N°10 / Europe et identité Janvier 2007

Faut-il repenser les SHS ?

Alexandre Dorna

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La version intégrale de ce texte, sous le titre « L’enjeu idéologique des SHS : le syndrome des micro-théories », est parue dans le n° 3 de la Revue Illusio, Caen. (Juin 2006)

Les sciences humaines et sociales (SHS) ont besoin – leur avenir en dépend – de clarifier leur statut scientifique et leur vocation initiale, afin de sauter par delà l’impasse épistémologique actuelle. Or, pour ce faire, deux conditions s’imposent : disposer d’un diagnostic approfondi de l’impasse épistémologique, puis réhabiliter le dialogue interdisciplinaire autour des notions abandonnées (honteusement) sous la pression de dogmes méthodologiques dominants : la compréhension, l’analogie, l’idéologie, le temps, la perception, la mémoire, la subjectivité, l’implication, les mentalités, et bien d’autres concepts-clefs. Il ne s’agit pas seulement d’en faire l’inventaire, mais de montrer l’articulation possible des unes et des autres. Bien évidemment, pour mieux préparer les dialogues interdisciplinaires, le retour à un substrat commun est indispensable. Reposer la question de l’objet commun des SHS implique de revenir à l’homme comme à une entité située et datée, et de réfléchir une nouvelle fois à l’homme transdisciplinaire d’Aristote : le « zoon politikon ». Cela introduit l’évidence de plusieurs manières de connaître et d’agir, voire la pluralité du bien commun. A savoir : les manières de montrer comment la « raison pratique » ne se fond pas dans la « raison pure », ni le réel dans le virtuel. C’est une manière de réarticuler l’universel et le particulier, le collectif et l’individuel, l’homme et la nature. Manière aussi de surmonter – même provisoirement – les limites de la vision doctrinale d’une psychologie individualiste sous sa forme idéologique la plus « réaliste » : l’utilitarisme libéral. Manière d’éviter, à la fois, les refoulés de l’histoire et les mécanismes de l’exclusion sous les oripeaux des grandes valeurs. Manière d’élargir le concept de rationalité, afin de donner une place aux autres formes logiques du raisonnable, le plausible et le vraisemblable. Manière de mettre au centre de la réflexion la présence salutaire du multiple. Manière de comprendre que la modernité n’est pas la négation de la tradition, d’autant que cette dernière nous permet de penser à notre insertion dans l’historicité et au discours et aux pratiques en tant que citoyens actifs ou passifs. Manière de s’inscrire dans les processus de construction caractéristiques des pratiques institutionnelles vivantes. Et, manière, finalement, d’intégrer la matrice de fabrication de la communauté humaine.

A ce propos, disons-le, ici, brièvement: la quête scientifique n’échappe pas à sa condition humaine et aux limites de son temps. Les SHS s’appauvrissent si l’individuel autonome (aujourd’hui notion dominante) ou si un seul point de vue, même scientifique, occupe toute la place en détriment des idées-forces qui ordonnent les interactions sociales et structurent les symboles : le politique. Le raisonnement politique permet ce que la science – par méthode – ne peut pas : l’appréhension de l’humain par la sympathie.

Là se place, sur un plan symbolique ou de reconnaissance, une autre notion, si controversée qu’il est devenu inutile de l’examiner, mais indispensable de ne pas l’ignorer : l’idéologie. L’idéologie, bête noire de la science et par ricochet des politiques scientistes. Néanmoins, c’est le niveau le plus général de compréhension de la réalité sociétale : l’expression des mundi imago qui n’ont pas un statut de vérité, mais de vraisemblance, dont les particules élémentaires sont les opinions et les attitudes collectives (pour ou contre) qui forment la doxa. Inutile de réduire l’idéologie aux niveaux inférieurs de compréhension. Inutile de vouloir la capturer avec la notion de « représentation sociale », encore moins de l’apprivoiser par l’intermédiaire de micro-théories « cognitives ». Dangereux, en fait, de l’évacuer avec un revers « méthodologique ». Car, ce que l’idéologie révèle ou occulte, mais surtout véhicule, ce sont les fondements éthiques et politiques émanant de sentiments (résidus) collectifs et de mythes fondateurs d’une société à un moment donné.

