Emile Jalley, dont on a déjà présenté un de ses ouvrages dans les C@hiers de Psychologie Politique (la crise de la psychologie à l’université en France, compte-rendu disponible dans le numéro 7), est professeur honoraire de psychologie clinique et d’épistémologie à l’Université de Paris Nord. Les personnes intéressées par la psychologie du développement le connaissent certainement déjà car il est l’auteur d’un livre, publié en 1981 aux Editions Sociale, qui était consacré à la manière dont Wallon appréhendait les œuvres de Freud et de Piaget (Wallon, lecteur de Freud et de Piaget). Il est cependant, à l’heure actuelle, surtout présent et connu par ses contributions incisives au débat sur les évolutions contemporaines de la psychologie à l’Université, évolutions sur lesquelles il jette un regard très critique. Rappelons pour situer rapidement l’impétrant, qu’Emile Jalley avec beaucoup de verve, un plaisir évident à démonter les idoles du moment, une liberté de ton non dénuée de parti-pris (clairement revendiqués), une lecture parfois très personnelle, considère que la psychologie française va mal. Si elle va mal, c’est parce, victime d’un complexe d’infériorité vis-à-vis des Etats-Unis, elle a fait de ce pays la référence indépassable, le modèle à imiter, ce qui l’amène à s’inscrire dans une démarche expérimentale-objectiviste où la production de faits, de données devient une fin en soi, n’est plus assise sur un arrière-fond épistémologique et philosophique, et où le mot d’ordre serait, en quelque sorte, du passé faisons table-rase. Pour Emile Jalley, cette production à courte-vue, tourne le dos à toute une tradition européenne qui s’interrogeait sur les données historiques et sociales de la conscience, de l’être au monde. Cette orientation, qu’il qualifie, dans ce sens, de scientiste aboutit, d’après lui, à la constitution de savoirs morcelés (quand ce ne sont pas tout simplement des artefacts expérimentaux) qui donnent matière à une production scientifique qui tourne à vide, décrochée de la réalité sociale et guère capable d’alimenter une réflexion sur l’homme et son milieu.
C’est dans ce contexte qu’il convient, pour partie, d’appréhender le présent livre. Emile Jalley nous propose en effet de revenir aux grands débats dans lesquels Wallon et Piaget se sont inscrits afin de remettre sur ses pieds la psychologie, et plus particulièrement la psychologie du développement. Il s’agit, autrement dit, de considérer ces figures tutélaires comme des éclaireurs du temps présent qui, en leur temps, ont fourni des éléments théoriques et proposé des modes d’approches pertinents pour répondre à des questions toujours vives. A titre d’exemple de questions, on citera (cf. pages 15 et 16) :
« - quels sont les rôles respectifs, dans la psychogenèse, de la prédétermination biologique et de l’environnement ?
- comment définir l’environnement, par la prévalence de l’objet social sur l’objet inanimé, ou l’expérience physique a-t-elle une certaine indépendance, et de quelle nature si c’est le cas, à l’égard de l’expérience sociale ?
- comment la formation du langage s’articule-t-elle avec celle de la pensée ?
- quelle est la véritable nature de la représentation ?
- le développement psychologique est-il un processus de caractère plutôt continu, ou comportant au contraire des paliers, des niveaux discontinus, des phases critiques, plus ou moins identifiables selon les types de fonctions incriminées, d’ordre affectif ou au contraire intellectuel ? »
Et cette dernière question, en forme de question-réponse qui, pour Emile Jalley, résume dans sa formulation la conception du développement qu’il défend : « la description des phénomènes de développement, impliquant la double référence à la préservation d’une certaine identité dans le cadre même de l’émergence du changement, peut-elle se passer d’une doctrine sur la nature de l’opérateur désigné par le terme de contradiction, et que la tradition philosophique a désigné par le mot « dialectique » ? » La réponse fournie dans l’ouvrage, on l’aura compris, est évidemment non, et c’est un des objectifs de l’ouvrage de clarifier et de donner toute sa pertinence à cette question.
Dans ce cadre, l’ouvrage d’Emile Jalley, après avoir présenté dans une première partie, les termes du débat entre Wallon et Piaget, s’interroge, dans une deuxième partie, sur le thème de la dialectique tel qu’il fut abordé par ces auteurs et sur la façon dont leurs œuvres donnent des clefs pour appréhender l’importante question sociale des pratiques pédagogiques. Enfin, dans une troisième partie, Emile Jalley revient au thème qui lui tient à cœur : la critique de la psychologie contemporaine. Selon lui, la psychologie contemporaine en refusant le débat relatif aux questions épistémologiques majeures posées par les grandes prédécesseurs européens que sont Wallon et Piaget (mais aussi Freud et les représentants de l’Ecole française de psychanalyse), tend, ainsi qu’on l’a évoqué plus haut, à devenir un conglomérat de connaissances disparates et, en dépit de ses promesses, ne conduit à aucune des applications importantes que requièrent les difficultés croissantes de la vie quotidienne.
