N°7 / Musiques et politique Juillet 2005

M. GERVASONI. Le armi di Orfeo

Laura Fournier-Finocchiaro

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M. GERVASONI, Le armi di Orfeo. Musica, identità nazionali e religioni politiche nell’Europa del Novecento, Florence, La Nuova Italia, 2002, XII-275 p., 23 €.

Au cours de la dernière décennie, on a assisté en Italie à la naissance d’un véritable filon d’études concernant le théâtre, le spectacle et la musique, considérés non pas du point de vue artistique, littéraire et textuel, mais du point de vue de l’histoire politique et sociale. On peut citer les travaux de Gianfranco Pedullà sur le théâtre du régime fasciste (G. Pedullà, Il teatro italiano nel tempo del fascismo, Bologne, Il Mulino, 1994), d’Irene Piazzoni sur la Scala et le théâtre dans l’Italie postunitaire (I. Piazzoni, Dal teatro dei plachettisti all’Ente autonomo : la Scala, 1897-1920, Florence, La Nuova Italia, 1995 ; Id., Spettacolo, istituzioni e società nell’Italia postunitaria (1860-1882), Rome, Archivio Guido Izzi, 2001), ou encore de Carlotta Sorba sur le mélodrame au cours du Risorgimento (C. Sorba, Teatri. L’Italia del melodramma nell’età del Risorgimento, Bologne, Il Mulino, 2001).

C’est également le point de vue qu’a adopté Marco Gervasoni, professeur d’histoire contemporaine à la faculté de Sciences politiques de l’Université de Milan, dans son essai Le armi di Orfeo [Les armes d’Orphée], qui entend analyser les rapports entre la musique, les religions politiques et la construction des mythes nationaux en Europe à la fin du 19e siècle et au 20e siècle. Ce volume s’inscrit dans la collection « Les nouveaux ogres » de la maison d’édition La Nuova Italia, qui fait référence à la célèbre phrase de Marc Bloch : « le bon historien […] ressemble à l’ogre de la légende. Là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier » : les chercheurs y sont invités à interpréter les faits historiques grâce à des « sources » non traditionnelles, car c’est ainsi que sont présentés les documents littéraires, artistiques et multimédiaux.

Avant de procéder à une analyse chronologique de la question des rapports entre musique et politique, dans le premier chapitre l’auteur expose longuement les prémisses méthodologiques de sa recherche : il explique quels sont les instruments et les critères dont l’historien dispose et il fait le point de la bibliographie existante à ce sujet. Dès les premières pages, il paye sa dette vis-à-vis de la microhistoire française et définit l’acte historiographique comme « créateur de connexions » (p. 5) : contre le « téléologisme », qui voit l’idée d’une finalité inscrite dans l’histoire et « l’obsession embryogénique », selon laquelle ce qui vient après est préparé par ce qui vient avant, il prône l’individualité des faits historiques et affirme sa volonté d’examiner les brefs fragments de temps autour desquels les événements s’organisent. Il définit ensuite la musique comme la production symbolique la plus apte à recueillir des représentations imaginaires ainsi qu’à inciter les acteurs sociaux dans leurs actions et leurs comportements. C’est notamment dans les régimes totalitaires que les manifestations musicales ont dévoilée avec le plus d’emphase leur capacité à devenir un instrument de psychologie des masses, mais l’auteur entend aussi étudier les situations dites « normales », pour montrer comment la musique exerce un rôle de persuasion dans la formation des représentations du politique.

L’auteur retrace ensuite brièvement les étapes de la construction d’une approche sociologique des études musicales : il passe rapidement en revue Max Weber, Theodor W. Adorno et Carl Dahlhaus, qui ont créé les premières connexions entre les productions musicales et les composantes historiques et sociales de l’époque à laquelle elles ont été écrites. Les œuvres musicales peuvent donc avoir la valeur de « sources », de « documents » qui non seulement donnent une image des mentalités d’une époque déterminée, mais qui ont aussi une valeur dynamique : elles sont également créatrices et vecteurs de sentiments communautaires et d’hégémonies sociales. Gervasoni choisit néanmoins de limiter son étude à ce qu’il définit « musique cultivée », « la musique d’opéra, lyrique et symphonique de la tradition cultivée européenne » (p. 12), qui est celle à travers laquelle les élites, à partir du 18e siècle, ont pris forme, se sont représentées et ont diffusé leurs propres images.

Le deuxième chapitre donne des clés déterminantes pour comprendre la musique du 20e siècle, et aussi pour appréhender, à travers l’étude des transformations musicales, le rapport au monde et au « corps » des hommes contemporains. Au tournant du 19e et du 20e siècle, les avant-gardes procèdent à une transformation profonde de la musique : en particulier, l’espace du cabaret français fait émerger une nouvelle façon de pratiquer l’art, en dehors des codes de la tradition. Non seulement le public n’est plus socialement homogène, mais surtout la façon dont on écoute la musique varie : les « corps dociles » et immobiles qui se laissaient hypnotiser par la musique de Wagner laissent la place à une « brutalisation des habitudes » qui correspond à un « désordre sonore ». L’auteur poursuit son exposé par une lecture de l’histoire contemporaine où il mêle les considérations sur le rôle de « l’État culturel », sur la massification des marchés et de la culture, sur la transformation des patterns auditifs (due à l’invention du gramophone, de la radio, puis de la vidéo) et sur l’avènement de la conception de la musique comme un simple remplissage de l’espace et du temps libre. Il montre comment l’histoire de la musique subit l’Histoire, les transformations de la société et de ses habitudes, en se limitant toutefois à l’observation des faits et en laissant le soin à d’autres d’approfondir la question du rôle de la musique comme instrument social et politique.

