N°8 / Violences privées, publiques et sociales Janvier 2006

Une confrontation entre bergsonisme et sociologisme : le progrès moral et la dynamique sociale

Émile Durkheim

Résumé

Mots-clés

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Plan de l'article

Extrait du Bulletin de la Société française de philosophie, 14, 1914, pp. 26 à 36. Réimpression dans Émile Durkheim, Textes. 1. Éléments d'une théorie sociale, pp. 64 à 70. Collection Le sens commun. Paris: Éditions de Minuit, 1975, 512 pages.

   

[...] M. WILBOIS – Les institutions sont seules accessibles à une étude de bibliothèque. L'élan doit être perçu en se laissant traverser par lui. C'est dire que pour toucher le vif de la question il faut avoir deux attitudes. J'ai essayé d'appliquer cette méthode dans une monographie très modeste de la confrérie agricole de Vozdvijensk1. Ce sont des paysans russes qui, décidés à pratiquer l'évangile intégral, ont été obligés de se donner les institutions qui le rendraient effectif : par exemple ils ont vécu dans des maisons communes, ont mis en commun les produits de leur travail, et ont eu, à l'église et au foyer, un culte qui traduisait directement leur foi. Grâce à ces règles, leur doctrine a été plus fortement pensée, leur culte s'est trouvé plus chaud, et leurs vertus ont été pratiquées plus sûrement dans des perfectionnements des institutions de la première heure. Entre l'institution et l'élan « les influences sont incessantes », et, à vivre dans cette oasis, on saisit par l'esprit et par le cœur ce qui est respectivement accessible à l'esprit et au cœur. Il n'y a qu'à généraliser cette leçon pour « comprendre » le progrès d'une église plus large.

En résumé tout dépend de la méthode employée. Si on se borne à mettre des documents sur fiches, on connaît, mais on ne pénètre pas. Si on se contente de vivre l'élan, on devine, mais on ne sait pas. Il est très évident qu'on ne peut pas plus faire l'histoire du christianisme si on n'est pas croyant, que la sociologie des Hurons si on n'a pas dépassé New York, ou de la critique musicale si on est sourd de naissance. Il est très évident aussi que sans l'intelligence, la documentation et la science, les plus merveilleux intuitionnistes n'aboutissent qu'à rêver. C'est pourquoi, chacune tenant une part de la réalité, la lutte est si chaude entre les deux écoles. Je crois avoir suggéré une méthode pour « associer » leurs deux procédés : elle est à peine indiquée, c'est entendu, mais je serais fort étonné si la voie n'était pas là.

M. DURKHEIM. - Je ne suis pas sûr d'être assez maître de la pensée de M. Wilbois pour discuter le fond de sa thèse, mais, puisqu'il m'a fait l'honneur de me prendre à partie, je suis tout prêt à m'expliquer sur les questions qui me concernent plus spécialement.

Toutefois, auparavant, j'aimerais demander à M. Wilbois, sur un ou deux points, quelques précisions qui permettaient peut-être de prévenir des malentendus.

Tout d'abord, quand M. Wilbois, au début de son programme, déclare que le devoir ne saurait être fondé « sur des principes rationnels ou des données empiriques », qu'il « est une réalité première qu'il est à la fois inutile et impossible de prouver », entend-il dire par là que le phénomène moral, que l'idée de devoir est par elle-même inintelligible, réfractaire à toute explication ? Bien entendu, il ne saurait être question de la dériver déductivement d'une notion différente, comme celle de l'utile ; car une telle déduction n'est possible qu'à condition de dépouiller le fait dont il s'agit de rendre compte, de tous ses caractères distinctifs. Il est bien clair également que des considérations métaphysiques et ontologiques, quelles qu'elles puissent être, ne sauraient nous fournir la matière de l'explication cherchée : car ce qu'implique le devoir, c'est une force suigeneris, immanente à la représentation qui l'exprime dans les consciences, et qui détermine la volonté. La notion du devoir est essentiellement dynamique et l'énergie qui la caractérise ne saurait évidemment être expliquée par des spéculations abstraites. Mais il s'agit de savoir si cette force, cette énergie est regardée a priori comme inexplicable, comme ne pouvant être rattachée à aucune synthèse de forces naturelles. Ce serait poser comme évidente et allant de soi une thèse bien considérable et qui préjugerait toutes sortes de problèmes.

