Introduction
Le XIXe siècle est aujourd’hui communément considéré comme le siècle de création des identités nationales, où tous les pays européens se sont lancés dans des opérations politiques et rhétoriques de Nation building [Thiesse 1999]. Au début du siècle, la péninsule italienne était divisée en douze Etats, très différents entre eux par leur histoire, la modalité de leur formation et leurs institutions. Pendant la période napoléonienne, l’Italie connut une importante homogénéisation normative et institutionnelle, mais d’un côté l’expérience fut très brève (la péninsule fut entièrement napoléonienne seulement entre 1809 et 1814), et de l’autre la réorganisation politique des neuf Etats de la Restauration réintroduisit des variantes administratives qui les différenciaient de nouveau, et parfois profondément, les uns des autres. Il était impossible également de trouver une cohérence nationale en regardant les activités productives et commerciales de la péninsule : la circulation des marchandises sur le territoire italien se faisait difficilement, et surtout les différentes économies locales s’étaient construites autour de réseaux indépendants, qui n’impliquaient aucune transaction réciproque1. Ces vides relationnels ne concernaient pas seulement les circuits économiques, mais également les échanges culturels. Les italophones et ceux qui étaient en mesure d’apprécier Dante et Machiavel représentaient en effet une proportion extrêmement restreinte des élites cultivées, le reste de la population s’exprimant exclusivement en dialectes pour la plupart localisés dans un espace qui se réduisait à l’enceinte des communes.
Or c’est précisément le patrimoine linguistique et littéraire qui est choisi pour indiquer le principal lien parmi les peuples de la péninsule. Les jeunes patriotes qui cherchaient les traces de la vie collective d’une nation inexistante se sont en effet tournés vers la littérature pour trouver l’idée de nation italienne sous jacente à leurs aspirations politiques d’indépendance et d’unité. Au même moment, les intellectuels les plus en vue de la scène littéraire de la péninsule mettaient au centre de leurs travaux le thème de la nation italienne, allant jusqu’à en faire un des lieux littéraires les plus à la page. Le « poeta vate » (poète civil) qui domina la vie littéraire du XIXe siècle concevait son art comme naturellement engagé en politique : il a assumé le rôle d’« organisateur de culture » et s’est donné comme mission de guider ses concitoyens en se faisant le représentant de la nouvelle « religion civile » patriotique [Aliberti 1998]. Il s’est construit progressivement comme un représentant ou un concurrent du pouvoir politique, véritable « écho sonore2 » de son siècle, dont la mission poétique et politique était celle d’exercer son action sur la formation idéologique des classes supérieures de la société.
Nous verrons donc successivement comment, au cours du XIXe siècle, les hommes de lettres procédèrent à l’invention d’une identité littéraire de la nation italienne et à la définition de la mission des patriotes, par la création et la valorisation d’un patrimoine culturel commun ; puis nous verrons comment, faute de « manuels politiques », les patriotes ont cherché dans la littérature leurs bréviaires pour l’action ; et enfin, comment les écrivains eux-mêmes se sont retrouvés au cœur de l’action, leur engagement civil les portant naturellement à participer à la vie politique active italienne.
La nation de papier
« Quand le prince de Metternich dit que l’Italie n’était qu’une expression géographique, il n’avait pas compris la chose ; elle était une expression littéraire, une tradition poétique »
(Giosue Carducci)3
La Révolution française a eu d’importantes conséquences non seulement politiques, mais aussi littéraires en Italie [Hazard 1910] : il est communément admis qu’elle a permis un réveil de l’Italie intellectuelle, et surtout au cours de l’expérience du Triennio repubblicano, entre 1796 et 1799, elle a suscité l’irruption de nombreux jeunes sur la scène de la politique active. Des intellectuels, journalistes, écrivains, avocats, médecins, anciens prêtres ou curés, sans aucune formation politique de référence préconstituée, suivirent avec enthousiasme les événements français, et dès le début des années 1790 tentèrent même d’organiser des complots et soulèvements dans la péninsule. Ils ont été les premiers promoteurs de la transformation des champs sémantiques de la nation : progressivement, ils ont défini la nouvelle identité italienne, en commençant par introduire dans le discours politique le nouveau lexique de dérivation française, marqué par la forte répétition des termes nation et patrie. Le terme nation a ainsi intégré le nouveau lexique révolutionnaire employé par les patrioti, comme on peut le voir chez Filippo Buonarroti4 par exemple, et a pris une place croissante dans le discours politique où s’est affirmée l’idée de la préexistence d’une nation italienne, seule dépositaire de la souveraineté, idée qui justifiait la revendication d’un État libre et unitaire italien [Banti 2000].
Or l’histoire de la péninsule donnait l’image d’une nation divisée ; il s’agissait d’ailleurs d’une division qui n’était même pas vécue comme telle jusqu’au début du XIXe siècle, car l’horizon politique des habitants de la péninsule était municipal, ou tout au plus régional. C’est uniquement la faiblesse vis-à-vis des étrangers qui était perçue comme une grande frustration5, qui se transforma, vers la fin du XVIIIe siècle, en rêve d’unité. Mais comment donner de la matière à ce rêve ? La solution passait par la recherche d’une identité idéale forte ; or le seul lieu où trouver l’idée unitaire de l’Italie se trouvait dans la littérature du passé. En effet, c’est dans les créations littéraires et culturelles, depuis le Moyen Age, que l’idée d’Italie a constitué un filon d’inspiration, plutôt que dans la politique, voire même le plus souvent en dehors et contre la politique. L’idée d’Italie fut sentie principalement et quasi exclusivement, comme une nécessité, par les intellectuels qui souhaitaient participer à la vie de leur cité et étaient souvent étouffés ; l’invention et la fondation d’une unité leur permettait de s’opposer aux différences et à la fragmentation politique de la péninsule qui les avait vus naître [Sapegno 1984].
Dans cette dynamique d’invention d’une Italie littéraire unifiée, il faut rappeler le rôle fondamental des poètes Ugo Foscolo6 et Vincenzo Monti7, qui imposèrent l’idée que ce qui liait entre eux les hommes et les femmes de la péninsule était l’existence d’une tradition intellectuelle italienne commune qui datait de Dante, Pétrarque et Machiavel. Cette tradition a été particulièrement exaltée par la force communicative de Foscolo dans son roman Dernières Lettres de Jacopo Ortis (1802), dans son recueil poétique Les Tombeaux (1807) et dans son discours de 1809 à l’Université de Pavie, De l’origine et des devoirs de la littérature [Irace 2003].
Dans son roman, le patriote vénitien Jacopo, lors de son dernier voyage en Italie, rend visite aux lieux et aux poètes de la tradition italienne, de Pétrarque à Giuseppe Parini, jusqu’aux sépulcres de la basilique de Santa Croce à Florence8. Il définit ainsi le panthéon des gloires italiennes, sur le modèle du culte des grands hommes de la patrie expérimenté en France pendant la Révolution [Bonnet 1986, Sozzi 1967]. Dans son recueil Les Tombeaux, il théorise le culte des grands Italiens reposant à Santa Croce9 : les illustres Toscans se prêtaient en effet à résumer la tradition culturelle italienne dans son ensemble, car cette tradition avait son point de force dans la langue commune aux hommes de lettres. Après la reconquête de la Toscane par les armées françaises, Santa Croce était devenue un symbole libéré du contexte monarchique local du Grand-duché de la maison de Habsbourg-Lorraine, et était ainsi disponible pour être employé selon le langage de la nation. Les « gloires italiennes » (itale glorie) de Santa Croce étaient en fait des tombeaux, ce qui constituait un thème aux grandes capacités communicatives. Le thème des tombeaux était en effet très présent dans la littérature (notamment la poésie sépulcrale) diffuse dans toute l’Europe, en France et en Angleterre notamment, à cheval entre le XVIIIe et le XIXe siècle. Appliqué au discours national, le thème sépulcral rappelait non seulement le filon de la religion civile de l’époque révolutionnaire, mais aussi et surtout en Italie le lien existant entre les villes et leurs hommes illustres. Le thème des tombes, évoqué dans les années où, en vertu des décrets napoléoniens, la pratique des sépultures dans les églises est remplacée par la création de cimetières extra-urbains, représentait également une exhortation aux villes italiennes afin qu’elles prennent soin de leurs propres grands morts, en honorant leurs tombeaux par des cérémonies officielles.