C’est avec un remarquable sens de l’appréhension queMonnerot (1948) utilise une belle formule (qui fait grincer les dents des prêtres scientistes) lorsqu’il écrit : « L’idéologie est une offre intellectuelle répondant à une demande affective ». C’est une forme discursive qui actualise les mythes et les préjugés sociaux de la tradition, afin de s'adapter aux réalités changeantes, mais, contrairement aux mythes qui s’insèrent dans le passé, les idéologies se déplacent dans le temps. Des idéologies peuvent ainsi s’opposer tout en gardant les mêmes sources. Aucun discours n’échappe complètement à l’influence de l’idéologie. La science non plus, car malgré ses remparts méthodologiques, ses racines plongent dans la même matrice culturelle que la religion et le politique. Pour y voir un peu plus clair, utilisons la grille proposée par Monnerot, dont les questions peuvent nous aider à faire un premier tri :

  • a) Quels sont les comportements que l’idéologie justifie dans un contexte concret ?

  • b) Quelles exigences affectives satisfait-elle ?

  • c) Que masque-t-elle à un moment donné ?

  • d) Comment les faits historiques se (re)trouvent-ils transférés?

  • e) Quel est le contexte social (classe, profession, situation) et le cadre psychologique (traits, comportements) à l'intérieur desquels l’idéologie se situe et s’exprime ?

Par ailleurs, pour saisir l’importance et surtout la place des idéologies dans les structures de recherche, et la pensée scientifique en elle-même, il est nécessaire de rappeler un truisme : les approches méthodologiques ne sont ni neutres ni inoffensives. Bien au contraire, à coup sûr, le choix de la méthode surdétermine les analyses des résultats et les modes de penser la réalité. Bref, la fonction théorique, autant que la perception de la pertinence « scientifique » des indices observés, et leur signification pour la connaissance.

La vieille querelle de la subjectivité en SHS et de l’objectivité dans la physique n’apporte plus des critères de démarcation suffisants. De fait, l’expérience (scientifique), comme le disait Galilée, « est une question posée à la nature » ; or, ce n’est pas la nature qui donne les réponses, mais les hommes qui posent les questions. D’où la confusion volontairement entretenue dans les manuels de méthodologie sur l’objectivité. Comment imaginer des réponses qui ne sont pas médiatisées par des hommes ? En revanche, les anciens ne parlaient pas d’objectivité, mais avaient contourné l’obstacle du risque de subjectivité avec des procédures capables de garantir l’impartialité des jugements. Ainsi, Homère pouvait, dans ses récits, rendre hommage aux Grecs et aux Troyens avec une étonnante impartialité. La subjectivité, pour les anciens, ne s’oppose pas à l’objectivité, l’inverse, en revanche, est moins sûr chez les modernes.

Récapitulons. Essayer une nouvelle articulation implique d’accepter non seulement de relancer un dialogue interrompu depuis fort longtemps, mais encore de rompre avec des protocoles méthodologiques imposés par la posture scientiste moderne. C’est une démarche difficile, mais nullement impossible, à condition de réarticuler des connaissances et des pratiques, dans une perspective transdisciplinaire. A savoir :

  • Eviter de poser des problèmes à partir de disciplines spécifiques ;

  • Considérer la réalité comme une unité ouverte et composite ;

  • Reconnaître que les théories ne sont que des métaphores conjecturales ;

  • Rappeler que le discours scientifique est un langage dans le langage, dont la simplification n’est pas qu’une convention opérationnelle ;

  • Inutile d’aller plus loin. La discussion sur de telles questions échappe aux objectifs immédiats de ce texte. Mais, c’est un fait que nous devons les incorporer dans un dialogue, autant que dans une action transversale. Car le sous-système idéologique, comme tous ceux qui forment le macro-système sociétal, ne fait que remettre en cause certains codes (bio-psycho-socio-culturel et politique) et les remplacer (éventuellement) par d’autres codes.

