N°8 / Violences privées, publiques et sociales Janvier 2006

La psychologie collective d’après Charles Blondel

Maurice Halbwachs

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Personne n'était mieux préparé que Blondel pour écrire une Introduction à la psychologie collective 1. Dans sa thèse sur la Conscience morbide, qui représente le résultat de longues années d'études et observations cliniques, il avait montré à quel point le fonctionnement mental est conditionné par le milieu social. C'est par une rupture de contact entre l'individu et le groupe qu'il expliquait les interprétations délirantes des malades et leurs comporte­ments. La théorie des représentations collectives, telle qu'il la trouvait présentée dans les livres de Lévy-Bruhl, lui paraissait projeter une vive lumière sur les problèmes de psycho-pathologie les plus complexes. Ce n'est pas trop dire que, par un tel rapprochement, il orientait l'étude du langage, de la sen­sibilité et du raisonnement vers des voies entièrement nouvelles. Plus tard, dans deux chapitres qu'il écrivit pour le Manuel de psychologie de Janet et Dumas, il n'hésitait pas à aborder par les mêmes méthodes deux questions qui, plus que toutes les autres, semblaient relever de la psychologie individuelle et d'elle seule. Paradoxe, en apparence, que d'expliquer par la société la volonté et la personnalité, c'est-à-dire ce qui parait bien le plus intime à l'individu, mais paradoxe fécond, peut-être. C'est un fait bien remarquable qu'un psychologue aussi pénétrant ait renversé la barrière dressée depuis longtemps et maintenue traditionnellement entre des disciplines à première vue aussi distinctes. Après avoir tiré un tel parti de cette méthode, il essaie, dans ce livre, d'en préciser la portée.

Le plan de l'ouvrage est très net. Dans une première partie, consacrée à l'étude des doctrines. Blondel cherche quelle idée se sont faite de la psycho­logie trois auteurs, Auguste Comte, Durkheim, et Tarde, qui, plus nettement que tous les autres, ont posé le problème de ses rapports avec la sociologie. Dans une seconde partie, intitulée : la part du collectif dans la vie mentale, et qui est une étude directe des faits, il passe successivement en revue la percep­tion, la mémoire, la vie affective, en vue de montrer jusqu'à quel point les influences sociales permettent d'en rendre compte. N'essayons point d'en donner ici un résumé. Ce livre, on s'en apercevra sans peine, vaut non moins par le détail que par l'ensemble. Les remarques psychologiques dont il est semé font souvent penser à cette remarque de Pascal que les auteurs qui nous entretiennent de nous-même de façon à nous apprendre quelque chose se feront toujours lire. Chez Blondel, le moraliste (dans le sens où ce mot s'applique aux écrivains du XVIIe siècle) se double parfois d'un humoriste, mais ne disparaît jamais entièrement. Il nous est impossible de descendre cependant dans ce détail. Nous présenterons seulement les réflexions suivan­tes sur quelques points de doctrine qu'il a touchés.

M. Georges Dumas nous disait, il y a quelque temps, qu'il était très frappé de constater que la psychologie contemporaine se développait en deux direc­tions qu'Auguste Comte avait nettement distinguées il y a trois quarts de siècle. D'une part la psychologie expérimentale et pathologique étudie les fonctions mentales dans leurs rapports avec le cerveau et le système nerveux : c'est la psychophysiologie. D'autre part, il existe dès maintenant une psycho­logie collective, qui explique l'esprit humain et ses opérations en s'attachant aux influences que les groupes exercent sur leurs membres : c'est la psycho-sociologie, Entre ces deux psychologies, il n'y a point de place pour une troisième, à condition qu'on ne confonde pas la science de l'esprit humain avec une métaphysique. On sait, en effet, que Comte vit d'abord dans la psy­chologie une simple section de la biologie. Elle se réduisait, pour lui, à la psychologie cérébrale. Mais il découvrit ensuite que pour déterminer, classer et hiérarchiser les facultés mentales, la biologie ne suffisait pas. Sans doute le biologique est la condition du social. Mais c'est la sociologie, c'est le dévelop­pement historique qui nous révèle, et qui nous révèle seul ce que l'homme était biologiquement capable de faire. « Les sièges cérébraux, d'après Comte, dit Blondel, symbolisent la hiérarchie et le classement des facultés, tels qu'ils résultent de l'histoire. » Il y aurait donc toute une section de la psychologie qui serait une partie intégrante de la sociologie, et qui devrait se constituer d'abord. Quant à l'étude des conditions physiologiques de la vie mentale, elle viendrait après. La physiologie vient avant la sociologie. Mais, pour com­pléter la biologie, pour constituer la physiologie cérébrale, il faut partir de l'humanité, et faire retour à la vie. Blondel a montré que, sur ce point, Durk­heim et Tarde s'accordent au fond l'un avec l'autre, et s'accordent avec Comte. L'homme est double. Il est animal. Sa vie mentale reflète sa vie physiologique. Il est esprit. Sa vie mentale reflète la société et la civilisation. Il y a donc et il n'y a que deux psychologies.

