Qu’est-ce que la résilience ?
Tous les spécialistes s’accordent pour considérer que le terme résilience recouvre deux aspects : d’une part un traumatisme ou une situation difficile prolongée, d’autre part un fonctionnement non pathologique. Cependant, dès que l’on essaie de définir plus précisément et d’évaluer ces deux aspects, de redoutables difficultés se font jour. J’aimerai aborder quelques problèmes soulevés par la définition de la résilience.
Quels critères prendre en compte ?
La résilience est un processus multidimensionnel, le critère d’évaluation pouvant, selon les cas, concerner le style d’attachement, les relations avec les pairs, les résultats scolaires, le bien-être psychologique, l’insertion professionnelle, l’absence de troubles psychiatriques, etc. Un individu peut manifester de la résilience dans un domaine, et non dans un autre. Il serait d’ailleurs peut-être plus pertinent de parler de résiliences plutôt que de résilience.
Par exemple, divers chercheurs ont utilisé la compétence sociale comme critère de résilience. Il est cependant vite apparu que cette manière de faire était insuffisante. Ainsi, une étude menée par Spaccarelli et Kim (1995) auprès de 43 jeunes filles, âgées de 10 à 17 ans et victimes d’abus sexuels, aboutit à la conclusion que nombre d’entre elles sont capables de maintenir une compétence sociale adéquate (activités, relations sociales, résultats scolaires) alors qu’elles souffrent toujours de hauts niveaux de dépression, d’anxiété ou d’agressivité. Ce qui conduit les auteurs à estimer que l’absence de symptômes cliniques, plutôt que la compétence sociale, semble constituer une mesure plus sensible à la résilience des personnes victimes d’abus sexuels.
Autre exemple : de plus en plus de recherches montrent que, parmi les jeunes des quartiers défavorisés, la résilience évaluée par la réussite scolaire peut n’avoir que peu de lien avec celle indiquée par l’acceptation par les pairs, voire être en contradiction avec celle-ci. (Luthar, 1991 ; Seidman & al., 1994).
Combien de critères retenir ?
De façon logique, plus on prend de critères en compte, moins on recense d’individus résilients. Dans une étude menée auprès de 56 enfants maltraités, âgés de 7 ans à 12 ans ½, Kaufman et ses collaborateurs (1994) ont examiné trois domaines de compétence :
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La réussite scolaire et intellectuelle
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La compétence sociale
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La symptomatologie clinique
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Les auteurs ont logiquement constaté un déclin de la proportion d’enfants résilients au fur et à mesure que le nombre de domaines pris en compte augmentait :
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Résilients dans aucun domaine : 25 (45%)
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Résilients dans un domaine : 21 (37%)
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Résilients dans deux domaines : 7 (13%)
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Résilients dans trois domaines : 3 (5%)
Il est difficile de déterminer quel doit être le « bon » nombre de critères à prendre en compte. N’utiliser qu’un critère risque d’étiqueter comme résilient un sujet qui présente des compétences dans un domaine, mais qui peut aussi avoir d’importants problèmes dans un autre. Inversement, prendre de nombreux critères (3 et +) risque fort de faire de la résilience un phénomène marginal. De toute évidence, il n’existe pas de décision idéale. Un compromis acceptable entre une position trop « souple » et une position inversement trop « rigide »consiste donc peut être à utiliser deux critères pour caractériser la résilience d’un individu ou d’un groupe d’individus.
Les caractéristiques des « tuteurs de résilience »
La résilience est un processus dont l’origine est essentiellement d’ordre psychosocial. En interrogeant des personnes maltraitées dans leur enfance et devenues des parents non-maltraitants (Lecomte, 2002), j’ai repéré un certain nombre de caractéristiques des adultes qui les ont aidées dans leur enfance.
