Dans son précédent ouvrage destiné au grand public “ Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens ” (écrit en collaboration avec Robert-Vincent Joulé) Jean Léon Beauvois exposait comment, à défaut de posséder un pouvoir reconnu, on pouvait grâce à l’utilisation de certaines techniques, obliger autrui à réaliser des actes qu’il n’aurait pas eu envie de produire spontanément. Si ce livre était à voir comme le parfait manuel des procédures d’influences comportementales, l’ouvrage dont nous allons rendre compte, constitue un guide des effets de pouvoir et de la manipulation idéologique des esprits.
Ce livre, alerte et plein d’humour comme le précédent, s’inscrit dans le cadre d’une réflexion plus générale délibérément politique. Beauvois y décrit en effet le fonctionnement des sociétés démocratiques libérales, pour montrer ce qu’elles engendrent de soumission au quotidien et son analyse débouche sur une étude des phénomènes d’aliénation psychologique.
La thèse principale du livre est que la démocratie en tant que mode d’exercice du pouvoir et le libéralisme en tant qu’idéologie, se soutiennent l’une l’autre, et sont de formidables machines de l’immobilisme social, de l’autoreproduction des inégalités sociales. Si la critique de ce qui représente le paysage de notre modernité n’est pas nouvelle, que l’on pense aux analyses de l’école de Francfort ou aux travaux des structuralistes comme Foucault sur les modes de normalisation des individus, l’originalité du travail de Beauvois, est de rendre cette critique plus précise, grâce aux acquis d’une discipline qu’il connaît bien, la psychologie sociale expérimentale (celle-là même où s’illustrera un certain Stanley Milgram avec ses célèbres expériences sur la soumission à l’autorité).
La réflexion de Beauvois repose sur l’analyse des effets de deux processus psychologiques induits par les rapports d’asymétrie de pouvoir : la rationalisation d’une part, l’internalisation d’autre part, processus qui seraient exemplaires de la démocratie libérale.
En ce qui concerne le premier processus, la rationalisation, il se produit quand un individu a dû se soumettre à une source de pouvoir, et réaliser un comportement contraire à son attitude (par exemple c’est l’élève qui a décidé de sécher le cours de mathématiques, en a été empêché au dernier moment, et qui doit relever, à la demande expresse du directeur du lycée, les absences de ses camarades qui eux ont réussi à partir). Cette situation étant difficile à vivre comme on peut aisément l’imaginer, le sujet en règle générale va chercher à la rendre plus supportable. C’est là qu’intervient le processus de rationalisation proprement dit, celui-ci permettant de réduire la tension inhérente à la situation, en réduisant l’écart, la dissonance entre l’acte réalisé et l’attitude initiale du sujet. Concrètement, ce processus consiste à conférer après coup une valeur positive à l’acte, c’est-à-dire à modifier son attitude préalable pour la mettre plus en conformité avec son action (dans notre cas, notre élève en viendra par exemple à considérer qu’il n’est peut-être pas si idiot que ça de relever les absences, qu’il est peut-être utile d’astreindre les élèves à suivre les cours si on veut leur garantir un bon devenir scolaire). Cependant, certaines conditions doivent être réunies pour que ce phénomène se réalise. En particulier, il faut que le sujet ait été déclaré libre de réaliser ou non le comportement requis. Dans le cas contraire, on note que le sujet ne change pas d’attitude mais choisit plutôt de se dédouaner de l’acte, de le minimiser (notre élève par exemple trouvera cet acte de relever les absences toujours aussi négatif mais il avancera qu’il était obligé de le faire). La déclaration de liberté est donc essentielle pour déclencher ce processus. Cependant, et Beauvois insiste beaucoup sur ce point, cette déclaration de liberté renvoie plutôt à une illusion de choix et non pas à une liberté objective, car bien souvent, nous sommes dans des rapports de pouvoir qui rendent difficile de refuser ce qu’on nous demande de faire, soit-disant librement. Cela signifie, qu’au bout du compte, une déclaration de liberté a cet effet paradoxal de rendre une certaine soumission acceptable puisqu’elle permet d’engager le sujet dans la rationalisation, c’est-à-dire dans l’acceptation de la conduite extorquée.