Au cours des deux chapitres suivants, Gervasoni analyse les « religions politiques », c’est-à-dire le fascisme, le nazisme et le communisme soviétique et leurs pratiques culturelles et musicales. Ces régimes ont en commun d’avoir cherché à réinventer les concepts traditionnels de temps et d’espace en partant de la sacralisation de l’État et du parti. En ce qui concerne les produits artistiques, les trois régimes présentent la volonté de recréer leur propre esthétique asservie à leur cause, et de faire obstacle à toute autre manifestation qui ne correspond pas à leur programme. Même si le fascisme italien porte une plus grande attention au cinéma, considéré comme œuvre d’art totale, il ne néglige pourtant pas la musique, capable d’intensifier l’effet magique d’emprise sur les foules et de stimuler les émotions et les passions ; les fascistes voient notamment dans le chant une incitation à l’action. Le régime préfère la musique chantée et le théâtre choral pour leur capacité à transmettre des images : ils participent de façon importante à la construction d’un monde organique, et la musique devient notamment l’instrument de revendication de la supériorité nationale italienne. C’est l’État qui se charge de la pédagogie musicale : le Ministère de la Culture Populaire commissionne des œuvres à des artistes de tendance moderniste, mais il finance aussi de vieilles gloires « véristes » (Mascagno, Giordano, Cilea). Les traditionalistes voient notamment dans le mélodrame du 19e siècle et dans ses tenants du 20e le véritable art italien (et fasciste) ; mais Mussolini est d’autre part relativement tolérant vis-à-vis des tendances modernistes « atonales ».

Gervasoni définit ensuite le nazisme comme un « wagnérisme politique » : il est clair pour lui que les écrivains et les intellectuels du groupe wagnérien de Bayreuth sont les véritables inventeurs de l’idéologie völkisch, d’antisémitisme et de culte de la régénération. Mais il admet qu’après l’arrivée au pouvoir d’Hitler, l’identification avec Wagner perd de son intensité. Dans l’Allemagne nazie, ce n’est pas seulement le ministère de la Propagande, mais aussi de nombreuses institutions liées au parti national-socialiste qui mobilisent les compositeurs et les musiciens pour créer des œuvres exaltant l’idée völkisch et la supériorité de l’esprit allemand. Quand les critiques musicaux nazis évoquent le « vrai modèle allemand », ils pensent à la musique néoclassique du 19e siècle, dans un arc de temps qui va de Beethoven à Strauss. C’est l’oratorio qui est considéré comme la vraie forme de théâtre lyrique allemand, tandis que dans l’imaginaire politique musical nazi, Beethoven est l’icône représentative, plus que Wagner. Enfin, lorsque les textes ne répondent pas aux intentions völkisch, ils sont tout simplement remplacés ou modifiés. Gervasoni passe ensuite à la Russie soviétique, où la « musique cultivée » est plus que partout ailleurs l’apanage d’une minorité restreinte. Néanmoins, le Commissariat du peuple bolchevique se fixe comme objectif de diffuser le « grand art bourgeois » aux masses prolétaires. Tandis que les années vingt sont une période d’effervescence et d’expérimentation, au cours des années trente le rôle de la musique est jugé fondamental pour construire l’utopie d’une URSS présentée comme une sorte de « Staninland » où la vie est merveilleuse : le public doit sortir des théâtres satisfait d’avoir été distrait, mais aussi éduqué à la beauté et convaincu de la solidité de l’ordre existant ; c’est pourquoi toute exagération sonore est bannie. Shostakovich et Prokofiev sont les musiciens russes les plus populaires, qui construisent la mythologie de l’histoire révolutionnaire.

Le dernier chapitre du volume s’attache enfin à considérer les « religions politiques » dans les régimes démocratiques (la France de la Belle Époque, la République de Weimar, parmi les exilés politiques antifascistes). Son exposé se termine par une analyse du parti communiste italien, où il met en lumière les contradictions entre la conception politique des chefs du parti qui prônaient une musique compréhensible pour tous et les recherches de certains musiciens d’avant-garde liés à la gauche italienne (Bruno Maderna, Giacomo Manzoni, Luigi Nono). Jusqu’à la fin des années 1970 nous assistons à un très fort essor culturel où prévaut la nécessité de l’engagement idéologique du musicien (qui s’ouvre à des thèmes « civils » : la guerre, la révolution, l’actualité), sa participation aux mouvements politiques et la nécessité de faire sortir la musique des lieux où elle était confinée pour atteindre les masses. Le lien entre la musique et les mythologies nationales s’est perdu, au profit d’un discours universaliste qui traverse les frontières. Mais l’auteur ne développe pas les conséquences musicales et politiques de la création d’un marché global, du retrait des institutions publiques au profit des lobbies des multinationales et de la contamination des traditions musicales cultivées et populaires.

En somme, il nous semble que ce volume est une bonne démonstration du fait qu’une approche historiciste peut aider la compréhension de problèmes esthétiques, même si l’auteur se contente souvent de proposer des idées de recherche. De nombreux approfondissements sont encore nécessaires, notamment sur le rôle réel de la musique dans l’organisation du consensus dans les régimes totalitaires (en dehors des déclarations d’intention) et sur les caractéristiques de la « musique démocratique », notamment dans le contexte de la mondialisation.

Laura Fournier-Finocchiaro

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