce modèle de la communication.
10 sauf à postuler que les intérêts individuels convergent naturellement vers l'intérêt collectif.
11 Pour une illustration expérimentale, voir Camus & Patinel 2011.
12 Il n'est pas anodin de relever que ce récepteur stratège, ici convoqué sous l'angle des émotions, l'est dans une situation monologique, tandis que la dimension émotionnelle dans les interactions avec rétro-action directe est largement négligée.
13 et contestée de fait, notamment dans son application aux situations monologiques.
14 Voir par exemple l'analyse que fait Chabrol d'un dialogue entre éducateurs, 1994 :209.
15 Voir par exemple Faÿ 2006, à propos de la rareté de la délibération.
16 Voir aussi la « désymbolisation » décrite par Dufour 2003.
17 l'analyse que Bakhtine applique à l'oeuvre littéraire de Dostoïevski (Voir Sabo et Nielsen op.cit.) me semble à même de rendre compte de cet extrait.
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