Manifester de l'empathie et de l'affection
C’est l’attitude la plus fréquemment soulignée par les ex-maltraités, ce qui confirme des recherches antérieures. L’enfant qui a manqué d’amour est particulièrement sensible à toute marque d’intérêt et d’affection qui lui est témoignée. Voici, par exemple, le témoignage de Marie-Raphaëlle, qui a vécu un enfer inouï quand elle était petite. Son père alcoolique l’abusait sexuellement et la prostituait auprès de ses amis, sa mère prostituée l’humiliait en permanence ; Marie-Raphaëlle recevait sa nourriture jetée par terre dans un fond de la pièce, elle n’a jamais dormi dans un lit, son anniversaire n’a jamais été fêté, etc. Elle souligne le rôle qu’a joué sa deuxième maîtresse d’école primaire : « Elle ne m’a jamais fait de reproches concernant mes retards, mes endormissements en classe, mes vêtements sales. Elle m’a souvent répété que j’étais intelligente, me faisait faire des calculs pendant la récréation, me défendait quand les camarades de classe se moquaient de moi. Elle m’a coiffée, m’a appris à me brosser les dents, à utiliser du savon, etc. En quelques mois, souligne-t-elle, elle a réussi à me redonner courage et espoir. Désormais, je savais qu’il y avait vraiment des adultes qui faisaient autrement que mes parents, que ce qu’ils disaient correspondait à ce qu’ils faisaient et que je voyais d’eux. Elle était si gentille avec moi ». Marie-Raphaëlle n’a pas eu l’occasion d’exprimer toute sa reconnaissance à cette femme qui ne saura probablement jamais à quel point elle l’a aidée.
S'intéresser prioritairement aux côtés positifs de la personne
Certes, le « tuteur de résilience » est réaliste sur les difficultés de la personne qui est en face de lui, mais il s’intéresse prioritairement à ses potentialités et l’aide à les découvrir et à les faire croître. Tim Guénard exprime cela très bien lorsqu’il affirme : « Au cours de nos vingt-deux années de vie commune, ma femme Martine ne m’a jamais enfoncé la tête dans l’eau lors de mes petits et grands dérapages. (…) Ma femme a toujours dit qu’elle avait vu mon cœur en premier. Elle a discerné ce qui était beau en moi. Cela, je l’admire, car ce ne devait pas être évident » (Guénard, 2003). Sa femme aurait pu se focaliser sur le fait que Tim Guénard traînait derrière lui un lourd parcours de délinquance, mais elle s’est plutôt intéressée à son engagement bénévole au service de personnes handicapées mentales.
Rester modeste
Le tuteur de résilience cherche moins à se prouver et à prouver aux autres qu’il joue un rôle important, qu’à permettre au jeune de découvrir ses propres ressources. Plutôt que de faire lui-même, il facilite l’action de l’autre. Et lorsqu’il agit, c’est généralement de manière discrète. La personne qui s’autoproclamerait « tuteur de résilience » risquerait fort de faire des erreurs, voire de provoquer des catastrophes.
L’univers de la résilience est ainsi une grande école de modestie : la plupart du temps, les tuteurs de résilience ne savent pas qu’ils le sont. En effet, un enfant mal aimé peut ressentir comme une véritable illumination dans son existence la rencontre d’une personne chaleureuse, ouverte, attentive. Par ailleurs, il arrive fréquemment qu’une personne joue un rôle dans la vie d’un enfant ou d'un adolescent, mais que cette influence reste latente, qu’elle ne se manifeste pas visiblement pendant des années. Certains jeunes semblent ne pas évoluer, alors qu’au fond de leur être, les attitudes, les paroles d’un adulte cheminent lentement, mais sûrement.
Laisser à l'autre la liberté de parler ou de se taire
Les victimes ont longtemps dû se taire, en raison du refus de la société de les écouter. Une évolution positive s’est fait sentir depuis une vingtaine d’années, accordant un véritable droit à la parole à ces personnes. Mais on peut se demander si l’on n’est pas parfois passé d’un extrême à l’autre, du devoir de se taire à celui de parler à tout prix. Beaucoup de gens pensent que « ça fait du bien de parler de ses problèmes ». Certes, mais dans certaines conditions seulement. Tout dépend de la personne qui écoute, de la façon dont les confidences sont exprimées et reçues. De plus, il est fréquent qu’après un traumatisme, la personne souffrante ait besoin d’une période de silence pour intégrer le drame qu’elle a vécu. Ainsi, le tuteur de résilience ne cherche pas à forcer les confidences, il laisse la personne libre de s’exprimer ou non, et au rythme qui est le sien. Ayons à l’esprit cette phrase d’Elie Wiesel : « De quel droit voulez-vous rouvrir mes blessures ? Qui vous autorise à forcer ma mémoire ? » (Wiesel, in Fischer 2003, p. 165).
On ne fait pas progresser un enfant en le confrontant violemment à la réalité de son traumatisme. Il y a une forme de pression à la lucidité qui peut s’avérer d’une violence extrême. Par contre, l’adulte doit être là, attentif à l’évolution du jeune, et être prêt à répondre présent le cas échéant.