On peut dire que Blondel accepte en somme cette distinction. D'un bout à l'autre de son livre, il s'efforce d'établir que la psychosociologie ou psycho­logie collective doit venir d'abord, qu'elle a le pas sur la psychophysiologie. Mais il n'en reste pas là. Pour lui, ces deux études n'épuisent pas le contenu de la science des faits mentaux. Il existe une autre psychologie, la psychologie individuelle proprement dite, qui dépend des deux autres, mais qui les dépas­se. Elle demeure sur le plan scientifique. Ce n'est pas la psychologie intro­spective. Mais elle seule doit nous apporter une explication complète et vraiment exhaustive des faits mentaux. Il faut insister sur ce point, qui est essentiel, car si la psychologie individuelle était vraiment une science distinc­te, par son domaine comme par sa méthode, on en reviendrait peut-être à considérer la psychophysiologie et la psychologie collective comme des disci­plines importantes sans doute, mais auxiliaires, et qui n'atteindraient ni l'un ni l'autre ce qu'il y a de spécifique dans la vie mentale.

Or Blondel rappelle, d'abord, qu'Auguste Comte lui-même, dans le Système de politique positive, a jugé nécessaire de compléter sa classification des sciences, et, après les six sciences fondamentales, d'en introduire une septième, l'anthropologie ou morale, qui serait, en réalité, la science des faits mentaux individuels. La physiologie cérébrale, aidée de la sociologie, nous fait connaître l'humanité dans l'homme, comme la zoologie, la félinité dans le chat. Mais il reste les individus. Les conditions matérielles, biologiques et sociales, expliquent comment se différencient les groupes (races, sexes, peu­ples, professions), mais non comment se distinguent les uns des autres les individus. La morale systématisera la connaissance spéciale de notre nature individuelle. En un sens, elle procédera par déduction à partir des données de la biologie et de la sociologie. Mais, d'autre part, elle exige directement, comme toute autre science, des inductions qui lui soient propres.

L'objet de cette psychologie individuelle sera principalement l'affectivité. La vie affective, en effet, influencée sans doute par l'activité et l'intelligence, subit surtout, dit Comte, l'action viscérale, déréglée et particulière, variable d'individu à individu. Ces effets s'annulent entre eux, et n'exercent aucune influence appréciable sur l'évolution de l'humanité. On ne peut donc les étudier en partant de la sociologie. C'est ce qu'il y a d'essentiellement indivi­duel en nous. C'est par une observation de l'individu comme tel qu'on peut les déceler.

Ni la psychophysiologie, ni la psychosociologie ne suffiraient donc, cha­cune pour sa part, d'après Comte, à expliquer le détail des mentalités indivi­duelles. « Il est indispensable, pour atteindre cette explication, de procéder à un recoupement systématique de leurs données pour lequel ni l'une ni l'autre ne sont compétentes. »

