N°7 / Musiques et politique Juillet 2005

Vingt ans de Live Aid : comment le charity rock a-t-il transformé l’engagement politique en musique populaire ?

Yasmine Carlet, Jean-Marie Seca

Résumé

Quelles sont les relations entre les causes humanitaires et les formes expressives rock, et plus largement, musicales ? L’évocation de différents exemples historiques dans ces pratiques dites de « charity rock » permettra de commencer à dresser un bilan qui est loin d’être négatif pour ceux qui reçoivent de l’aide. Il semble aussi évident que ces opérations humanitaires musicales « grand public » (Live Aid, Band Aid, Les enfoirés…) enrichissent le renom de ceux qui, déjà fortement mis en vedettes, le deviennent toujours plus en s’illustrant par une scénographie de leur générosité analogiquement proche des récits mythiques antiques exaltant la geste du héros. On tentera d’interroger le sens politique et sociologique de cette ostentation médiatique, source d’un conformisme des bons sentiments, éludant parfois certains combats plus radicaux. En effet, il y aurait une profonde divergence entre les luttes singulières et consistantes de groupes politiques contestataires (y compris dans les styles plus ou moins underground) et la scénographie sirupeuse (même si fonctionnellement sources de dons importants) des grands concerts humanitaires des vingt dernières années.

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L’expression anglaise charity rock, utilisée telle quelle en français, définit un regroupement ponctuel de musiciens populaires qui se manifeste sous la forme de disques et/ou de prestations scéniques afin de récolter des fonds dans un but philanthropique, et ce avec l’appui logistique et financier de l’industrie du disque et des médias de masse. L’emploi du mot « rock » fait écho à la tradition, ou au mythe de subversion du rock’n’roll, sous-entendant que cette énergie est réorientée à des fins caritatives. On peut aussi rencontrer, dans la langue anglaise, les termes « benefit rock » ou « agit-pop », comme équivalents approximatifs de la première expression. « Recourir au médium musical pour récolter des fonds » : la formule est ancienne. George Harrison, ex-membre des Beatles, fut le premier à organiser un concert en faveur des victimes des inondations au Bangladesh en 1971 (Delmas et Gancel, 2005). Le rocker irlandais Bob Geldof posa les jalons du charity rock, en 1984. Il réunit alors ses confrères célèbres – dont Sting, Paul Weller et U2 - sous le nom de Band-Aid, pour enregistrer un 45 tours destiné à récolter des fonds pour combattre la famine en Ethiopie. Do They Know It’s Christmas – Feed the World pulvérisa les records de ventes de singles, récolta 6 millions de livres sterling et inspira We are the Wolrd, son pendant nord-américain. Puis, en juillet 1985, Geldof organisa un gigantesque concert simultané de 16 heures, Live Aid, qui se déroulait à la fois à Londres et à Philadelphie, devant un public télévisé d’environ un demi-milliard de personnes. Les deux formats, disque et mega-event – en référence à sa diffusion planétaire –de Band-Aid et Live Aid- ont révélé le potentiel de levier humanitaire des stars de la pop, acquis grâce à une nécessaire accointance avec les médias de masse. Les initiatives similaires se multiplièrent, notamment en France : Chanteurs sans Frontières pour l’Ethiopie (1985), Les Enfoirés, initiés par Coluche en 1985 pour financer les Restos du Cœur, Pour Toi Arménie, en faveur des victimes du tremblement de terre en Arménie (1989) et, récemment, Et puis la Terre, par le Collectif « Asie », dans cette région frappée par les raz-de-marée en décembre 2004.

