N°11 / Le caractère national Juillet 2007

Caractère et littérature nationale en Italie (XIXe siècle)

Laura Fournier-Finocchiaro

Résumé

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L’expression « caractère national » fait son entrée officielle en Italie dans l’essai du philosophe, moraliste et poète italien Giacomo Leopardi (1798-1837), Discours sur l’état actuel des mœurs des Italiens (1824). Elle a fait couler beaucoup d’encre depuis, et a suscité de nombreux débats réunissant les littéraires, les journalistes, les historiens, les philosophes et les anthropologues italiens et étrangers. On peut rappeler par exemple le point de vue du philosophe italien Benedetto Croce, qui s’est placé en adversaire de l’expression « caractère national » : selon lui, le caractère d’un peuple est « son histoire, toute son histoire et rien d’autre que son histoire »1. De l’autre côté, on compte par dizaines les ouvrages consacrés à l’identité et au caractère italiens, qui s’intéressent à la conscience nationale, à la nature et à l’esprit du peuple de la péninsule, aux mentalités et aux comportements, aux coutumes, aux mœurs et opinions, etc. L’anthropologue Carlo Tullio Altan [1995] a forgé quant à lui le terme d’ethnos, et le critique littéraire Alberto Asor Rosa [1998] a employé l’expression de genus.

Nous souhaitons ici étudier les premières tentatives de définition d’un « caractère national italien » en nous limitant au champ de l’histoire de la littérature. En effet, les discours sur le caractère national en Italie au XIXe siècle sont souvent liés à la question de la définition d’une littérature nationale, question qui passionne tous les hommes de lettres et penseurs de la péninsule, d’Ugo Foscolo à Francesco De Sanctis, en passant par Giacomo Leopardi et Giosuè Carducci.

Nous ferons d’abord le point sur l’histoire et l’invention du caractère national italien. Ensuite, nous analyserons des mécanismes d’élaboration littéraire du caractère national italien, par l’étude de quelques histoires de la littérature nationale publiées au cours du XIXe siècle.

La naissance du « masque » anthropologique de l’Italien

La perception du caractère italien a occupé l’esprit de nombreux hommes de lettres européens de premier ordre et a aiguisé l’esprit d’observation d’une masse importante de voyageurs qui, surtout depuis le XVIIe siècle, arrivaient en Italie avec l’intention de compléter leur formation « classique » grâce à la formidable expérience du Grand Tour.

À partir de la moitié du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle, on assiste en outre à la naissance de l’anthropologie culturelle en Europe, qui fournit les instruments conceptuels et les « lunettes » philosophiques aux observateurs des habitants de la péninsule : on pense aux réflexions de Montesquieu, Voltaire, jusqu’au groupe de Coppet et à Mme de Staël avec son essai De l’Allemagne (1810).

En Italie, l’un des premiers à mettre en pratique le relativisme culturel est le dramaturge Carlo Goldoni qui, dans sa comédie de caractères La vedova scaltra (1748), met en scène quatre gentilshommes de nationalités différentes (un Italien, un Anglais, un Espagnol et un Français) se disputant les faveurs d'une jeune et riche veuve2.

Voyages en Italie

Ce sont surtout les voyageurs étrangers qui nous ont laissés la principale masse de données sur la perception des Italiens par des regards extérieurs, avec leurs cahiers remplis de maximes anthropologiques3. Les Italiens y apparaissaient notamment comme les sauvages de l’Europe : les auteurs cherchaient dans les visages et les mœurs contemporains les traces des qualités romaines antiques, les signes forts de la tradition communale et de la Renaissance, et ils ne trouvaient qu’un mélange d’exotisme, de crime et de dévotion superstitieuse. Au XVIIIe siècle, le « masque » de l’Italien est ainsi figé : « primitif », immobile et toujours égal à lui-même, un homme « naturel » résistant aux poussées de la civilisation. Le roman qui constitue le moment capital de l’italianisme, le livre qui lance en Europe le mythe de l’Italie et des Italiens est Corinne ou l’Italie (1807) de Mme De Staël, riche d’informations touristiques égrenées par les personnages-caractères de différentes nationalités (on y retrouve, comme chez Goldoni, l’Anglais, le Français et l’Italien), qui parcourent la péninsule et épinglent ses habitants comme des naturalistes.