Enfin, Foscolo conclut son discours prononcé à l’Université de Pavie, le 22 janvier 1809, par l’invitation à étudier l’histoire italienne (« Ô italiens, je vous exhorte à l’histoire »), devenue proverbiale et constamment répétée depuis. Le critique Paul Hazard a bien saisi l’essentiel de son message :
« Le genre qu’il faut cultiver avant tous les autres, c’est l’histoire, pour préparer à ceux qui meurent pour leurs concitoyens la récompense de l’immortalité ; le public auquel il faut s’adresser, ce sont les classes moyennes, ceux qui ont des biens, de l’autorité, et la possibilité de servir d’intermédiaires entre l’État et la foule des gens qui ne comprennent pas. Ils ne trouvent d’ordinaire que sottise et vice dans la littérature, quand tous les genres, et le roman même, pourraient servir à l’amélioration des esprits. Que les écrivains, donc, commencent par connaître leur patrie, non pas d’une manière vague, non pas même dans les livres : qu’ils voyagent ; qu’ils se mettent à parcourir les diverses contrées qui la partagent ; qu’ils s’emplissent les yeux de sa splendeur. Qu’ils s’arrêtent, dans leur chemin, devant les tombeaux de Dante, de Machiavel, de Galilée ; et se prosternant, qu’ils leur demandent le secret de leur vertu10 ».
Les intellectuels, et en particulier les poètes et les historiens, devaient raconter de façon claire et « pratique » l’histoire d’Italie aux classes « moyennes », celles qui constituaient l’épine dorsale de la société napoléonienne, qui n’avaient pas le temps de se plonger dans la lecture de tomes volumineux, mais qui aimaient lire et s’instruire et entre les mains desquelles se trouvait le sort de l’industrie éditoriale [Berengo 1980]. Ces « histoires » devaient consacrer une large place aux biographies des « grandes âmes » de l’histoire italienne. Les vies des grands hommes italiens formaient une série de personnages, sur le modèle des héros de Plutarque, mais qui à partir de Dante, du Tasse, de Michel-Ange et de Galilée, étaient principalement des hommes de lettres : quasiment aucun représentant du pouvoir politique ni militaire de profession11. Cet hommage à la longue tradition littéraire italienne des hommes illustres était évidemment chargé d’une valeur politique : contre Napoléon, le grand homme par antonomase, qui s’était présenté au monde comme l’incarnation vivante de la valeur, de la célébrité, de la puissance de tous les héros de Plutarque réunis, Foscolo opposait d’autres héros, d’une autre trempe, qui avaient quant à eux combattu par la plume. La tradition culturelle italienne était la voie maîtresse pour parler de politique : le devoir attribué aux histoires était un devoir politique, qui n’était plus celui des représentants de l’Ancien Régime du XVIIIe siècle, qui voulaient défendre leurs privilèges, mais la nouvelle mission civile des patriotes qui souhaitaient utiliser la transmission de la tradition historique comme une arme offensive contre la domination française. Le thème des grands hommes est mis au service du discours national, et ne s’en séparera plus. Cette nouvelle perspective s’incarne notamment dans la « Collection des classiques italiens » (Collezione dei Classici italiani), dont 249 volumes sont publiés entre 1802 et 1814 par la « Società Tipografica dei Classici italiani » créée ad hoc sous les auspices gouvernementaux. Les œuvres qui la composent visent à proposer un canon littéraire idéal : les auteurs y sont présentés dans une perspective diachronique qui laisse clairement entrevoir la volonté de reconstruire les différentes étapes d’une tradition nationale capable d’être retracée dans l’histoire littéraire italienne.
C’est également dans cette optique que s’opèrent d’un côté la construction du topos de Dante comme père de la nation italienne et de l’autre celle de la période du Moyen Age, qui se substitue à l’Antiquité et à la Renaissance, comme moment fondateur [Dionisotti 196712]. Le poète Vincenzo Monti, par exemple, s’inspire du poème dantesque pour sa Cantica Bassvilliana13 (1793), composée en tercets, où il repropose la tradition originelle de la culture italienne. Cette œuvre lui vaut l’appellation de « Dante redivivo » et les raisons de son succès sont avant tout politiques : le poème répond parfaitement à l’idéologie violemment contre-révolutionnaire dominante à Rome, qui dénonçait la Terreur comme une suite de crimes inouïs contre la religion et l’ordre constitué. Lors des fêtes de Ravenne du 3 janvier 1798 présidées par Monti, Dante est clairement évoqué comme le grand homme « tout italien » qui pouvait figurer dans les pratiques rituelles de la religion laïque d’importation française, sans toutefois être victime de récupération par les Français14. Au début du XIXe siècle, tous les principaux hommes de lettres font chorus pour célébrer le génie « national » de Dante, puis l’approche nationale et patriotique de l’œuvre de Dante sous la domination napoléonienne deviendra l’interprétation fondamentale pendant toute la durée du Risorgimento. Le mythe de Dante précurseur du Risorgimento et prophète pour la jeune génération des patriotes est affirmé notamment par le penseur politique et révolutionnaire italien Giuseppe Mazzini15, qui à la suite de Foscolo fait du poète toscan le parfait archétype du patriote italien, dont la patrie perdue doit inlassablement être défendue envers et contre tous16. Dante vu par Mazzini est devenu le mythe politique qui pourra inspirer et guider les hommes engagés dans l’action et les conspirations du Risorgimento17.
Les œuvres canoniques des patriotes
« La poésie est la vie, le mouvement, le feu de l’action, l’astre qui illumine le chemin de l’avenir, la colonne de lumière qui passe devant les peuples »
(Giuseppe Mazzini)18
En lisant les témoignages des jeunes patriotes, on constate que le moment où ils prennent la décision de s’engager dans les luttes pour la libération de l’Italie correspond à leur découverte individuelle de la « nation italienne » dans des textes littéraires d’inspiration « national-patriotique ». L’historien Alberto Banti a ainsi proposé, sur un échantillon de trente-trois témoignages (de Guglielmo Pepe à Grazia Pierantoni Mancini, en passant par Cesare Balbo, Silvio Pellico, Massimo D’Azeglio, Niccolò Tommaseo, Giuseppe Mazzini, Giuseppe Garibaldi, Andrea Costa…), d’identifier une liste d’ouvrages qui correspond au « canon littéraire » des patriotes du Risorgimento [Banti 2000].