L’humanitaire, renvoyant inévitablement à des enjeux de pouvoir sur le plan intérieur et international, le charity rock pourrait apparaître comme une validation politique déroutante de postulats capitalistes adoptés par les majors de l’industrie du disque. On sait que le star système est consubstantiel aux musiques populaires, comme l’est la commercialisation de la révolte (Buxton, 1985). L’exploitation financière de la vedette est donc inhérente à la naissance du rock ou du jazz. Selon certains analystes, on peut aussi en repérer chronologiquement la consécration, à très grande échelle, en se référant au succès de Thriller de Michael Jackson, au début de 1980, par opposition aux années 1970, au cours desquelles la rock star aurait été moins fortement appuyée par l’industrie du disque et la distribution internationale (Guibert, 1998).  Le mode d’action et de communication des opérations de charity rock aaccentué ce phénomène. En effet, la diffusion mass-médiatisée du message humanitaire et la collecte de fonds passent par un recours systématique à des célébrités nationales ou internationales – dans le cas des initiatives anglo-saxonnes. En témoignent les vidéos musicales, qui juxtaposent systématiquement les séquences de stars en studio et celles de la catastrophe humanitaire, provoquant une assimilation esthétisée de la star à la cause, même si l’implication de cette dernière se réduit souvent à cette seule participation à la session d’enregistrement. Dans We are the World, composé par Michael Jackson et interprété par USA for Africa, comme le souligne ironiquement Thomas Reed, la vidéo « ne nous montre aucun Africain mais beaucoup de musiciens riches dont l'attitude et l’interprétation les font paraître, tour à tour et souvent simultanément, sincères et contents d’eux. Cette sorte de retenue passive est visuellement renforcée par la mise en scène statique de la vidéo – personne ne bouge de cet oppressant studio d’enregistrement » (Reed, 2001, p. 99).

En redéfinissant l’impact politique de la musique populaire selon des critères de publicité, de vidéos musicales et en fonction de méga-concerts caritatifs, on relègue au second plan le contenu du message transmis. Dans un même temps, les champs d’expression des musiciens populaires véritablement engagés, de façon consistante, dont le travail et les déclarations publiques servent la diffusion d’une opinion forte, ont paradoxalement été restreints. Le Red Wedge, groupement d’artistes, constitué pour soutenir le parti travailliste britannique lors des législatives de 1987, en est l’exemple. Si Billy Bragg, musicien engagé et membre du parti en fut à l’origine, la participation de nombreux artistes de variétés atténuèrent sa nature partisane (Collins, 1998). La majorité des morceaux interprétés lors des concerts n’étaient pas constitutifs d’authenticité et de légitimité politique auprès du public. Cette dualité trahissait par ailleurs la divergence, quant aux buts assignés au Red Wedge, outil de séduction électorale pour le parti, tentative d’éducation citoyenne  et d‘interaction avec le système politique pour les artistes les plus idéologiquement marqués (Carlet, 2004). Certains groupes de pression ont pu cependant créer, eux-aussi, des alliances avec des musiciens populaires célèbres. Un exemple connu est le concert donné en 1988 au stade de Wembley, à Londres pour les soixante-dix ans de Nelson Mandela, dont la formule était calquée sur celle du mega-event afin de diffuser un message plus ouvertement politique, et qui servit de formidable relais aux campagnes anti-Apartheid menées par les organisations locales (Garofalo, 1992 ; Street, 1986).

Si rien ne peut garantir qu’un auditeur entame, à l’écoute d’un morceau de musique, une réflexion politique, l’artiste engagé cherche néanmoins à générer, au sein du public, une conscience commune propice au changement. De quelle façon les disques et les concerts de charitésollicitent-ils les auditeurs ? Les paroles, de We are The world à Ethiopie, présupposent l’existence d’une collectivité réceptrice du message, notamment dans l’emploi de la première personne du pluriel. Le titre Do They Know it’s Christmas affiche une claire distinction entre « eux » - they –, les victimes de la famine en Ethiopie par opposition à l’auditeur occidental et visiblement chrétien, distinction récurrente dans l’ensemble du morceau. Cependant, la chanson n’en appelle pas à une communauté mais plutôt à une collectivité d’auditeurs isolés. En effet, conformément à la rhétorique des musiques populaires modernes, son esthétique repose sur l’émotion et la recherche du plaisir musical, isolant l’auditeur dans une quête psychique propre à sa personne et à son environnement direct. L’unanimité et l’urgence de la cause humanitaire rendent explicite ce recours à l’émotion, au fluide musical (Seca, 2001), au détriment de toute réflexion poussée sur les origines et les responsabilités éventuelles de la catastrophe. Rajoutons que cet isolement est bien sûr appuyé par la technologie, qui individualise le processus d’écoute (le support est à cette époque le 45 tours). De plus, on note parfois l’existence de conséquences nauséeuses des cultures fondées sur l’impact affectif, l’image et les médias (Finkielkraut, 1987, p. 161.)