Blondel ne se place pas exactement au point de vue d'Auguste Comte. Dans le dernier chapitre de son livre, qui traite de la vie affective, il a bien montré que non seulement l'expression des émotions, mais aussi leur intimité et leur nature se conforme aux représentations et impératifs collectifs. Savoir qu'en telles circonstances nous devons manifester tel sentiment, « utiliser l'expression qu'il comporte, c'est le rendre présent à notre conscience, et l'introduire en elle du dehors » (p. 161). « Les préjugés collectifs nous four­nissent la clef de nos émotions... jamais chez l'homme en société, le seul que nous connaissions, la vie affective n'échappe à la convention pour recouvrer un naturel dont cette convention ne serait pas partie intégrante... Pour con-naître de tels états, il serait bien vain de scruter les consciences individuelles avant d'avoir interrogé le milieu qui, seul, en a permis l'épanouissement » (p. 168). Ainsi, à la différence de Comte, Blondel n'oppose pas l'affectivité à l'intelligence et à la volonté, comme l'individuel au collectif. C'est que Comte restreignait vraiment trop le champ de la sociologie, lorsqu'il lui attribuait pour objet l'évolution collective de l'humanité, et, en réalité, les grandes lois et les directions les plus générales de cette évolution. Certes, le mouvement humain dans son ensemble n'est pas modifié par les émotions que ressentent les individus. Mais au sein de groupes plus restreints qui embrassent les pa­rents, les amis, les voisins, les hommes d'une même classe, d'une même pro­fession, à plus forte raison à l'intérieur et comme à la surface des groupes éphémères qui se forment à l'occasion d'un voyage, d'une distraction, perpé­tuellement prennent naissance et se développent des émotions et sentiments de forme collective. Ils alimentent la vie du groupe, et représentent comme une partie de sa substance. Comment la sociologie s'en désintéresserait-elle ? Du moment qu'il descendait dans le détail et dans l'intimité des groupes, Blondel devait donc mettre en relief les formes et le contenu social de la vie affective. Cependant il n'en maintient pas moins qu'il y a lieu à une psy­chologie individuelle, et, lorsqu'il en définit l'objet, il s'écarte moins qu'il ne semblait d'abord du point de vue où Comte s'est placé.

« Au sein d'un même groupe social, nous dit-il, il existe des différences individuelles. Elles naissent de combinaisons ou interférences des parti­cularités physiologiques de l'intéressé et des particularités de sa vie sociale » (p. 187). Comte parlait, en des termes voisins, de « l'intime relation entre l'existence corporelle et l'économie cérébrale » ou mentale, qui " acquiert une importance capitale dans l'étude définitive de l'ordre individuel » Et Blon­del, à l'appui de sa thèse qu'il existe une psychologie individuelle, ou une troi­sième branche de la psychologie, distincte de la physiologie cérébrale, et de la sociologie, cite également ce passage de Tarde : « l'homme comprend une individualité physiologique élémentaire, toute organique et présociale, et une individualité supérieure, toute mentale et postsociale. Notre moi s'allume au point de rencontre d'un courant vital, et d'un courant social, l'un hypo­psychique, l'autre hyperpsychique. L'homme est un être social greffé sur un être vital » Mais l'individualité elle-même, telle qu'elle résulte de ce croise-ment entre une série de faits physiologiques et une série de faits sociaux, ni la psychologie, ni la sociologie ne peuvent l'expliquer. « Il est manifeste, cepen­dant, que la psychologie ne se jugera arrivée à son terme qu'au jour, qui peut-être ne se lèvera jamais, où elle pourra nous rendre compte non seulement du fonctionnement de l'esprit en général, mais du détail des phénomènes singu­liers qui interviennent dans les consciences individuelles. » C'est pourquoi, qu'il s'agisse de la perception, de la mémoire ou de la vie affective, la même conclusion s'impose à Blondel : « la psychologie de la perception doit se répartir entre trois disciplines : psychologie collective, psychologie spécifique [ou physiologique, qui porte sur les traits mentaux communs à toute l'espèce humaine], et psychologie individuelle » « Il faut répartir l'étude de la mé­moire entre la psychologie collective et les psychologies physiologique et différentielle. » C'est enfin une des « évidences » où nous conduit l'étude des émotions et sentiments, que « la psychologie collective, ici encore, doit précé­der non seulement la psychologie différentielle, mais la psychologie spécifi­que » Ainsi, sous quelque face qu'on la retourne, la psychologie retombe toujours sur trois pieds.

