N°7 / Musiques et politique Juillet 2005

Communauté et société selon Tönnies

Émile Durkheim

Résumé

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Plan de l'article

Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir d'un texte d’Émile Durkheim (1889), « Communauté et société selon Tönnies. » Extrait de la Revue philosophique, 27, 1889, pp. 416 à 422. Reproduit in Émile Durkheim, Textes. 1. Éléments d’une théorie sociale, pp. 383 à 390. Paris: Éditions de Minuit, 1975, 512 pp. Collection: Le sens commun.

Quoique cet ouvrage soit avant tout une étude de science sociale1, des vues de nature très diverse y sont intimement mêlées. En même temps que toute une sociologie on y trouvera toute une philosophie et toute une psychologie. Schopenhauer, Karl Marx, Kant, Sumner Maine, les évolution­nistes inspirent tour à tour ou simultanément l'auteur, Une synthèse aussi éclectique rend naturellement très laborieuse la lecture de ce livre, et c'est dommage ; car on y trouve des idées intéressantes que nous allons essayer de démêler. Nous laisserons de côté tout ce qui a trait à la philosophie générale, pour dégager ce qui intéresse particulièrement le sociologiste.

Comme l'indique le titre, l'auteur s'est proposé d'analyser deux concepts, celui de la Gemeinschaft et celui de la Gesellschaft. Ce sont les deux modes de groupement que l'on observe chez les hommes, les deux formes de la vie sociale. Caractériser chacune d'elles et déterminer leurs rapports, tel est l'objet de cette étude.

La Gemeinschaft, c'est la communauté. Ce qui la constitue, c'est une unité absolue qui exclut la distinction des parties. Un groupe qui mérite ce nom n'est pas une collection même organisée d'individus différents en relation les uns avec les autres ; c'est une masse indistincte et compacte qui n'est capable que de mouvements d'ensemble, que ceux-ci soient dirigés par la masse elle-même ou par un de ces éléments chargé de la représenter. C'est un agrégat de consciences si fortement agglutinées qu'aucune ne peut se mouvoir indépen­damment des autres. C'est en un mot la communauté ou, si l'on veut, le communisme porté à son plus haut point de perfection. Le tout seul existe ; seul il a une sphère d'action qui lui soit propre. Les parties n'en ont pas.

Ce qui tient les individus unis et confondus dans ce cas, c'est ce que l'au­teur appelle Verständnis (consensus). C'est l'accord silencieux et spontané de plusieurs consciences qui sentent et pensent de même, qui sont ouvertes les unes aux autres, qui éprouvent en commun toutes leurs impressions, leurs joies comme leurs douleurs, qui, en un mot, vibrent à l'unisson. Cette harmonie ne se produit pas à la suite d'une entente préalable, d'un contrat antérieure­ment débattu et portant sur des points déterminés. Mais elle est un produit nécessaire de la nature des choses, de l'état des esprits. Quand les conditions sont favorables et que le germe d'où elle naît est donné, elle croît et se déve­loppe par une sorte de végétation spontanée.

Pour que les consciences soient à ce point confondues, pour qu'elles participent ainsi à la vie les unes des autres, il faut qu'elles soient de même nature, ou qu'il y ait du moins entre elles de grandes ressemblances, et voilà pourquoi la communauté du sang est la source par excellence de toute espèce de communauté. En d'autres termes, le type le plus parfait de l'espèce de grou­pe que nous sommes en train d'analyser c'est la famille et la famille en est en même temps le germe. C'est d'elle qu'est née toute espèce de communauté, et puisqu'elle a sa source dans la constitution physiologique de l'homme, il en est de même de la Gemeinschaft. Celle-ci est donc d'origine absolument naturelle, c'est un groupement organique et, comme on le verra, c'est par ce caractère qu'elle se distingue essentiellement de la Gesellschaft.

