Dans L'Art de réduire les têtes, la "servitude libérale" apparaît sous un jour plus préoccupant que sous la plume de Beauvois1. Il n'est pas aisé ici de se cantonner à un humanisme originel, acceptant l'irrationalité de l'homme au fondement de sa nature. Le modèle humain au cœur de l'idéologie libérale et dont rend compte Dufour est pourtant en totale cohérence avec celui que dépeint la psychologie sociale de la reproduction idéologique. Les deux analyses sont même parfaitement complémentaires : si la psychologie sociale s'est centrée sur le fonctionnement socio-cognitif, dans le présent ouvrage, c'est le sujet qui est interrogé. Le paradoxe, c'est que le sujet précisément est le grand absent de la psychologie sociale expérimentale, pour qui l'autodétermination est un construit idéologique (et semble ne pouvoir être que cela).
Philosophe pétri de psychanalyse, Dufour caractérise la "post-modernité" par le déclin du "Grand Sujet" (Cf. Lacan), c'est-à-dire l'instance qui, dans le sujet, lui dit : "Tu n'as pas de droit de…" (p.127). Or, ce Grand Autre est le fondement même de la fonction symbolique. Il est donc impossible au sujet post-moderne de se construire en tant que sujet – a fortiori de construire son autonomie ; "précaire, a-critique et psychotisant", il est "ouvert à toutes les fluctuations identitaires et, par voie de conséquence, prêt à tous les branchements marchands" (p.24sq.)
Cette désymbolisation, qui accompagne la disparition du "double sujet de la modernité" - sujet critique (kantien) et sujet névrotique (freudien)-, est mise en rapport avec la mutation néo-libérale du capitalisme. Certes "le Marché", exigeant que tout lui soit subordonné, semblerait a priori en mesure de générer du Grand Sujet. Ainsi il substitue, aux grands récits mythiques disparus, le "récit de la marchandise", qu'il "surfétichise". Mais, en tant qu'il est un réseau, il exclut "l'idée même de Tiers", c'est-à-dire finalement toute forme de transcendance, d'un "au-delà du sens". Le sujet est alors "contraint de se définir par lui-même" (p.104), ce qui n'est possible qu'à la condition d'une fondation préalable – d'un assujettissement initial.
L'auteur interroge notamment le domaine de l'éducation, le statut de l'élève étant fortement compromis par cette chute du Surmoi et par son corrélat, à savoir l'affaiblissement de l'esprit critique. Finalement, la remise en cause de toutes les formes d'autorité conduit (entre autres) à la "promotion de l'indistinction générationnelle". Or, se débarrasser du Père avant de s'en être servi produit précisément une position psychotique. La question de la sexion est, du coup, elle aussi, concernée par la conception de la liberté promue par le néo-libéralisme. Ainsi la revendication du choix du sexe, ou celle, probablement à venir, de l'auto-engendrement, signent pour l'auteur le triomphe du Marché qui, pourvoyeur de "panoplies identitaires", "a grand intérêt à l'existence d'identités (…) extrêmement flexibles, variables et mouvantes" (p.217sq.)
En conclusion, si la construction de la position de sujet suppose de la domination, il s'agit d'une forme de domination spécifique, de nature ontologique. La domination ontologique, "quête de sens", est constitutive de la culture. Or la confusion entre domination ontologique et domination socio-politique fut largement relayée par la critique sociale des années 60. Et c'est précisément cette confusion qui aura permis la promotion de l'anomie par laquelle le capitalisme met en cause les conditions même de possibilité de la résistance – en portant atteinte à ce "noyau premier d'humanité : la dépendance symbolique de l'homme" (p.236).
Odile Camus.
1 Beauvois J.-L. (1994). Traité de la servitude libérale. Analyse de la soumission. Paris : Dunod. (épuisé chez l'éditeur).