N°7 / Musiques et politique Juillet 2005

« La Rizière » de la contestation : Graine de dissidence khmère francophone au Cambodge, « pays du sourire » et du marché musical conformiste

Jean-Philippe Pétesch

Résumé

Si l’enregistrement d’un album de chansons originales à compte d’auteur est une chose banale en Occident, le faire ici, à Phnom Penh, relève du pied de nez tant aux autorités qu’au très fermé et tout puissant lobby qui règne sur le paysage musical cambodgien. En effet, au Cambodge, on n’écrit quasiment pas de chansons : dans les studios d’enregistrement des « boîtes à musique » du pays, on se contente de khmériser les airs thaïs, américains, chinois, etc. à la mode avec des paroles à l’eau de rose récurrentes. Deux jeunes étudiants francophones rêvant d’un Cambodge meilleur, débarrassé des maux qui lui empoisonnent l’existence depuis la fin de la guerre, ont décidé de proposer enfin une alternative en utilisant la langue française comme bouclier et comme arme d’expression.

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Ceux qui ont un jour visité le Cambodge reviennent presque tous de ce pays avec le souvenir et les images d’un peuple jovial, gai et souriant. Ce dernier trait est d’ailleurs un des arguments de vente des nombreux voyagistes présentant ce petit royaume de l’Asie du Sud-Est comme étant « le pays du sourire ». Malheureusement ce sourire affiché cache bien trop souvent de profondes blessures que le temps ne parvient pas à cicatriser ; 17 avril 2005, funeste 30e anniversaire de la chute de Phnom Penh aux mains des Khmers Rouges. En moins de quatre années, « l’utopie meurtrière » (Pin Yathay, 1980) des communistes khmers allait coûter la vie à près de deux millions d’âmes sur une population qui en comptait environ sept avant que les conflits guerriers ne viennent enflammer la région du Sud-Est asiatique.

Le Kampuchéa démocratique de l’année zéro (Ponchaud, 1977) a en tout premier lieu tenté d’expurger la population de toute l’élite intellectuelle et de tous ceux considérés dans son idéologie comme matériellement non-productifs. En quelques mois, le « nouveau peuple » ne comptait quasiment plus dans ses rangs ni médecins, ni enseignants, ni artistes, ni intellectuels alors que « l’ancien peuple » khmer avait su, entre autre, construire des temples aussi grandioses que démesurés et créer des danses immortalisées par les divines et sculpturales apsaras, lui valant ainsi l’admiration de nombreux pays du monde entier [Exposition Coloniale Internationale de Paris, 1931].

Après plus de vingt années de guerre, le Royaume du Cambodge est un pays encore sinistré qu’il faut essayer de reconstruire tant bien que mal et dans lequel la culture n’est malheureusement pas une priorité première. On peut déplorer ce choix des politiques car le Cambodge n’est pas seulement le « pays du sourire », mais aussi un pays qui chante, comme en témoignent les nombreuses installations de karaoké qui équipent même les foyers les plus modestes, ainsi que le foisonnement d’émissions musicales télévisées dans lesquelles les stars du moment interprètent, pour l’immense joie du grand public, des adaptations d’airs populaires étrangers en langue khmère.

Sonorités passées et actuelles

La musique populaire cambodgienne [on appellera ici « musique populaire » toutes formes de musique ne relevant pas de la musique et de la culture traditionnelles] est née de l’influence culturelle directe du protectorat français de 1863 à 1953.

La présence militaire française a tout d’abord joué sur l’instrumentation des chansons. En effet les nombreuses fanfares ont fait naître l’idée aux musiciens cambodgiens d’interpréter les mélodies traditionnelles avec ces nouveaux instruments occidentaux donnant ainsi naissance aux orchestres dits « Mahori Chnay » dans les années 1930. Les groupes de pop ne sont apparus quant à eux qu’à la fin des années 1950 sous l’impulsion des ministères de la Défense, de l’Intérieur et de l’Information qui ont ressenti dans la musique un puissant outil de ce que certains pourraient qualifier de « propagande ». Les équipements musicaux étant, de part leur coût, inaccessibles aux bourses modestes, les groupes indépendants n’ont pas pu émerger, exception faite de Sophoan Don Trey, groupe d’étudiants ayant connu son quart d’heure de gloire avant la guerre.