La psychologie individuelle, telle que l'entend Blondel, ne se confond pas, nous l'avons dit, avec la psychologie introspective. Il a fait état d'un article très curieux, publié en 1898 sous le titre : Représentations individuelles et représentations collectives, dans lequel Durkheim considère la psychologie comme une science autonome, distincte de la physiologie. Durkheim croyait que la mémoire est une faculté proprement psychologique en ce sens que les représentations passées conserveraient une réalité psychique tout en demeu­rant inconscientes. Il voyait dans les souvenirs des « réalités qui, tout en soutenant avec leur substrat [organique] d'intimes rapports, en sont pourtant indépendantes dans une certaine mesure », tout de même que les représen­tations collectives par rapport aux représentations individuelles. Peut-être n'est-ce là, au fond, qu'un raisonnement par analogie, qui conserverait toute sa valeur, si Durkheim s'en était tenu à dire que, si les états psychologiques existent dans les cellules cérébrales, ils supposent cependant une manière d'être particulière des cellules associées. Mais Blondel pense-t-il qu'entre la mémoire organique et la mémoire collective il en faille distinguer une troi­sième, qui serait proprement psychologique ? Dans le chapitre qu'il a consacré à la mémoire, où il reprend et développe, mais, nous semble-t-il, en en atténu­ant la portée, une objection qu'il nous avait faite, il admet qu'il y a un certain nombre de souvenirs spontanés qui ne s'expliquent point par des influences sociales, et qui remontent cependant très loin dans le passé. « S'il existe de tels souvenirs, il faut donc laisser sa place à une mémoire qui serait repro­duction du passé... Il n'y aurait pas de mémoire si quelque reflet des intuitions sensibles initiales, dont le caractère est tout personnel, ne parvenait à se rouvrir l'accès de la conscience. » Nous réservons pour une autre occasion l'examen approfondi de cette critique. Tout ce que nous en retenons, c'est que Blondel ne dit pas que ces souvenirs spontanés ne s'expliquent point par des conditions physiologiques. Il ne dit pas que les souvenirs sont des états psychiques inconscients qui subsistent en nous indépendamment des facteurs cérébraux. Ce n'est pas à l'étude de tels souvenirs (d'ailleurs très rares, dit Blondel, s'ils existent) que doit s'appliquer la psychologie individuelle. Elle doit expliquer seulement pourquoi les souvenirs, sous des influences soit physiologiques, soit sociales, se conservent et reparaissent suivant tel ordre, associés de telle manière, chez un individu et chez un autre. Quand il n'y aurait en présence que des souvenirs organiques et des souvenirs sociaux, le problème ne s'en poserait pas moins, ni dans d'autres termes. La psychologie individuelle n'étudie pas des éléments nouveaux, mais le mode de groupement des éléments déjà distingués par la psychologie spécifique ou physiologique et par la psychologie collective.

Plaçons-nous donc à ce point de vue. Blondel, pour désigner le troisième ordre de recherches psychologiques qu'il distingue, emploie deux expressions qui ne sont pas équivalentes : psychologie individuelle, et psychologie diffé­rentielle. La première est un peu équivoque. S'agit-il d'expliquer les démar­ches ou le comportement de chaque individu, en chaque lieu, à chaque moment, ou même d'un seul ou de quelques individus ? Mais, quand il s'agit de l'esprit humain, pas plus, et nous pouvons même dire : non moins que quand il s'agit des êtres organiques ou des objets matériels, on ne peut expli­quer scientifiquement l'individuel. Un incendie, une avalanche, la croissance d'une plante, la mort d'un animal, sont des événements uniques, non pas en leur genre, mais en tant que chacun d'eux se distingue de tous les autres du même genre, au même titre que les états complexes d'une conscience indivi­duelle, ou les actes par lesquels un être humain manifeste sa personnalité. C'est là un vieux débat qu'il est inutile de rouvrir : mais peut-être l'histoire, si l'on entend par là la description des faits et des êtres individuels, des événe­ments qui ne se répètent pas, commence-t-elle précisément là où la science des faits sociaux, en particulier, finit. Mais Blondel précise sa pensée, lorsqu'il énumère quelques-unes des études qui, dès maintenant, représentent la psy­chologie différentielle telle qu'il l'entend : pédagogie, orientation profession­nelle, éthologie, pathologie mentale. Or, dans chacune de ces recherches, il est bien certain que les cas individuels passent souvent au premier plan. Il s'agit alors, en présence d'un individu, de déterminer ses aptitudes intellectuelles ou professionnelles, ses dispositions morales ou son état mental. Mais ce sont là aussi autant de problèmes pratiques, qui supposent des distinctions ou classifications préalables. Le cas individuel, en d'autres termes, n'intervient qu'au moment de l'application, et aucune de ces disciplines ne ressemblerait à une science, si elle se bornait à accumuler des observations individuelles. On peut même aller plus loin, et se demander si ce sont des sciences, en effet, dans la mesure où elles se bornent à juxtaposer des données hétérogènes, empruntées à des sciences différentes. Nous ne connaissons guère, à la vérité, de lois proprement scientifiques qui ne mettent pas en rapport des termes homogènes, et croyons bien que de telles études ne dépassent pas le stade de la description. Au reste Blondel a montré avec beaucoup de force que l'effort des savants doit se concentrer d'abord sur la psychologie collective et sur la psychophysiologie. Mais peut-être l'une et l'autre de ces sciences sont-elles encore trop peu développées pour que nous posions dès maintenant des pro­blèmes plus complexes et peut-être insolubles.

