Avant de répondre à cette question, je poserai simplement quelques éléments sur le terme « musiques populaires » que j’emploierai dans cet exposé. Je l’entendrai au sens anglo-saxon de popular music. Les Anglo-saxons distinguent la folk music, l’art music et la popular music1. Le terme avait d’abord, à la suite d’Adorno, une connotation péjorative, désignant un produit de l’industrie culturelle, prototype commercial sans pertinence autre que lucrative2. Il a depuis montré toute sa complexité. Par exemple, Chris Cutler, dans la démonstration qu’il opère dans les années 1980, propose de considérer les musiques populaires comme une synthèse dialectique de la folk music (de tradition orale) et l’art music (de tradition écrite)3.
Avec l’apparition de l’enregistrement, les musiques populaires peuvent en effet être fixée sur un support afin d’être conservées mais, dans le même temps elles généralisent le retour de l’oreille comme sens musical premier, un aspect qui avait été modifié avec la conceptualisation écrite de la musique, où l’œil prédominait.
Le terme musique populaire semble opératoire pour notre sujet car il est moins restrictif que le terme « rock » – qui ne désigne qu’une partie esthétique et culturelle du spectre – il est aussi plus large que le terme de musiques amplifiées, et moins politiquement connoté que le terme musiques actuelles utilisé par l’institution4.
I – L’art, la politique culturelle et les musiques populaires
1 – Les deux pôles traditionnels de la culture
En France, au XXe siècle, la culture s’est développée autour de deux pôles. Un premier pôle privé, un second pôle institutionnel.
- Le premier pôle est celui de l’économie de marché. La Troisième République a ainsi laissé à la libre concurrence le spectacle vivant. Des théâtres et autres cabarets se sont développés autour d’initiatives privées5, constituant peu à peu le secteur du « music-hall » (on dirait aujourd’hui le show-business. D’autre part, concernant la musique, un marché des biens reproductibles s’est peu à peu structuré, d’abord autour des partitions (« petits formats »), puis des disques. Ces éléments ont pris de l’ampleur grâce aux développement des médias (presse de masse, puis radio, puis télévision).
- Le second pôle est celui de l’action publique, qui acquiert une réelle existence suite à la naissance du secrétariat d’État aux Affaires Culturelles en 1959 (dirigé par A. Malraux) a investi la culture, notamment la musique classique (par la constitution d’orchestres et l’embauche de musiciens). L’État s’est fait mécène, encourageant la diffusion (Maisons de la culture), la création (Ircam…), la connaissance des arts et de la patrimonalisation (musées…). Les musiques populaires ne sont toutefois pas concernées à cette époque.
2 – Dans les années 80, l’État ouvre la porte du secteur public aux musiques populaires et favorise le secteur privé qui s’est investi dans ces musiques
Pourtant à compter de 1981, un changement va s’opérer. Suite aux travaux de Michel De Certeau sur les cultures populaires notamment (il réalise, entre autres, la postface de la première enquête sur les pratiques culturelles des Français en 1973), le ministère Lang propose la notion de « démocratie culturelle » en réponse à la « démocratisation culturelle » initiée par Malraux. Toute pratique culturelle devient, a priori, digne d’intérêt. En musique, il en va ainsi du jazz, du rock, de la chanson ou, un peu plus tard du hip-hop et de la techno. Dans la logique du Ministère de la culture, cela aboutira, par exemple, à la création d’un « Orchestre national de jazz » ou à la constitution de départements « musiques actuelles » dans plusieurs conservatoires et écoles nationales de musique. Ces actions, qui se font sur le modèle classique de l’intervention administrée, restent toutefois marginales car elles s’intègrent mal aux valeurs des musiques populaires.
Mais y a également, pour Lang, une logique économique à la culture. Dans cette perspective, il faut favoriser la production française, porteuse d’exception culturelle (ceci aboutira par exemple aux quotas radios de langue française) et potentiellement génératrice d’emplois. Il y a donc, en plus d’un début d’institutionnalisation des musiques populaires, une aide au secteur commercial, aboutissant à une sorte de « show-business de gauche6 »avec des aides publiques. On pourrait ici mentionner, à titre d’exemples, le programme Zénith (cofinancé par l’État et les collectivités locales, le soutien au festival du Printemps de Bourges ou l’aide aux labels discographiques de droit privé7.