La construction du stéréotype italien

Les observations individuelles, reprises, répétées et « vérifiées » par la suite par tous les voyageurs nourrissent les élaborations théoriques « scientifiques », qui auront une longue postérité.

La première d’entre elles est la théorie et de l’opposition en Europe entre hommes du Nord et hommes du Sud. Au Sud de l’Europe se trouve l’homo naturalis, et il convient de noter que la « naturalité » de l’Italien est considérée plus comme un atout que comme un défaut, une opportunité de dépaysement pour les voyageurs venant du Nord. La figure de l’Italien répond à leur besoin de liberté, de plaisir et de divertissement contre les rigueurs du climat, les lourdeurs administratives, les pénitences religieuses piétistes et jansénistes, les obligations militaires et tous les formalismes quotidiens.

En second lieu, dans les remarques des observateurs, la définition du « caractère » actuel des Italiens implique souvent une confrontation avec le passé. L’Italie est une nation jeune, qui doit se trouver un passé pour construire son mythe des origines. L’historien Jacques Le Goff a mis en lumière trois éléments caractérisant ce qu’il nomme « l’exceptionnelle gravité du poids de l’histoire dans la conscience collective italienne »4 : c’est-à-dire la conscience d’être un très vieux peuple ; le sentiment de décadence entre la gloire des origines et l’état actuel ; et enfin l’inquiétude d’exister vraiment seulement depuis peu.

Ceci nous amène à de nouvelles élaborations théoriques concernant la faiblesse et la précarité du caractère italien, à partir de Mme de Staël qui les relie notamment aux conditions politiques de la péninsule : « Ici, ce qu’il y a de corruption tient à une très grande faiblesse de caractère, à une très grande dégradation politique »5. Dans son Discours sur l’état présent des mœurs en Italie, Leopardi affirme quant à lui que « Les Italiens ont des usages et des habitudes plutôt que des mœurs », et il ajoute : « il n’en est guère qu’on puisse dire nationaux »6. Il est remarquable que ces assertions soient aujourd’hui reprises à la lettre par les sociologues et anthropologues, comme on peut le lire par exemple chez le très écouté Carlo Tullio-Altan, qui n’hésite pas à affirmer qu’en Italie « il manque une forme d’ethnos »7.

Caractère et littérature

La recherche du caractère italien au XIXe siècle coïncide avec la poussée unitaire qui aboutit à la création du Royaume d’Italie en 1861 et à la conquête de Rome en 1870. Cette même année 1870, l’historien de la littérature Francesco De Sanctis achève son œuvre monumentale consacrée à l’histoire de la littérature italienne (Storia della letteratura italiana), qui constitue le couronnement de l’idée que l’Italie unie fut une création littéraire et culturelle avant d’être un programme politique. De Sanctis, comme d’autres historiens de la littérature à la même période (on pense notamment au poète-professeur Giosuè Carducci), célèbre sur le ton de l’épopée l’entreprise des intellectuels italiens, qui face aux nombreuses diversités et au fractionnement politique de la péninsule, fondèrent et inventèrent son unité. En se tournant vers le passé, à la recherche de modèles forts, les historiens de la littérature sont les premiers créateurs des idées ou stéréotypes qui définissent l’imaginaire collectif italien : notamment le mythe linguistique et celui de la tradition poétique.

Langue et caractère

La question de la langue est naturellement la première question pour les intellectuels italiens. D’importantes histoires de la langue italienne ont permis récemment de retracer le processus d’unification et de transformation de la langue italienne8, mais ce qui nous intéresse ici c’est que, dans l’esprit des intellectuels, les prises de positions dans les débats sur la question linguistique correspondaient à une certaine idée de l’Italie : la langue possède dans ce sens une fonction mythique, fondatrice de l’unité nationale et de l’identité même de la classe intellectuelle italienne. Ainsi, une partie d’entre elle se reconnaît dans le premier « linguiste », Dante Alighieri, auteur du premier traité sur la « langue vulgaire », son De vulgari eloquentia. Dante est considéré comme le précurseur qui a su reconnaître en Italie une langue illustre, sanctionnée par la poésie : « ce qui est de toute l’Italie doit se nommer vulgaire italien. Les maîtres illustres qui ont écrit des poèmes en Italie ont employé ce vulgaire, qu’ils soient originaires de la Sicile, de l’Apulie, de la Toscane, de la Romagne, de la Lombardie ou des deux Marches »9. Pour Dante, c’est la poésie, ainsi que la fidélité aux origines latines, qui unifient l’Italie et qui définissent le caractère de la langue italienne. Même en l’absence d’unité politique, la langue écrite (rapidement identifiée par la suite avec celle des grands Toscans du XIVe siècle, appelés les « Trois Couronnes » : Dante, Pétrarque et Boccace) a constitué un socle fédératif pour l’aristocratie littéraire de la péninsule, unifiée dans une communauté linguistique trans-régionale. Modèle de communication entre hommes de lettres, et seulement beaucoup plus tard avec le reste du « peuple », la « langue vulgaire italienne » devient après l’Unité le modèle national capable de dépasser les différences face à la résistance, plus que partout ailleurs tenace, des dialectes locaux.