On s’aperçoit que les patriotes n’étaient pas motivés par des considérations socio-économiques, mais qu’ils se sentirent bel et bien entraînés par la force d’attraction d’un horizon idéal et symbolique à atteindre, véhiculé par les constructions littéraires. Leur engagement n’était pas dicté par des idéaux génériques de liberté ou d’égalité, ni par la défense d’intérêts de classe ou de corporation : ils se définissaient en premier lieu comme des patriotes, c’est-à-dire comme des individus ayant le devoir de parler et d’agir au nom de la patrie, de la nation, d’une communauté pour laquelle ils étaient prêts à sacrifier leur vie, même s’il n’était pas facile de la voir, de la sentir ou de l’identifier, en comparaison avec leur propre ville ou leur propre terre d’origine.
En écoutant leurs mémoires, la motivation fondamentale des jeunes hommes et femmes qui prirent la décision de faire partie des sectes, des associations, des conspirations, des barricades et des armées de volontaires, fut l’idée de nation mise en scène dans des œuvres littéraires rédigées par une poignée d’intellectuels particulièrement créatifs, et non principalement leur mal-être économique ou social. Les jeunes patriotes furent enthousiasmés par une série de textes à caractère principalement artistique et littéraire (tragédies, poésies, romans), généralement publiés dans la première moitié du XIXe siècle, formant un « canon » de la mythologie nationale. Ils décrivent leur expérience de lecture de ces œuvres littéraires, dans leur jeunesse, comme un véritable moment d’illumination, qui eut un impact supérieur à toute autre forme d’initiation à la nation (même s’il ne faut pas sous-évaluer le rôle des milieux littéraires – salons, cafés, milieux étudiants – ainsi que des structures associatives, politisées ou non, dans la diffusion et surtout dans l’interprétation de l’idée de nation).
Les œuvres « canoniques » des patriotes comprennent aussi bien des poésies patriotiques, des tragédies, des romans, des essais historiques, jusqu’aux mélodrames de Verdi19. Ces œuvres rendent bien compte de l’effervescence poétique qui caractérise la première moitié du XIXe siècle, évoquée par les critiques contemporains comme « le temps des prophètes » [Bénichou 1977]. Au cours de cette période, les auteurs, qui forment une nouvelle classe, celle des lettrés (dotti), se représentent leur rôle de manière extrêmement ambitieuse : ils se veulent les interprètes de l’esprit de l’époque, qui s’incarne désormais dans le peuple et non plus dans les princes, les prophètes des temps futurs, voire les prêtres autoproclamés de nouvelles religions, comme Mazzini. Ces auteurs déclarent avoir poursuivi un idéal de poésie civile, dont l’objectif politique est le réveil des Italiens à la prise de conscience de leur italianité20.
Le cas particulier de la formation politique de Mazzini est une bonne illustration du rôle de la littérature dans le destin des patriotes. Mazzini raconte, dans ses Note autobiographique, ses mémoires autobiographiques rédigées 1861 qui servent de préface à l’édition complète de ses écrits, sa découverte de la nation, lorsqu’il croise, dans les rues de Gênes, des insurgés exilés ayant participé aux premières tentatives de soulèvement en Italie en mars 1821. Ce jour-là, la pensée se forme en lui que l’on pouvait et donc que l’on devait lutter pour la liberté de la patrie. Mais le sens de cet épisode lui apparaît clairement seulement à travers la lecture d’un livre, le roman de Foscolo Dernières lettres de Jacopo Ortis :
L’Ortis, qui tomba alors entre mes mains, me rendit fanatique : je l’appris par cœur. La chose alla si loin que ma pauvre mère craignait un suicide21.
La signification politique de la réalité perçue, qui touche profondément son imagination, est décrite par le biais de la lecture d’un roman qui donne à l’expérience de l’exil toute son épaisseur de drame humain et politique. Ce furent ses lectures à caractère littéraire qui permirent d’allumer le « feu sacré » chez Mazzini, les proses et les vers qui parlaient d’Italie et de liberté, comme on peut le voir dans ses cahiers de jeunesse22. Mazzini ajoute même que la littérature avait été sa première passion, et qu’il avait songé en faire son métier, si la politique ne s’était pas présentée à lui avec les caractères de la nécessité et de l’urgence23. Le champ littéraire, où dominait « la doctrine française erronée de l’art pour l’art », suscitait chez Mazzini « la vocation de renoncer à la voie des Lettres pour tenter celle plus directe de l’action politique », mais il ajoute a posteriori : « ceci fut mon premier grand sacrifice »24. Mazzini explique que son véritable idéal aurait été d’écrire des drames et des romans historiques, mais qu’il fut contraint à une autre vie « par la faute des temps et pour la honte de l’abjection italienne ». Néanmoins, la voie des lettres lui semblait la seule possible pour rejoindre celle de l’action, dans le contexte de sujétion de l’Italie aux puissances étrangères et de censure qui en découlait25. En retraçant son itinéraire, Mazzini identifie la constatation qu’il est impossible d’écrire librement dans une société non libre comme le motif de son passage initial de la vocation littéraire à la vocation politique, puis de nouveau de la politique à la littérature, car elle est le seul moyen de lutter au nom de la liberté. Selon cette reconstruction a posteriori, Mazzini découvrit la connexion entre la question littéraire et la question politique en 1827 – connexion d’autant moins abstraite que les périodiques auxquels il collabora en 1828-1829 furent censurés puis supprimés aussi bien dans le Royaume de Savoie que dans le Grand-duché de Toscane, pourtant réputé plus ouvert. Pour Mazzini, ce qui caractérise depuis l’origine l’idée nationale est son lien avec la littérature : il est convaincu que depuis la naissance d’une littérature italienne (avec Dante et Pétrarque), la volonté nationale des Italiens a cherché et a trouvé son expression dans la poésie. Par conséquent, l’idée nationale revêt un caractère essentiellement poétique, littéraire, humaniste, suivant un filon qui se prolonge, sans interruption, de Pétrarque jusqu’au présent. Mazzini décide ainsi de participer à la création, à Gênes, d’une première revue littéraire l’Indicatore genovese¸ qui a pour mission de diffuser, par le biais de comptes rendus et d’essais littéraires, les idées romantiques en faveur de la liberté et du patriotisme :
« Personne ne disait que le Romantisme était en Italie la bataille de la Liberté contre l’oppression, la bataille de l’Indépendance contre toute forme ou norme non choisie par nous en vertu de notre inspiration individuelle et de la pensée collective qui frémissait dans les tripes du pays. Nous nous chargeâmes de le dire26 ».
Dans ses articles pour l’Indicatore, Mazzini offre déjà une image précise du sens qu’il attribue à la littérature, comme engagement éthique et civil, outre que comme instrument d’éducation. Il rédige des essais critiques sur la question du romantisme, sur des auteurs étrangers tels que Walter Scott, Schlegel et Goethe, ainsi que sur quelques uns de ses contemporains (Manzoni et Guerrazzi notamment). Après la suppression du journal génois, Mazzini participe également à l’Indicatore livornese, fondé début 1829 par Francesco Domenico Guerrazzi et Carlo Bini, qui survit jusqu’en février 1830. Ses articles sont caractérisés par des tonalités patriotiques plus marquées, rendues possibles par la relative tolérance de la censure toscane.
C’est donc la littérature qui provoqua chez le patriote le besoin de patrie, et son langage politique lui-même est tiré de la littérature. La littérature l’a mis sur les traces de la politique, et à partir de la littérature il se lança dans l’action politique avec une passion qui garda toujours une empreinte littéraire. C’est d’ailleurs certainement la raison pour laquelle ses écrits figurent parmi les œuvres canoniques fréquemment citées dans les mémoires des patriotes analysés par Banti27.