3 – Les musiques populaires ne se limitent pas au « secteur privé » classique.
Le monde économique n’est pas seulement constitué du public et du privé lucratif. En suivant le schéma posé par la sociologie économique, et notamment les travaux de J.L. Laville, on peut dire que trois modèles de médiations coexistent dans la société : l’économie de marché, l’économie publique et l’économie non monétaire8. Ce schéma est idéal-typique (il y a toujours un peu des trois types de médiation dans chaque cas étudié), chacun des trois modes étant, en fonction des contextes, dominant.
On peut, à partir de ce triptyque, mieux comprendre les musiques populaires. Avant même que l’État ne s’y investisse en effet, les musiques populaires n’étaient pas seulement présentes dans le secteur du music-hall, de l’industrie de la musique, mais aussi de manière marginale, autour de milliers de musiciens, au sein de scènes locales un peu partout en France. Même si quelques idéologues hostiles à ces musiques les résument encore uniquement comme résultant du premier modèle (économie de marché privée), des éléments contre-culturels, économiquement « underground », se sont en effet développés de manière plus ou moins structurée au cours du temps. Dans les années 1930 par exemple, un milieu du jazz associatif, porté par quelques jeunes militants, le « jazz-hot », s’oppose à la manière dont le jazz est traité par le music-hall. Il en va de même, à diverses époques. Par exemple, autour rock’n’roll dans les années 1960, des expressions plus politisées de l’après 1968 – pop-music, folk, chanson ou free-jazz – ou, à la fin des années 1970, du punk, des circuits avaient émergés.
Or, à compter de cette dernière période, les groupes sont de plus en plus nombreux. Un phénomène qui peut être expliqué par des variables technologiques et économiques comme la baisse du prix du matériel musical, qui est de plus en plus performant tout en étant de moins en moins cher, mais aussi par des raisons culturelles, avec la confirmation de la jeunesse comme moment spécifique du cycle de vie. Les musiques populaires accompagnent la socialisation et la sociabilité des personnes, de génération en génération et des milieux underground avec des courants musicaux foisonnants se structurent.
4 – Dans les années 80, l’État s’intéresse à l’underground, au secteur émergent.
Si le premier septennat mitterrandien s’était plus spécifiquement illustré, en matière culturelle, par une aide du secteur privé lucratif, le second va s’intéresser à ce qu’on pourrait qualifier d’underground. Les politiques publiques impulsent la construction de locaux de répétition ou aident les petits lieux de diffusion. Cela donne lieu à l’apparition d’un nouveau mode de médiation musicale, original, un « tiers-secteur ». Les nouvelles structures aidées, issues de l’underground, se définissent, en effet, comme défendant une logique privée non lucrative, associative. Ni entreprise capitaliste, ni institutions publiques, ces structures sont en partie financées par des subventions.
Je prendrai l’exemple de la Fédurok, réseau qui regroupe une cinquantaine de salles de concerts9. En étudiant le profil de ses lieux adhérents, la Fédurok a montré que les « militants batisseurs » provenait souvent d’une culture « do it yourself » issue du punk (caf’ conc’, petites associations…), d’un type de fonctionnement que les économistes qualifient d’« informel ».
Pour bien comprendre leur positionnement, on peut citer un texte qui en explique la philosophie.
« La Fédurok, Fédération Nationale de lieux de musiques actuelles et amplifiées s’est constituée en avril 1994, mais sa gestation et son histoire remontent aux années 70/80s, celles des multiples initiatives privées non lucratives qui se sont développées dans l’univers confondu des cafés-concerts, de l’éducation populaire et du champ associatif farouchement indépendant et revendicatif. (…) La Fédurok révèle, de plus en plus, l’existence d’un « monde du milieu ». Un « monde du milieu » longtemps dénommé « alternatif » et désormais « tiers-secteur ». Un monde, entre des logiques de profits et celles d’un service public administré, qui essaie d’exister en précisant ce qu’il est et ce qu’il affirme10.
On le voit, l’entrée en lice de l’État dans le monde des musiques populaires en a profondément modifié la structure. Entre les entreprises privées et l’underground, est apparu un « tiers secteur » qui revendique sa spécificité, en même temps que son adéquation aux logiques de pratiques des musiques populaires.