Le second mécanisme étudié par Beauvois, l’internalisation, consiste à à faire passer dans la sphère personnelle, comme relevant de soi, un comportement résultant en fait de pressions externes (par exemple, c’est la nécessité de respecter les ordres qui devient le trait psychologique : l’obéissance). L’activité d’évaluation des personnes dans le cadre des organisations est exemplaire de ce processus. En effet, bien souvent dans l’évaluation professionnelle, ce qui y est jugé, ce n’est pas tant les comportements prescrits, que la personne qui s’est vue obligée, compte tenu du contexte, de les émettre. Par exemple, un comportement requis : faire des heures supplémentaires car l’entreprise l’exige, devient, dans le cadre de l’évaluation du personnel, une caractéristique psychologique censée appartenir en propre à celui qui les a réalisées : en l’occurrence, on décrétera qu’on a affaire à un individu travailleur. L’évaluation oriente ainsi souvent vers l’internalisation dans la mesure où elle se focalise sur les personnes. C’est en tout cas ce que mettent en évidence de nombreuses études. Ces études montrent de plus que cette internalisation mise en œuvre par l’évaluateur, est progressivement appropriée par l’évalué, c’est-à-dire que l’utilité sociale demandée (faire des heures supplémentaires) devient pour l’évalué une exigence personnelle exprimant sa nature psychologique personnelle (finalement, l’évalué pourra être conduit à se dire qu’il est un individu volontaire qui ne rechigne pas à la tâche).
L’inconvénient de ces deux mécanismes, qualifiés de socio-cognitifs (ils produisent une certaine connaissance psychologique pour celui qui les subis et ils résultent de rapports sociaux asymétriques), c’est qu’ils ont pour effets pervers d’immuniser l’environnement social de tout questionnement. Par la rationalisation, un acte exigé d’une source de pouvoir, et problématique pour le sujet car contraire à ses opinions, devient acceptable, le sujet lui attribuant après coup une valeur positive. Et par l’internalisation, la soumission à l’autorité, l’arbitraire social, se trouvent mis hors-jeu puisque l’acte devient assumée psychologiquement par l’individu lui-même. Ils favorisent donc l’immobilisme social. Dans ce cadre, il faut préciser que pour Beauvois, l’internalisation est un processus plus insidieux que la rationalisation, car si celle-ci se réfère à un comportement ponctuel, celle-là vise une dimension plus générale, l’univers mental de l’individu (la problématisation de soi en termes foucaldiens).
Pour Beauvois, et c’est le point central de son analyse, la démocratie en tant qu’exercice du pouvoir et le libéralisme en tant qu’idéologie font fonctionner à plein ces deux mécanismes. En ce qui concerne l’exercice du pouvoir, on peut dire que la pratique démocratique est le mode de décision privilégié et le plus acceptable dans notre société. Cette pratique repose par définition sur une part d’initiative laissée aux intéressés dans la prise de décision. C’est par exemple la fameuse participation des salariés dans les entreprises. Cependant, elle n’empêche pas que nous devions accepter dans le quotidien, sans en avoir trop le choix, nombre de prescriptions (par exemple, il n’est pas facile pour un subordonné d’aller à l’encontre des recommandations de sa hiérarchie). Il faut dire d’ailleurs que ces prescriptions sont d’autant plus délicates à refuser que la pratique démocratique en appelle souvent à notre sens des responsabilités. C’est par exemple le chef qui convie son subordonné en lui disant “ vous n’êtes pas obligé de faire des heures supplémentaires, mais je suis sûr qu’un homme sérieux, ce que vous êtes à n’en pas douter, se rendra compte qu’il en va du bon fonctionnement de l’entreprise ”. Ainsi, on peut dire que la pratique démocratique, en agitant notre sentiment de liberté (c’est à nous de choisir) alors même que la situation peut-être objectivement contrainte, en invoquant qui plus est notre responsabilité individuelle, réunit à merveille les conditions qui engagent dans la rationalisation des comportements prescrits.