Mazzini ne cesse également de réfléchir au rôle de la littérature dans la vie des nations et à la mission particulière des poètes, et il publie régulièrement des essais qui analysent les tendances littéraires du moment. Il explicite les grandes lignes de ce qu’il considère comme « la fonction de la poésie » dans son essai Foi et avenir :
Langue prophétique de l’Humanité, européenne par le fond et nationale par ses formes, [la poésie] parlera de cette patrie des patries aux nations jusqu’ici divisées ; elle sera l’image artistique de la grande synthèse. […] Elle chantera les joies du martyre, l’immortalité des vaincus, les larmes qui lavent, les souffrances qui expient et relèvent, les souvenirs et les espérances, les traditions d’un monde au berceau d’un autre.[…] Elle apprendra aux jeunes hommes ce qu’il y a de plus grand dans le dévouement, la constance, de plus sublime dans le sacrifice, le silence, de plus divin dans la foi, être seuls et ne pas désespérer : une existence de tortures méconnues, inconnues : une vie de déceptions, d’amertumes, et de profondes blessures : et pas une plainte, une croyance dans l’avenir ; un travail de chaque heure pour l’avenir ; et pas un espoir d’en jouir28.
Pour Mazzini, il est évident que l’art est une « manifestation éminemment sociale » qui a la mission spéciale d’exhorter les hommes à transformer la pensée en action ; il doit réveiller les peuples du sommeil dogmatique des tyrannies et soutenir les combattants dans leurs luttes.
La politique de la plume
« [Le poète] doit marcher devant les peuples comme une lumière et leur montrer le chemin »
(Victor Hugo29)
Si d’un côté les patriotes et les personnalités politiques de l’Italie se servirent de la littérature comme d’un bréviaire de patriotisme et d’un programme pour l’action, de l’autre les intellectuels ont occupé un rôle croissant dans la vie sociale et politique. En effet, au cours du XIXe siècle, la littérature s’est imposée comme valeur éminente [Sartre 1948, Dubois 1978] : la classe politique est obligée de se mesurer aux intellectuels pour obtenir et pour conserver un consensus qui n’est plus garanti par l’alliance du trône et de l’autel, mais qui est soutenu par une nouvelle religion civile, possédant ses propres cultes et sa liturgie. Celle-ci est célébrée par les poètes vates (on pense notamment à Lamartine, Vigny et Hugo en France, et à Alfieri, Carducci et D’Annunzio en Italie), munis d’un charisme comparable à celui du pouvoir sacerdotal: non content d’exprimer ses impressions individuelles, le vates cherchait à montrer à ses concitoyens, à ses compatriotes, à tous les hommes, une direction à suivre dans la vie. La poésie du vates objectivait une aspiration morale ou politique : en un vers, une image, il savait condenser l’expression des aspirations d’un temps ou d’un peuple. Le développement du Romantisme a accentué le mythe du vates comme un guide spirituel moderne de la nouvelle bourgeoisie nationale européenne [Bénichou 1988, Charle 1996, Mosse 1980]. Le rapport entre le pouvoir politique et les intellectuels a changé : les poètes non seulement pensent, écrivent, débattent, mais se révèlent aussi des orateurs convainquant et il leur arrive de plus en plus de concevoir des réformes, d’assumer des charges politiques, voire de prendre les armes quand la situation l’impose.
Vittorio Alfieri30 représente le premier modèle démiurgique et rhétorique qui ouvre la saison de la littérature-actiondu Risorgimento : il est véritablement le créateur en Italie de l’intellectuel moderne, qui remplace l’otium litteratum par l’engagement [Ghidetti 2004]. Ce rôle particulier assumé par les intellectuels au tournant du XVIIIe siècle est illustré par Alexis de Tocqueville dans le Livre III de L’ancien régime et la Révolution. Il explique « comment, vers le milieu du XVIIIe siècle, les hommes de lettres devinrent les principaux hommes politiques du pays, et [l]es effets qui en résultèrent »31 : ces intellectuels vivaient « dans l’éloignement presque infini de la pratique, aucune expérience ne venait tempérer les ardeurs de leur naturel ; rien ne les avertissait des obstacles que les faits existants pouvaient apporter aux réformes même les plus désirables ; ils n’avaient nulle idée des périls qui accompagnent toujours les révolutions les plus nécessaires ». Si bien que, dans la ferveur de la spéculation purement idéologique, « la vie politique fut violemment refoulée dans la littérature, et les écrivains, prenant en main la direction de l’opinion, se trouvèrent un moment tenir la place que les chefs de parti occupent d’ordinaire dans les pays libres ». Même si Alfieri, contrairement aux écrivains français, n’a pas eu la possibilité de voir déboucher son engagement théorique dans la réalité historique et politique italienne, ses essais politiques,rédigés au même moment que ses tragédies (Philippe, Polynice, Antigone, Oreste, Octavia, Don Garzia, Marie Stuart…), ont crée les conditions d’une irruption des motifs littéraires en politique et d’une participation active des artistes à l’élaboration des programmes d’action politique mis en œuvre plus tard. Les élites politiques et intellectuelles l’ont considéré en effet comme le précurseur des aspirations libérales et nationales, pour le lien qu’il a su opérer dans ses réflexions politiques entre patrie et liberté32. Il a enfin magistralement décrit la prosopopée du « sublime écrivain », véritable demi-dieu, titan préromantique qui domine l’espace et le temps et dont l’œuvre prophétique in posterum valescit. Il a en effet contribué à l’éducation des nouvelles générations et a accéléré la formation d’une conscience nationale en donnant une des premières définitions idéologiques des valeurs de l’« éthique civile » et de l’appartenance nationale, ensuite reprises par les poètes majeurs du XIXe siècle : Foscolo, Leopardi, Manzoni et Carducci [Russo 1960, Sterpos 2009]. Lui-même a incarné le prototype de « l’Italien nouveau » imaginé par la religion civile à partir du Risorgimento et jusqu’au deuxième après-guerre, dont le charisme de poète-vate est lié à la conviction de son rôle irremplaçable de pédagogue civil, propre des élites politiques et intellectuelles italiennes – qui la transmettent ensuite aux classes moyennes. Il n’est donc pas étonnant que l’autobiographie d’Alfieri, sa Vie écrite par lui-même (Vita scritta da esso), rédigée de 1788 à 1803, acquiert une importance éminente parmi les livres de lecture du Risorgimento : sa valeur immédiate d’exemple a eu un effet direct sur la formation civique des Italiens, notamment sur la génération des insurgés de 182133, qui ont développé un véritable fétichisme national-patriotique pour le poète, se manifestant dans des rituels empruntés à la religion catholique (autodafés de textes abhorrés par Alfieri, adoration de ses objets personnels et reliques, récitation fervente de ses vers…).