Si la famille est la forme la plus parfaite de la Gemeinschaft, ce n'en est pas la seule. D'ailleurs la famille recèle déjà en elle-même des propriétés, des éléments et des modes de combinaison divers, qui donnent naissance par la suite à une certaine diversité de groupements. La ressemblance organique n'est pas le seul lien qui rattache les uns aux autres les membres de la famille. Elle fait même complètement défaut, au moins en général, entre les époux ; elle n'existe pas toujours entre frères et sœurs. Ce qui assure la cohésion de la société domestique, outre la consanguinité, c'est le fait de vivre ensemble, les uns près des autres, sur un même espace ; c'est aussi la communauté des souvenirs, suite nécessaire d'une existence commune. Ces deux liens sociaux peuvent se développer alors que le premier s'est affaibli et se substituer à lui. Dans ce cas, chacun d'eux donne naissance à une espèce particulière de Gemeinschaft. Ilarrive par exemple que, par le seul fait du voisinage et des relations qui en dérivent, des familles jusque-là indépendantes s'agrègent fortement ensemble : alors on voit se produire ce que Sumner Maine a appelé la communauté de village. Quoique cette sorte de communauté soit plus pleinement réalisée dans le village qu'ailleurs, c'est encore elle qu'on retrouve dans la cité ; mais à condition que la cité ne dépasse pas certaines dimensions et ne devienne pas la grande ville de nos jours. Quand à la communauté des souvenirs et des occupations, c'est elle qui donne naissance aux confréries, aux corporations politiques, économiques ou religieuses, où se trouvent réunis tous ceux qui s'adonnent aux mêmes fonctions, ont les mêmes croyances, ressentent les mêmes besoins, etc.

Mais sous ces formes diverses, la Gemeinschaft présente toujours les mê­mes propriétés générales. Nous avons indiqué les plus essentielles ; d'autres en découlent.

Dans de telles sociétés où les individus ne sont pas distingués les uns des autres, la propriété est naturellement commune. Tout le groupe travaille en commun et jouit en commun. Il n'y a même pas propriété au sens moderne du mot, mais possession (Besitz) et possession collective. Partant pas d'échange. L'échange entre deux ou plusieurs familles indépendantes se conçoit, il est vrai, sans peine, mais non entre les membres d'une même famille. Les choses possédées en commun ne circulent pas, mais elles restent immuables, atta­chées au groupe. Aussi la propriété par excellence est-elle alors celle du sol. Les services des particuliers ne sont pas salariés, c'est-à-dire vendus pour un prix débattu. Chacun travaille, non en vue d'une rétribution, mais parce que c'est sa fonction naturelle, et il reçoit en retour une part de jouissance que détermine, non la loi de l'offre et de la demande, mais la tradition, le senti­ment du groupe représenté généralement par la volonté du chef.

Puisqu'il n'y a pas d'échange, il ne saurait y avoir de contrat. Le contrat suppose deux individus en présence, dont chacun a sa volonté, ses intérêts, sa sphère d'action, d'une part, et de l'autre un objet qui passe des mains de l'un dans celles de l'autre. Or on vient de voir que ces conditions ne sont pas réalisées dans la pure Gemeinschaft. Au sein du groupe il n'y a pas de mouve­ments, pas de changements dans la distribution des parties, puisqu'il n'y a pour ainsi dire pas de parties. La vie du groupe n'est pas l'œuvre des volontés individuelles, mais elle est tout entière dirigée par les usages, les coutumes, les traditions. Opposant le mot de status au mot de contrat et d'une manière générale à toute relation qui résulte d'une entente, l'auteur se sert de la pre­mière expression pour caractériser la Gemeinschaft.

Mais nous connaissons un autre mode de groupement c'est celui que nous pouvons observer dans les grandes villes des grandes sociétés contemporai­nes. C'est là qu'il faut observer, presque à l'état de pureté, ce que M. Tönnies appelle la Gesellschaft.

La Gesellschaft implique « un cercle d'hommes qui, comme dans la Gemeinschaft, vivent et habitent en paix les uns à côté des autres mais, au lieu d'être essentiellement unis, sont au contraire essentiellement séparés, et tandis que dans la Gemeinschaft ils restent unis malgré toutes les distinctions, ici ils restent distincts malgré tous les liens. Par conséquent, il ne s'y trouve pas d'activités qui puissent être déduites d'une unité existant a priori et nécessaire­ment et qui expriment la volonté et l'esprit de cette unité... Mais chacun est ici pour soi et dans un état d'hostilité vis-à-vis des autres. Les divers champs d'activité et de pouvoir sont fortement déterminés les uns par rapport aux autres de sorte que chacun interdit aux autres tout contact et toute immixtion... Personne ne fera rien pour autrui à moins que ce ne soit en échange d'un service similaire ou d'une rétribution qu'il juge être l'équivalent de ce qu'il donne... Seule la perspective d'un profit peut l'amener à se défaire d'un bien qu'il possède. »

