Propos du 12 juillet 1910
(Propos sur les pouvoirs, p. 213).
Si l'on s'en tient à l'étymologie, si l'on fait de la démocratie l'exercice du pouvoir par le peuple, on ne dit pas encore par là quel est le pouvoir exercé. S'agit-il de faire la loi ? Mais le peuple ne peut savoir tout ce qu'il est nécessaire de connaître pour faire correctement la loi. S'agit-il d'exécuter la loi ? On ne saurait trouver meilleur moyen d'instaurer l'anarchie. S'agit-il de désigner les représentants ? Pourtant si ce pouvoir ne consiste qu'à déposer un bulletin dans l'urne quand on y est appelé, cela ne garantit évidemment pas que l'exercice du pouvoir législatif et exécutif se fera pour le peuple. S'agit-il d'instaurer entre tous la plus parfaite égalité des droits en même temps que celle des charges ? Mais cela ne suffit pas à écarter l'hypothèse des charges maximales jointes aux droits minimaux. A mesure qu'il discute les différentes définitions imaginables de la démocratie Alain s’éloigne des courants politiques qui animaient et continuent d'animer la société française, et se rapproche de manière imprévue de deux philosophes qui se sont principalement exprimés sur le terrain politique, à savoir Rousseau d'un certain point de vue et surtout Machiavel. Car l'idée du contrôle et plus précisément de l'interpellation sur laquelle il s'arrête illustre fort bien la thèse d'une souveraineté populaire complètement séparée des pouvoirs et exerçant sur eux une constante pression, telle qu'on la trouve chez le genevois, et encore mieux celle d'un tribunat, troisième et indispensable organe de pouvoir après les Consuls et le Sénat dans la République telle que la conçoit le florentin.
On répète partout en France, aux États-Unis et dans quantité d'autres pays que nous vivons en démocratie, que notre pays est une démocratie, tandis que quelques autres se voient refuser ce même label. " Dans nos démocraties occidentales... " ressasse-t-on avec une satisfaction incantatoire, existe et fonctionne telle ou telle institution, par exemple un parlement élu au suffrage universel, ou une presse dont la liberté est garantie par la constitution. Par ces mots ces pays ou leurs représentants se décernent à eux-mêmes un brevet de haute civilisation politique, un brevet non seulement de supériorité mais d'achèvement, de perfection en matière d'institutions. C'est en fonction de cette certitude proclamée d'être les meilleurs que les gouvernements de ces pays, avec l'appui et la complicité de leurs peuples, prononcent magistralement la condamnation de tel autre gouvernement, isolent son peuple, interdisent par un blocus tout commerce avec lui, voire décident au nom de ces nobles idéaux politiques de lui faire la guerre, de lui expédier une monstrueuse armada et de l'écraser sous les bombes. On se dépêchera bien entendu de le soumettre à un gouvernement fantoche, préalablement proclamé opposition démocratique, et l'on sanctifiera l'invasion sous le nom de croisade pour la démocratie. Cette prétention serait simplement risible si elle ne signifiait mort, destruction et misère. La démocratie peut-elle être imposée de l'étranger ? Et réciproquement l'étranger qui impose son intervention peut-il être démocratique ? La vie politique internationale du XXIe siècle comme celle du précédent rend manifeste l'intérêt d'une réflexion sur la nature de la démocratie et son aboutissement dans une définition qui permette d'y voir clair.
Mais la tâche est délicate car il y a manifestement une grande difficulté à déterminer avec précision en quoi consiste l'exercice du pouvoir par le peuple. Si l'on conçoit aisément de quelle manière le pouvoir peut être exercé par un seul, si l'on conçoit encore mieux de quelle manière il peut être exercé par un petit nombre, les modalités selon lesquelles va pouvoir l'exercer le peuple tout entier quant à elles sont obscures. C'est pour échapper à ce problème qu'on peut être tenté de définir la démocratie non comme l'exercice du pouvoir par tous, mais comme son exercice au bénéfice de tous. Comme s'il était bien entendu que l'exercice du pouvoir en faveur du peuple et non de telle minorité ne pouvait être le fait que du peuple lui-même. Que signifie cependant que le pouvoir doit être au service de tous ? Il est au service d'une minorité dès lors que les droits des hommes et leurs charges sont inégaux. L'ancien régime en France a dérivé au cours des siècles vers une société caricaturale dans laquelle les droits étaient pour les uns et les charges pour les autres, une société où des parasites monstrueux pompaient tout le sang de la classe active. C'est bien entendu la raison pour laquelle la République issue de la Révolution a fait de l'égalité l'un de ses premiers mots d'ordre. Je ne discuterai pas de la question de l'égalité, qui mériterait pourtant d'être développée longuement. Car le mot qui en est dérivé, égalitarisme, exprime de manière transparente l'idée qu'il y a dans l'égalité quelque chose d'éminemment critiquable. Le débat sur ce point peut-être évité dans la mesure où Alain évoque à la fois celle des droits et celle des charges. Je tiendrai pour admis que l'égalité des droits n'a pas sens sans celle des charges. Je croirai même hors de doute que l'égalité n'est pas l'identité : de la même manière que des charges égales ne sont pas identiques, des droits égaux ne sont pas non plus identiques.