M. WILBOIS. - A mon tour je crains que mes habitudes de pensée ne me permettent pas facilement de me placer au point de vue de M. Durkheim.

Je me méfie du mot « expliquer » qu'on emploie dans les sciences avec vingt acceptions différentes. J'ai dit ailleurs qu'en physique on n'explique pas la chute des corps par la pesanteur : c'est que les principes auxquels on ramène les faits ont besoin à leur tour d'une explication et on ne la trouve qu'en faisant appel à des éléments pris à la psychologie, dans l'espèce à la psychologie de l'invention. Pour des raisons exactement pareilles, aucun fait social ne peut être « expliqué » si on ne recourt à une évolution dans le sens défini par M. Bergson. C'est dire que tout ce qui se passe dans la société actuelle, ou dans les sociétés antérieures ou dans les sociétés postérieures n'a son explication ni 'dans la sociologie telle qu'on nous l'a apprise, ni dans aucune autre sociologie qui, comme celle-là, attribuerait au temps les carac­tères de l'espace. Si donc quelqu'un prétendait qu'on « explique » le devoir en le rattachant à quoi que ce soit de la société considérée comme chose, je nie « non seulement que la tentative soit possible, mais qu'elle ait un sens ».

Cela dit, il est évident, au contraire, que je ne prétends nullement faire du devoir quelque chose d' « isolé » dans ma seule conscience, comme la sensation que j'ai du rouge ponceau : sans quoi le devoir n'aurait pour moi, comme le rouge ponceau qu'un intérêt spécial d'art. Avant tout j'ai cherché à rattacher la morale à l'humanité, et comme l'humanité ne se présente pas comme un sujet autonome, j'ai dû la rattacher elle-même à un transcendant qui a tous les attributs que les chrétiens prêtent à Dieu. Mais cette liaison, suffisante pour assurer au devoir son caractère d'universalité et de pérennité, ne saurait en aucune manière s'appeler explication, dans l'acception où le sens commun prend ce mot. C'est pourquoi j'ai préféré, dans mes exposés, remplacer le terme « expliquer » le devoir - qui préjuge une inconscience métaphysique que j'ai constamment combattue - par le terme « situer » le devoir, dont la signification se précise par toute l'argumentation qu'on a entendue tout à l'heure.

M. DURKHEIM. - M'autorisant de la déclaration de M. Wilbois qu'il nous est difficile de nous entendre, je n'insiste pas et je viens tout de suite au second point sur lequel je voudrais solliciter de M. Wilbois quelques explications.

M. Wilbois pose comme une évidence qu'il existe un progrès moral de l'humanité, que celle-ci s'est moralement développée dans un même sens. Ce postulat est nécessairement impliqué par la doctrine, puisque celle-ci tend à établir que le genre humain, dans son ensemble, est entraîné par un même élan dans une direction déterminée.

Mais, loin d'être évident, ce postulat est des plus contestables. Il s'en faut que l'humanité se soit développée, d'une manière rectiligne, dans un seul et même sens. Peut-être l'évolution humaine est-elle partie d'une seule et même souche, et encore n'est-ce point démontré ; mais, en tout cas, à partir de cette commune origine, elle s'est poursuivie dans les sens les plus variés. Elle ne saurait être figurée par une sorte de droite qui irait toujours devant elle, mais beaucoup plutôt par un arbre aux rameaux multiples et divergents. Considérez, par exemple, la façon dont s'est développée la famille, et par conséquent, la morale domestique. La famille des sociétés germaniques, qui est devenue la nôtre, n'est pas située sur le même rameau que la famille romaine. Il y a des types familiaux qui se sont arrêtés en route, si l'on peut dire, c'est-à-dire qui n'ont rien produit de nouveau dans la suite de l'histoire. Et la complexité réelle de ce développement est certainement beaucoup plus grande que nous ne pouvons l'imaginer. Dans ces conditions, la notion de progrès devient singulièrement obscure. Et que devient l'élan vital qui apparaît ainsi brisé et réfracté dans les directions les plus diverses ?