Ces deux psychologies, spécifique ou organique, et collective, savons-nous bien, seulement, quelle limite sépare leurs domaines ? Blondel, qui fait une si large part au point de vue sociologique, ne laisse pas de témoigner d'un peu d'agacement et d'inquiétude, en présence de certains envahissements. Nous avons vu qu'il ouvre généreusement à la recherche sociologique toute une province de la psychologie générale, c'est-à-dire toute la vie affective, dont Auguste Comte la tenait écartée. En revanche il n'admet pas que l'étude des fonctions intellectuelles supérieures soit tout entière annexée par Durk­heim et ses disciples.

Ce n'est pas, hâtons-nous de l'observer, que l'explication durkheimienne de l'intelligence rencontre en lui un adversaire. Bien au contraire. Il a, d'une plume spirituelle, tracé deux amusants portraits de Tarde et de Durkheim. A lire ce qu'il dit du premier, et surtout du second : « la gravité quasi religieuse de son esprit garde partout quelque chose d'implacable. Dans ses écrits, il y a des enthousiasmes, des colères, des âpretés ; je ne me rappelle pas y avoir rencontré un sourire », on devine que la figure de Tarde l'attirait davantage. Mais il est certain que la théorie des concepts et des catégories élaborée par Durkheim l'a fortement impressionné, et que, ce qui l'a impressionné surtout, c'est qu'alors que « depuis que les hommes s'exercent à la réflexion, un problème [celui des catégories de l'intelligence] n'a rencontré que deux solu­tions, Durkheim en a découvert une troisième », qui n'est pas plus paradoxale que les autres, et dont le principe même semble à Blondel « aujourd'hui à peu près acquis », (p. 61). D'autre part, abordant l'œuvre de Tarde, il s'est plu, visiblement, à montrer que l'auteur des Lois del'imitation, qu'on oppose communément à Durkheim, si individualiste fût-il, s'est exprimé cependant à bien des reprises comme Durkheim lui-même. Il s'étonnait « qu'on ait cru pouvoir, par les seules ressources de la psychologie, sans faire appel aux phénomènes sociologiques », expliquer la formation des idées générales. « Il nous invite à admettre que les catégories, nées du langage, sont sociales au même titre que lui. » Il a même « été bien près de dire que les catégories et la science nous sont venues de la religion » Blondel ne songe pas du tout à jouer un mauvais tour posthume à Tarde, en signalant ce qu'on pourrait appeler ses contradictions. Bien au contraire, il lui fait honneur de ne pas avoir « fermé les yeux aux faits et à la réalité, alors même qu'ils ne s'accordaient pas avec sa doctrine » Il n'en tire pas moins de son témoignage un argument en faveur de l'explication durkheimienne.

Cependant Durkheim, aux yeux de Blondel, a eu le grand tort de prétendre « socialiser toute l'intelligence » La science, en particulier, d'après Durkheim, est sortie de la religion, et la religion est née de la société : la science nous est donc présente comme un fruit poussé sur l'arbre social. Si notre logique et notre science, ajoute-t-il, ont pu se dégager de la société, c'est que la société est dans la nature, que le règne social est un règne naturel, et que la nature est la même, ici et là. Pardon, objecte Blondel : si la société est dans la nature, toute la nature n'est pas dans la société. Les sociétés ne sont pas des micro­cosmes. Bien plus : les sociétés primitives ne se font pas d'elles-mêmes une idée objective et fidèle. Elles ne se connaissent pas bien, et l'on nous dit qu'elles ne connaissent le monde qu'en se le représentant à leur image. « Com­ment une représentation inexacte de la société pourrait-elle, en se généralisant à l'univers, aboutir, par le développement d'un contenu objectivement illu­soire, à nous donner du monde une connaissance précise, susceptible d'orien­ter efficacement notre action et d'avoir prise réellement sur les choses ? » On ne peut pas comprendre qu'on ait passé de la diligence au chemin de fer, de la religion totémique à la physique d'Einstein, s'il n'est pas survenu dans l'esprit humain une révolution essentielle.