A supposer donc que l'égalité soit requise par la démocratie, elle n'est pas suffisante pour la définir. Car la très vive et très légitime critique qui est souvent adressée à l'égalité est qu'elle conduit à un nivellement par le bas ou qu'elle en implique le risque. Et l'on trouvera effectivement sans peine des pays dans lesquels le pouvoir ne reconnaît aux citoyens qu'une petite partie des droits qui sont très justement estimés indispensables ailleurs. Si à côté d'un droit à la santé, impliquant la gratuité des soins y compris les interventions chirurgicales les plus lourdes, à côté d'un droit à l'éducation, autorisant l'accès sans discrimination aux études supérieures les plus longues, n'existe pas une liberté de pensée permettant à chacun d'exprimer son point de vue, même au prix d'une sévère critique de l'action gouvernementale, et de le faire selon des modalités qui lui permettent d'être entendu de tous, on estime à juste titre n'être pas dans la démocratie. Alors même que les droits sont identiques pour tous, l'absence de droits, ou simplement la mutilation de l'un d'entre eux tenu pour essentiel, est un vice rédhibitoire. On ne saurait aucunement trouver la démocratie dans l'égalité des droits ramenés à leur degré zéro, ni même simplement ramenés à un degré inférieur à celui qu'on croit possible et qu'on revendique. Il n'y a de démocratie que dans et pour une croissance des droits. Elle est incompatible avec la régression économique et sociale que subissent les pays soumis à une domination impérialiste, parce que la corruption par voie de conséquence y est telle qu'elle substitue au moindre droit un privilège. Le sous-développement est une notion très relative : la démocratie était possible à Athènes au Ve siècle, elle ne l'est encore qu'en de rares pays au XXe.
Puisque l'égalité peut s'accompagner des lois les plus répressives, on peut être tenté de définir la démocratie par l'absence de loi, c'est-à-dire par l'absence de contraintes pesant sur l'activité de chacun pour l'empêcher de faire ce qu'il peut désirer. Il n'y a alors pas non plus de gouvernement, pas d'Etat, ni même de société. C'est l'anarchie au sens où aucun pouvoir n'existe pour dicter à personne ce qu'il ne désire pas. Si les hommes étaient des dieux ils pourraient vivre dans de semblables rapports, comme le conclut Rousseau de son examen de la démocratie (du Contrat social, III, 4). Et encore faudrait-il qu'ils ne soient pas semblables aux Olympiens, parmi lesquels règne la discorde, comme la lecture d'Homère permet de s'en convaincre. Ces dieux-là sont trop humains, ils subissent les passions : amour, jalousie, colère, haine, etc. Le malheureux Héphaïstos découvre dans son lit Aphrodite et Arès enlacés... Ce qui leur manque à tous trois c'est la sagesse. Pour les extraire des rapports passionnels où ils se sont mis, il faudrait un gouvernement, une autorité, un pouvoir que même Zeus n'a pas. Aussi voit-on que dans l'Olympe, derrière la joviale façade des banquets, règne l'anarchie, c'est-à-dire un désordre tel qu'il n'exclut aucune atteinte portée à autrui ( Od yssée, Chant VIII, 267-369). Les dieux entre eux n'échappent au meurtre que parce qu'ils sont immortels ! A travers le portrait qu'il fait d'eux le poète a bien jugé les hommes ; ils sont incapables de vivre sans lois, donc sans un pouvoir gouvernemental qui les contraigne à les appliquer. La définition que l'on pourra donner de la démocratie devra s'accommoder de cette nécessité.