C'est, on le voit, l'antipode de la Gemeinschaft. Les consciences, naguère confondues, sont ici différenciées et même opposées les unes aux autres. Tandis que la première forme de société est celle que décrit de préférence un Hegel par exemple, on reconnaît dans la seconde la théorie de Bentham. Suivant l'auteur, ces deux types de vie sociale, que l'on oppose sans cesse et que l'on présente comme exclusifs l'un de l'autre ont tous deux existé et se sont successivement développés au cours de l'histoire. Le second est né du premier : la Gesellschaft de la Gemeinschaft. Comment s'est faite cette filia­tion ? C'est que la pénétration des consciences que supposait la commu­nauté n'était possible que dans des groupes peu étendus, Car c'est à cette condition seulement qu'on peut se connaître assez intimement. A mesure que les agré­gats sociaux sont devenus plus volumineux, la société a pesé moins lourde­ment sur l'individu. Celui-ci s'est donc trouvé tout naturellement émancipé et c'est de ce spectacle que nous sommes actuellement les témoins. L'émancipa­tion est d'ailleurs progressive ; les débuts en remontent loin derrière nous, et rien ne permet de croire que nous en avons sous les yeux les résultats derniers et définitifs.

Ainsi, tandis que précédemment le tout était donné avant les parties, ce sont maintenant les parties qui sont données avant le tout. Celui-ci n'est formé que par leur juxtaposition. C'est pourquoi, tandis que la composition de la Gemeinschaft était organique, celle de la Gesellschaft est mécanique. Telle est la différence essentielle d'où dérivent les autres.

Il est d'ailleurs inutile de déduire les principaux caractères de la Gesellschaft, pour en donner une idée au lecteur. C'est à peu de chose près la société industrielle de Spencer. C'est le règne de l'individualisme au sens où ce mot est généralement entendu. Le régime du status est cette fois remplacé par celui des contrats. Puisque les volontés particulières ne sont plus absor­bées dans la volonté collective, mais puisqu'elles sont pour ainsi dire campées les unes en face des autres dans la plénitude de leur indépendance, rien ne peut mettre fin à cet état de guerre qu'un traité de paix, signé en con­naissance de cause, c'est-à-dire une convention ou contrat. Le droit immanent et incon­scient de la Gemeinschaft se trouve ainsi remplacé par un droit voulu, contrac­tuel. Aux croyances qui régnaient par la force de la tradition succèdent les opinions librement réfléchies, la science. La propriété s'individualise elle aussi, se mobilise, l'argent apparaît. C'est l'ère du commerce, de l'industrie, surtout de la grande industrie, des grandes villes, du libre-échange et du cosmopolitisme. On voit qu'en somme la société que dépeint en ce moment M. Tönnies est la société capitalistique des socialistes ; et de fait, l'auteur em­prunte souvent à Karl Marx et à Lassalle les sombres couleurs sous lesquelles il nous la représente.

Comme à eux, une telle société lui paraît impossible sans un grand pou­voir de l'État. l'État est nécessaire pour assurer l'exécution des conventions particulières, pour sanctionner ce droit contractuel, pour mettre obstacle à tout ce qui pourrait nuire aux intérêts généraux de la société. Il faut que l'État soit fort pour contenir toutes ces volontés particulières, tous ces intérêts indivi­duels que rien ne relie plus les uns aux autres, toutes ces convoitises déchaî­nées. On comprend maintenant le sens du sous-titre du livre : Abhandlung des Communismus und Socialismus als empirische Culturformen (Étude sur le Communisme et le Socialisme considérés comme des formes empiriques (historiques ?) de la civilisation). Le communisme est le régime de la Gemeinschaft, comme le socialisme est celui de la Gesellschaft. L'un et l'autre ne sont donc pas des conceptions idéologiques, destinées à se réaliser dans l'avenir, mais des faits réels qui se produisent dans l'histoire suivant un ordre déterminé. Comme la Gesellschaft naît de la Gemeinschaft, le socialisme naît du communisme et le remplace.

