N°1 / numéro 1 - Janvier 2002

La norme d’internalité, un concept de psychologie sociale libérale ?

Odile Camus

Résumé

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Introduction

Dans les explications que tout un chacun construit des événements et des conduites, est généralement surestimé le poids des causes internes (i.e. liées aux caractéristiques, notamment psychologiques, des acteurs), tandis qu’est occulté le rôle des déterminismes externes (et tout particulièrement sociaux). Cette surestimation est socialement valorisée, comme l’ont initialement exposé Jellison et Green (1981) en introduisant le concept de norme d’internalité. Depuis, de très nombreux travaux expérimentaux ont confirmé l’importance de cette norme (voir Dubois 1987, 1994), dans différents domaines de la pratique sociale (en particulier : éducation, travail social, recrutement, et globalement dans les pratiques évaluatives). Ces travaux intéressent la psychologie politique en ce qu’ils éclairent les mécanismes par lesquels, dans les sociétés libérales, l’exercice du pouvoir génère les conditions idéologiques de sa pérennisation – la norme d’internalité « trouve son champ de pertinence sociale dans la production d’un système de pouvoir libéral » (Dubois 1994 : 193). L’internalité en effet procède de la naturalisation des valeurs dominantes. Elle permet de légitimer, en invoquant les qualités personnelles – le « mérite » -, la position de chacun dans la hiérarchie sociale, tout en masquant l’arbitraire social.

Or, la norme d’internalité fait depuis peu l’objet d’un examen critique. Gangloff a ainsi mis en évidence, expérimentalement, que la norme ne portait pas tant sur l’interna lité que sur l’allégeance : les explications, pour susciter la valorisation, peuvent être internes ou externes, pour peu qu’elles « tais(ent) l’influence de l’environnement social », c’est-à-dire qu’elles « préserv(ent) l’ordre établi » (Gangloff 1999 : 2). Il ne s’agira pas ici de développer les aspects méthodologiques de la critique, lesquels fondent l’analyse de Gangloff, mais plutôt d’examiner, d’un point de vue rationnel, les questions qu’une telle reconceptualisation soulève quant à la compréhension des phénomènes idéologiques. Car on pourrait s’étonner, vu l’importance du champ de recherche sur l’internalité, que l’hypothèse de l’allégeance n’ait pas émergé plus tôt – et que son écho reste encore aujourd’hui marginal. Cependant, avant d’affirmer comme le fait Gangloff (1997 : 105) que « l’erreur d’attribution, du fait de son systématisme, a été considérée comme non innocente. Nous pensons aujourd’hui que, du fait de son systématisme, la norme d’internalité doit également être considérée comme non innocente car masquant fort opportunément la norme d’allégeance », il conviendrait d’interroger les fondements épistémiques de la psychologie sociale de l’internalité, et, plus largement, de la psychologie sociale de la reproduction idéologique : dans quelle mesure ces fondements ne relèvent-ils pas eux-mêmes de la pensée libérale – ou, en d’autres termes, ne sont-ils pas de nature idéologique ?