On peut affirmer que charity rock est la démonstration des difficultés de la musique populaire contestataire à persister, et à se renouveler face aux évolutions technologiques et à la culture de la consommation. Néanmoins, en ouvrant de nouvelles possibilités d’expression politique transnationale, cette tendance a favorisé un relatif renouveau de la protestation musicale. Au cours des vingt dernières années, de nombreux artistes ont utilisé leur impact et leur popularité pour attirer l’attention des médias sur des causes qui ne remportent pas forcément l’attention ni l’unanimité. C’est notamment le cas de Bono, chanteur de U2, qui depuis sa participation à Band-Aid et Live Aid milite pour l’annulation de la dette africaine au travers son organisation non-gouvernementale DATA. On peut aussi voir le soutien aux mouvements altermondialistes comme une résultante du charity rock (Delmas et Gancel, op. cit., p.285). Il convient enfin de rappeler la subsistance de foyers originels d’engagement en musique populaire. Il demeure des artistes engagés, en paroles et en actes, tels que Asian Dub Foundation, Zebda ou International Noise Conspiracy. De plus, certains musiciens et styles musicaux demeurent associés à des mouvements sociaux dont ils articulent le discours afin de structurer leurs membres, de Zebda avec le mouvement Motivé-e-s à la Oï ! d’extrême droite (ce dernier exemple nous rappelle que la musique populaire ne sert pas toujours des causes très défendables : voir le texte de Lescop dans ce dossier). C’est précisément pour leur esthétique et leur enracinement socioculturel que ces derniers mouvements musicaux ont été épargnés par le caractère consensuel du charity rock. L’expression d’une cause humanitaire durant les événements décrits succinctement dans ce texte, est encastrée à celle de la forme marchande et sérielle (voir sur ce plan Benetolo, 1999). La sentimentalité « sucrée » des live et band aid redouble et accentue celle des morceaux à la mode, dans une redondante démonstration de gentillesse ostentatoire. L’unanimisme des bons sentiments devient, du même coup, une idéologie, proche d’une propagande, à mille lieux des fourmillements stylistiques des formes underground des minorités musicales et, quelquefois aussi, des besoins de ceux qu’on veut défendre.

Benetolo, Anne : Rock et politique. Censure, opposition, intégration. Paris, L’Harmattan, 1999.

Buxton, David, 1985, Le rock. Star système et société de consommation, Grenoble, La pensée sauvage.

Carlet, Yasmine : Stand Down Margaret ! L’Engagement de la Musique Populaire Britannique contre les Gouvernements Thatcher. Editions Mélanie Séteun, Clermont-Ferrand 2004.

Collins, Andrew : Still Suitable for miners – Billy Bragg, the Official Biography. Virgin books, Londres 1998.

Delmas, Yves et Gancel, Charles : Protest song. La chanson contestataire dans l’Amérique des sixties. Paris, Textuel, 2005.

Finkielkraut, Alain : La défaite de la pensée, Paris, Gallimard, 1987.

Garofalo, Reebee (dir.): Rockin’ the Boat - Mass Music and Mass Movements. South End Press, Boston 1992.

Guibert, Gérôme, Les nouveaux courants musicaux : simples produits des industries culturelles ? Mélanie Séteun, Clermont-Ferrand 1998.

Seca, Jean-Marie : Les musiciens underground. Paris, PUF, 2001.

Street, John : Rebel Rock - The Politics of Popular Music. Basil Blackwell, 1986.

Reed, Thomas : Famine, Apartheid and the Politics of “Agit-Pop”- Music as (Anti)colonial Discourse. Cercles3, 2001, pp.96-13.

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