Puisqu'elle ne saurait consister ni dans l'égal bénéfice du pouvoir, ni dans son absence, il faut bien en venir à la question de son exercice. Quelles sont les modalités de l'exercice du pouvoir par le peuple ? Toute la vie politique du XIXe siècle et de la première moitié du XXe a été agitée par la question du suffrage universel. Certains gouvernements l'ont octroyé, d'autres l'on refusé, les seconds n'étant pas forcément pires que les premiers. La première République par exemple ne le reconnaissait pas et imposait un cens ; à l'opposé le second Empire en faisait le ressort de ses plébiscites. Les luttes politiques ne purent abandonner cette question que lorsqu'on s'avisa qu'il était impossible que le suffrage universel exclût la moitié de la population. Cependant, universel ou pas, le droit de suffrage est encore loin de constituer le summum de la démocratie. Exprimer un choix entre des réponses, entre des programmes, entre des hommes, ne constitue pas encore un rôle politique actif. Car même dans le meilleur des cas, où l'électeur n'est pas invité au plébiscite, ni simplement à prendre un nom au lieu d'un autre, même s'il est invité à trancher entre deux orientations politiques, il n'y est encore qu'invité par le pouvoir. C'est-à-dire qu'il ne se prononce que quand on le lui demande et que réciproquement il n'a rien à dire tant qu'on ne le lui demande pas. Se rendre docilement aux urnes tous les cinq ans, et même tous les ans puisque alternent les élections des représentants à différents niveaux, est-ce en cela que consiste la citoyenneté ?
Les âmes bien-pensantes font tout un battage sur l'abstention. Dans certaines élections elle dépasse, et même de beaucoup, 30 % des inscrits. On a raison de dire qu'il est malsain de délaisser l'usage d'un droit qui n'a été acquis qu'au prix de durs combats politiques menés par les générations précédentes. Car il est vrai qu'il n'y a pas de démocratie s'il n'y a pas de consultation. Mais la démocratie ne s'achève pas avec la consultation. Napoléon III a été élu au moins " Prince-Président ", Hitler a été élu. L'origine élective du pouvoir, son origine populaire même, ne suffit pas à le rendre démocratique. Alain fait l'amusante fiction d'un Pape qui serait élu au suffrage universel. Comme on le sait, ce pontife est irresponsable, comme tout chef d'Etat : ce qui signifie qu'on n'a pas le droit de lui demander de répondre de ses actes, car sa fonction le place nécessairement au-dessus de toute accusation. Il n'y aurait en effet plus de président de la république, il n'y aurait plus même de présidence et par conséquent pas davantage République si le chef de l'Etat pouvait être traduit devant un tribunal, donc s'il pouvait être condamné par lui, par exemple pour détournement de fonds publics au bénéfice de ses amis politiques ou de sa campagne électorale. Tant qu'il détient ce mandat, l'existence de la République exige qu'on ne puisse l'accuser. Mais enfin au terme de son mandat il pourra lui être demandé de rendre des comptes : politiquement lui et ses amis pourront être désavoués par les électeurs, civilement il retrouvera sa responsabilité. Mais le Pape lui est comme Staline : il est infaillible. C'est-à-dire que ses actes sont inspirés d'en haut, puisqu'il est le Guide suprême, dont toutes les pensées sont fixées sur Dieu ou sur le bien public, expressions politiquement équivalentes. Dans ces conditions, malgré l'élection au suffrage universel, il n'y a pas de citoyenneté.
Si la démocratie n'est pas dans l'origine populaire du pouvoir, elle est dans son contrôle. La démocratie, c'est l'exercice du contrôle des gouvernés sur les gouvernants. Non pas une fois tous les cinq ans, ni tous les ans, mais tous les jours. Non pas celui qui laisse en place le politicien désavoué, mais celui qui le chasse. " Ce qui importe, ce n'est pas l'origine des pouvoirs, c'est le contrôle continu et efficace que les gouvernés exercent sur les gouvernants ". J'ajoute que pas plus que ça n'en est l'origine, ça n'en est l'exercice. Il ne revient pas au peuple d'exercer le pouvoir, ou du moins il ne lui revient pas d'exercer d'autre pouvoir que le contrôle des pouvoirs. Il ne lui revient pas d'exercer le pouvoir de faire la loi, ni celui d'exécuter la loi ; mais il lui revient de contrôler l'un et l'autre. La démocratie n'est donc pas opposable en tant qu'exercice du pouvoir par le peuple à l'oligarchie en tant qu'exercice du pouvoir par une minorité, ni à la monarchie en tant qu'exercice du pouvoir par un seul. En ce sens-là il n'y a pas et il ne peut pas y avoir de démocratie : il n'est possible au peuple en corps ni d'appliquer la loi, ni de l'édicter. Le premier de ces pouvoirs est par essence monarchique, le second par essence oligarchique. Mais il n'y a pas plus de monarchie ni d'oligarchie que de démocratie. Ce qui existe ce sont seulement différents équilibres entre pouvoir d'un seul, pouvoir d'un petit nombre et pouvoir du peuple. Les institutions réelles sont toujours plus ou moins monarchiques en même temps qu'elles sont toujours plus ou moins oligarchiques et plus ou moins démocratiques. Il y a des équilibres plus ou moins favorables au peuple. Ce qu'on couvre du nom de démocratie, tout en conservant une part de monarchie et une part d'oligarchie, réalise l'équilibre le plus possible favorable au peuple.