Action individuelle et transformation sociale

Il n’est pas inutile dans un premier temps d’appréhender le changement conceptuel qu’opère la reformulation de la norme d’internalité en terme d’allégeance. La critique de Gangloff prend notamment appui sur la remise en cause de la dichotomie interne/externe. Certes, la diversité des causes rangées sous l’un ou l’autre label, le postulat d’une relation de dépendance inverse entre ces deux types de causalité, le recouvrement partiel avec d’autres oppositions (causes stables ou instables, intentionnelles ou non,…), avaient déjà fait l’objet de controverses, au point que cette dichotomie était apparue non pertinente à de nombreux auteurs. Mais ce rejet de la dichotomie n’a concerné que les travaux consacrés aux explications causales des comportements et des renforcements (voir par ex. Dubois 1994 : 36sq.), et il a été en revanche jugé pertinent de la maintenir dans l’étude de la valorisation sociale des explications. Or, dans cette dernière, les items d’internalité utilisés s’avèrent présenter une bien plus grande homogénéité que les items d’externalité ; en effet ils renvoient toujours « à des comportements socialement orthodoxes, de bon aloi » (Gangloff 1995 : 29) au point qu’il n’est pas possible de savoir si la valorisation des explications internes « tient à l’internalité ou au caractère positif des items qui la véhiculent » (Gangloff 1999 : 2). La construction d’items internes faisant « référence à des intentions, des traits ou des directions d’effort habituellement peu tolérés dans les cultures d’entreprise, c’est-à-dire reflétant par exemple un rejet des objectifs organisationnels, une philosophie de la lutte des classes, une valorisation de la tricherie comme moyen de parvenir à ses fins, etc » (1995 : 32), a permis à l’auteur de montrer que l’internalité n’est pas en soi valorisée. En fait, les items internes « classiques » ne mettent jamais en cause le fonctionnement social ; il s’agit d’une internalité allégeante (2000 : 132sq.), tandis que les nouveaux items introduits par Gangloff mettent en scène une internalité « rebelle », visant à « transformer l’ordre des choses » (ibid) ; par exemple : « Vous refusez de suivre le stage de familiarisation aux nouvelles technologies parce que vous ne voulez pas que ce soit un moyen pour vous faire encore plus exploiter » (ibid.158sq.).

Or, plus fondamentalement que la nature des conduites de l’interne « rebelle », ne serait-ce pas l’action de transformation de l’environnement social que celui-ci est susceptible de mettre en œuvre, qui le distinguerait de l’interne « classique » ? Il est clair en tout cas qu’il se présente comme conscient des déterminismes externes des conduites, vis-à-vis desquels il se veut influent – prétention normalement réservée aux détenteurs de pouvoir. Ce pourquoi il peut paraître discutable de qualifier d’ « interne » le dit rebelle. Il n’en reste pas moins que le concept d’allégeance met l’accent sur une dimension essentielle impliquée dans la valorisation des explications, et que les travaux sur la norme d’internalité oblitèrent : la dimension de l’action sur l’environnement social. Certes, l’internalité comme l’allégeance sont des normes d’explication, et non de comportement. Rien ne permet de supposer, par exemple, qu’une « conduite interne » fasse l’objet d’une valorisation effective. De même que rien ne permet de supposer que les individus à contrôle interne maîtrisent mieux leur environnement que les individus à contrôle externe (Dubois 1994 : 152sq.). D’ailleurs on voit mal comment le déni des déterminismes externes des conduites pourrait favoriser une telle maîtrise. Pour autant il semble bien (en dépit de la probable indépendance entre modalités d’explication des conduites et conduites effectives, indépendance qui de toutes façons n’a pas sa place dans la « psychologie quotidienne ») que si l’ « interne rebelle » est déprécié, ce soit en raison de ses actions potentielles sur les déterminismes sociaux, et cette modalité explicative ne trouve pas véritablement sa place dans la dichotomie interne/externe.

Cela dit dans les travaux de Gangloff, les items relatifs à l’ « interne rebelle », à quelques exceptions locales près, sont négativement connotés, en ce qu’ils révèlent le rejet de valeurs a priori indépendantes de l’allégeance. Ces travaux permettent néanmoins de donner corps à l’hypothèse suivant laquelle, en matière de norme d’explication, s’il est valorisé de préserver l’environnement social de tout questionnement, il l’est a fortiori de le préserver de toute transformation. Celle-ci en effet procèderait d’un contrôle social dont l’exercice est incompatible avec la « soumission librement consentie », moteur de la reproduction idéologique en système libéral (Beauvois et Joule op.cit.). La mise à l’épreuve de cette hypothèse suppose un cadre théorique permettant la conceptualisation de l’action individuelle et du changement social, lequel relèverait d’un modèle constructiviste ou « génétique » tel que défendu par Moscovici : « le système social formel ou non formel et le milieu sont définis et produits par ceux qui y participent et leur font face » (1979, éd. 1996 : 13). La psychologie sociale de l’internalité quant à elle participe plutôt d’un modèle fonctionnaliste, pour lequel les systèmes sociaux et le milieu « sont considérés comme des données prédéterminées pour l’individu ou le groupe » (ibid : 12). Or, l’ordre cognitif libéral se caractérise précisément par l’impossibilité de concevoir la transformation d’un ordre social conçu comme ordre naturel, dégagé de l’histoire. Les résultats de l’activité humaine y procèdent de la nécessité, et les « lois de la nature » se sont déplacées de l’ordre physique, maintenant soumis à la maîtrise technologique, à l’ordre humain. Cet « objectivisme social » (Camus 2000) ne constitue-t-il pas le socle idéologique commun au libéralisme et à la psychologie sociale de l’internalité ?