À partir des années 1830, le lien entre expérience littéraire et expérience politique s’affirma de la manière la plus intégrale, et de nombreux intellectuels se plongèrent dans le vif des batailles idéologiques et politiques, en cherchant à intervenir directement sur la réalité. La littérature reflète également les fractures internes parmi les différentes orientations de la politique risorgimentale (démocrates et républicains, catholiques, libéraux et modérés). La production littéraire se fait instrument pour faire passer des messages d’indépendance nationale et laisse apparaître assez clairement deux écoles : la « démocrate » et la « catholique libérale ». Les œuvres, qui s’adressent à un public élargi, exploitent le succès des différents genres « romantiques » (roman historique, poésie patriotique et plus généralement toutes les formes lyriques et sentimentales). Les intellectuels d’orientation démocrate, fascinés par les enseignements de Mazzini, ont projeté dans leurs écrits leurs expériences humaines et politiques sur un plan idéal. Certains ont participé à des actions audacieuses et souvent malheureuses. On pense par exemple au poète vénitien Arnaldo Fusinato (1817-1889), auteur du Chant des insurgés (Canto degli insorti) tandis qu’il combattait au premier rang, en mars 1848, pour défendre la ville de Venise contre les Autrichiens. La poésie patriotique avait la fonction de soutien immédiat et choral à l’action politique et militaire, par le biais d’un langage simplifié, proche de l’ébauche. Le représentant le plus célèbre du poète-combattant est sans aucun doute Goffredo Mameli (1827-1849), auteur d’hymnes patriotiques, dont le plus populaire, Canto degli Italiani (plus connu comme Inno di Mameli ou Fratelli d’Italia), mis en musique par Michele Novaro, est devenu l’hymne national italien en 1946. Mameli a été très vite attiré par l’esprit patriotique : il a participé par exemple à l’exposition du tricolore en 1846 à Gênes pour fêter le départ des Autrichiens, et il a tout juste vingt ans lorsqu’il rédige son plus célèbre chant. En 1848, il a organisé une expédition pour venir en aide aux insurgés de Milan, et suite à cette entreprise couronnée de succès il est enrôlé comme capitaine dans l’armée de volontaires de Giuseppe Garibaldi. Il composa alors un second chant patriotique, l’Inno militare, mis en musique par Giuseppe Verdi. De retour à Gênes, il se consacra à la composition musicale et dirigea le journal Diario del Popolo, mais il rejoint bien vite Rome pour la proclamation de la République de Mazzini, Armellini et Saffi, en février 1849, puis Florence, où il mena campagne pour la fondation d’un Etat unitaire entre le Latium et la Toscane. Il est blessé par accident à la jambe lorsqu’il participait à la défense de la République romaine et mourut d’une infection à seulement vingt-deux ans. Son Canto degli Italiani a obtenu une notoriété immédiate et très large dans les principales villes du Nord et du Centre de la péninsule entre 1848 et 187034, même s’il n’est pas tout de suite devenu l’hymne des combattants pour l’indépendance et l’unification du pays. Mameli, en composant ses hymnes, a repris une tradition ancienne, d’ascendance classique : il emploie un ton élevé et solennel, selon les principes éducatifs de la culture romantique risorgimentale, ayant pour but de pousser les lecteurs à l’action patriotique35. Toute l’œuvre et l’activité de la brève vie de Mameli semblent inspirées par la pensée de Mazzini, et notamment par son binôme « Pensée et Action » : on a vu sa participation active aux combats pour la libération de l’Italie lors du Printemps des peuples ; même les paroles de ses poèmes civils représentent une sorte de traduction, sous la forme d’images et d’exhortations, de la pensée de Mazzini36, et pour leur intention explicite de convaincre et de trouver des adeptes elles sont en elles-mêmes des « actions ». Dans le camp des libéraux modérés piémontais, on peut également citer le marquis Massimo Taparelli D’Azeglio (1798-1866), peintre et auteur de plusieurs romans historiques. Dans Ettore Fieramosca ossia la disfida di Barletta (1833),il raconte les aventures typiquement romantiques et chevaleresques autour d’un épisode des guerres d’Italie du XVIe siècle. Il s’est ensuite engagé dans le camp des patriotes néoguelfes37et a publié des essais politiques, avant d’occuper différentes charges politiques pour le gouvernement piémontais. Son parcours mêle intimement l’art, la littérature et la politique : apprécié notamment pour ses tableaux de paysage, il est également l’auteur de peintures historiques, reflétant directement son idéologie politique, qu’il expose régulièrement entre 1831 et 1848. Après l’Unité, il commença la composition de son œuvre autobiographique I miei ricordi, écrite en style colloquial, simple et clair, qui a été lu par plusieurs générations d’Italiens comme un modèle de vie « risorgimentale » : écrit avec des intentions explicitement éducatives, il vise à la formation morale et intellectuelle d’« Italiens qui sachent accomplir leur devoir ».
Dans les dernières décennies du siècle, le poète-professeur Giosue Carducci38 a récupéré à son profit le rôle du vate et a réussi à atteindre une position dominante dans la culture italienne. En l’espace d’une vingtaine d’années, de la publication de ses Rime di San Miniato en 1857 jusqu’à la première édition de ses Odes barbares en 1877, il a imposé son hégémonie intellectuelle sur l’Italie, devenant le leader moral de la bourgeoisie italienne fin de siècle et réussissant à influencer et à modeler l’opinion publique de son pays. Carducci est l’objet d’une reconnaissance très large auprès d’un public extrêmement varié : professeurs, académies, cénacles locaux, salons, fonctionnaires et employés, journalistes, associations issues de la gauche risorgimentale, femmes… En 1860, trois ans à peine après la publication de son premier recueil de poèmes, il est choisi pour occuper la chaire de littérature de Bologne, consécration qui, à l’époque, vaut tous les prix académiques. À l’Université, après des premières années difficiles, des disciples enthousiastes, étudiants et poètes de toute l’Italie se pressaient en foule à ses cours ; il a multiplié les titres et les reconnaissances39, et les plus hauts personnages de l’État italien ont veillé à sa protection40. La position progressivement conquise par le poète dans le monde intellectuel de son temps est notamment due à un cumul de rôles, ce qui montre son savoir-faire dans tous les domaines (enseignement, poésie, critique, administration, politique). Il a collaboré aux grandes entreprises éditoriales de l’époque et a profité de l’essor du marché des revues et journaux. Enfin, en plus de ses publications polémiques et littéraires, Carducci a écrit des textes pour les commémorations publiques, des discours de circonstance et des épigraphes, et il a collaboré à presque toutes les grandes célébrations de l’époque. Tout ceci lui a permis d’exercer un magistère moral et politique comparable à celui d’un Hugo en France au début de la Troisième République. Ses interventions multiples ont fini inévitablement par lui interdire des prises de position politiques trop tranchées, mais ont favorisé la longévité du consensus à son égard.
Il a bénéficié d’un contexte favorable, où les gens de lettres, écrivains, publicistes et journalistes ont acquis un rôle croissant dans la vie sociale, politique et littéraire, où ils faisaient entendre leur voix pour contribuer à l’édification de la nouvelle Italie. Carducci choisit de « s’engager », d’assumer ses responsabilités et ses convictions pour penser et commenter la politique de « nationalisation » de l’Italie, et la société italienne l’a accueilli et célébré comme chantre de la patrie et poète de l’italianité. Son œuvre relate les réalisations politiques et les ratés des différentes étapes qui jalonnent l’histoire de la seconde moitié du XIXe siècle : le poète a donné à la nation une image d’elle-même, et a conditionné profondément et durablement les jeunes générations de lecteurs dans leurs choix politiques41. En effet, si Carducci agit principalement en écrivain, par des interventions écrites ou des œuvres plus que par les voies ordinaires de la politique – éloquence tribunicienne et militantisme parlementaire –, son activité politique a été intense, notamment au sein d’associations, et ses positions personnelles ont pu attirer à lui tous ceux qui se reconnaissent en elles.