Qu'il faille de la monarchie dans les institutions politiques, c'est tellement évident que lorsqu'il n'y a pas de monarque, ou lorsqu'il est réduit à un rôle représentatif, il y a un premier ministre ou un président la République, qui préside le conseil des ministres. Même si les différents domaines d'intervention sont partagés entre différents responsables, les décisions que prennent ceux-ci doivent pourtant être harmonisées entre elles pour faire une politique. L'image de la navigation, pourvu qu'on se souvienne qu'elle n'est jamais paisible, peut-être reprise ici : on comprend qu'il faut un capitaine pour imposer une route, pour affronter les tempêtes, pour vaincre les ennemis et ramener le navire au port. L'auteur préfère cependant l'image de la bataille afin de faire mieux sentir la part qui revient au chef. Car s'il importe naturellement que chacun à son poste fasse ce que tous attendent de lui, il est clair qu'il faut aussi à chaque instant donner des ordres nouveaux tenant compte de l'évolution de la situation et en particulier du mouvement des ennemis. Cela ne peut se faire dans la palabre permanente ; il faut que la décision suive immédiatement le coup d'œil. C'est pourquoi chez les Romains, observe Machiavel (Discours, Livre Ier, chapitre 2), " on avait bien moins banni l’autorité royale de Rome que le nom de roi ". En chassant les rois qui les tyrannisaient, ils n'ont pas tant supprimé la fonction monarchique que substitué aux monarques héréditaires irresponsables des monarques, ou plus exactement dyarques puisqu'ils étaient deux, soumis à un contrôle régulier et fréquent, puisqu'ils n'étaient élus que pour un an. Si le partage de l'exécutif entre les deux Consuls présentait encore le risque d'un désaccord, les Romains le surmontaient en cas d'urgence en instituant pour six mois une dictature.
Quant au pouvoir de faire des lois, il exige une compétence, un savoir. Tout le monde n'a pas les compétences nécessaires pour faire une bonne loi. L'impôt sur la fortune par exemple est une mauvaise loi. Je ne veux nullement dire que l'intention qui le guide soit mauvaise, que ses promoteurs étaient animés par des intentions détestables. Mais tout le monde observe que faute d'avoir été discuté par des spécialistes, il aboutit à des résultats qui ne sont pas ce qu'on en espérait, voire qui sont contraires à ce qu'on en espérait. En tant qu'impôt il a un rendement négligeable, parce que la fortune surtaxée cherche ailleurs des conditions plus favorables. Mais en tant qu'agent économique il est bien pire : il n'est pas seulement nul, il joue un rôle complètement négatif en provoquant l'expatriation du capital et en plaçant le pays en situation coloniale. Il ne suffit donc pas de dire que les riches doivent payer, d'énoncer dans la loi l'obligation qui leur est faite de payer des contributions proportionnelles à leur richesse, pour établir la justice sociale. Dans la pauvreté nationale il n'y a pas plus de justice sociale que de démocratie. Promulguer une loi n'est donc pas seulement une affaire de volonté politique, c'est aussi une affaire de savoir. Il y a un savoir sur la question du rendement de l'impôt, comme il y a un savoir sur la question de contagions (celle du sida par exemple), comme aussi sur la question des assurances (après des catastrophes exceptionnelles par exemple). Le législateur ne peut donc pas être constitué de gens sans savoir, ni de gens dont le savoir serait limité à certains domaines. C'est pourquoi le pouvoir législatif est nécessairement oligarchique. L'argument du savoir est à vrai dire étranger à la pensée de Machiavel comme à celle de Rousseau, mais il est compatible avec celle du premier tandis qu'il ne l'est pas avec celle du second.