Rien ne nous autorise à penser que les morales des peuples dits inférieurs soient inférieures aux nôtres. Je ne vois même pas comment on pourrait les comparer de manière à établir entre elles et celles qui ont suivi une sorte de hiérarchie. La vérité est qu'elles sont incomparables. Chaque type de société a sa morale propre, qui est impliquée dans la structure des sociétés correspon­dantes, qui est destinée à les faire vivre ; et là où une morale s'acquitte de cette fonction qui est sa raison d'être, elle est parfaite en son genre. De quel droit la mettrait-on au-dessus ou au-dessous d'une autre morale qui, tout en étant différente parce que les peuples qui la pratiquent sont eux-mêmes différents, s'acquitterait également bien de son rôle, quoique d'une autre manière ? Il est vrai que M. Wilbois parlait tout à l'heure des sociétés inférieures comme si elles ne connaissaient que la loi de l'égoïsme, comme si elles étaient presque étrangères à la vie morale. Mais cette assertion ne me paraît pas soutenable. Dans les sociétés inférieures, au contraire, le sacrifice, l'oubli, le don de soi sont de pratique constante, familière. Jamais, peut-être, la subordination des individus aux grands intérêts collectifs n'a été plus entière ni plus spontanée.

D'ailleurs, je ne vais pas jusqu'à dire que l'on ne puisse arriver, par voie d'abstraction, à constater que, sur certains points, il y a eu réellement progrès. Mais je crois, en tout cas, que ce progrès ne porterait que sur certaines propriétés, certains caractères de l'humanité, détachés des autres, et que ce développement serait tout schématique, puisque enfin il ne s'est pas effectivement poursuivi, d'une manière continue, dans une seule et même direction. Pour rendre compte de ce développement abstrait et schématique, il faudrait donc imaginer un élan de même nature, abstrait et schématique lui aussi, bien différent, par conséquent, de cette poussée vitale dont parlait M. Wilbois.

En tout cas, et c'est le point essentiel sur lequel je voulais insister, cette notion d'un progrès moral, loin de pouvoir être posée comme claire et évi­dente par elle-même, me paraît être complexe, confuse, obscure et récla­mer une analyse préalable, surtout pour qu'on puisse en faire la base de tout un système.

M. WILBOIS. - Le désaccord entre M. Durkheim et moi, sur la question présente, vient uniquement des méthodes employées.

[...]

M. DURKHEIM. - Je viens à la question qui me concerne plus spécialement.

C'est avec un vif sentiment de surprise que j'ai entendu M. Wilbois faire de la prépondérance plus ou moins exclusive du point de vue statique la caractéristique essentielle de mes conceptions sociologiques. Suivant lui, j'aurais eu pour principal objectif d'insérer l'individu dans le milieu formé par ses contemporains mais j'aurais fait abstraction des liens qui le rattachent à ses devanciers, c'est-à-dire, en somme, du devenir historique. J'avoue ne pas comprendre comment une pareille méprise a pu être commise ni apercevoir quel texte de moi a pu y donner lieu.