Carducci considérait en effet l’engagement politique réel comme le prolongement presque obligatoire d’une magistrature intellectuelle placée sous le signe du combat pour la formation de la nation italienne. Dès qu’il arriva à Bologne, en 1860, il commença à prendre contact avec les groupes démocrates locaux et il entra également en relation avec les représentants de la démocratie italienne à l’échelle nationale (d’abord l’opposition républicaine, puis les « démocrates monarchistes »). En 1876, il est élu député républicain par le collège électoral de Lugo en Romagne (mais il ne peut pas siéger), et de nouveau, en 1886, les groupements radicaux le poussèrent à se porter candidat aux élections législatives. Carducci, au cours des années 1880 et surtout 1890, a répondu au besoin de « nationaliser » l’opinion publique italienne par le biais de ses discours, de ses articles et surtout de ses vers. Il a plaidé pour sa vision démocratique du Royaume d’Italie, a insisté sur l’idée de « monarchie populaire » et a soutenu toutes les initiatives visant à renforcer la « religion civile » de l’unité. Sa cause a été reconnue par ses contemporains comme étant celle du patriotisme et de l’honneur italien. Mais ils ont reconnu aussi qu’il exprimait avec force la contestation qui frappait à l’époque l’ensemble des élites dirigeantes de l’Italie, dont le pouvoir était sérieusement remis en cause. La figure de Carducci a ainsi représenté l’âge d’or des lettres dans la cité. Il a eu une action considérable sur la sécularisation de la société italienne en y diffusant le culte des grands hommes, par l’élaboration de symboles héroïques visant à créer une nouvelle religion, civile et laïque, et d’une mythologie de la nation qui a eu une large influence sur ses contemporains [Fournier-Finocchiaro 2006]. Il a montré le poids particuliers des poètes en Italie, et la force de la poésie comme moyen de communication idéologique efficace. Enfin, en tant que poète, éducateur et militant, il a donné sa contribution nouvelle, essentielle et originale à l’art de gouverner.
Conclusion
En somme, au XIXe siècle, le parcours des vates montre qu’il n’existe aucune dissociation entre l’œuvre et l’action : la réflexion intellectuelle et la production artistique engagée ont un débouché naturel dans la politique. Ceci n’implique pas pour autant que les écrivains abdiquent leur liberté pour suivre aveuglément un parti. Avant la naissance des partis de masse organisés, leur rôle est plutôt d’imaginer et de penser la politique, ainsi que de procéder à l’éducation civique des couches supérieures de la société, qui en feront ensuite profiter le « peuple ».
Il faut attendre le début du XXe siècle pour que le nationalisme place l’écrivain et l’intellectuel en position de leader et de meneur de foules. C’est en particulier avec Gabriele d’Annunzio que trouve son accomplissement une construction visionnaire de l’action politique dont le centre est constitué par l’écrivain lui-même. D’Annunzio, qui a inauguré le passage du poète vates au « poète soldat » [Mosse 1980], a défendu l’idée que la créativité du génie possède en soi une valeur politique qui le rend naturellement capable de transformer l’Italie en une grande puissance. Il appelle ainsi à la libération des masses italiennes des médiocres aspirations de leurs élites politiques par le biais des poètes-prophètes. L’Italien « nouveau » doit surgir de l’action démiurgique du politicien-artiste, capable de le forger par le biais d’une manipulation oratoire du public. Les rituels collectifs mis en place par D’Annunzio lors de son occupation de la ville de Fiume en 1919 ont offert sur un plateau d’argent son imaginaire politique au régime fasciste. C’est ainsi que s’est accomplie la définitive transfiguration de l’image du poète-vates en celui du producteur de propagande, en mesure de communiquer les mythes nécessaires à l’organisation idéologique et à la gestion politique de la naissante société de masse. Or, lorsque le poète abandonne sa place dans le Panthéon des lettres italiennes pour devenir lui-même le commandant de ses troupes, son charisme idéologique est davantage dû à son rôle de « héros » et de « patriote » qu’à ses capacités littéraires. Il est d’ailleurs inévitable que D’Annunzio, qui n’est pas un politicien au sens propre (même en 1915 lorsqu’il joue un rôle capital pour l’entrée de l’Italie dans la première guerre mondiale, puis en 1922-1924 au moment de la conquête fasciste du pouvoir), soit finalement écarté de la gestion politique de l’Italie par Mussolini, qui lui retire des mains le rôle de constructeur de l’Italien « nouveau » dans le régime totalitaire qu’il a réussi à stabiliser à la fin des années 1920.
Ainsi, au cours du XXe siècle, injustement nommé « siècle des intellectuels », se produit au final leur marginalisation. La constitution des partis de masse a en effet dessiné un nouvel espace politique où les intellectuels, et notamment les poètes, accusés de ne pas savoir adopter un style « national-populaire », se retrouvent au final aux marges d’un système politique qui ne leur laisse plus que le choix entre d’un côté un rôle de prestation médiatique vouée à promouvoir un candidat et de l’autre celui d’imprécateur qui proteste et conteste le système, mais qui ne peut accéder au pouvoir.
1 Pour un tableau synthétique de l’Italie de l’époque, voir Pécout 1997.
2 D’après Victor Hugo, Ce siècle avait deux ans !, in Id., Les Orientales. Les Feuilles d’automne, éd. P. Albouy, Paris, Gallimard, 1966, p. 193: « Si ma tête, fournaise où mon esprit s’allume, /Jette le vers d’airain qui bouillonne et qui fume /Dans le rythme profond, moule mystérieux /D’où sort la strophe ouvrant ses ailes dans les cieux ; /C’est que l’amour, la tombe, et la gloire, et la vie, /L’onde qui fuit, par l’onde incessamment suivie, /Tout souffle, tout rayon, ou propice ou fatal, /Fait reluire et vibrer mon âme de cristal, /Mon âme aux mille voix, que le Dieu que j’adore /Mit au centre de tout comme un écho sonore ! ».
3 G. Carducci, Presso la tomba di Francesco Petrarca (1874), in Opere, Edizione Nazionale, vol. VII, Bologna, Zanichelli, 1935, p. 346. [« Quando il principe di Metternich disse l’Italia essere una espressione geografica, non aveva capito la cosa ; ella era un’espressione letteraria, una tradizione poetica »]
4 Filippo Buonarroti (1761-1835), révolutionnaire originaire de Pise, avait tenté d’infléchir les idées jacobines, avant même l’arrivée des républicains français, en adhérant à la « Conjuration des égaux » guidée par Babeuf (mai 1796) et en dessinant des projets de réforme sociale pour l’Italie où on a cru identifier des racines du socialisme (parmi ses écrits, on peut citer la chronique passionnée Conspiration pour l’Égalité dite de Babeuf, de 1828).
5 À partir de Dante et de son cri « Ahi serva Italia ! », Pétrarque exprime lui aussi son sentiment d’impuissance face aux « plaies mortelles » dont il voit recouvert le beau corps de son Italie (Italia mia…) et Machiavel sent l’urgence qu’un prince se décide à réunir les forces italiennes contre les occupants de la péninsule.
6 Ugo Foscolo (1878-1827) est l’auteur de poèmes, de tragédies et d’un roman à succès (Dernières Lettres de Jacopo Ortis). Récit autobiographique sous forme de journal épistolaire (inspiré du Werther de Goethe), Foscolo y retrace les tourments et le suicide d’un jeune héros, Jacopo, déchiré par une passion malheureuse et accablé par la servitude de sa patrie, Venise. Au fil du roman, le thème amoureux s’estompe pour fournir l’occasion de véritables réflexions d’ordre socio-politique sur la situation politique italienne de l’époque.