Individualisme et autodétermination dans la pensée libérale

On objectera sans doute que caractériser le libéralisme en tant qu’objectivisme social conduit à occulter une autre de ses dimensions fondamentales : l’individualisme. Et le modèle individualiste, dont la base est « la conception unitaire de l’individu, par opposition aux conceptions « collectiviste » ou « communautaire » prédominantes dans certaines sociétés non occidentales » (Dubois 1994 :154), inscrit l’internalité dans un cadre idéologique cohérent. En effet l’individualisme se définit en particulier par la croyance en l’autodétermination (laquelle fonde les explications internes), au point que toute psychologie conférant quelque crédit au concept d’autonomie est potentiellement suspecte de compromission idéologique (voir par ex. Joule et Beauvois 1998 : 194). Il convient néanmoins de remarquer que l’individualisme est une valeur assumée du discours dominant (fût-ce pour regretter par exemple le « manque de solidarité » de nos sociétés). Et l’on ne saurait sérieusement prendre pour argent comptant le discours que l’idéologie dominante tient sur ses propres caractéristiques. Non que l’individualisme doive être tenu pour valeur négligeable ; mais ce qu’il recouvre, et en particulier la conception de l’autodétermination qu’il véhicule, demande à être précisé.

Pour ce faire, on peut prendre appui sur un certain discours psychologique, largement diffusé depuis quelques décennies, discours fondé sur les pseudo-vulgarisations d’une « psychologie » aux vertus thérapeutiques, et dont le leitmotiv se résume en un néologisme : « Je positive » - qu’une certaine enseigne de la grande distribution n’a pas par hasard pris pour slogan. L’ouvrage du Dr Murphy intitulé Exploitez la puissance de votre subconscient est un bon exemple de cette littérature pseudo-psychologique. Cet exemple semblera peut-être quelque peu caricatural, du fait probablement du recul temporel (1ère éd.1962), et en partie culturel (production nord-américaine) - à moins qu’il ne s’agisse d’un ouvrage produit intentionnellement à des fins de propagande libérale -, mais, comme toute caricature, il a le mérite de rendre saillants certains aspects du réel. Ainsi, l’internalité y est énoncée clairement : « Les faits extérieurs ne sont point une cause, ce ne sont que des effets. Suivez le seul principe créateur qui est en vous. Votre pensée est causale et une nouvelle cause produit un nouvel effet. Choisissez le bonheur » (p.159). La légitimation de la hiérarchie sociale y est tout aussi explicite : « Un homme qui réussit n’est pas égoïste (…). (Il) possède une grande compréhension psychologique et spirituelle » (p.123), tandis que « la pauvreté est une maladie mentale » (p.109), liée à la « condamnation de l’argent ». Bien entendu, c’est une internalité allégeante qui est prônée : « si vous pensez (…) que vous êtes mal payé, que vous n’êtes pas apprécié à votre juste valeur (…), vous êtes en train de mettre à l’œuvre une loi en vertu de laquelle le directeur (…) va vous dire : « nous sommes obligés de nous séparer de vous ». En fait, c’est vous qui vous renvoyez. Le directeur ne sera qu’un instrument à travers lequel votre propre état mental négatif sera confirmé » (p.111). Il apparaît clairement ici que l’autodétermination libérale se situe aux antipodes de l’autonomie (telle que Castoriadis notamment a pu la définir, soit « capacité d’une société ou d’un individu d’agir délibérément ou explicitement pour modifier sa loi, c’est-à-dire sa forme », 1997 :69) : l’individu y suit des « directives » de son subconscient, qui « viennent sous forme d’un sentiment, d’une certitude intérieure » (Murphy op.cit. :132) – et « croire c’est accepter quelque chose comme vrai » (ibid.151). En d’autres termes, l’autodétermination libérale repose sur la croyance et le désir, et non pas sur la raison et l’action ; et c’est en tant que sujet éprouvant que l’individu se met en cause dans l’explication de ce qui lui arrive, et certainement pas en tant que sujet agissant.