Ainsi, une piste pour dépasser l’impasse est de se tourner vers une approche de psychologie politique, encore en voie de reconstruction, afin de retrouver le goût du dialogue et la fermeté d’une quête de compréhension de l’histoire sociétale.

La psychologie politique : une hypothèse heuristique

Les sciences humaines et sociales (SHS), à l’heure actuelle, ressemblent métaphoriquement aux petits carreaux d’azulejos d’une grande fresque d’une civilisation ancienne en ruines disparue de notre mundi imago. Une recomposition des fragments de la mosaïque retrouvée est indispensable pour faire une relecture de nos propres fondements. Ainsi, à la manière des archéologues du savoir, les psychologues et d’autres membres de la famille des SHS devraient se rappeler que la tâche de compréhension se fait patiemment et en utilisant tous les outils et tous les savoirs mis à notre disposition. Il y a quelque chose de ludique à imaginer que des trésors des connaissances humaines se trouvent enfouis dans les sables ou les décombres des anciennes cultures. Ou plus prosaïque : oubliés dans les dépôts des bibliothèques universitaires. A priori l’œuvre de l’humanité est la condition première. Mais il serait vain de croire que de telles découvertes nous permettraient de répondre aux questions qui nous taraudent aujourd’hui. Et qu’il n’y a qu’à dénicher les connaissances du passé. Car, hélas, l'historicité de l'existence humaine limite les possibilités d’appliquer à l’identique les formules anciennes aux réalités actuelles. Pourtant, la connaissance du passé peut nous apprendre des choses fort utiles : l'étendue des principes, les problèmes et la manière dont ils ont été appréhendés. Et la patience. La reconquête des principes élaborés autrefois passe par un travail de reformulation heuristique, dont le point de départ doit rester toujours la situation concrète, et la compréhension de l'époque présente, autant que l’incorporation pragmatique de nos savoirs empiriques actuels.

Ainsi formulée, la tâche apparaît redoutable, même désespérée, compte tenu de l'énorme accumulation de matériaux. Pourtant, la situation est moins dramatique qu’elle ne paraît. Certains penseurs des SHS ont accompli un travail préparatoire impressionnant ces dernières décennies. La vitesse avec laquelle les questions se succèdent ne peut qu’accélérer le processus de questionnement, de critique et de redécouverte, et enfin accoucher de nouvelles propositions.

Voilà pourquoi nous proposons une esquisse heuristique.

La fragmentation et le besoin d’articulation.

Le moment est venu, enfin, de proposer une perspective heuristique d’articulation, afin de procéder à une défragmentation des SHS, trop atomisées par l’action polluante des micro-théories et la multiplication récurrente des expériences de laboratoire. C’est la volonté de rendre possible, même en l’absence d’une cohérence parfaite, un dialogue interdisciplinaire afin de nous réhabituer à penser ensemble. L’articulation est étymologiquement un mot qui fait appel à l’anatomie humaine : c’est l’union des parties molles et dures, mobiles et rigides. Une autre assertion fait de l’articulation un élément fondamental du langage : l’action de prononcer les divers sons à l’aide des mouvements de la langue et des lèvres. Bref, rendre les oppositions compatibles et ainsi combler les espaces vides théoriquement. L’acte d’articuler implique de trouver les moyens d’un accord et d’unir des choses contingentes pour leur donner un sens nouveau, généralement sous la forme d’un oxymore précaire mais rhétoriqueur puissant. C’est aussi un effort pour échapper aux réductionnismes et aux essentialismes.

