Oleg Rjabov, « Matushka-Rus’ », Moscou, Ladomir, 2001
La mère Russie est un emblème dont la lecture éveille deux idées : les Russes perçoivent leur pays comme mère ; la Russie elle-même présente des caractéristiques féminines. Quel rôle revient à de telles métaphores dans l’identification nationale des Russes ? Pourquoi sont-elles possibles ? Quel est leur impact sur la société ? Ces questions ont trait à deux problèmes d’actualité : a) les pronostics d’extinction du facteur national suite à la modernisation sont inexacts, b) les modèles des rapports entres les sexes sont en révision, ce dont témoigne l’apparition d’une nouvelle branche d’études : gender studies (études de la sexo-spécificité ou des rapports sociaux de sexe), qui s’intéressent au rôle du sexe/genre dans la société, la culture, l’économie.
L’analyse entreprise dans le livre a pour objet le « mythe de la Russie », formé à partir des spéculations, des stéréotypes, des préjugés. L’auteur n’examine pas les faits d’histoire ni les traits du caractère national russe mais leurs interprétations, pour comprendre la logique des diverses représentations de la Russie à travers le prisme des « gender studies ».
L’analyse est basée sur des textes d’historiosophie, principalement ceux de Dostoievski, Soloviov, Rozanov, Berdiaev, Merejkovski, Il’ine, Spengler, Schubart. Il s’agit principalement de philosophes idéalistes russes proches de l’idée du messianisme de la Russie. L’historiosophie est comprise comme une doctrine sur le sens et l’orientation de l’histoire humaine et son intégration dans l’ontologie universelle.
L’objectif du livre est de faire ressortir l’essence, les moyens, les mécanismes et les fonctions sociales du sexe/genre dans la recherche de l’identité nationale de la Russie.
Les rapports sociaux de sexe en tant que problème méthodologique sont traités dans le premier chapitre « Identité nationale à travers le prisme du sexe socio-culturel ». L’auteur y explicite les notions clés de l’étude, à savoir le sexe-genre, le tableau du monde sous l’aspect de la sexo-spécificité, l’identité nationale.
Le sexe/genre est une catégorie sociale de base qui agit sur les rapports sociaux et le comportement des êtres humains au même titre que la culture ou les institutions sociales, politiques, et économiques. En outre, le sexe/genre imprègne l’ordre symbolique et les structures de perception et d’interprétation, les systèmes de normes et de valeurs. Dans ce sens, les « gender studies » s’intéressent à l’analyse des implications sociales, culturelles, économiques, juridiques ou philosophiques du sexe ainsi qu’aux effets qu’il déploie dans les domaines mentionnés.
Le terme de sexe-genre (ou sexe socio-culturel), s’est établi par opposition au terme "sexe" pour souligner la construction socioculturelle du féminin et du masculin et pour rendre possible la distinction entre biologie et société et entre nature et culture.
Dans la structure du sexe/genre on distingue trois composants. Le contrat sexo-spécifique est une espèce de contrat social entre hommes et femmes, quant au partage des fonctions sociales, compte tenu des contraintes économiques, religieuses et autres. Les représentations sexo-spécifiques se manifestent dans les doctrines religieuses, politiques, philosophiques. Ce sont les idées de la conscience collective sur la féminité et la masculinité.
L’identité sexo-spécifique est un amalgame formé à partir de l’idée que se fait l’individu sur sa conformité aux modèles existants. L’identité sexo-spécifique est un phénomène récent. M. Foucault a montré, notamment, que la sexualité, considérée au Moyen âge uniquement comme un plaisir, devient, à l’époque de la modernité, un identifiant. La différence sexuelle reçoit le statut de catégorie ontologique universelle qui va déterminer le développement de l’individu, mais également celui de la société.