Ces prescriptions sont légitimées et d’autant mieux acceptées dans nos sociétés démocratiques contemporaines, qu’elles reposent sur des idéologies très efficaces. Elles peuvent être légitimées d’abord par une idéologie que Beauvois qualifie de totalitaire, en ce sens que celle-ci en appelle à un objectif collectif, à des valeurs communes qu’une majorité de gens dans un cadre donné, est censée avoir envie de partager et qu’il est difficile de refuser : c’est par exemple, le projet d’entreprise ou encore la défense d’une caractéristique sociétale jugée importante comme la famille. Néanmoins cette idéologie de la “ communion sociale ” n’est pas toujours au goût d’une époque où l’on constate souvent une prééminence de l’individuel sur le collectif. C’est pourquoi on lui préfère une autre idéologie, libérale celle-là, et dont la caractéristique est d’en appeler à l’individu lui même, à son accomplissement personnel. A titre d’illustration, si on reste dans le champ de l’économie, c’est l’entreprise qui justifie le travail demandé à ses salariés en valorisant l’esprit de performance que tout un chacun est censé posséder et vouloir exprimer. Or, si à l’instar de l’idéologie totalitaire définie dans le sens de Beauvois, l’idéologie libérale légitime les impératifs mis en œuvre dans le cadre démocratique, elle est cependant plus redoutable. En effet, dans la mesure où elle consiste à s’appuyer sur une nature psychologique des gens qui se trouverait en phase avec les exigences normatives (par exemple, avancer qu’on fait des heures supplémentaires car on aime aller au bout de soi), elle renvoie explicitement à ce processus insidieux et général décrit précédemment : l’internalisation.
L’analyse de Beauvois est d’une grande rigueur mais assez pessimiste. Il doute en particulier que l’exercice de la citoyenneté soit à même de bousculer ces inerties propres au fonctionnement démocratique et à l’idéologie libérale. D’abord, parce qu’il remarque qu’un des attributs de cette citoyenneté, le droit de vote, censé permettre de critiquer un état social donné, s’arrête aux portes de ce qui fait le quotidien des individus (l’entreprise, l’école, la famille). Ensuite, car il considère que c’est dans ce quotidien fait de conduites de soumission à l’autorité, et où la rationalisation et l’internalisation sont à l’œuvre, “ que se construisent les connaissances qui formeront leur mémoire (aux individus), et même leur mémoire de citoyens qui fréquentent de temps à autre l’isoloir ”. Pour Beauvois, le pronostic d’une évolution favorable est d’autant plus réservé que la forme politique qui éviterait ces effets pervers, ne semble généralement pas au goût du jour. Ce mode politique qui constituerait un réel progrès, ce serait une certaine forme d’autogestion. Celle-ci, dans la définition qu’en donne Beauvois, se caractériserait notamment (pour en rester sur l’exemple du domaine professionnel) par une évaluation des individus aussi bien descendante (des subordonnés par la hiérarchie) qu’ascendante (de la hiérarchie par les subordonnés). Cela permettrait d’instituer une remise en question périodique des asymétries de pouvoir (de par l’évaluation ascendante) et donc limiterait les processus de rationalisation et d’internalisation, dans la mesure où ces derniers se déclenchent à partir de telles asymétries.
Le livre de Beauvois pourra paraître à certains un peu trop pessimiste, car celui-ci insiste principalement sur les pesanteurs et les aliénations des individus. D’aucuns pourront rétorquer (mais ne s’agit-il pas là d’un biais optimiste libéral) que le sujet peut néanmoins s’inscrire dans un jeu dynamique, devenir, selon l’expression consacrée, un acteur social. Même si ce type de critique peut être adressée à ce livre, il n’en reste pas moins que ce travail comporte le mérite de nous montrer de façon rigoureuse les incidences problématiques de certaines de nos représentations sociales dominantes.
Pour terminer, rappelons que ce livre a été publié en 1994, c’est-à-dire à une époque où certains esprits prédisaient une fin de l’histoire, une fin des idéologies, où l’homme serait enfin réconcilié avec lui-même, tant sur le plan politique qu’économique. L’entreprise salutaire à laquelle il nous conviait : nous interroger autrement sur les mécanismes à l’œuvre dans le fonctionnement démocratique et l’idéologie libérale reste d’une entière actualité. On peut en voir pour preuve que ses critiques peuvent être rapprochées de celles qui se sont depuis développées au travers des mouvements anti-mondialistes et de l’économie solidaire. Celles-ci envisageant d’ailleurs également la question de nouvelles pratiques auto-gestionnaires (voir par exemple le fonctionnement des villes de Porto-Allegre, de Recife où les réflexions politiques du sous-commandant Marcos). Dans ce sens, le livre de Beauvois fait partie de ces livres rares, à la fois précurseurs et toujours d’actualité.