Laclau et Mouffle (1987) font de la pratique discursive le levier du processus d’articulation. L’articulation est une forme de connexion capable de produire une unité entre éléments potentiellement antagonistes. Cette connexion se passe au niveau discursif sans qu’elle soit ni nécessaire ni surdéterminée pour toujours. C’est pourquoi, dans le discours, l’articulation peut interconnecter les éléments spécifiques de diverses manières sans se réclamer d’une pertinence réciproque.

La réflexion de Laclau (2002) sur l’hégémonie est aussi une excellente manière d’illustrer la question de l’articulation. Selon ce sociologue, le problème de la domination d’une classe sociale sur une autre n’est pas le simple fait de l’économie ou du pouvoir politique, mais plutôt de l’imposition d’une vision particulière du monde à partir de sa capacité à articuler les diverses perspectives (point de fuite) de telle sorte que les antagonismes entre les forces sociales s’amoindrissent au maximum. Cette articulation de parties psychosociologiques différentes se trouve dans leur adhésion aux références discursives communes. Il va de soi que l’articulation discursive n’est certainement ni monolithique ni rigide, mais composée de « ligaments » et de « points de fixation » nombreux, dont l’élasticité et la souplesse sont la garantie d’une forte cohésion sociale.

Enfin, l’utilisation de l’articulation comme outil épistémologique et méthodologique facilite la rupture avec les vieux dualismes : nature-culture: texte-contexte; forme-contenu; humain et non humain, subjectif et objectif.

Proposition d’un schéma heuristique : la psychologie politique

Si l’hypothèse de départ est celle des processus globaux et cumulatifs qui surdéterminent les relations de l’intersubjectivité avec les constructions sociétales objectives, alors notre démarche fait appel à une vision d'ensemble et à une analyse transversale critique, afin d’articuler des connaissances issues du champ des SHS : l’histoire, la sociologie, la psychologie sociale, etc. Ainsi, l’idée d’une matrice originaire commune facilite la compréhension du devenir, explicite les mondes perçus et sert l’appréhension des composants dispersés. Une heuristique doit permettre d’observer les phénomènes en mouvement, et les interactions humaines dans un contexte historique (avec ses continuités et ses ruptures), sans faire de la rationalité un système (fermé), ni postuler une théorie unique de la connaissance. Il s'agit de renverser ou plutôt de rééquilibrer la tendance des micro-théories-expérimentales à « gonfler » leur potentiel explicatif. Pour ce faire, il est indispensable de réconcilier à la fois la raison et l'émotion, la subjectivité et l'objectivité, les approches qualitatives et quantitatives.

Notre proposition (Dorna 2004, 2006) de réhabiliter la vieille psychologie politique est une manière de prendre en compte l’ensemble d’approches des SHS, lorsqu'elles se penchent sur la recherche d'explications de la réalité construite par les hommes. A savoir : la culture, l'histoire et le temps. Les éléments que nous appelons « antécédents » sont le levier de la situation hic et nunc, autant que les variables dites d'expectatives (conséquences perçues par les individus), permettent d'envisager le cadre dans lequel se situe le processus psychologique des changements politiques et les conséquences désirées ou possibles.

En réalité, notre démarche fait appel à la coopération transversale des connaissances, au lieu de chercher le paradigme perdu ou le retour à la matrice originale. Voilà la question d'une heuristique psycho politique : simplement observer les phénomènes en mouvement et l'interaction des comportements humains dans un devenir historique (avec continuité et ruptures), dont les conséquences peuvent être perçues, sans faire de la rationalité un système fermé, ni postuler une connaissance unique et indépassable, en dehors de l'expérience à la fois objective et subjective.