Pendant des siècles, la situation est hautement paradoxale : cette langue, fixe et immobile, était en fait pour les écrivains italiens comme une langue étrangère, les lettrés parlant en effet différemment de leur façon d’écrire. Mais c’est dans cette unité linguistique que les Italiens trouvent leur identité et distinguent leur caractère face aux autres langues étrangères européennes, allant jusqu’à réaliser le premier grand dictionnaire d’Europe, le Vocabolario degli Accademici della Crusca, dès 1612. Puis, au cours du XIXe siècle, lorsque le problème de l’identité nationale sort de la sphère purement littéraire pour devenir question civile, la question de l’unité linguistique se retrouve intimement liée à la question de l’unité politique. L’unité linguistique de la péninsule devient une garantie d’indépendance de la nation et doit servir à dépasser les divisions internes. Mais parmi les intellectuels se pose aussi le problème d’une langue nouvelle, écrite et parlée, capable de se mesurer aux nouveaux besoins linguistiques d’une réalité économique et sociale en rapide mutation. La proposition du poète et romancier Alessandro Manzoni, de voir en Florence le centre de la langue italienne, fixe définitivement l’identité linguistique de la nation dans la littérature « classique ». C’est ensuite la tâche des historiens de la littérature de justifier la continuité et la linéarité de la tradition culturelle des Italiens.

La tradition poétique

Comment les hommes de lettres définissent-ils le caractère de la littérature italienne ? C’est particulièrement au sein du mouvement romantique que se développe la pratique de la reconstruction de la tradition littéraire comme instrument d’identification nationale, et nous verrons ici quelques idées développées en Italie au cours du XIXe siècle.

La première idée concerne la question de l’absence du roman en Italie, qui explique le lyrisme, voire le pétrarquisme « endémique » des Italiens. Déjà Foscolo, dont la passion pour la poésie est indéniable, considérait que la tradition littéraire italienne était principalement poétique, car pour lui l’imagination était dominante dans ce pays. Le lyrisme est selon lui un héritage mais aussi un avertissement qui se lèvent depuis les tombeaux des grands hommes pour indiquer le chemin d’une nouvelle renaissance non seulement littéraire, mais aussi civile et politique de la péninsule. Les discours de Foscolo, prononcés à Londres dans les années 1820, et publiés beaucoup plus tard en Italie, constituent la première histoire de la littérature italienne écrite avec la sensibilité d’un poète et la passion d’un patriote. Le poète y réaffirme le rapport particulier de la tradition italienne avec le monde classique. Dans les années 1870, Giosuè Carducci fait un pas supplémentaire et condamne quant à lui le genre romanesque. Pour Carducci, cette nouvelle écriture, qui se développe en Europe à partir de la fin du XVIIIe siècle, constitue une rupture face aux traditions nationales italiennes. Marqué par le risque de n’être autre qu’une dérivation française, contaminé par les vices européens, le roman ne peut pas réussir à exprimer l’essence du peuple italien. Face à ces tendances qui éloignent les hommes de lettres et le peuple des valeurs italiennes « classiques », Carducci prône (surtout dans sa jeunesse, au moment de la création du royaume d’Italie) un programme résolument nationaliste et autarcique : les Italiens doivent récupérer leur indépendance de pensée et d’écriture en revenant aux enseignements de leurs maîtres, et s’engager à poursuivre et développer cette voie toute tracée avec leurs propres forces. C’est celle de la « poésie immortelle », qui par les vers sait réveiller les sentiments nationaux profonds d’un peuple. Malgré le triomphe en Italie du genre romanesque au XXe siècle, le sentiment que les racines de la nation soient « poétiques » est largement répandu dans les manuels scolaires et dans le monde littéraire, où l’on peut constater jusqu’à aujourd’hui une forte vitalité poétique.