S'il faut un président monarchique et une assemblée oligarchique que reste-t-il à la démocratie ? Comment un équilibre entre les institutions peut-il être favorable au peuple si ni le pouvoir exécutif ni le pouvoir législatif ne sont démocratiques ? Il y a un troisième pouvoir, qui n'est autre que le pouvoir de surveiller les pouvoirs, et qui peut s'exercer alors même qu'il n'est pas prévu par la constitution. Le troisième pouvoir n'est en effet assurément pas le pouvoir judiciaire, dont Montesquieu déclare lui-même qu'il est comme " invisible et nul " (l'Esprit des lois, Livre XI, chapitre 6). Est-ce le pouvoir de la presse ? Mais il y a plusieurs sortes de presses ; ou plutôt il n'y en a qu'une, car celle qui passe pour être la plus libre lorsque ses amis sont dans l'opposition devient soudain très docile lorsqu'ils arrivent au gouvernement. En fait la presse est trop souvent partisane et ne joue qu’épisodiquement un rôle qui la dépasse de beaucoup et que les citoyens seraient bien coupables de lui abandonner. Ils seraient d'ailleurs coupables aussi de ne pas défendre vigoureusement la liberté qu'a la presse de le jouer. Mais avec ou sans presse, et quelquefois contre elle, il appartient aux citoyens et à personne d'autre de faire vivre la démocratie en exerçant sur les pouvoirs législatif et exécutif une fonction de contrôle. Ce pouvoir s'exerce en critiquant, je veux dire en jugeant, et en disant ce qu'on pense, en le faisant entendre par tout moyen approprié. C'est un pouvoir que les citoyens ont à prendre seuls, sans qu'on les y invite, sans même qu'on le leur reconnaisse. Personne n'est fait citoyen par le roi, personne n'est fait citoyen par les spécialistes ; il n'y a de citoyen que celui qui se fait tel lui-même malgré les rois et les spécialistes.
C'est ce que savait très bien faire le peuple romain, comme le rapporte Tite-Live dans son histoire ab Urbe condita. Tandis que le Sénat était l'organe exclusif des grandes familles patriciennes et défendait prioritairement l'intérêt de celles-ci, autrement dit de l'oligarchie foncière, et que la plèbe n'avait pas de participation au pouvoir législatif, tandis que les Consuls étaient choisis parmi les mêmes familles patriciennes et que la plèbe n'avait pas de participation au pouvoir exécutif, elle a cependant su se faire entendre. Elle a usé quand il le fallait de ces moyens, que nous appellerions aujourd'hui manifestations et grèves, jusqu'à obtenir satisfaction. Il lui est arrivé de refuser le paiement de l'impôt et l'enrôlement dans l'armée. L'historien rapporte même qu'en 494 la plèbe sortit en masse de la ville et se tint plusieurs jours sur le mont Sacré à trois milles à l'extérieur des murs, jusqu'à obtenir l'institution des Tribuns, qui devaient la représenter en exerçant un pouvoir d'accusation redoutable aux ennemis de la liberté. Mais c'est Machiavel et non l’historien qui tire les leçons politiques de ces événements remarquables, en déclarant tout crûment que les désordres auxquels se porte quelquefois le peuple romain et qui sont blâmés par les historiens au premier rang desquels se tient Tite-Live, qui en font un tableau épouvantable, étaient inspirés par le souci de la liberté et avaient pour principal effet de la sauvegarder et de l'accroître. Contrairement à beaucoup d'autres, l'auteur des Discours (Livre premier, chapitre 4) non seulement ne redoute pas les mouvements populaires mais voit en eux le ressort de la liberté. La République romaine a été démocratique dans l'exacte mesure où à un exécutif monarchique et à un législatif oligarchique elle a ajouté un contrôle populaire. S'exerçant d'abord sous une forme insurrectionnelle, il s'est ensuite institutionnalisé.
De la même façon Alain considère que le pouvoir qu'il appelle Contrôleur, après s'être longtemps exercé par révolution et barricades, s'exerce aujourd'hui par l'interpellation. Dans la bouche des citoyens qui manifestent, ou sous la plume du journaliste qui rédige son quotidien Propos d'un Normand, c'est l'expression vigoureuse d'une critique, qui reproche à ceux qui se prennent pour des rois et à ceux qui se prennent pour des spécialistes incontestables de ne pas conduire les affaires du pays dans l'intérêt général. Contre les abus monarchiques de l'exécutif et contre les abus oligarchiques du législatif c'est un travail sans repos de la part des gouvernés pour conserver et étendre leur libertés. C'est une pratique à la fois facile et difficile : elle est facile parce qu'il n'y faut qu'un peu de courage, et difficile parce que le courage est ce qui manque le plus. Les citoyens ne s'y livrent qu'à regret, trop rarement et souvent trop tard. Mais il n'est personne d'autre qu'eux-mêmes à qui ils puissent légitimement reprocher la perte de leurs libertés. La démocratie n'est donc pas une forme de gouvernement, c'est une pratique tribunitienne, qui rétablit un juste équilibre dans la société entre les gouvernants et des gouvernés. Telle qu’Alain la définit, c’est la République machiavélienne