N°7 / Musiques et politique Juillet 2005

Un témoignage adressé : parole du rap et parole collective

Anthony Pecqueux

Résumé

Dans ce texte l’auteur retient l’existence d’un lien fort entre la parole du rappeur et celle d’un collectif, et cherche à le préciser. Une enquête sur le poste d’énonciation propre aux chansons de rap montre qu’il ne peut être celui d’un porte-parole dans la mesure où la parole du rappeur procède d’une structuration dialogique (Je te…). C’est pourquoi l’auteur invite à considérer le rap comme un procès communicationnel au cours duquel le rappeur adresse un témoignage sur ses conditions de vie à son auditeur. Un tel procès inclut le rap dans une institution sociale, et ouvre de manière inattendue vers le politique.

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Il est communément admis que la parole du rap est liée de quelque manière avec une parole collective, ou pour le moins avec un collectif. Parole du rap et parole collective : on entend par là que les rappeurs reprendraient une parole antécédente, qui a été émise non par l’autre que le rappeur, mais par le même que lui (membre de groupe de pairs, personne appartenant à un même lieu de vie, partageant de semblables conditions sociales, etc.) ; le lien est celui du « haut-parleur », celui qui a l’occasion de porter haut la parole de ceux qui ne le peuvent. Parole du rap et un collectif : le processus désigne plutôt la délégation de la parole, c’est-à-dire que le lien est celui de « porte-parole », au sens strict. Puisqu’en général le rappeur ne participe d’aucune institution d’où il aurait pu recevoir cette délégation de parole, il s’agit plus précisément d’une autorisation qu’il s’octroie lui-même pour représenter la parole d’autrui, et qui est ratifiée ou non, après-coup, par ceux dont la parole est « portée1 ». Si ces perceptions communes pointent un lien essentiel, les enquêtes manquent pour qualifier plus précisément ce lien. L’objet de ce texte concerne par conséquent la spécification du statut de la parole du rap par rapport à (celle d’) un tout social plus vaste dont le rappeur serait partie prenante. Cette question, abordée par quelques entrées (allusives dans ce cadre, mais étayées sur une enquête précise et empirique sur le rap français), devrait permettre d’approcher ce qui relève du politique dans le rap.

La convocation du collectif

Nous disions que la parole du rap est liée de quelque manière avec une parole collective : l’enjeu réside dans le fait de s’entendre sur ce de quelque manière. Du moment que sera établie la nature du lien, peu importe en effet le collectif : n’importe lequel fera l’affaire, puisque tout un chacun peut faire du rap et s’identifier avec, se réclamer d’un collectif (après, qu’il soit dit “ rappeur ” relève d’une autre affaire). S’il n’est plus personne pour douter qu’il puisse exister un “ rap blanc ”, du moins depuis le succès planétaire d’Eminem2, on commence en outre à constater l’émergence d’un rap des classes moyennes (en France : Diam’s, TTC, Svinkels, James Delleck, etc.) – même si celui des beaux quartiers (que les Inconnus avaient fantasmé dans leur parodie “ Auteil-Neuilly-Passy ”) tarde à éclore.

Quant au lien en question, il est ordinairement conçu comme celui qu’un porte-parole entretient avec le groupe qui lui a délégué sa parole3. Le problème que suscite une telle option, lors de sa mise à l’épreuve de l’écoute d’un rap, c’est qu’on y entend principalement des « je » s’adresser à des « tu ». En ce sens, la structuration même de la parole du rap est dialogique et ne relève pas d’une fonction de porte-parole (qui implique, entre autres conditions, un « nous » omniprésent : le locuteur ne s’y exprime pas en son nom propre mais au nom du collectif dont sa parole procède).

De « je vis » à « nous vivons que… »

Cela ne signifie pas qu’il n’existe dans le rap que des propos assumés à la première personne du singulier ; certains visent la forme traditionnelle du porte-parole (le Nous), d’autres la plus grande généralité au travers de constructions impersonnelles. Toutefois, l’on reste dans ces cas dans le cadre d’une présentation de soi à travers ses convictions et surtout ses conditions de vie. Un exemple est « Qui paiera les dégâts ? » (N.T.M., 1993, J’appuie sur la gâchette, Epic) : ce morceau qui est une description de la situation générale des jeunes dans les quartiers dits « sensibles », remixé en 1995 et en 2001 par le groupe lui-même, a été maintenu dans le répertoire du groupe dans la mesure où le poste d’énonciation utilisé n’implique pas que l’énonciateur doive continuer à expérimenter ce qu’il décrit pour pouvoir au fil du temps toujours assumer un tel témoignage accusateur. Le Je y renvoie soit à des opinions sur la situation, soit à des expériences vécues mais jamais en propre (« Voilà ce qu’on reproche à mes proches à ce jour ») ; les autres pronoms personnels présents sont indexés à ce poste d’interprétation4. Alors qu’on trouve de nombreux exemples de chansons dans le rap qui sont abandonnées en cours de carrière : émanant d’un Je, elles ne correspondaient plus aux convictions ou aux conditions de vie de celui qui les proférait, et par là déclarait les expérimenter.