Plus globalement, l’individualisme permet de mettre l’accent sur ce que les gens sont, au détriment de ce qu’ils font, comme le souligne par exemple Touraine : les individus « se définissent de moins en moins par ce qu’ils font, et de plus en plus par ce qu’ils sont, par le sexe, l’âge, l’ethnie, la nationalité, la religion, etc. » (d’après Bellon et Robert 2001 :57) – et l’on remarquera davantage « les différences de langues ou de cultures plutôt que de situation sociale » (ibid.61sq) ; ou encore George, qui y voit une condition sine qua non de la pérennisation du capitalisme mondial : « Au lieu de se demander ce qu’ils peuvent faire, il faut que les gens se préoccupent avant tout de ce qu’ils sont », à défaut de quoi pourrait bien se construire une « citoyenneté mondiale » (2000 :153sq.) ; de même que, tandis que « la Révolution française a élaboré la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen », « on aimerait croire que la chanson universellement et perpétuellement entonnée sur les droits de l’homme n’est pas destinée à mettre le citoyen dans les oubliettes de l’histoire » (Bellon et Robert op.cit. :77). En d’autres termes, l’individualisme semble bien être à l’objectivisme social ce que la norme d’internalité est à la norme d’allégeance : un masque, au moyen duquel l’activité humaine se fond dans l’ordre naturel. D’où le « fatalisme béat » que Bellon et Robert (op.cit. :25) désignent comme « plaie la plus marquante de cette fin de siècle », fatalisme qui devient, dans le discours politique, « réalisme » - au nom duquel les décisions fondamentales relatives à la construction de la société ne font plus l’objet de débats, mais s’imposent comme procédant de la nécessité (voir notamment ibid.66sq.).

Idéologie et ordre naturel

Il est vrai que, pour les théoriciens de l’internalité, l’individualisme ne fait somme toute que jouer le rôle d’une simple caution idéologique, légitimant une norme dont la fonction est ailleurs. Car « les utilités sociales que réalise concrètement l’internalité sont celles qui garantissent un fonctionnement social dans lequel les gens font ce qu’ils doivent faire sans pour autant être dirigés par un pouvoir dictatorial ou totalitaire » (Dubois 1994 :33). Mais l’internalité n’est qu’une norme parmi d’autres susceptibles de servir la même finalité. Par exemple, il a été montré que dans certaines situations, la « norme de modestie », pour expliquer la réussite propre, conduisait à privilégier une causalité externe (voir Gosling 1999 :449sq.) ; ou encore, la « norme de compétence », de même que la « norme d’effort », peuvent faire privilégier des explications externes de l’échec (ibid.). On assiste ainsi à une multiplication des micro-théories locales, rendant compte de la variabilité de la « hiérarchie des normes » suivant les caractéristiques de la situation. Or, il semble bien que la norme d’allégeance subordonne ces autres normes d’explication. Cette plus grande généralité de l’allégeance tient probablement au fait que c’est la supposée fonction de l’internalité qui est ici érigée en norme. Cette généralité est en tout cas un atout certain pour appréhender un objet aussi complexe que l’idéologie dominante.