Les gens voient le monde en corrélation avec les normes, idéaux, représentations et stéréotypes marqués par la sexo-specificité. La métaphore sexuée fait partie des jugements sur la vie sociale et exerce une action sur cette dernière. À sa base, il y a la conceptualisation du monde à l’aide des oppositions binaires et l’anthropomorphisme de la mentalité (toute métaphore corporelle est sexuée).
Ladite méthaphore sexuée n’est pas une image en soi. Elle fait graviter autour d’elle tout un champ sémantique ou divers fragments de la réalité, plus ou moins interconnectés, qui recoivent un marquage de masculinité-féminité. Dans ce champ, il y a asymétrie. Ce qui est déterminé comme masculin occupe le centre, le féminin se situe à la périphérie. Ainsi, la métaphore sexuée se présente comme une espèce de matrice culturelle pour les jugements et les évaluations. Cette métaphorisation s’avère très efficace car la hiérarchie des sexes est quelque chose de plus naturel dans la culture humaine.
Le chapitre II « La femme enveloppée du soleil » [Ap. 12, 1] contient l’analyse de l’idée de la féminité de la Russie en tant que moyen de la conceptualisation de la russité à partir du sexe-genre. L’auteur y examine l’idée de la spécificité de la Russie par rapport à l’Occident, sa fonction dans la féminisation du pays dans le discours historiosophique, les caractéristiques sexo-spécifiques de l’âme russe.
Selon O.Riabov, l’idée de la féminité de la Russie trouve ses adeptes parmi les intellectuels russes attirés par l’idée messianique, qui considèrent le monde extérieur comme opposé et hostile. La compétition avec autrui ne se fait pas sur le terrain économique ou militaire, mais dans le domaine de l’humanisme, de la vérité, de l’aspiration au bonheur. Le retard économique est présenté comme une vertu. Ledit discours inverse le centre et la périphérie de la matrice, préconisant un messianisme aux couleurs féminines. Les traits distinctifs du monde russe sont mis en exergue. La Russie est associée aux valeurs suivantes : résignation, communautarisme, esprit chretien, vérité. Toutes ces valeurs sont constamment marquées comme féminines, dans la tradition mondiale comme dans les textes philosophiques russes. Elles sont basées sur les caractéristiques féminines : la protéiformité, la naturalité, la matérialité qui proviennent des premières tentatives de traiter le dimorphisme sexuel.
L’ouvrage cite quelques autres traits de russité non inclus dans le messianisme, mais également présents. Ce sont la passivité, le chaotisme, le mépris du temps (émanation de la protéiformité). « Large est l’homme russe, - dit N.Berdiaev [à la suite de Dostoïevski], - large comme sa terre, ses champs. Le chaos slave sévit en lui ». Les autres traits relevés sont l’instabilité liée à l’effusion des sentiments et des émotions, l’aspiration vers l’absolu, le maximalisme. Vient ensuite le fatalisme qui est le pouvoir du destin. Ce dernier se traduit par le manque de volonté. « Les Russes ne font rien ; par contre, on en fait tout ce qu’on veut », dit Merejkovski.
Un autre groupe de traits est liié à l’idée de la naturalité. Le Russe est simple, sincère, non hypocryte. Dans sa nature, l’émotion l’emporte sur la raison. Les rapports humains prévalent sur les affaires. Une des hypostases de cette émotivité est l’ivrognerie, en correlation avec le chaos, donc parfaitement féminine.
Pourquoi l’idée de la féminité de la Russie est-elle acceptée comme positive par les Russes, alors que dans la culture androcentrique, le statut du féminin est inférieur ? Le fait est que, dans la perception russe, le féminin est une source d’avenir. La féminité n’est pas associée uniquement à la faiblesse féminine mais aussi à la force maternelle.