Cette révolution, d'après Blondel, date du moment où les diverses tech­niques se constituèrent. Et voici le reproche capital qu'il fait à Durkheim. Pour démontrer que la science est sortie tout entière de la religion « Durkheim a sciemment et volontairement négligé toute une part de l'activité mentale des primitifs, part sans conteste capitale puisqu'elle est pour eux d'une nécessité vitale » On sait, par exemple, que les sociétés australiennes passent alternati­vement par deux phases différentes. Tantôt la population se disperse : chaque famille va de son côté, chassant, pêchant, etc. Tantôt elle se concentre, et se condense : c'est alors qu'on célèbre les principales cérémonies religieuses. Or, d'après Durkheim, c'est dans la seconde phase que l'activité spirituelle de la tribu ou du clan atteint son plus haut degré. C'est dans des périodes de ce genre que durent éclore au sein des groupes les premières notions que possé­dèrent les hommes sur la nature et sur eux-mêmes, notions dans lesquelles la science était en germe. « Il n'en est pas moins vrai, dit Blondel, que la période pratique et économique de la vie australienne existe à côté de celle consacrée au culte. Pourquoi faire à l'une tout l'honneur du développement de l'intelli­gence humaine, et ne pas se demander si l'autre n'y serait pas aussi pour quelque chose ? Car, enfin, cultiver, chasser, pêcher sont des actes qui mettent en contact avec le réel, qui peuvent éveiller la curiosité, et donner la possi­bilité de le connaître »

Blondel, je le crois bien, simplifie trop ici la pensée de Durkheim, et sim­plifie également les faits. Ainsi, il admet que les deux phases par lesquelles passent les sociétés australiennes répondent à deux genres d'activités nette-ment différenciées, l'une religieuse, l'autre pratique ou économique. Mais cette distinction, qui nous est familière, ne s'applique pas à ces sociétés. Tandis que le clan est concentré, et qu'on prépare les cérémonies religieuses, il s'y dépense une grande somme d'activité manuelle. Il faut, en effet, fabri­quer les objets du culte, les masques, les représentations symboliques du totem. Les indigènes y consacrent beaucoup de temps et de peine. Bien plus, les cérémonies qui ont pour objet d'assurer la reproduction de l'animal ou de la plante qui sert de totem sont aussi économiques, aux yeux des indigènes, que l'est pour nous l'acte de fumer un champ. Quand la population est disper­sée, d'autre part, ne nous imaginons pas que les membres des diverses familles deviennent brusquement de purs techniciens, et que, lorsqu'ils pêchent et chassent, ils emportent leurs arcs et leurs filets, mais laissent derrière eux leurs imaginations magiques ou religieuses. Bien au contraire. Nous savons qu'un indigène s'abstiendra de partir pour la chasse ou la pêche quand il aura eu certains rêves, qu'il évitera, par scrupule religieux, de poursuivre des bêtes de telle espèce, et que, s'il rapporte chez lui beaucoup de gibier ou de poisson, il croira qu'il y est parvenu non seulement grâce à son habileté, à la bonne fabrication de ses armes et de ses engins, mais encore et peut-être surtout parce qu'il a observé scrupuleusement un certain nombre de règles et d'inter-dits traditionnels qui n'ont, à nos yeux, aucune valeur. Ainsi, le domaine de la technique et le domaine de la religion ne sont pas séparés. existe une techni­que religieuse et magique qui met peut-être l'homme en contact avec des aspects et des propriétés bien plus multiples et variées de la nature que les opérations monotones et uniformes par lesquelles il assure sa subsistance matérielle. Mais, d'autre part, livré en apparence à lui-même, durant la période où la tribu se disperse, l'indigène n'est cependant pas seul, et n'est pas en contact rien qu'avec la nature physique. En d'autres termes, l'indigène ne sort jamais réellement de son groupe. jamais son esprit ne cesse de s'alimenter aux sources de la pensée collective, puisqu'il conserve toujours les mêmes croyan­ces, et garde en quelque sorte l'élan qu'il a reçu lorsque toute la tribu était rassemblée. « La vie des sociétés australiennes passe, alternativement, par deux phases différentes » Oui. Mais elle ne cesse à aucun moment d'être une vie sociale.