Mais la psychologie sociale fonctionnaliste, dans laquelle s’inscrivent les travaux sur l’internalité, est-elle une psychologie de l’idéologie ? Les phénomènes qu’elle prend pour objet sont essentiellement les conduites, et l’idéologie y est conçu comme le produit de ces conduites (Cf. la rationalisation, Beauvois et Joule op.cit.). En d’autres termes, celle-ci a toujours le statut d’objet déterminé. Par exemple, ce qui motive l’adhésion normative est le souci de valorisation sociale ; nul besoin d’y trouver un « moteur idéologique ». L’idéologie d’ailleurs n’est pas explicitement définie ; semble désigné par ce terme un ensemble de contenus cognitifs conscients (« évaluations quotidiennes que font les acteurs sociaux des objets essentiels de leur environnement », Beauvois et Joule op.cit.17), qui se manifestent notamment par des attitudes, lesquelles se construisent par la rationalisation de conduites socialement déterminées. La théorie de la rationalisation n’est en fait « qu’une théorie de l’accompagnement idéologique des conduites » (ibid. : 156). Le libéralisme n’y est pas conceptualisé – et finalement, il n’y est pas appréhendé en tant qu’idéologie mais en tant que modalité d’exercice du pouvoir.

En fait, il n’existe pas à strictement parler de psychologie sociale de l’idéologie (voir Deconchy 2000). Un tel champ d’étude pourrait constituer un domaine unificateur d’un certain nombre de problématiques psycho-sociales. D’ailleurs Moscovici, pointant la « dé-idéologisation » de la psychologie sociale, par laquelle science et idéologie sont devenus « deux domaines imperméables », estime que de ce fait, « les problèmes psycho-sociaux qui auraient pu être introduits ont perdu de leur ampleur, ce qui a entraîné un manque de renouvellement conceptuel » (propos rapportés par Emiliani et Palmonari, 2001 : 139). L’idéologie est définie par Deconchy comme « posture cognitive spécifique », distincte de la posture cognitive que constitue la « rationalité scientifique » en ce qu’elle ne vise pas l’exactitude ; l’étude scientifique de l’idéologie doit l’intégrer d’emblée « à une des modalités naturelles du traitement cognitif des êtres et des choses » (op.cit.118), car elle « correspond à un certain type de savoir et de production de « savoir » (2001 : 149).

Concevoir le libéralisme comme idéologie, c’est alors s’intéresser à la grille de lecture du réel qu’il propose – au cadre de pensée qu’il constitue. Mais l’idéologie dominante a ceci de particulier qu’elle se définit aussi en tant que mode d’organisation sociale, incluant donc les pratiques qui le pérennisent et les modalités cognitives qui le légitiment. A la différence des idéologies minoritaires, sa reproduction est assurée par des vecteurs passifs, qui s’ignorent en tant que tels – a fortiori lorsque le débat idéologique disparaît de la scène publique. Sont ainsi créées les conditions d’une hégémonie par laquelle l’idéologie devient épistémo-idéologie (Cf. Camus 2000). Dans un tel contexte, toute posture cognitive distincte est tenue pour idéologique, tandis que le cadre de pensée épistémo-idéologique, adopté sans adhésion comme le seul possible, se nie en tant qu’idéologie. Bellon et Robert par exemple montrent comment la négation de l’idéologie et de l’histoire est « une manière de légitimer l’ordre établi » (op.cit.32) ; est idéologique, dans cette négation, « la négation du rapport dominants/dominés, et le refus de l’histoire comme manifestation du désir des hommes d’améliorer constamment leur sort » (ibid.18). On peut encore citer Halimi, dénonçant la « pensée unique » qui, « à l’instar des lois physiques, climatiques et biologiques, (…) se proclame vérité » (1999 : 46). La posture cognitive libérale procède du réalisme, dans la mesure où la société mondiale s’organise effectivement suivant l’option libérale. Et c’est au nom des faits que le libéralisme se prétend non idéologique. Faut-il s’étonner que, dans ce contexte, la science tende davantage à devenir constat de faits plutôt qu’œuvre de pensée – s’interdisant du même coup l’accès à une explication cohérente des phénomènes complexes ?