Le rap inclut en effet, au titre de ses règles constitutives, l’indifférenciation des rôles entre auteur / interprète / protagoniste : il engage l’identité sociale de celui qui le pratique. Celui-ci, sauf exception, n’endosse pas un rôle mais lie ses paroles à son propre être social (c’est-à-dire de rappeur), comme dans une conversation ordinaire. C’est dire combien la parole du rap, avec une telle règle constitutive, implique comme engagement social par rapport à l’histoire de la chanson, ou plus généralement, des autres pratiques artistiques et culturelles qui utilisent le langage pour principale ressource et qui demeurent dans leur réception assorties d’une clause de fictionalité. Quant à la possibilité d’une parole collective, elle affleure seulement au terme de trajets énonciatifs : elle ne peut être décrétée, puisque le rap fait fond sur une culture d’avertis – de ceux à qui on ne la fait pas, et surtout pas d’usurper la base et la finalité de cette culture, la parole. Les Nous qui adviennent ne correspondent pas à une délégation de Notre parole à un Je, qui serait autorisé du coup à employer Nous ; bien plutôt, à la convocation de Nous au sein de la parole du Je-rappeur, convocation qui se réalise sur la base de comparaisons et d’énallages progressifs du nombre de personnes impliquées par la description (du type : « Je vis ça, Tu vis ça, Nous vivons ça5 »)

Un témoignage adressé

En guise de récapitulation, nous enregistrons un double constat, quant à la parole du rap. D’une part, une convocation de Nous qui montre que le rappeur n’endosse pas le rôle de porte-parole ; d’autre part, une structuration dialogique (Je te…) qui fait fond sur une des règles constitutives de l’activité de rapper, selon laquelle le rappeur est auteur et protagoniste de ce qu’il interprète. Ajoutons à cela, le contenu de ce qui est assumé à la première personne (et communiqué à une seconde personne) : des opinions sur, et des descriptions des conditions de vie expérimentées6. Ces trois éléments, pris ensemble et rapportés à la visée initiale (spécifier le lien entre parole du rap et collectif), engagent vers une conception du rap en terme de témoignage, du moins selon l’analyse qu’en propose Renaud Dulong (1998 ; cf. le commentaire de Paul Ricœur, 2000, pp. 201-208). Pour lui, le témoignage ressortit d’une institution sociale, dans la mesure où il s’agit de l’assertion d’une factualité, réalisée par quelqu’un de présumé fiable qui déclare avoir été présent à l’événement passé qu’il rapporte. Le témoin demande à être cru et s’engage à réitérer son témoignage, à le maintenir à travers le temps – c’est en ce sens que le témoignage figure comme promesse et participe d’une institution sociale.

La proposition ici ne tient pas à faire du rap un strict témoignage, mais une forme particulière de témoignage, qui se démarque principalement, par de l’institution décrite par Dulong, par le caractère présent de l’événement rapporté (c’est un procès en cours, et non un événement échu7); mais qui prend place à sa manière au sein de cette institution. La parole du rap dans ce cadre correspondrait à une factualité présente rapportée, à l’égard de laquelle on s’impose des obligations, et adressée – ce qui implique une forme de sollicitation envers l’autrui auditeur, qui concerne son propre témoignage. Par son inscription dans une institution sociale précise, ainsi que par la sollicitation de l’auditeur qu’elle occasionne, la parole du rap contient une potentialité d’expérience politique. Il faudrait systématiser la comparaison, et la mettre à l’épreuve de chansons, pour la rendre plus concrète ; gageons en tous cas que c’est par ces voies d’analyse que l’on peut approcher plus précisément ce qui rend le rap politique – plus généralement, ce qu’il fait à ses auditeurs comme à ses producteurs.

1  Pour prendre la figure ordinaire, un rappeur dit « représenter son quartier » : soit le quartier juge sa parole (ses conditions de vie, etc.) bien représentée, et lui accorde de fait la délégation ; soit il la juge mal représentée, et le rappeur se retrouve alors seul à continuer à penser qu’il représente son quartier.

2  Cette ouverture permettra-t-elle un jour de parler du rap comme pratique culturelle tout court, en lieu et place de l’actuel détour nécessaire par ses origines : « pratique culturelle d’origine afro-américaine » ? On peut en douter au regard de la situation pour le jazz, que Olivier Roueff (2005) a mise en évidence avec force.