Il n'est pas évident, d'ailleurs, que, même hors de ces sociétés primitives où l'initiative individuelle a si peu de champ, les découvertes scientifiques essentielles aient été le fait de techniciens. Cultiver, chasser, pêcher, nous dit Blondel, sont des actes qui mettent en contact avec le réel. Mais quelles inventions scientifiques proprement dites doit-on aux paysans, aux pêcheurs et aux chasseurs ? Et pourtant, ils sont nombreux. Toutefois, si un naturaliste chassait ou pêchait, si un chimiste ou un physicien cultivaient, il est probable que leurs observations et leurs expériences enrichiraient notre connaissance de la nature. Pourquoi, si ce n'est parce qu'ils ne sont pas, en effet, de purs techniciens, et qu'ils ont été formés à la recherche scientifique au sein de la société ? Auguste Comte disait, déjà, que le théologisme, en créant la classe sacerdotale, rendit possible la science, et en posa, en quelque sorte, le fonde-ment. A partir de ce moment, en effet, un groupe d'hommes dont toute la société subissait l'impulsion se préoccupait d'enfermer, en un certain nombre de notions communicables, la somme des connaissances que les hommes pou­vaient acquérir de la nature et d'eux-mêmes. Une telle entreprise eût toujours dépassé les forces de quelque individu que ce fût. Auguste Comte ajoutait que, dès ses débuts, et sous sa forme fétichiste, le théologisme eut le mérite d'apporter une interprétation complète de la nature.

Interprétation fausse, sans doute, mais l'essentiel n'était-il pas de commen­cer ? Entre ce point de vue et celui où s'est placé Durkheim il y a, je crois, un accord profond. Ce ne sont pas les fontainiers de Florence, c'est Pascal qui a découvert que l'air était pesant. Ce n'est même pas un charron, mais c'est Pascal encore qui a inventé la brouette. y a-t-il vraiment lieu de s'en étonner ? « Il y a, dit Blondel, une forme d'intelligence, qui, appliquée tout entière à la matière, technicienne et fabricante, échappe à sa source à l'ingérence du mi-lieu social. » Il ajoute qu'elle est capitale, puisque « connaissance objective et scientifique semblent lui devoir, en partie au moins, leur origine » Mais il y a aussi toute une catégorie d'hommes qui, tournés vers la matière pendant la durée de leur travail, échappent également, tout ce temps, à l'influence spiri­tuelle du milieu social. Ce sont les ouvriers. La physique et la chimie se sont cependant constituées sans eux, en dehors de leur groupe, et, sauf quelques cas bien exceptionnels, ils n'ont guère contribué aux progrès de la technique elle-même.

Ce n'est pas qu'il n'y ait rien à retenir de cette dernière critique, et en par­ticulier de ces remarques sur l'origine de la science. Bien au contraire. On peut admettre que les sciences, et non pas seulement les sciences expérimentales, mais toutes les sciences n'ont progressé que parce qu'il s'est rencontré des savants qui, comme il le dit, en raison d'une organisation cérébrale particu­lière, et d'une disposition exceptionnelle de leur système sensori-moteur (p. 102), se trouvaient capables de fixer leur attention sur tel aspect encore inconnu, ou mal observé, de la nature matérielle. Mais il est bien évident, d'autre part, que de telles prédispositions organiques, réduites à elles-mêmes, n'auraient pas suffi pour qu'ils missent au jour n'importe quelle vérité scien­tifique nouvelle, Au cours de tant de siècles, et même de tant de millénaires, dans de grandes civilisations comme la Chine, au sein de populations relati­vement denses, il s'est rencontré certainement quelques hommes qui, par la structure de leur cerveau et leur organisation sensorielle, reproduisaient à peu de choses près le type réalisé par quelqu'un de nos grands savants. Il n'y a non plus aucune raison de croire que durant les quatorze ou quinze premiers siècles de l'ère chrétienne une sorte de fatalité physiologique ait pesé sur la race humaine, qui ait empêché que ne vinssent au monde des hommes prédis-posés, en vertu de leur constitution organique, à faire de grandes découvertes, dans le domaine des sciences physiques et chimiques. Mais l'organisme, ici, joue le rôle d'un instrument, et il se peut fort bien que, l'homme lui-même, qui se trouve posséder cet instrument, ainsi que les membres de son groupe, n'en remarquent et ne soient pas capables d'en deviner l'utilité. Il faut distinguer, dans le savant, à côté des prédispositions organiques, l'appareil mental proprement dit, qui lui permet d'en tirer parti : or cet appareil est monté tout entier par la société.