7 Vincenzo Monti (1754-1828) est le principal représentant de l’esthétique néoclassique. Installé à Rome, il prend une position antirévolutionnaire (La Bassvillienne, 1793) ; mais devant le succès des offensives napoléoniennes, il s’enfuit à Milan où il se transforme en démocrate convaincu (La Superstition, 1797) puis s’exile à Paris. À la chute de l’Empereur, il compose des œuvres courtisanes pour les Autrichiens, tout en prônant la valorisation d’une langue littéraire nationale (Proposition de quelques corrections et ajouts au Dictionnaire de la Crusca, 1817-1826). Sur l’éloquence de Monti, voir notamment Tongiorgi 1997.
8 U. Foscolo, Ultime lettere di Jacopo Ortis, éd. G. Ioli, Turin, Einaudi, 1995, p. 111. [« Dianzi io adorava le sepulture del Galileo, del Machiavelli e di Michelangelo ; contemplandole io tremava preso da un brivido sacro […] Presso a que’ marmi mi parea di rivivere in quegli anni miei fervidi, quand’io vegliando su gli scritti de’ grandi mortali mi gittava con la immaginazione fra i plausi delle generazioni future. »].
9 L’église accueillait les sépultures de personnages aussi illustres que Machiavel, Galilée, Michel-Ange, Vasari, Lorenzo Ghiberti, Vittorio Alfieri. Aujourd’hui, le Panthéon des gloires italiennes accueille également Ugo Foscolo, Gioacchino Rossini ainsi que le cénotaphe de Dante Alighieri réalisé par Stefano Ricci en 1829. On peut également y admirer les œuvres des plus grands artistes : Cimabue, Giotto et toute son école, Brunelleschi, Donatello, Vasari, Ghiberti, Orcagna, Gaddi, Della Robbia, Giovanni da Milano, Bronzino, Michelozzo, Veneziano, Maso di Banco, Giuliano da Sangallo, Benedetto da Maiano, Canova.
10 Hazard 1910, p. 291.
11 On doit tout de même citer l’ouvrage consacré par Francesco Lomonaco aux condottieri italiens, Vite dei famosi capitani d’Italia (1804).
12 Voir aussi M. Colin, « Dante en Italie entre néoclassicisme et Romantisme : du retour au mythe » et L. Fournier-Finocchiaro, « Le culte de Dante dans l’Italie postunitaire » in Dante et ses lecteurs (du Moyen Age au XXe siècle), Poitiers, La Licorne, 2001, respectivement aux pages 51-64 et 65-78.
13 Monti y met en scène la mort, puis le voyage surnaturel du trépassé Nicolas-Jean Hugon de Basseville, secrétaire de la légation française à Rome, condamné et exécuté en janvier 1793 après avoir provoqué une émeute en voulant imposer le drapeau tricolore de la République. Monti emprunte à Dante non seulement le thème du voyage surnaturel, mais aussi la structure générale et les procédés de versification, ainsi que des motifs et épisodes ponctuels, et enfin le style et la langue de la Comédie qu’il se plaît à pasticher.
14 A son arrivée à Milan, Napoléon avait en effet affirmé : « Tous les hommes de génie, tous ceux qui ont obtenu un rang distingué dans la république des lettres, quel que soit le pays qui les ait vus naître, sont Français. » (Au citoyen Oriani, 24 mai 1796). [http://www.gutenberg.org/files/12230/12230-h/12230-h.htm]
15 Giuseppe Mazzini (1805-1872), avec Cavour, Garibaldi et Victor-Emmanuel II, est considéré comme une figure tutélaire du Risorgimento italien et l’un des pères de l’unité italienne. Il a rassemblé des patriotes dans son mouvement, la Jeune-Italie (1831), et n’a cessé d’organiser des complots et insurrections pour réaliser son projet de libération de la péninsule et d’avènement d’une république italienne unitaire. Ayant passé l’essentiel de sa vie en exil, il est à l’échelle européenne l’un des principaux théoriciens de la démocratie moderne, de l’Etat-nation et de la question sociale.
16 G. Mazzini, Dell’amor patrio di Dante (1826), in Scritti editi ed inediti, Imola, Galeati, vol. 1, 1906, p. 17, 21-22 : « In tutti i suoi scritti, di qualunque genere essi siano, traluce sempre sotto forme diverse l’amore immenso, ch’ei portava alla patria […] Studiate Dante ; da quelle pagine profondamente energiche, succhiate quello sdegno magnanimo, onde l’esule illustre nudriva l’anima ; ché l’ira contro i vizi e le corruttele è virtú. - Apprendete da lui, come si serva alla terra natía, finché l’oprare non è vietato ; come si viva nella sciagura. – La forza delle cose molto ci ha tolto ; ma nessuno può torci i nostri grandi ; né l’invidia, né l’indifferenza della servitú poté struggerne i nomi, ed i monumenti; ed ora stanno come quelle colonne, che s’affacciano al pellegrino nelle mute solitudini dell’Egitto, e gli additano, che in que’ luoghi fu possente città. – Circondiamo d’affetto figliale la loro memoria. ».
17 Sur l’achèvement de la construction de la « nation de papier » dans l’Italie postunitaire, voir Raimondi 1998 et Fournier-Finocchiaro 2007.
18 G. Mazzini, Pensieri. Ai poeti del secolo XIX, in Scritti editi ed inediti, vol. I, p. 363 [« la Poesia è vita, moto, foco d’azione, stella che illumina il cammino dell’avvenire, colonna di luce che passeggia davanti a’ popoli »]
19 Banti dresse une liste indicative des œuvres les plus citées en les séparant par genre. Parmi les œuvres poétiques, on trouve les recueils de Giusti et Berchet ; les poésies patriotiques de Leopardi, les Tombeaux de Foscolo ; L’Exilé de Giannone ; Fratelli d’Italia de Mameli, Marzo 1821 de Manzoni ; Il Risorgimento de Poerio. Parmi les romans : Le Ultime lettere di Jacopo Ortis de Foscolo ; Platone in Italia de Cuoco ; L’Assedio di Firenze de Guerrazzi ; Ettore Fieramosca et Niccolò de’ Lapi de D’Azeglio. Parmi les tragédies : Giovanni da Procida et Arnaldo da Brescia de Niccolini ; Francesca da Rimini de Pellico ; Il conte di Carmagnola et Adelchi de Manzoni. Parmi les mélodrames : Le siège de Corinthe, Moïse et Pharaon et Guillaume Tell de Rossini ; Donna Caritea de Mercadante ; Norma de Bellini ; Marino Faliero de Donizetti ; Nabucco, I Lombardi alla prima crociata, Ernani, Attila, Macbeth et La battaglia di Legnano de Verdi. Parmi les essais historiques : Saggio sulla Rivoluzione di Napoli del 1799 de Cuoco ; Storia sul reame di Napoli de Colletta ; Storia d’Italia dal 1789 al 1814, Storia dei popoli italiani et Storia d’Italia continuata da quella di Guicciardini sino al 1789 de Botta ; La guerra del Vespro siciliano d’Amari. Parmi les mémoires : Le mie prigioni de Pellico ; les Memorie de Pepe. Parmi les essais politiques : Del primato morale e civile degli italiani de Gioberti ; Delle speranze d’Italia de Balbo ; Il Misogallo d’Alfieri ; et de façon générique les écrits de Mazzini [Banti 2000, p. 47-48].