La deuxième idée définissant l’histoire littéraire italienne touche l’historiographie de la littérature dans un sens national. Les romantiques ont considéré la littérature comme un instrument pédagogique capable de réveiller le sentiment national. Pour donner une identité à la nation qui est en train de naître, il faut lui donner une histoire : les premières histoires de la littérature italienne se chargent ainsi d’exalter les génies et la capacité des lettres d’avoir rassemblé une nation divisée par la force des choses10. L’œuvre monumentale de De Sanctis, Storia della letteratura italiana, est exemplaire : se tournant vers l’histoire pour y retrouver le fil qui expliquerait le présent, il construit une épopée morale. Dans ses chapitres rédigés avec un ton épique, on voit l’Italie risorgimentale qui juge et qui choisit son histoire, ses ancêtres et son esprit national. Il est surtout question de la valeur exemplaire des hommes, de leur force morale et de leur engagement patriotique qui se transforme en poésie et qui construit ce qu’on peut appeler une « phénoménologie » de l’esprit italien. Les grands auteurs deviennent chacun des « pères de la patrie », participant au lent mouvement ininterrompu qui atteint son accomplissement dans l’unification et la libération de l’Italie au cours du Risorgimento.

Au même moment, le poète-professeur de Bologne Giosuè Carducci se penche lui aussi sur le passé littéraire de l’Italie, avec l’intention de tracer un premier tableau des siècles selon lui fondamentaux et plus riches de valeurs de l’histoire de la littérature italienne (la période des « origines » jusqu’au XVIe siècle). Carducci conçoit son travail comme un engagement civil patriotique, comme sa participation personnelle à la construction de la nation : ses études historiques et littéraires (ainsi que toutes ses leçons universitaires) visent à consacrer l’identité et l’unité de l’Italie, et à transmettre ses valeurs aux nouvelles générations11. Il distingue plusieurs périodes dans l’histoire italienne qui mettent chacune en lumière différents éléments du caractère italien : l’élément romain et populaire (le seul principe de civilisation qu’il juge ancien et propre à l’Italie), l’élément ecclésiastique (vis-à-vis duquel il est durement polémique) et l’élément chevaleresque (qu’il considère comme une importation étrangère). Le caractère national italien a pour Carducci essentiellement une empreinte « classique » : il identifie les traditions nationales avec le culte de la romanité et, d’autre part, il entend démontrer que la littérature italienne a suivi une évolution continue depuis l’Antiquité, et qu’elle s’est développée indépendamment des autres peuples et des autres influences12. Carducci s’attache enfin à montrer que la poésie a assuré en Italie l’éducation du peuple, qui lors des périodes fastes de l’histoire a participé en masse à « faire de la poésie »13. La vie littéraire et la vie politique sont pour lui indissociables. Sa vision de l’histoire littéraire traduit enfin sa perception exaltée et populiste du peuple italien, qui l’amène à des déclarations radicales : « toute autorité procède primitivement et légitimement du peuple, même pour la poésie »14.

Ceci nous amène à un autre débat concernant une question récurrente chez les intellectuels italiens : la question de l’absence d’une culture populaire nationale. Carducci, mais avant lui Leopardi (et après lui Antonio Gramsci), sont convaincus qu’à leur époque la littérature italienne n’était plus populaire. Or il est évident pour ces intellectuels que la littérature doit être perçue dans le cadre plus vaste d’un grand système social, et elle doit être étroitement liée à la problématique de l’identité nationale, l’objectif de tout pays moderne étant de créer une conscience unitaire. Si dans le second après guerre les affirmations de Gramsci à propos du « caractère non national-populaire de la littérature italienne » sont encore d’actualité15, nous ne devons pas négliger néanmoins les mesures mises en place par les gouvernements, les pédagogues et de nombreux auteurs postunitaires pour modeler culturellement le peuple en lui insufflant son « caractère national ».