II – Les conséquences de l’investissement de l’État dans les musiques populaires
1- Des structures spécifiques pour une pratique singulière
Le secteur des musiques populaires possède de nombreuses spécificités de fonctionnement. L’une d’entre elle concerne la professionnalisation des musiciens. Contrairement à la musique classique par exemple, il n’y a pas de filières spécifiques conduisant à des diplômes qui ouvrent la voie à un métier. Les musiciens qui gagnent leur vie par la musique enregistrent, éditent des disques et font des concerts. Investis dans un projet collectif, nombre d’entre eux adoptent la forme d’emploi intermittente, cherchant à obtenir le nombre d’heures nécessaire à une indemnisation « Assedic » du temps chômé. D’autres, bien que partageant souvent les mêmes scènes que les premiers, possèdent des sources de revenu externes à la musique et l’abordent comme une pratique de loisir. D’autres enfin sont dans une sorte d’entre-deux, cherchant à devenir professionnel, il consacre un temps important à la musique sans parvenir à gagner leur vie par ce moyen.
On peut en déduire deux phénomènes. Premièrement, les musiciens de musiques populaires peuvent, concernant leur pratique, être titulaires de statuts très différents. Secondement, et de manière liée, il n’y a pas de césures nettes entre ce qui est qualifie d’ « amateur » et de « professionnel ». D’ailleurs, les groupes débutants eux-mêmes ne se définissent en général pas comme amateurs11.
Or, ceci pose problème en matière d’action politique, puisque, traditionnellement, alors que le Ministère de la culture prend en charge les professionnels, C’est le Ministère de la jeunesse et des sports qui gère la question de la pratique amateur, du loisir. On a là une explication du rôle qu’ont pu jouer certaines structures d’éducation populaire dans le développement des musiques actuelles avant Lang. Aidant les groupes débutants, elles se sont impliquées dans la diffusion et la formation. Le tiers-secteur investit dans les musiques populaires, défend cette posture transversale (de l’amateur au professionnel), de la même manière qu’il prône pour ces musiques un mécanisme de formation spécifique, différent des écoles de musique (jeu collectif, intervenants musiciens, composition et interprénation, rôle de l’amplification et des effets sonores…).
Ceci explique que certaines structures de l’éducation populaire, en particulier des MJC aient été partie prenante du tiers secteur des musiques-populaires.
2 - The real underground ?
Alors qu’il est vu comme précaire par les salariés qui le composent (la majorité d’entre eux sont sous un statut d’emploi aidé : emploi-jeune, CES…), le « tiers-secteur » des musiques populaires est perçu comme artificiel par les tenants du libéralisme en musique, du secteur de la variété, (qui parlent d’« un rock officiel »), et comme institutionnel par ceux qui ne gagnent pas leur vie de la musique (par choix ou par contrainte). Il en va notamment ainsi des nouvelles scènes underground qui ne sont pas aidées…
Bien que le monde des musiques populaires soit, dans une certaine mesure, parvenu à faire entendre ses différences, L’apparition du « monde du milieu » a généré des effets non prévus. D’une part, si on se place d’un point de vue dynamique, il apparaît constamment de nouvelles scènes musicales émergentes qui restent dans l’underground, leurs acteurs ne bénéficiant plus d’aides de l’État au fonctionnement ou la professionnalisation. Alors que nombre d’entrepreneurs du rock alternatif ont dorénavant investi le tiers-secteur, cela risque de poser problème au renouvellement des courants musicaux, puisqu’une partie de leur activité est pris en main par le « tiers-secteur » des musiques populaires, alors qu’une activité perdure dans un underground, très largement bénévole et aux moyens plus que modeste. Certes, les groupes bénéficient indirectement des nouveaux lieux spécifiques (centres de ressources, salles de concerts, accompagnement) mais nombre d’acteurs souhaiteraient envisager des lieux de vies musicales qui fonctionneraient selon leur propre manière de voir. Un point de vue d’ailleurs exacerbé par la montée du communautarisme en musique et la spécialisation des publics.