J'ai souvent reconnu que je relevais de Comte. Or, tout le monde sait que, pour Comte, la sociologie est essentiellement dynamique. C'est l'action exercée par les générations successives les unes sur les autres, c'est le développement historique ou, comme il dit, le progrès qui constitue le fait sociologique par excellence. Les faits statiques tiennent dans son œuvre une bien moindre place : on peut même dire qu'il en a, en grande partie, méconnu l'importance et même l'existence. Assurément, je n'admets pas cet exclusivisme qui a grandement gêné les progrès de la sociologie. Je crois et j'ai dit bien souvent que les nouveautés qui se sont produites au cours de l'évolution sociale ne sont pas un legs du passé. Le passé ne crée pas ; il ne peut que transmettre ce qui a été créé. Ses créations ne peuvent être l'œuvre que des vivants associés et coopérant, partant des contemporains. Tout essor nouveau de la vie ne peut émaner que d'êtres qui sont en vie et agissants. C'est même grâce à eux, et à eux seuls, que le passé continue à vivre. J'ai donc fait porter une partie de mon effort sur l'étude de ces synthèses créatrices ; car il y avait là une source nouvelle d'explications dont Comte ne pouvait se douter. Mais si j'ai essayé d'ajouter à sa doctrine, j'en ai conservé tout ce qui pouvait et devait en être retenu. Les nouveautés que crée ainsi la société des vivants viennent s'ajouter à un fonds qu'elle ne crée pas, mais qu'elle a reçu. Ces nouveautés mêmes sont fonction du fonds qui est ainsi transmis ; elles l'enrichissent, mais, en un sens, elles en sont des fruits, car elles dépendent de ce qu'il est. Aussi, pour rendre compte de notre organisation familiale, politi­que, économique d'aujourd'hui par exemple, est-il nécessaire de faire entrer en ligne de compte tout le devenir historique de l'humanité qui nous a précédés2.

Je me demande si cette interprétation de M. Wilbois ne vient pas des prin­cipes mêmes de son système. Il pose comme une évidence, avec l'école dont il fait partie, que le devenir échappe à la pensée scientifique, c'est-à-dire à la pensée distincte. D'où il a conclu que la sociologie, étant ou cherchant à être une science, devait nécessairement négliger le point de vue dynamique. La vérité est que les sociologues ne s'en désintéressent aucunement ; mais ils ne croient pas que le moyen d'en rendre compte soit d'invoquer cette poussée interne dont il nous a parlé, vertu purement scolastique qui n'est pas sans rappeler la tendance au progrès par laquelle Comte expliquait le progrès et qui, en réalité, n'expliquait rien.

M. WILBOIS. - Ce n'est pas à la légère que j'ai qualifié de statique la méthode de l'Année sociologique, et la définition que M. Durkheim vient d'en donner avec une si magistrale concision correspond bien à l'idée que je m'en étais faite, après avoir suivi pendant plusieurs années ses travaux et ceux de ses collaborateurs principaux. Mais je suis de ceux qui attribueraient la même épithète à Auguste Comte lui-même. Je fais miennes les critiques que M. Bergson a adressées à tous les évolutionnistes. Entre eux et les bergsoniens il y a donc une opposition d'attitude initiale. Les uns reprochent aux autres un élan interne qui cacherait notre ignorance ; les autres leur répondent en prétendant que les lois sociales sont aussi peu explicantes que les vertus dormitives. je ne crois pas que nous ayons intérêt à faire dévier le débat de ce côté, car c'est moi seul qui suis sur la sellette. Je demande simplement à répéter ce que j'affirmais tout à l'heure à M. Bouglé : tout en admettant que le devenir échappe à la pensée scientifique, je ne crois nullement « que l'intuition qui le fait adéquatement saisir puisse mûrir sans l'aide de recherches scientifiquement conduites » : la méthode que je réclame participerait de celle de M. Bergson et de celle de M. Durkheim ou de la Science sociale, et je serais très heureux de trouver chez leurs disciples une collaboration qui m'aidât à la mettre au point.

M. DURKHEIM. - Je n'ai rien dit qui pût faire dévier le débat. Il avait été déclaré que mon principal objectif était « d'insérer l'individu dans le milieu formé par ses contemporains ». L'affirmation était inexacte, foncièrement inexacte. Quant à savoir comment le devenir peut s'interpréter métaphysique­ment, c'est une question que je n'ai pas soulevée.

Fin de l’article.

1  Science sociale, fasc. 61.

2  Voir notamment, Règles de la méthode sociologique, 6e édition, p. 168

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