Cet ouvrage peut être appréhendé d’un double point de vue. D’abord, comme un exposé particulièrement clair des conceptions walloniennes et piagétiennes, des tensions, des écarts et des points d’accord entre ces deux œuvres majeures, et dans ce sens, il convient vivement de le recommander, à l’instar du célèbre livre de Tran-Thong Stades et concepts de stade de développement de l’enfant dans la psychologie contemporaines (Vrin, 1971), à tout honnête étudiant en psychologie du développement - sur ce point, le lecteur pourra bénéficier d’un tableau synoptique très didactique en fin d’ouvrage qui confronte les différents stades des principaux auteurs classiques (de Wallon, Piaget et Freud bien sûr, mais aussi Vytgoski et, moins connus, de Bühler et Gesell) - Ensuite, cet ouvrage peut-être également appréhendé, c’est l’objectif principal d’Emile Jalley, comme un prolongement de sa critique de la psychologie contemporaine référé ou illustré par le champ plus particulier de la psychologie du développement. C’est à ce stade que l’on émettra quelques réserves ou interrogations. La psychologie contemporaine du développement telle qu’elle est évoquée dans ce livre et qui sert à justifier les critiques d’Emile Jalley concerne, il faut le dire, qu’un aspect de la psychologie du développement. Pour faire vite, celle qui s’est centrée surtout sur les nourrissons et où les références sont fréquemment (mais pas nécessairement toujours) résolument cognitivistes et pour une large part innéistes. C’est dans cette orientation que des approches parfois très scientistes sont à l’œuvre et où on peut s’interroger légitimement sur la validité écologique de certains résultats produits (le cadre expérimental y est parfois très artificiel). Néanmoins, il existe d’autres psychologies du développement dans lesquelles on se préoccupe de validité écologique, où on se préoccupe de ce qui fait sens à l’enfant, où on se préoccupe du rôle de l’autre dans la constitution de l’identité enfantine et dans l’acquisition de compétences tant affectives qu’intellectuelles. Je pense ici aux travaux sur le développement de la morale enfantine, sur le développement des conceptions du monde et de l’esprit chez l’enfant ou encore les travaux sur la construction de l’identité sexuée (le sentiment d’être une fille ou un garçon) ou sur la genèse et le développement des liens affectifs. En fait, un lecteur pressé pourrait croire que la psychologie du développement contemporaine évoquée dans ce livre et qui sert de repoussoir pour Emile Jalley est paradigmatique de l’ensemble de la psychologie du développement. Cette question est matière à un débat qui pourrait être intéressant. Disons que cette psychologie du développement est effectivement très présente, parfois pesante. Dans ce sens, il est vrai que la psychologie du développement a parfois tendance à citer les grandes figures tutélaires de la psychologie (par exemple, exercice obligé, en début de cours aux étudiants), pour mieux les oublier ensuite et à faire l’impasse sur la nécessité de questionnements généraux sur les conceptions enfantines a priori des chercheurs à partir desquelles telle ou telle théorie est élaborée ou telle interprétation de résultats effectuée. Dans ce sens également, et cela peut-être vu comme révélateur de l’optique contemporaine, pour nombre d’enseignants en psychologie du développement, Piaget est un auteur très fécond mais on considère qu’heureusement, les américains, avec leur rigueur expérimentale, sont ensuite passés par là ; pour nombre d’enseignants de développement aussi, Freud, avec tout le respect qu’on lui doit, n’est pas un psychologue du développement, mais un littérateur cultivé ; quant à Wallon, on lui reconnaît un style et une approche singulière de l’enfant mais on n’est bien embarrassé une fois cela dit, à titre indicatif encore pour nombre d’enseignants en développement, il est inutile voir néfaste, car ce serait remettre en cause la scientificité et l’universalité de la psychologie du développement, de s’attarder trop longuement sur les dynamiques enfantines inconscientes, sur les conditions historiques de possibilité du savoir psychologique. Dans ce cadre, ce qu’évoque Emile Jalley renvoie à une réalité tant scientifique que pédagogique. Néanmoins, il ne faut pas oublier qu’à l’intérieur du champ même de cette discipline des voix discordantes existent qui peuvent être soucieuses d’épistémologie et de considérations philosophiques.
En définitive, malgré certains partis- pris discutables sur ce qu’est la psychologie du développement, Emile Jalley nous oblige à nous interroger à nouveau frais sur une certaine tendance contemporaine à naturaliser (ou à biologiser dans une optique réductionniste) le savoir psychologique et à réifier les faits et nos catégories interprétatives. On saluera donc ce contempteur d’une modernité scientifique trop souvent aveugle aux leçons du passé, aux testaments laissés par les précurseurs de notre discipline. Dans ce sens, ce livre est à mettre à côté de l’ouvrage bien connu et déjà reconnu de Bradleydes regards sur l’enfance (Eshel, 1991).