Forger et « régénérer » le caractère national : le programme post-unitaire

La période postunitaire peut être placée sous le signe de l'affirmation de l’écrivain et homme politique Massimo D’Azeglio : « le premier besoin de l’Italie est de former des Italiens qui sachent accomplir leur devoir ; donc de former de nobles et forts caractères »16. D’Azeglio traduit ici la priorité absolue de la classe dirigeante du royaume libéral, à savoir l’acculturation (incivilimento) et l’éducation du peuple à la nation, notamment par le biais de l’école17. Nouvelle « Église civile », l’école est la solution envisagée pour « faire les Italiens » en créant une conscience morale laïque, en opposition notamment à l’Église catholique qui se dressait comme un redoutable adversaire du nouvel État national. Le livre de lecture pour enfants à finalité pédagogique est l’instrument privilégié de formation du nouveau « caractère national », et les « bons livres » pour la jeunesse deviennent la nouvelle production littéraire national-populaire souhaitée pour transformer la plèbe en peuple18.

On peut remarquer que les manuels scolaires sont souvent animés par un souci positiviste de classer les comportements et les connaissances utiles des Italiens suivant le sexe, l’âge et la classe sociale : en somme à chacun son « caractère », suivant la place qui est la sienne au sein de la nation (et qui est fixée une fois pour toutes). Donc à chaque école son livre : les livres pour le peuple, pour les femmes, pour les écoles rurales, pour les écoles primaires des adultes, etc. Il faut rappeler qu’à l’époque, l’éducation des classes inférieures est perçue comme une conquête du peuple de la part de la bourgeoisie, qui entend garder le contrôle sur la société. Dans la pratique, la volonté de « faire les Italiens » s’inscrit dans un projet plus vaste de perfectionnement du genre humain, qui passe par la régénération morale du peuple, la formation du sens commun et l’adoption de nouveaux comportements collectifs ; la méthode adoptée prône la lutte contre la société traditionnelle (identifiée avec le vice, l’ignorance et la superstition), l’éducation des mœurs et de la politesse, et l’inculcation de la morale du devoir (basée sur la solidarité et le sacrifice, l’honneur, l’éthique du travail et la formation de la conscience nationale et patriotique) devant aboutir à la formation d’une volonté inébranlable.

Enfin, les mêmes intellectuels qui ont établi le lien fondamental entre caractère et littérature se lancent dans la compilation de livres de lectures pour les écoles. C’est le cas notamment de Carducci qui débute, en 1883, avec son élève et collaborateur Ugo Brilli, la rédaction des Letture italiane scelte e ordinate a uso delle scuole del ginnasio inferiore. Il s’agit de la première anthologie scolaire ciblée, qui réunit les textes des meilleurs écrivains italiens depuis le XVIe siècle. Puis, en 1895, il se lance seul dans la réalisation d’une anthologie consacrée à la période du Risorgimento, les Letture del Risorgimento, souhaitant réparer le manque d’histoires du Risorgimento pour les écoles et surtout souhaitant présenter aux jeunes générations un miroir d’éducation patriotique et civile. Son programme suit à la lettre les objectifs politiques de la classe dirigeante, c’est-à-dire avant toute chose la sécularisation de la société et la création d’un sentiment fort d’appartenance nationale. Un des points forts de sa didactique est l’étude des auteurs « classiques » (notamment les « Trois Couronnes » Dante, Pétrarque et Boccace) et des textes fondateurs de la langue italienne. Il explique à ses élèves en 1896 que la clé de voûte de sa pédagogie est la volonté de « conserver, défendre et transmettre les grandes traditions nationales, ainsi que les idéaux d’unité, de fraternité et de devoir patriotique »19. Il appelle encore les Italiens à l’imitation des faits et des hommes dignes d’être considérés comme des exemples, mais il est avant tout soucieux de mettre l’accent sur la construction de la communauté nationale : les grands hommes sont ceux dont les traits de caractère ont contribué à réunir la collectivité contre les forces désagrégeantes, et à distinguer le peuple italien parmi les autres.

Conclusion

Que nous apprennent les histoires de la littérature sur le caractère des Italiens ? On peut remarquer qu’à partir des reconstructions et des lectures « nationalisantes » de l’histoire de la littérature, les intellectuels italiens postunitaires se sont d’abord forgé une certaine image d’eux-mêmes, essentiellement comme des dignes héritiers de la culture et des traditions classiques grecques et romaines. Ces intellectuels ont également forgé une certaine image du caractère du peuple italien, qui rejoint finalement les clichés et les stéréotypes identifiés par les anthropologues. Ainsi la véritable essence de l’Italien est poétique, son âme lyrique et sentimentale explique son comportement passionné et naturellement instinctif, face au caractère réfléchi et rationnel des gens du Nord. Malgré tout, les Italiens ont fourni un nombre non négligeable d’artistes et d’écrivains d’exception, les « génies » qui sont aussi les pères de la patrie qu’il convient de vénérer et d’imiter dans le présent, car ce sont eux qui ont donné leurs valeurs et leur dignité aux Italiens d’aujourd’hui.