Ne pas se décourager face aux échecs apparents
Concevoir la résilience comme un processus plutôt que comme un état aide à considérer les périodes difficiles de la personne en souffrance comme des étapes plutôt que comme des échecs. Soulignons également que le fait de considérer les périodes difficiles d’une personne comme des étapes et non comme des échecs évite de tomber dans le sentiment de toute-puissance.
Notons au passage ce paradoxe, inhérent au travail social : croire que la situation d’une personne en difficulté peut s’améliorer dans l’avenir, c’est prendre le risque de déchanter et de se décourager si cela ne se produit pas. Et les « réalistes » auront alors beau jeu de montrer à quel point ces personnes sont des rêveurs utopistes. Mais d’un autre côté, l’efficacité dans ce métier dépend fortement de cette conviction que l’évolution est toujours possible.
Respecter le parcours de résilience d’autrui
Chaque parcours de résilience est unique et donc impossible à généraliser. Pour certaines personnes, la résilience émergera surtout à la suite d’une thérapie, pour d’autres non. Pour certains, la résilience reposera essentiellement sur une expérience de conversion religieuse, pour d’autres sur une activité artistique, pour d’autres encore sur l’engagement au sein d’une association ou encore sur la lecture d’ouvrages philosophiques, etc. Aucun parcours n’est identique, et donc, les tuteurs de résilience ne considèrent pas leur parcours personnel, leur compréhension des êtres et de la vie comme des standards qu’autrui devrait adopter à son tour.
Associer le lien et la « loi »
Au cours de ma recherche, plusieurs témoins m’ont fait remarquer à quel point ils avaient souffert du manque de repères dans l’univers familial. Deux personnes m’ont même dit, après avoir décrit des situations de graves maltraitances: « Mais, vous savez, au fond, ce n’était pas le pire ». Je me suis alors demandé qu’est-ce qui pouvait encore m’être décrit. « Non, le pire, c’était le manque de repères. Chez nous, il n’y avait aucune règle de vie, tout partait dans tous les sens ».
Ainsi, l'enfant et l'adolescent en difficulté ont non seulement besoin d’amour, mais aussi de cadre structurant. Une erreur fondamentale serait de penser que le fait de tisser des liens est incompatible avec celui de poser des règles. Or ces deux attitudes sont non seulement compatibles, mais plus encore complémentaires et nécessaires. C’est pourquoi les tuteurs de résilience savent généralement jouer sur les deux registres complémentaires du lien et de la loi symbolique. Le jeune peut alors s’appuyer sur ces deux facteurs pour donner du sens à sa vie (à la fois dans le sens de direction et de signification).
Le triangle fondateur de la résilience du jeune
Eviter les gentilles phrases qui font mal
On peut blesser gravement par des mots, parfois sans le vouloir. Certaines phrases peuvent être très mal reçues, alors même qu’elles sont prononcées avec un désir d’empathie, de consolation. Par exemple :
- « Je me mets à ta (votre) place »
C’est probablement la plus fréquente et l’une des plus toxiques. Une personne m’a dit que lorsqu’il lui est arrivé d’entendre cette phrase, elle a estimé qu’il s’agissait d’une véritable insulte à son histoire personnelle et à sa souffrance. Ce propos ne peut soulager que si celui qui l’entend sait que son interlocuteur a vécu une expérience identique ou très proche de la sienne. Sinon, cela signifie que, finalement, le drame vécu n’est pas si grave que cela, puisque quelqu’un qui ne l’a pas vécu peut éprouver le ressenti de la victime. Certes, on peut se permettre des phrases telles que « J’imagine que ce que vous vivez doit être vraiment dur », mais il est dangereux d’aller au-delà.
- «Tout ça, c’est du passé ; maintenant, il faut oublier »
Cette phrase est une source fréquente de difficultés au sein des couples ou des relations d’amitié, lorsque l’une des personnes a subi des blessures d’enfance. Derrière ces propos se profilent deux erreurs majeures. D’une part, cela revient à penser que l’oubli est essentiellement une question de volonté, ce qui est faux. D’autre part, parler ainsi, c’est considérer que le souvenir du passé douloureux ne présente que des inconvénients. Or, la résilience ne consiste pas à effacer une page de son passé, mais à la tourner, ce qui est radicalement différent, car cela laisse la possibilité d'y revenir lorsque la nécessité s'en fait sentir. Les témoignages des résilients sont éloquents sur ce besoin de maintenir vivant le souvenir de ce qu’ils ont vécu, tout en lui donnant une interprétation positive.