Mais, tandis que les socialistes saluent le régime de leur préférence com­me le terme idéal du progrès, M. Tönnies n'y voit qu'un moment inévitable de l'évolution sociale, et même l'avant-coureur de la dissolution finale. Il en parle donc sans enthousiasme, mais avec impartialité, comme d'un phénomène naturel et nécessaire. Il est indispensable que l'État se forme et se développe pour que la Gesellschaft puisse durer ; mais, d'autre part, il ne peut exercer sur les membres de la société qu'une action mécanique, qui ne peut durer indéfi­niment. Par une coercition toute artificielle, il peut bien comprimer pour un temps toutes les contradictions internes, tous les déchirements qui travaillent la société, mais tôt ou tard ils finiront par éclater. Il n'a de puissance vraie que dans la mesure où il représente les idées communes, les intérêts communs ; or à mesure que la Gemeinschaft régresse, le nombre de ces idées, l'importance de ces intérêts diminuent progressivement. L'état de guerre que la société recèle dans son sein ne peut pas ne pas aboutir un jour ou l'autre, ne pas pro­duire ses conséquences naturelles, à savoir la rupture de tous les liens sociaux, la décomposition du corps social. Ainsi la vie des sociétés comprend deux grandes phases, le communisme et le socialisme, mais ce dernier est le com­mencement d'une fin plus ou moins prochaine. C'est ainsi qu'est morte la société germano-romaine, et en ce moment nous voyons de nouveau se dérou­ler sous nos yeux le même processus.

Telle est la conclusion du livre. La matière qu'il embrasse sous un petit volume est en réalité trop vaste pour qu'il soit possible de discuter à fond les théories de l'auteur. je veux seulement dégager les points sur lesquels il y aurait lieu de faire porter la discussion.

Comme l'auteur, je crois qu'il y a deux grandes espèces de sociétés et les mots dont il se sert pour les désigner en indiquent assez bien la nature : il est regrettable qu'ils soient intraduisibles. Comme lui j'admets que la Gemeinschaft est le fait premier et la Gesellschaft la fin dérivée. Enfin j'accepte dans ses lignes générales l'analyse et la description qu'il nous fait de la Gemeinschaft.

Mais le point où je me séparerai de lui, c'est sa théorie de la Gesellschaft. Si j'ai bien compris sa pensée, le Gesellschaft serait caractérisée par un déve­loppement progressif de l'individualisme, dont l'action de l'État ne pourrait prévenir que pour un temps et par des procédés artificiels les effets dispersifs. Elle serait essentiellement un agrégat mécanique ; tout ce qui y reste encore de vie vraiment collective résulterait non d'une spontanéité interne, mais de l'impulsion tout extérieure de l'État. En un mot, comme je l'ai dit plus haut, c'est la société telle que l'a imaginée Bentham, Or je crois que la vie des gran­des agglomérations sociales est tout aussi naturelle que celle des petits agrégats. Elle n'est ni moins organique ni moins interne. En dehors des mou­ve­ments purement individuels, il y a dans nos sociétés contemporaines une activité proprement collective qui est tout aussi naturelle que celle des sociétés moins étendues d'autrefois. Elle est autre assurément ; elle constitue un type différent, mais entre ces deux espèces d'un même genre, si diverses qu'elles soient, il n'y a pas une différence de nature. Pour le prouver, il faudrait un livre ; je ne puis que formuler la proposition. Est-il d'ailleurs vraisem­blable que l'évolution d'un même être, la société, commence par être organi­que pour aboutir ensuite à un pur mécanisme ? Il y a entre ces deux manières d'être une telle solution de continuité qu'on ne conçoit pas comment elles pourraient faire partie d'un même développement. Concilier de cette manière la théorie d'Aristote et celle de Bentham, c'est tout simplement juxtaposer des contraires. Il faut choisir : si la société est un fait de nature à son origine, elle reste telle jusqu'au terme de sa carrière.

Mais en quoi consiste cette vie collective de la Gesellschaft. La méthode que suit l'auteur ne lui permettait pas de répondre à la question, car elle est toute idéologique. Dans la seconde partie de son ouvrage surtout M. Tönnies analyse des concepts dont il développe systématiquement le contenu plus qu'il n'observe les faits. Il procède dialectiquement ; on retrouve chez lui ces distinctions, ces classifications symétriques de concepts si chères aux logiciens allemands. Le seul moyen d'aboutir eût été de procéder inductivement, c'est-à-dire d'étudier la Gesellschaft à travers le droit et les mœurs qui lui sont propres et qui en revêtent la structure. Mais quelles que soient ces réserves, on ne peut pas ne pas reconnaître dans ce livre une véritable force de pensée et une puissance peu commune de construction.

Fin de l’article

1  Tönnies Ferdinand, Gemeinschaft und Gesellschaft. Abhandlung des Communismus und des Socialismus als empirische Culturformen. Leipzig, 1887

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