Conclusion

La psychologie sociale fonctionnaliste fournit certes des éléments essentiels pour appréhender comment l’ordre social se constitue dans la pensée commune en tant qu’ordre naturel. Mais dans la mesure où, dans ce cadre déterministe, les mécanismes décrits sont posés comme procédant de la nécessité, ne contribue-t-elle pas à construire elle-même cet ordre comme naturel ? La non conceptualisation de l’activité humaine, la seule considération, dans l’ordre des déterminants, du social existant, ne permettent pas en tout cas de saisir la genèse de l’ordre social – son histoire. Et on ne saurait admettre a priori – sauf à s’inscrire dans l’idéologie libérale elle-même – que l’organisation sociale libérale procède de la nécessité.

C’est finalement la possibilité d’une approche « naturaliste » de l’idéologie qui est ici remise en cause. Ou, pour reprendre les termes de Emiliani et Palmonari rendant compte de la position de Moscovici : « Ne pourrions-nous pas reconnaître que l’homme en tant qu’ « être naturel » et biologique est la conséquence inévitable et « naturelle » d’un individualisme qui devient idéologie dominante à l’intérieur d’une culture (…), et difficilement reconnaissable par ceux qui la poursuivent ? » (op.cit.139). Certes, le travail cognitif de l’être humain pour ne pas être une donnée de nature procède lui-même de l’idéologie (Voir Deconchy 2001 : 152sq). Mais le « naturel » ne se limite pas à la nécessité ; l’histoire est aussi le produit de la contingence, espace de possibles, seul espace sans doute où la liberté humaine ne se réduit pas au sentiment ou à l’illusion. Et, à moins de postuler la gratuité des actes humains, rien n’impose aux sciences humaines et sociales d’exclure le contingent du champ des connaissances.

Champ ouvert initialement par Beauvois et Joule, 1981.

On a pu montrer par ailleurs, chez des candidats à un emploi en entretien de recrutement, une dissociation entre « se dire interne » (discours explicatif appuyé sur l’auto description, notamment personnologique), et « se montrer interne » par l’adoption de comportements langagiers spécifiques (énonciation élocutive, discours explicatif structuré par le modèle JE + verbe factif), le premier de ces deux discours procédant de l’allégeance, mais non le second (Camus 1997).

Par exemple : « Lorsque l’on se donne la peine de contester certaines décisions, on finit toujours par être apprécié » (1995).

Murphy J. (1962). The power of your subconscious mind, Prentice-Hall, Inc., Englewood Cliffs, N.J. Tr.fr. : 1982, Ed. Ariston, Genève.

Beauvois J.-L., Joule R.-V. (1981). Soumission et Idéologies (psychosociologie de la rationalisation), Paris, PUF.

Bellon A., Robert A.-C. (2001). Un totalitarisme tranquille (la démocratie confisquée). Editions Syllepse.

Camus O. (1997). Choix de mise en scène par le candidat selon le statut du recruteur. Psychologie du Travail et des Organisations, vol.3 n°3-4, 220-236.

Camus O. (2000). De la reproduction idéologique à l’autonomie (une perspective pragmatique). Communication au 1er Colloque de l’Association Française de Psychologie Politique, Amiens, 20-21 Nov. 2000. (Texte soumis).

Castoriadis C. (1997). La montée de l’insignifiance (les carrefours du labyrinthe IV). Paris : Seuil.

Deconchy J.-P. (2000). Les processus idéologiques. Dans N. Roussiau (Ed.), Psychologie sociale. Paris : In Press Editions. 113-120.

Deconchy J.-P. (2001). Miettes sur l’idéologie de la nature humaine. Dans F. Buschini et N. Kalampalikis (Eds), Penser la vie, le social, la nature. Mélanges en l’honneur de Serge Moscovici. Paris : Editions de la Maison des sciences de l’homme. 145-155.

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