Les éléments que nous appelons « antécédents » sont les leviers de la situation hic et nunc, autant que les composants de la perception située et datée, qui sont aussi surdéterminés par les expectatives (mondes et issues possibles) perçues par les individus. Par ailleurs, si envisager un cadre global est indispensable pour apprendre les significations profondes des processus psychologiques du changement des mentalités, cela est également valable pour les processus politiques. Certes, il reste à s’arrêter sur les clés structurelles, notamment les éléments dynamiques des organisations sociales où se cristallisent les processus préalablement décrits. C’est la cohésion des structures et ses équivalences mentales qui provoquent la synergie politique, laquelle peut s’évaluer (plus ou moins) en termes de stabilité et de crise.

La culture reste donc la variable générale structurante de la psychologie politique, car celle-ci se situe en amont, en tant qu’unité de sens pour les groupes sociaux. C’est la base commune, celle qui fixe les formes de la tradition. Entendons, par-là, un patrimoine conçu comme un héritage à transmettre. Une identité symbolique. Et si la culture caractérise le destin commun d'un groupe, voire d’un peuple et d’une nation, c’est le processus de civilisation qui fait de même pour l’idée et l’œuvre de l'humanité. D'où la présence de « patterns » culturels et de rythmes de changement avec leurs particularismes, leurs logiques et leurs tropismes.

Ainsi, le regard macro-situationnel, éclairé par le fond culturel et historique, nous aide à reconnaître les mécanismes des apprentissages collectifs de la condition humaine in situ. C’est un procédé de lecture et de déchiffrage des événements historiques et sociologiques, mais également des états-vécus. L’analyse des catégories et des concepts généraux forme des grilles qui permettent d’encadrer les événements enregistrés par l’histoire et ceux qui se déroulent devant nos yeux. La psychologie politique pose les faits historiques, en dernière analyse, comme des situations psychologiques vécues, fortement surdéterminées par le contexte. Ainsi, la volonté de pénétrer les processus des sociétés par delà les structures se met à l’abri des réinterprétations de l'histoire, à condition de se donner des paramètres contextualisables. C’est en cela que la démarche d’Elias nous semble intéressante.Un processus psycho politique ne se découvre pas en laboratoire, mais en observant les (processus) mouvements et les événements sociaux jusqu’au moment de leur décantation et in fine de leur structuration.

Reprenons l’argument. Un événement fait irruption dans le temps historique de manière totalisante – symboliquement – jusqu’à investir tout l'espace émotionnel. C’est un aveuglement qui fixe les faits et les personnages, tout en voilant les contours. Plus tard, le temps efface les impuretés de l'image et rend l'événement limpide comme source éternelle de réflexion. C’est ainsi que le psychosociologue N. Elias (1939/1975) raconte comment il est un jour tombé sur un traité d’étiquette, qui lui permettra d’éclairer la transformation des mentalités de l’Occident moderne.

Par ailleurs, la condition humaine datée et située n’empêche pas de percevoir, à travers les situations vécues, d’autres mondes possibles. C’est la machine de l’imaginaire et du rêve toujours en éveil, pour produire des matériaux nouveaux avec du passé : futur antérieur donc. C’est la capacité de construire des scenarii sur la base des expectatives (de rôle ou de situation) et des choix d’avenir et d’anticiper des événements dont la charge affective est tout aussi grande que la puissante imagination cognitive. C’est un fait observable que la nature des interactions n’est plus la même selon que les expectatives prédisent une réussite ou un échec. Or, plusieurs erreurs menacent les conjectures, dont celle des attributions : juger les comportements d'autrui en faisant abstraction des contraintes de la situation, et en fonction de leur supposés traits de personnalité. Les biais sont nombreux : corrélations illusoires, distorsions systématiques, effets de sur ou de sous-estimation des situations.

Il n’y a pas de doute, la puissance des expectatives est grande (les horoscopes et les sondages en témoignent), d’autant que parfois des croyances initiales fausses deviennent vraies. C’est le « self fulfilling prophecy » dans la terminologie du sociologue Robert Merton. Certaines expériences attestent de la pertinence de cette notion et ajoutent qu’il se peut que sur certaines conditions ce phénomène soit plus efficace (Madon et al 1997). Enfin, toujours concernant les expectatives, il ne faut pas négliger la signification psychologique de l’attente. C'est là que les expectatives (positives et négatives) se cristallisent et que les processus se dynamisent. Par exemple, la présence d’un leader charismatique peut être considérée comme un catalyseur, au sein d’une crise de société.