Le chapitre III « La source maternelle de la vie russe » aborde trois concepts - La mère-Patrie, La Russie en tant que terre de la Sainte-Vierge, Le mythe de la femme russe, - pour examiner divers points de vue sur l’influence de la maternité sur la civilisation russe et la personnalité russe.
a) La Mère-Patrie
L’image de la Mère-Patrie connaît plusieurs étapes dans son évolution. Son début remonte à l’image de la Mère-terre dans les mythes archaïques. En effet, c’est la mère qui représente souvent la terre dans les mythes du monde. La terre est l’incarnation du principe de la genèse, de la conception. Mais c’est aussi la terre nourricière, la terre protectrice.
D’autres caractéristiques sont attribuées à la Terre Russe sous l’influence de la Sainte Vierge. Il s’agit de la souffrance, de la compassion, de la sensibilité, de la patience. L’idée de la Mère Russie souffrante se précise nettement à l’époque de la modernité, à l’époque des populistes. La Mère Russie devient le symbole de l’opposition à l’Etat en tant qu’incarnation du principe masculin, qui, après les réformes de Pierre I commence à être associé à quelque chose d’hostile et d’occidental de par son essence. La même tendance est maintenue à l’époque soviétique chez Soljenitsyne, les prosateurs de la campagne ou les communistes d’aujourd’hui.
b) La Russie en tant que terre de la Sainte Vierge
L’attitude particulière pour le principe féminin s’appuie, par ailleurs, sur un autre phénomène marquant de la vie spirituelle russe, à savoir la représentation de la Russie en tant que terre de la Sainte Vierge. Dans l’orthodoxie, le principe masculin, l’image de Dieu le père sont moins forts que chez les autres chrétiens. Berdiaev estime notamment que l’orthodoxie est moins la religion du Christ que celle de la Vierge. Par ailleurs, en Russie, la Sainte Marie est plus vue comme une mère que comme une vierge, ce qui vient probablement de la christianisation tardive des slaves. Berdiaev estime que « les Russes éprouvent toujours le désir de se cacher du Dieu Père, qui leur fait peur, dans les plis de la robe de la Vierge ».
c) Le mythe de la femme russe
Quel est le rapport des forces, plus précisément, le rapport des sexes dans le Nous national russe ? Parmi les qualités attribuées à la femme russe, il y a la force physique, psychologique et morale. La notion de sexe faible n’est pas applicable. L’amour de la femme est plus un amour-plainte qu’un amour-désir. Sa sensualité est particulière. Ce n’est jamais une féministe ni un bas bleu. Selon Il’ine, « elle a le caractère d’un homme sous les traits d’une femme ». L’image de la femme forte est complétée par l’image de l’homme faible, être de trop, contradictoire, déchiré par les doutes et porté sur l’alcool. Sa faiblesse vient des rapports entre l’individu et l’État où la responsablilité, l’indépendance, l’activité et l’initiative ne sont guère requises. Le mythe de la femme russe sous son aspect actuel se crée vers le milieu du XIX siècle.
Le chapitre IV « L’éternellement masculin dans l’âme russe » examine d’autres variantes de la conceptualisation sexo-spécifique de la russité (traits masculins de la russité).
Plusieurs penseurs rejettent l’idée même de la féminité excessive de la Russie. Ce sont ceux, comme Ivan Il’ine, qui affichent la synthèse organique et harmonieuses des deux principes. « Si la culture spirituelle russe part du coeur, de la contemplation et de la conscience, - dit-il, cela ne veut pas dire qu’elle rejette la volonté, la pensée, la forme et l’organisation ». Des idées allant dans le même sens ont été formulées par N.Losskij.
M. Menchikov critique non seulement l’idée de la féminité de la Russie mais également le stéréotype de l’âme russe qui permet d’associer la russité avec la féminité. Ivan Solonevitch va encore plus loin et affirme que l’âme russe est une émanation de la littérature et n’a aucun rapport avec la réalité. Le mystère n’existe pas. L’inclusion de la féminité dans un discours négatif, russophobe, qui exploite l’image en Occident, pousse nombre d’intellectuels russes à être prudents quant à son utilité.