1  B. Croce, Théorie et histoire de l'historiographie [1917], trad. fr., Genève, Droz, 1968, p. 223. [« Quel est le caractère d’un peuple ? Son histoire, toute son histoire et rien d’autre que son histoire. Quand on décrit le caractère d’un peuple à telle ou telle époque, ou à travers tous ses âges, on retrace […] son histoire »]

2  Disponible dans sa version originale et intégrale sur le site www.intratext.com.

3  Voir le dernier essai d’Attilio Brilli, Un paese di romantici briganti : gli Italiani nell'immaginario del « grand tour », Bologne, Il Mulino, 2003 ; et du même auteur Le Voyage d'Italie : histoire d'une grande tradition culturelle du XVIe au XIXe siècle, trad. fr., Flammarion, 1989.

4  J. Le Goff, « Il peso del passato nella coscienza collettiva degli italiani », in F. L. Cavazza et S. R. Graubard [1974], p. 536.

5  Mme de Stael, Choix de lettres, Paris, Editions Klincksieck, 1970, p. 308.

6  G. Leopardi [1824], p. 37.

7  C. Tullio-Altan [1995], p. 103 (traduit par nous).

8  Cfr. B. Migliorini, Storia della lingua italiana (1961), Milan, Bompiani, 2001 ; G. Rohlfs, Grammatica storica della lingua italiana e dei suoi dialetti, Turin, Einaudi, 1970, 3 vol (Fonetica, Morfologia, Sintassi e formazione delle parole).

9  Dante, De l’éloquence en langue vulgaire, Livre premier, XIX, in Œuvres complètes, trad. fr, Le Livre de poche, 1996, p. 411.

10  Parmi les plus importantes, celles de Cesare Cantù (Storia della letteratura italiana, 1865), de Francesco De Sanctis (Storia della letteratura italiana, 1870), les leçons de Settembrini (Lezioni di letteratura italiana, 1868-1872) et les cinq discours de Giosuè Carducci (Dello svolgimento della letteratura nazionale, 1874).

11  Cfr. E. Elli, « Giosuè Carducci e i discorsi Dello svolgimento della letteratura nazionale », in G. Rizzo (dir.) [2001], et pour une vision d’ensemble de l’œuvre de Carducci L. Fournier-Finocchiaro, Giosuè Carducci et la construction de la nation italienne, Caen, PUC, 2006.

12  G. Carducci, Lettere (à Chiarini, 22 janvier 1861), Edizione Nazionale, Bologne, Zanichelli, 1938-1968, vol. II, p. 187 (« La littérature italienne dans ses origines ne doit rien à celle des autres pays, car elle est le fruit de la tradition latine qui a été conservée et modifiée par le christianisme, elle contient en germe toutes les formes littéraires qui se sont développées par la suite, elle est par excellence latine et grecque », traduit par nous)

13  G. Carducci, Critica e arte (1874), in Opere, Edizione Nazionale, Bologne, Zanichelli, 1935-1940, vol. XXIV, p. 277 (« Tout le peuple fait sa poésie, tout le peuple la chante : l’épopée est l’auréole de la nation, […] elle est la flamme et la lumière qui sort de la conflagration et de l’incandescence des différents éléments du peuple qui se fondent dans la nation », traduit par nous).

14  G. Carducci, Dello svolgimento della letteratura nazionale (1874), in Opere, vol. VII, p. 67.

15  A. Gramsci [1975].

16  M. D’Azeglio, I miei ricordi, Torino, Einaudi, 1971, p. 5-6 (« il primo bisogno d’Italia è che si formino Italiani che sappiano adempiere il loro dovere ; quindi che si formino alti e forti caratteri »).

17  Modernisée et adaptée au nouveau royaume par les lois Casati (1859) et Coppino (1877).

18  Cfr. M. Colin, L’âge d’or de la littérature d’enfance et de jeunesse italienne, Caen, PUC, 2005, notamment p. 40-54.

19  G. Carducci, Agli scolari (1896), in Opere, vol. XXV, p. 399.

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