Dernière remarque : faut-il une stratégie d’éveil épistémologique

La crise de la culture scientifique est discutable. Certains diront que la science n'est pas en crise, qu'elle se porte bien, et encore ils ajouteront que la science a toujours vécu en crise ; et ils ne se priveront pas de séparer la pensée de l’action. Peut-être, ont-ils raison. Or indépendamment du fait que la science soit en crise ou pas, la question (pour nous) est ailleurs. Le fond du problème est que les scientifiques et même les philosophes de la science se posent rarement et de manière autocritique des questions sur les conséquences de leurs actions, de leurs théories et de leurs expérimentations. Concernant le cas des SHS, force est de constater que l’emprise des méthodes des sciences naturelles et de ses conséquences est rarement évoquée, et curieusement, peu évaluée.

Certes, ni les travaux de recherche en laboratoire ni la méthode expérimentale ne doivent être diabolisés, mais l’analyse de leurs conséquences ultimes, et surtout des pièges (idéo)logiques auxquelles sont soumises, doit l’être impérativement. D’autant que certains de leurs raisonnements servent de caution au développement d’une idéologie technocratique. Il ne faut pas oublier que la thèse de la « gouvernance » est un discours technocratique, dont la conséquence est de ramollir l’action politique et de rendre conformiste le citoyen et la démocratie. L’équation est parfaitement terrifiante :

Bureaucratie + technologie + oligarchie = Gouvernance technocratique

Le renouveau des SHS passe peut-être par la création de passerelles transdisciplinaires. La psychologie politique est en mesure (de mon point de vue) de rouvrir un dialogue devenu indispensable, afin de faire la critique des pouvoirs et des discours techno-politiques. Et pour faciliter l’acceptation de la pluralité des points de vue dans la quête commune des méthodes et des solutions avec une préoccupation certaine sur les conséquences politiques et idéologiques des connaissances et des savoirs cumulés.

Ecartons, cependant, la tentation de faire de la psychologie politique un levier idéologique, ou l’art de gouverner, dont Le Bon rêvait. Le politique doit s’expliquer par la politique elle-même, et c’est à la politique, au sens citoyen, d’établir les règles de contrôle, tout en plaçant, au premier rang constitutionnel, celles des contre-pouvoirs si chères à l’idéal républicain d’un philosophe comme Alain. En revanche, la psychologie critique est là pour rappeler que les mécanismes psychiques se trouvent dans les relations sociales et les fondements du politique. Bref, c’est toujours le dehors qui détermine en ultime instance le dedans.

Dorna A (2004) : De l’âme et de la cité. Paris. L’Harmattan

Dorna A (2006 Ed.0) : Pour une psychologie politique à la française. Paris ; In Press.

Elias N. (1939/1975) : La dynamique d’occident. Calmann-Lévy. Paris.

Jalley E. (2004) : La crise de la psychologie à l’Université en France. Paris. L’Harmattan

Laclau E. et Muffe C. (1997): hegemonia y estrategia socialista. Siglo XXI Madrid.

Laclau E. (2002): misticismo, retorica y politica. FCE. Mexico.

Le Bon G. ( 1895-1986) : Psychologie politique. Alcan. Paris

Madon S. et al (1997): In search of the powerful self-fulfilling prophecy. J. of personality and social psychology. n° 72, 4.

Merton R. (1948-1949) : Eléments de théorie et de méthode sociologique. Colin. Paris

Monnoret J. (1946) : Les faits sociaux ne sont pas des choses. Gallimard. Paris

Voegelin E. (2000) : La nouvelle science politique. Seuil. Paris.

Weber M. (1924/1971) : Economie et société. Plon. Paris.

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