Il faut cependant souligner le fait que la création et l’écriture musicales ont été – et sont encore – limitées par le fait que toute forme d'éducation au Cambodge est basée sur la copie et l’apprentissage par cœur des gestes et du savoir des « maîtres ». La première école de musique où la théorie a été enfin enseignée n’a vu le jour qu’en 1959. Contrairement à beaucoup d’autres pays, où la reconnaissance est basée sur l’originalité des œuvres, au Cambodge on attribue des qualités à ce qui flatte l’oreille et à ce qui ne bouscule pas l’ordre « naturel » des choses. On peut ainsi mieux comprendre que dans ce pays, la chanson n’a jamais été une voie de contestation individuelle populaire ; il existe certes des groupes affiliés politiquement qui militent en musique mais le danger pour eux est grand. La tentative d’assassinat de la chanteuse Touch Srey Nich, le 21 octobre 2003, illustre la menace qui peut peser sur l’engagement de certains artistes. Touch Srey Nich était connue comme étant « la voix du FUNCIPEC » (Front d'Union Nationale pour un Cambodge Indépendant, Neutre et Coopératif) parti royaliste cambodgien longtemps opposant au PPC dirigeant (Parti du Peuple Cambodgien). Aussi, peu nombreux sont les candidats au rôle » d’apprentis martyrs de la liberté d’expression ».

La situation musicale actuelle n’a guère évolué, par rapport à celle d’avant-guerre, comme le déplore Mr VEN Phath, Doyen de la Faculté de Musique de l’Université Royale des Beaux Arts. Selon Mr Ven Phath, les musiciens actuels, qui ont bénéficié de formations à l’étranger, ont atteint des niveaux techniques bien supérieurs à ceux que pouvaient avoir les générations d’avant-guerre. Malheureusement, ce qui a été gagné en termes de qualité de jeu a été perdu en termes de créativité et d’originalité. Les sonorités traditionnelles khmères ont disparu dans la musique produite par « les grosses maisons de disques qui sont plus intéressées par l’argent que par la culture et l’identité khmères »

Émergence d’un contre-courant

Face à une scène musicale contribuant à l’état léthargique et végétatif de leur pays, deux jeunes étudiants du Département d’Études Francophones de l’Université Royale de Phnom Penh ont décidé de prendre leur plume et leur guitare pour composer textes et musiques nouvelles dans l’espoir de participer à la reconstruction d’un Cambodge meilleur, débarrassé des maux qui lui empoisonnent l’existence depuis la fin de la guerre. C’est ainsi qu’est né Véalsrè – « La Rizière ». La population cambodgienne est à 80% rurale et le choix « La Rizière », comme nom de groupe, revenait à témoigner d’un désir de se rapprocher de l’essence première du peuple cambodgien.

Une soif d’indépendance face au lobby musical a poussé le groupe à développer ses propres ressources afin de pouvoir garder un contrôle total sur le fond et la forme de sa musique.

L’idée, bien qu’audacieuse, et peut-être même aussi présomptueuse, était de vouloir également prouver aux jeunes et aux plus anciens qu’il est possible d’exister musicalement sans qu’il ne soit utile de vendre son âme aux maisons de productions nationales (Seca, 2001), dont le seul but avoué est d’utiliser des interprètes aux visages, aux formes et aux corps qui flattent les caméras de télévision ou de vidéo clips de karaoké.

La plus grande manifestation de cette volonté d’affranchissement a été la création du studio d’enregistrement Khlakhmum, construit avec les moyens locaux et équipé d’un matériel informatique d’enregistrement abordable, où les deux albums du groupe ont été enregistrés finalement « comme à la maison ».