20 Voir Giovanni Berchet qui, dans sa préface à l’édition parisienne de 1829 des Fantasie, intitulée Agli amici d’Italia, déclare : « Voi vi sarete accorti ch’io mi son messo sur una strada la quale non è giusto giusto quella indicata dall’estetica come conducente diritto allo scopo ultimo che l’arte poetica si prefigge per unico, sur una strada dove spesso fo sagrificio della pura intenzione estetica ad un’altra intenzione, dei doveri di poeta ai doveri di cittadino » (G. Berchet, Opere, I : Poesie, éd. E. Bellorini, Bari, Laterza, 1912, p. 66-67).
21 G. Mazzini, Note autobiografiche [1861-1866], in Scritti editi ed inediti, vol. LXXVII, p. 8 [« L’Ortis che mi capitò allora fra le mani, mi infanatichì : lo imparai a memoria. La cosa andò tanto oltre che la mia povera madre temeva di un suicidio »].
22 G. Mazzini, Zibaldone pisano, éd. R. Carmignani, Pise, Domus, 1955.
23 Il explique : « Senza Patria e Libertà noi potevamo avere forse profeti d’Arte, non Arte. Meglio era dunque consecrare la vita intorno al problema : Avremo noi patria ? E tentare direttamente la questione politica. L’Arte Italiana fiorirebbe, se per noi si riuscisse, sulle nostre tombe. », ibid., p. 10-11.
24 Ibid., p. 11.
25 Il explique : « La via dell’azione a ogni modo era chiusa ; e la questione letteraria mi parve campo ad aprirmela quando che fosse. », ibid. On reconnaît ici la thèse principale avancée par Alfieri dans son essai Du Prince et des lettres (voir infra).
26 Ibid., p. 88. [« Nessuno diceva che il Romanticismo era in Italia la battaglia della Libertà contro l’oppressione, la battaglia dell’Indipendenza contro ogni forma o norma non scelta da noi in virtù della nostra ispirazione individuale e del pensiero collettivo che fremeva nelle viscere del paese. Noi lo dicemmo»].
27 Banti cite notamment le témoignage de Giovanni Visconti Venosta (Ricordi di gioventù. Cose vedute o sapute, 1847-1860, éd. E. Di Nolfo, Milan, Rizzoli, 1959) : « Io avevo letto diversi scritti di Mazzini, e n’ero entusiasta. La sua fede nell’Italia e in Dio, il suo linguaggio mistico, umanitario, trovavano facilmente la via del mio cuore giovanile e della mia mente vergine di esperienza e di riflessione » (Banti 2000, p. 43)
28 G. Mazzini, Foi et avenir (1835), in Scritti editi ed inediti, vol.VI, p. 285-286.
29 V. Hugo, Préface des Nouvelles Odes (1824).
30 Vittorio Alfieri (1749-1803), après une jeunesse mondaine et voyageuse, exhala son amour de la liberté dans des tragédies d’inspiration antique et dans des essais politiques (notamment De la tyrannie, écrit entre 1777 et 1790, où la psychologie du tyran, celle de l’homme libre et les mécanismes du pouvoir absolu sont profondément analysés). D’abord favorable à la Révolution française, il en stigmatisa l’évolution et les violences dans le pamphlet antifrançais et antirévolutionnaire Il Misogallo (1799). On lui doit également plusieurs centaines de poèmes (Rime) et des essais où le héros classique et le poète sont associés dans un même idéal de rénovation nationale (notamment Du Prince et des lettres, en 1789, qui analyse le rapport entre littérature et action politique).
31 A. de Tocqueville, L’Ancien régime et la Révolution [1856], Paris, Gallimard, 1952, p. 144.
32 Voir notamment M. Fubini, « Patria e nazione nel pensiero dell’Alfieri », in Ritratto dell’Alfieri e altri studi alfieriani, Florence, La Nuova Italia, 1967, p. 151-165.
33 Sur l’effet de la Vita sur les jeunes, voir G. Gentile, « La tradizione alfieriana nella rivoluzione del Ventuno e negli scrittori piemontesi », in L’eredità di Vittorio Alfieri, Florence, Sansoni « Opere complete di Giovanni Gentile » (17), 1964, p. 55 et suiv.
34 Au même titre que quelques autres chansons célèbres : Addio mia bella addio du florentin Carlo Bosi, l’Inno a Garibaldi de Luigi Mercantini et Bandiera dei tre colori d’un auteur anonyme. Voir Franzina 1996.
35 Mameli est un fidèle mazzinien, et il est sensible aux idées de son maître, exprimées dans son essai Filosofia della musica (1836), selon lesquelles la musique a le pouvoir de susciter une forte exaltation émotive.
36 Notamment le concept mazzinien du peuple-nation, l’idée de la mission particulière de chaque peuple reçue de Dieu, ainsi que la défense de la théorie « unitaire » de Mazzini contre les propositions d’une fédération italienne.
37 Le néoguelfisme représente un courant historiographique important dans le Risorgimento italien : ses adhérents proposent la création d’une Italie fédéraliste, sous la direction du pape – qui aurait conservé sa souveraineté temporelle sur les États pontificaux. Cette proposition a semblé, même si brièvement, la voie maîtresse pour réaliser l’unité nationale en accord avec l’Église. Elle a connu son majeur succès lorsque le pape Pie ix a donné son appui à la guerre contre l’Autriche au cours des premiers mois de l’année 1848. Mais déjà l’allocution pontificale du 29 avril de cette même année tronque ses espoirs et la recherche d’une conciliation entre le catholicisme et la cause italienne se fait de plus en plus difficile.
38 Giosue Carducci (1835-1907) fut le premier écrivain italien à obtenir le prix Nobel (1906). Chantre officiel de la nouvelle Italie, professeur et humaniste classique, il participa activement à la vie politique de son temps. Élevé dans le culte des luttes héroïques du Risorgimento, puis adversaire acharné du gouvernement qui avait réalisé l’unité italienne, au nom des idéaux démocrates et républicains, il se rallie à la monarchie libérale lorsque la gauche entre au gouvernement.
39 En 1862, il est fait cavaliere, en 1876 il reçoit le titre de Commendatore della Corona d’Italia, en 1878 on lui propose l’Ordine civile di Savoia, mais il refuse de faire le serment de fidélité au roi. En 1893 il est nommé Cavaliere di Gran Croce et en octobre 1902 il est encore nommé Grand’Ufficiale dell’Ordine dei SS. Maurizio e Lazzaro.
40 En 1902, la reine décide de racheter la bibliothèque de Carducci, puis sa maison en 1906 pour pouvoir la conserver dans les lieux où il l’avait constituée. En octobre 1904, le Gouvernement lui assigne une pension nationale de 12000 lires en signe de reconnaissance. Pour couronner sa carrière, le 1er juin 1905, un décret royal lui remet la Croce dell’Ordine Civile di Savoia.
41 On pense par exemple au témoignage d’Enrico Thovez, à propos de la jeunesse de la fin du siècle : E. Thovez, Il pastore, il gregge e la zampogna, Naples, Ricciardi, 1910, p. 114. [« molta parte di essa era mossa meno dalla grandezza del suo ingegno che non dalla sua condotta politica : era determinata dal fatto che il Carducci era il cantore di Satana e l’apostolo più caldo della repubblica e della rivoluzione : gli studenti italiani sono sempre giacobini : ora [1909] sono socialisti, vent’anni sono erano repubblicani »].
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