Mais l’apparition d’un tiers secteur – issu de l’underground mais, en partie, subventionné – a généré, avec la professionnalisation progressive des activités, un autre effet non prévu : la montée du contrôle des activités sociales en terme juridique, et ce aussi bien dans le domaine du droit du travail que dans celui de la propriété intellectuelle ou dans celui des conditions de sécurité. Or, traditionnellement, on l’a vu, étant donné l’inadéquation de la loi face aux mœurs musicales (il y a, par exemple, présomption de salariat lorsqu’un musicien monte sur scène, même s’il est amateur), le travail au noir est courant dans le secteur12. Aussi, non seulement les cultures émergentes, underground, ne sont pas aidées mais elles ne sont plus dans de nombreux cas, tolérées.
Le phénomène a notamment été dénoncé par une partie des tenants de la culture techno, des free-parties et des teknivals qui revendiquaient, en suivant le philosophe Hakim Bey, l’élaboration possible de TAZ (Zones Autonomes Temporaires). La volonté de disposer d’espaces en dehors de règles qui régissent l’économie et le droit légal de la musique, considérées comme trop contraignantes à l’impulsion créative et sociabilisatrice. C’est le même problème qui était rencontré par les cafés-concerts, nombre de festivals associatifs et la fabrication d’enregistrements artisanaux.
L’implication des politiques culturelles au sein des musiques populaires a donc permis leur reconnaissance, notamment par la constitution d’un tiers secteur, précaire mais légal, moyen original de résister à l’industrialisation et à l’institutionnalisation. Mais pour des raisons culturelles (l’effervescence créative et la succession des générations) aussi bien que politiques (le manque de moyen du Ministère de la culture et la montée de la « juridicisation »), il n’a pas permis d’appréhender la multiplicité des visages pris par les musiques populaires, phénomènes rhyzomatiques. On peut ainsi se demander quel sera l’avenir pour le « monde du milieu ». Résistance ou engloutissement ?
1 Julien Olivier, « Popular muusic/musiques populaire : une question de point de vue », Musica Falsa, n°9, juin 1999, p. 29-30
2 Adorno Theodor W. , « Sociologie de la musique », Musique en Jeu, n°2, 1971, p. 7-15
3 Cutler Chris, File Under Popular. Theoretical and Critical Writings on Music, London/New York, Rer Megacorp/Semiotext(e)-automedia, 1985
4 Il reste à préciser que si l’expression n’a pas été utilisée auparavant en France, cela est sans doute dû à la place qu’y occupait les « paradigmes critiques », de Marx à Bourdieu. A travers le débat hétéronomie/autonomie des cultures populaires, les chercheurs avaient montré les dangers des conceptions misérabilistes aussi bien que populistes (Grignon Claude, Passeron Jean-Claude, Le savant et le populaire, Paris, Seuil, 1990). C’est dans l’équilibre entre ces deux notions qu’un espace possible peut être trouvé pour parler des musiques populaires. Issues pour une part des Industries culturelles, elles leurs résistent aussi. Ce peut ainsi être à la fois, ou en alternance, une musique élaborée par le peuple, et pour le peuple. C’est justement toute la difficulté qu’elles posent à l’analyse, tout comme aux politiques culturelles qui ont voulu s’y investir.
5 Farchy Joëlle, Sagot-Duvauroux Dominique, Economie des Politiques Culturelles, Paris, PUF, 1994
6 Musique Info Hebdo, n°119, 14 avril 2000, p. 14
7 Cela n’est pas sans poser des débats. On l’a vu encore récemment, par exemple lors de la tournée Johnny de 2003 où les mairies utilisaient l’argumentaire de la démocratie culturelle ou au tournant du siècle, lorsque la plus importante Major du disque, Universal est devenue une entreprise française.
8 Laville Jean-Louis, David Cattani Antonio (dir.), Dictionnaire de l’Autre Economie, Paris, Desclée de Brouwer, 2005.
9 Comme le revendique les salles de la Fédurok, 80% des groupes programmés proviennent de labels indépendants, ce qui est revendiqué comme un aspect spécifique, eu égard au secteur privé lucratif.
10 L’Officiel de la Musique 2005, Paris, IRMA, 2005, p. 72
11 [15] D’après Jean-Marie Seca, c’est un phénomène typique de l’ « état acide » qu’on retrouve chez les musiciens underground, in Seca Jean-Marie, Les Musiciens Underground, Paris, PUF, 2003
12 On pourrait parler d’un « noir de rodage » en suivant la typologie de Jean François Laé (Travailler au noir, Paris, Métailié, 1989)