Le « petit d'homme » imaginé par Kipling est sans doute un homme en puissance. C'est ce qui explique qu'il jouisse d'un prestige particulier auprès des animaux de la jungle. Mais si l'hérédité n'a déposé en lui aucune des acquisitions de la société dont il est détaché, et s'il n'est pas destiné à y rentrer, toutes ses puissances ne passeront jamais à l'acte. Il n'est guère de savant qui, avant de rien découvrir de notable, ne se soit assimilé une bonne partie des connaissances scientifiques dès maintenant acquises sur l'ordre de faits qui l'intéresse. C'est donc la société qui, à l'occasion des contacts nouveaux qui s'établissent entre ses membres et la nature, étend, limite, corrige et remanie ses notions. D'où il résulte qu'on pourrait préciser en ce sens la pensée de Durkheim : il n'est pas étonnant que les notions inventées par la société prépa­rent la science des phénomènes naturels, puisque la société n'est pas seule-ment une partie de la nature, mais que, par tous ses membres, elle est en con-tact avec cette autre partie de la nature qui n'est pas elle. Blondel raisonnait correctement lorsqu'il soutenait que, de cette proposition: « La société est dans la nature », on ne peut tirer que cette autre : « une partie seulement de la nature est la société », et qu'on ne peut exclure celle-là : « une partie de la na­ture (celle qu'étudie principalement la science) est hors de la société » Disons plutôt : « aucun contact de l'individu (coupé de la société) avec la nature ne nous apporte une connaissance scientifique » Donc « aucune connaissance scientifique n'est possible hors de la société »

Dans la conclusion de son livre, Blondel remarque que la psychologie collective entre en rapports si étroits avec la sociologie qu'elle en vient pres­que à se confondre avec elle pour un nombre considérable de chercheurs (p. 198). Il est naturel cependant que les questions ne soient pas traitées de la même manière, ni les faits envisagés du même biais, suivant que les préoccupations et méthodes de travail ont orienté un auteur de préférence vers - la sociologie ou la psychologie individuelle. Blondel, étant psychologue, et traitant par exemple de la perception, prend solidement son point d'appui sur les données psychopathologiques. C'est là, pour lui, le matériel positif. Quant aux représentations et tendances collectives, il les saisit surtout dans le témoignage qu'en peut apporter l'individu, qui d'ailleurs les perçoit, les analyse et les exprime au moyen des cadres de la pensée sociale et du langage. C'est qu'il se préoccupe essentiellement de reconnaître leur action au sein de chacune des consciences, et de la décrire en vue de l'éliminer. Il veut faire place nette pour la psychophysiologie, qui étudie sans doute l'espèce, mais chez l'individu organique. Pour un sociologue, au contraire, le donné positif, c'est le groupe, le groupe envisagé comme une chose sensible qu'on peut toucher, percevoir, décrire et mesurer. Naturellement, derrière les choses elles-mêmes, ce que le sociologue s'efforce d'atteindre, ce .sont aussi les tendances collectives et le contenu de la pensée commune à tous les membres d'une société. Mais ce n'est pas aux individus qu'il s'adresse pour connaître ces états psychiques collectifs. Il les saisit hors des consciences individuelles, dans la forme et la structure des institutions et des coutumes, dans les régularités objectives que lui découvrent les statistiques. Il y a bien là deux méthodes en vue d'atteindre une même sorte de réalité, mais deux méthodes qui conver­gent. Blondel, qui a employé surtout la première, n'a pas manqué de complé­ter et confirmer l'observation psychologique par la description sociologique, par exemple quand il traite de la vie affective, et étudie les manifestations du deuil chez les peuples d'Extrême Orient et dans nos sociétés. Certes, à aucun moment - et nous nous garderions bien de le regretter - il n'oublie et ne nous laisse oublier qu'il est psychologue. Il n'a pas besoin des lunettes des sociolo­gues pour apercevoir les représentations collectives, et reconnaître la place qu'elles occupent dans notre vie mentale. Mais il n'est nullement étranger à nos préoccupations spéciales, et un sociologue a tout à gagner à le prendre pour guide, jusqu'à ce col où se rejoignent les deux massifs : psychologie et sociologie, où il s'est aventuré un des premiers, et d'où il nous découvre de telles perspectives. Quant aux lecteurs « tout court », ils liront avec un intérêt singulier ce livre plein de talent, riche de contenu, et vraiment original.

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De cotidianidades y utopias

Armando Campos S.

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