- « Pourquoi tu n’as rien fait ? » ou « Pourquoi tu n’as rien dit ? »
Ces phrases sont souvent adressées aux victimes d’inceste. La personne qui les prononce méconnaît complètement un phénomène dramatique qui se joue dans ces moments : une sorte de tétanisation de la victime qui ne parvient pas à réagir. Comme le souligne Eva Thomas: « La paralysie de ce moment-là, ce n’est pas autre chose qu’un horrible cauchemar qui vous prive des commandes de votre propre corps. Le père c’est la loi qui vous commande. Son autorité naturelle ajoutée à son désir d’homme vous dessaisit de vous-même, de votre volonté comme s’il avait déconnecté l’accès à votre cerveau » (Thomas, in Solaire, 2002, p. 31). Poser de telles questions ne fait donc qu’aggraver l’importante culpabilité déjà souvent ressentie par la victime. Inversement, la découverte, par exemple au sein d’un groupe de parole, du caractère très fréquent de cette sidération est susceptible d’aider la victime à se déculpabiliser.
La résilience, l’une des facettes de la psychologie positive
La psychologie clinique s’est surtout préoccupée de pathologie et a fortement délaissé l’étude des fonctionnements adéquats chez l’être humain. En s’intéressant au diagnostic des difficultés et des ressources des individus (Lecomte, 2004 ; Vanistendael & Lecomte, 2000), le concept de résilience nous invite à percevoir également la face positive de la médaille. C’est pourquoi on peut rattacher ce concept à un large courant de recherche actuellement en plein essor outre-Atlantique : la psychologie positive dont plusieurs numéros récents de revues internationales mettent en évidence le foisonnement actuel. Un numéro d’American Psychologist (2000, 55) a traité de la joie, du bien-être subjectif, de l’optimisme, de la foi, de l’autodétermination, de la sagesse et de la créativité ; un numéro du Journal of Social and Clinical Psychology (2000, 19) a traité de la morale, du contrôle de soi, de la gratitude, du pardon, de l’espoir et de l’humilité ; un numéro des Annals of the American Academy of Political and Social Science (2004, 591) a été consacré au développement positif des enfants et des jeunes, avec notamment des articles sur le bien-être, sur des programmes d’apprentissage émotionnel, l’optimisme, la sagesse, la résilience.
Dans l’article introductif du numéro d’American Psychologist, Martin Seligman et Mihaly Csikszentmihalyi font remarquer que « la psychologie ne se résume pas à l’étude de la pathologie, de la faiblesse et du dommage ; c’est également l’étude de la force et de la vertu. Le traitement ne consiste pas seulement à réparer ce qui est cassé, mais à nourrir ce qui va pour le mieux. » (Seligman & Csikszentmihalyi, 2000, p. 7). De plus, la psychologie positive n’est généralement pas axée sur l’individu seul, mais intègre celui-ci dans son environnement social. On est en droit d’espérer que ce courant traverse l’Océan et se développe en Europe dans les années à venir.
Fischer G.N. (2003), Les blessures psychiques, Paris, Odile Jacob.
Guénard T. (2003), Tagueurs d’espérance, Paris, J’ai lu.
Kaufman J., Cook A, Arny L., Jones B. & Pittinsky T. (1994) Problems defining resiliency: illustrations from the study of maltreated children, Development and psychopathology, 6, 215-229.
Lecomte J. (2002), Briser le cycle de la violence, quand d’anciens enfants maltraités deviennent des parents non-maltraitants, Thèse de doctorat en psychologie sous la direction de Mr. Etienne Mullet, Ecole Pratique des Hautes Etudes, Toulouse.
Luthar S. (1991), Vulnerability and resilience : a study of high-risk adolescents, Child development, 62, 600-616.
Seidman E., Allen L., Aber J. L., Mitchell C. & Feinman J. (1994), The impact of school transitions on the self-system and perceived social context of poor urban youth, Journal of adolescent health, 65, 507-522.
Seligman M.E.P. & Csikszentmihalyi (2000), Positive psychology, an introduction, American psychologist, 55, 1, 5-14.
Solaire P. (2002), Le mur du silence, l’inceste entre analyse et vécu, Toulouse, Privat, p. 31.
Spaccarelli & Kim (1995), Resilience criteria and factors associated with resilience in sexually abused girls, Child abuse and neglect, 19 (9), 1171-1182.
Vanistendael S. & Lecomte J. (2000), Le bonheur est toujours possible ; construire la résilience, Paris, Bayard. Lecomte J. (2004), Guérir de son enfance, Paris, Odile Jacob.