L'enjeu du sujet
Si les sciences humaines sociales ne sont pas positivistes, à l'imitation des sciences dures, si elles relèvent le défi de la "mollesse", le problème essentiel sera celui de la substitution de l'épreuve à la preuve.
Les sciences humaines ne peuvent contourner le problème du sujet : les situations sociales stables ou mouvantes (rencontres, interactions, associations, groupes, organisations institutions, sociétés), sont imaginées, produites, construites, expérimentées, subies par des sujets qui en ont des représentations et leur donnent des significations ou échouent à le faire. En fonctions de celles-ci, ils investissent, souffrent, coopèrent, transforment, déconstruisent…
Le chercheur peut connaître ces situations, certes de l'extérieur, en tant que faits objectivables, mesurables, isolées selon des variables : des réalités actuelles dont on explore les contours, la matière, les composantes, la structure, dont on suit les dynamiques. Mais ces situations sont le fait des hommes qui les vivent ou les rencontrent, en parlent. Des sujets qui parlent (ce n'est pas un embarras contrairement à ce que disaient Bourdieu et Passeron).
Le sujet au cœur des sciences humaines est essentiel, c'est ce qui fait la différence avec les sciences dures, de s'attacher à et de comprendre les processus par lesquels les sujets (individus et collectifs) donnent signification ou échouent à le faire (vécu d'absurde, d'incohérence) aux situations qu'ils produisent, rencontrent ou subissent (par exemple en politique).
Souffrance et jouissance (plaisir, réalisation, maîtrise) sont étroitement liées au sens. Dès lors, la phénoménologie, la psychanalyse prennent leur juste place dans les sciences humaines particulièrement en psychologie, psychologie sociale, sociologie qui pour ces raisons entre autres, se diront cliniques. C'est se mettre en mesure de rendre compte de la complexité (Morin, Pagès), des paradoxes, contradictions inhérentes aux situations sociales, et obligent à recourir à une certaine interdisciplinarité, conçue comme la reconnaissance d'un réseau de causes interférentes dans toute situation (historiques, anthropologiques, politiques, économiques…).
S'en infère le problème du changement, que ce soit pour la recherche, l'intervention (recherche-action, observation-participante, accompagnement…).
Les sciences dures font la preuve de ce qu'elles avancent à travers observation, expérimentation, réversion des causes et des effets… La complexité impliquant causalité plurielle, le facteur humain (libération relative de la réalité par le langage et l'imaginaire) introduisent justement la liberté, l'intention, le projet, le choix, la décision qui peuvent rompre les chaînes de causalité, les réorienter, les changer de sens ; comme des facteurs inconscients désirs, angoisses, fantasmes et mécanismes de défenses qui s'ensuivent, peuvent masquer le sens ou même l'inverser.
Comme il est impossible de déterminer la cause qui n'existe pas comme déterminant princeps, c'est à la recherche des processus et des significations pour le ou les sujets que se livre le chercheur en sciences humaines. Le sujet étant le lieu singulier où se nouent les processus complexes qui convoquent un souci (au moins un scrupule) interdisciplinaire.
Certes, l'orientation objectiviste continue à autoriser l'isolement d'une chaîne causale.
Alors la preuve dont je parlais au début est remplacée par l'épreuve liée à l'interprétation (d'ailleurs toute science n'interprète-t-elle pas des faits ?). L’interprétation des éléments qui se nouent dans les situations et les moments actualisés ouvre ou pas selon qu'elle est juste ou non à une chaîne associative, un enrichissement de la compréhension permettant d'embrasser, de pénétrer des processus et d'entendre plus de sens, et encore un effet de changement cohérent pour les sujets impliqués par lequel on peut voir se prolonger l'interprétation.
Les interprétations se confirment en référence croisée aux théories, aux hypothèses de recherche et au matériel (analyse, réception, résonance) qu'elles assemblent significativement et aux réponses des sujets qu'elles concernent.
On dira qu'en recherche il n'y a pas d'objectif de changement, que le chercheur est en principe neutre, dépourvu d'objectifs concernant "son objet" autre que de connaissance; il est observateur ou expérimentaliste froid. En fait un chercheur n'est jamais neutre, ou alors ignorant de ses motivations et des biais qu'elles risquent d'entraîner, son intérêt pour son objet est lié à sa propre histoire passée et à venir ; l'observateur est quasiment toujours, à moins d'artifice, un participant dans un rôle plus ou moins masqué, mais ayant des effets non négligeables sur l'observé. Le fait de rester derrière une glace sans tain induirait une situation de laboratoire avec des cobayes ou de commissariat avec des présumés coupables. Le chercheur de sciences humaines est en situation, qu'il la provoque ou qu'il y assiste ou qu'il y prenne part. Que dire de la recherche-action où le chercheur participe à une action qui a des objectifs, des finalités qu'il induit ou qu'il partage, qu'il se doit d'analyser et qui font partie du matériel.
Enfin l'analyse et l'interprétation avec les sujets de l'action sont une co-construction et même co-production. On en revient à l'épreuve : dans les effets des analyses proposées le chercheur met à l'épreuve ce qu'il avance.
Pour revenir au psychologique et au social, ou encore à la psychologie et la sociologie, je répondrai ce qui fut le titre d'un article : "pas l'un sans l'autre". Pas de chercheurs sans une situation, des sujets qui la vivent, consciemment, individuellement et collectivement, (logiques, enjeux, représentations partagées, parcours…), mais aussi inconsciemment et ceci n'est pas moins opérant : ce qui ne se dit pas et ne se sait pas est agissant sur le mode imaginaire, affectif, émotionnel, sur le mode des mécanismes de défenses contre les désirs inexprimables et les angoisses (Jaques), les jeux d'identifications et de projection.
Le social sert de support et de mise en forme à des facteurs psychologiques comme ces facteurs investissent, informent ou déforment les situations sociales. Les instances du sujet trouvent dans les situations des figures, supports et métaphores qui influencent les processus sociaux ; en retour ceux-ci orientent les représentations et les modes d'être, puis ceux-ci produisent des situations dans un jeu récursif sans fin.
C'est pourquoi je disais en commençant "analyse des processus (psychiques conscients et inconscients, sociaux micro, macro) à travers lesquels les situations prennent (ou non) sens pour les sujets (acteurs, producteurs, agents, instruments).
Voilà comment, pourrait-on dire, la psychologie sociale clinique peut prendre position par rapport à ce qui est en jeu en sciences humaines sociales, à savoir la scientificité et la spécificité et ici particulièrement en ce qui concerne la psychologie et la sociologie.