3  Pour la notion de porte-parole, cf. Pierre Bourdieu, 1987. Pour l’utilisation de ce schème dans le cas du rap, il n’est pas possible d’entrer ici dans les détails, on se contentera de noter qu’il intervient généralement de manière peu problématisée, selon une acception de sens commun du terme ; on en trouvera un exemple chez Laurent Mucchielli, 1999. Notons encore à ce propos que des rappeurs ont servi pour une conception du porte-parole dans les entretiens avec des couples : l’analyse d’une interview des deux membres de N.T.M. ferait de l’un le porte-parole du couple qu’ils forment, et l’autre serait réduit à un rôle de rebelle (M. Marcoccia, 1995, pp. 90-94). Les circonstances de la situation laissent cependant penser qu’il s’agit, pour le « rebelle », plus d’un phénomène d’usure vis-à-vis des questions posées que de délégation de la parole : il semble avant tout exaspéré.

4  Il faudrait reproduire l’intégralité des paroles, et en faire une analyse précise. En guise de piste, on comparera utilement cette chanson avec un couplet du même rappeur (Kool Shen), dans une chanson précédente. On peut y voir à l’œuvre un trajet énonciatif du Je au Nous, et la constante indexation du Nous sur le Je de l’expérience vécue, seule procédure de certification possible pour les rappeurs, et valable pour les auditeurs. « Quelle chance quelle chance d’habiter la France / Dommage que tant de gens fassent preuve d’incompétence / ([JoeyStarr :] Dans l’insouciance générale les fléaux s’installent normal) / Dans mon quartier la violence devient un acte trop banal / Alors va faire un tour dans les banlieues regarde ta jeunesse dans les yeux / Toi qui commandes en haut lieu mon appel est sérieux / Non ne prends pas ça comme un jeu / Car les jeunes changent ([J.S. :] voilà ce qui dérange) / Plus question d’rester passifs en attendant que ça s’arrange / Je n’suis pas un leader simplement le haut-parleur / D’une génération révoltée prête à tout ébranler même / Le système qui nous pousse à l’extrême / Mais NTM ([chœurs :] Suprême) ne lâch’ra pas les rênes / Epaulé par toute la jeunesse défavorisée / Seule vérité engagée le droit à l’égalité / Me voilà de nouveau prêt à redéclencher / ([J.S. :] Oui) une vulgaire guerre civile et non militaire / Y en a marre des promesses on va tout foutre en l’air » (N.T.M., « Le monde de demain », Authentik, 1991, Epic).

5  Il ne s’agit donc pas d’un Nous qui serait préfiguré ou préconstitué, mais d’un Nous en cours de constitution, auquel le rap lui-même donne consistance et dont l’émergence réelle (au-delà de la seule potentialité à laquelle l’œuvre donne accès) dépend de la réception qui en sera faite – sa ratification ou non. Pour de plus amples développements sur ce point, je me permets de renvoyer à mes travaux : Anthony Pecqueux, 2003, pp. 222sqq.

6  Pour être complet : en outre des jeux de langage sur ces conditions de vie, qui donnent au rap sa dimension ludique (ironique et auto-ironique).

7  A ce titre, si l’autodésignation du témoignant prend la forme typique de “ j’y étais ”, avec le rap et le caractère processuel de la factualité qui y est rapportée, une forme typique serait “ j’en suis ”. De cette particularité dépendent les principales modifications apportées au modèle du témoignage ; pour rester sur la question des liens entre parole du rap et collectif, le témoin est ici également un membre.

Pierre Bourdieu, 1987, « La délégation et le fétichisme politique », in Ibid., Choses dites, Paris, Ed. de Minuit (“ Le sens commun ”), pp. 185-202.

Renaud Dulong, 1998, Le témoin oculaire. Les conditions sociales de l'attestation personnelle, Paris, Ed. de l’E.H.E.S.S. (« Recherches d’histoire et de sciences sociales », n° 79).

Michel Marcoccia, 1995, « Les interviews de couple : réflexion sur le rôle de porte-parole », in Catherine Kerbrat-Orecchioni, Christian Plantin (dir.), Le trilogue, Lyon, Presses Universitaires de Lyon (« Linguistique et sémiologie »), pp. 80-107.

Laurent Mucchielli, 1999, « Le rap et l’image de la société chez les “jeunes des cités” », Questions pénales, XI, n° 3, pp. 1-4 (consultable à l’adresse : http://laurent.mucchielli.free.fr/Rap.htm).

Anthony Pecqueux, 2003, La politique incarnée du rap. Socioanthropologie de la communication et de l’appropriation chansonnières, Thèse de doctorat de sociologie, Marseille, E.H.E.S.S., 413 p. [multigr.].

Paul Ricœur, 2000, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Ed. du Seuil (« La couleur des idées », « Points – essais »).

Olivier Roueff, 2005, « Formes de disponibilité et logiques de mobilisation d’une mémoire publique. Le jazz en France », in Johann Michel, Mémoires et histoires. Approches pluridisciplinaires, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, pp. 69-86.

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