La langue française comme arme d’expression

Le choix d’avoir un répertoire pouvant se chanter en khmer et en français relève d’une stratégie multilatérale. En proposant un produit culturel, fruit d’une francophonie vivante, grandes étaient les chances du groupe d’être appuyé et soutenu par le Service de Coopération et d’Action Culturelle de l’Ambassade de France au Cambodge. Ce pari a été effectivement gagnant puisque les deux premiers albums ainsi qu’une tournée en province ont été financés par la coopération française. Le soutien d’une représentation diplomatique étrangère présente également l’avantage d’offrir une relative protection dans un pays où, nous l’avons vu, les artistes ont parfois payé très fort le prix de leur engagement.

L’appui de l’Ambassade de France a également permis de court-circuiter les procédures officielles de la production musicale. En effet, pour avoir le droit d’enregistrer un disque, de pouvoir ensuite en assumer la diffusion et la commercialisation, il faut « théoriquement » soumettre au préalable les textes des chansons aux comités d’approbation des ministères de la Culture et de l’Information du Royaume du Cambodge. Sans les autorisations de ces deux autorités, les artistes peuvent s’exposer à de lourdes représailles, telles que saisie des disques, amendes, et même poursuites judiciaires. En dépit de ces prérogatives, les deux albums du groupe ont d’abord été enregistrés, produits et diffusés avant que d’être soumis aux autorités du Royaume. Ces dernières ont été contraintes de reconnaître ces créations, de crainte de se mettre en porte-à-faux avec une coopération française qui injecte des millions d’euros dans l’économie du pays. Un petit groupe underground ne pèse en fin de compte pas très lourd à côté des devises étrangères.

Enfin, le choix d’un répertoire bilingue a été inspiré par le travail du réalisateur cambodgien Rithy Panh (Un soir après la guerre, 1998S-21, la machine de mort Khmère rouge, 2003 – Les Artistes du théâtre brûlé, 2005). Si Rithy Panh est un réalisateur relativement peu connu dans son propre pays – du fait de la quasi non-diffusion publique de ses films et de ses documentaires – les nombreux prix internationaux dont il a été gratifié font de lui une figure incontournable du monde du cinéma. Tournées au Cambodge mais systématiquement sous-titrées en français, les œuvres de Rithy Panh résonnent dans les sphères audiovisuelles et se font l’écho de ce que vit le peuple cambodgien de l’après-guerre. Le travail de cet homme a été un modèle pour le groupe qui s’est inspiré de cette démarche bilingue dans la composition et l’adaptation de son répertoire.

Influence minoritaire et rayonnement

Le succès du « Kampuchéa Tour 2004 » en provinces ainsi que les « copies pirates » disponibles sur les marchés du premier album non, non, non, non… témoignent de l’intérêt que peut porter le public à un groupe proposant une alternative musicale. L’émergence de Véalsrè coïncide ainsi étrangement aux nouvelles orientations des maisons de productions qui ont, quelques semaines après la sortie de ce disque, décidé de faire apparaître des groupes dans les clips vidéos alors que jusqu’alors, seuls les chanteurs et les chanteuses étaient filmés. Les mêmes vidéos sont maintenant presque toutes tournées à la campagne ou dans les rizières et une de ces grosses maisons a même été jusqu’à créer un nouveau groupe pop Neaksrè [Les cultivateurs]. Le hasard existe-t-il vraiment ?

De la Ville Jean-Félix, 2002, Entre deux cils, Paris, Plon.

Gilboa Amit, 1999, Off the Rails in Phnom Penh: Into the Dark Heart of Guns, Girls and Ganja, Bangkok, Asia Books.

Pin Yathay, 1980, L’Utopie meurtrière, Paris, Robert Laffont.

Polin Soth, 1980, L’Anarchiste, Paris, Éditions de la Table Ronde.

Ponchaud François, 1977, Cambodge année zéro, Paris, Julliard.

Seca Jean-Marie, 1988, Vocations rock. L’état acide et l’esprit des minorités rock. Paris, Klincksieck.

Seca Jean-Marie, 2001, Les musiciens underground, Paris, Presses Universitaires de France.

Discographie

Véalsrè – « La Rizière », 2004, non, non, non, non…, Phnom Penh, Khlakhmum.

Véalsrè – « La Rizière », 2005, le monde appartient à…, Phnom Penh, Khlakhmum.

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