N°12 / Discours et propagande Janvier 2008

Rhétorique de la propagande à Rome : trois exemples d’usage politique du lexique

Emilia Ndiaye

Résumé

Comme on a pu le constater récemment dans la rhétorique des candidats à l’élection présidentielle, la part du lexique est très grande dans la construction d’une propagande : César, Tacite et Quinte-Curce en fournissent trois exemples dans l’Antiquité romaine, à travers l’usage qu’ils font de la polysémie du mot barbarus, « ennemi étranger ». César établit une distinction entre les barbares Gaulois et Belges, qu’il présente comme « incapables de vaincre » et qu’il a donc légitimement conquis devant l’ennemi germain ou breton, barbare « menaçant ». Tacite fait ressortir la valeur de Corbulon face aux Parthes dont il démasque la faiblesse, par opposition à Paetus, qui, à cause de son incompétence, se laisse abuser par leur violence. Quant à Quinte-Curce, la rhétorique qu’il prête à Alexandre reflète la propagande du conquérant, que l’historien révèle comme telle en affirmant l’écart entre les Romains et les Barbares au lieu de l’annihiler.

As one could recently note in the rhetoric of the candidates to the presidential election, the vocabulary is very important in the construction of propaganda : Caesar, Tacitus and Curtius Rufus provide three examples of this in Roman Antiquity through their use of the polysemic word barbarus, “foreign enemy”. Caesar establishes a distinction between the Gallic and Belgian barbarians, whom he presents as “unable to win” and whom he thus legitimately conquered opposite to the German or Britton enemies, “threatening” barbarians. Tacitus emphasizes Corbulon’s merit in front of the Parthians of whom he uncovers the weakness, in contrast with Paetus who is misled by their violence because of his incompetence. As for Curtius Rufus, the rhetoric he attributes to Alexander reflects the conqueror’s propaganda that the historian shows as such by asserting the difference between the Romans and Barbarians instead of abolishing it.

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Au cours de la récente campagne présidentielle en France, plusieurs articles de presse ont été consacrés à la rhétorique des candidats, surtout à propos de leur lexique. On a souligné par exemple comment les uns s’emparaient du vocabulaire des autres, et réciproquement, ou l’habileté dont ils faisiaent preuve avec des expressions telles que « ordre juste » ou « rupture tranquille », dans lesquelles les termes rapprochés sont antinomiques. Nous voudrions proposer ici quelques exemples de ce travail rhétorique chez les auteurs latins, héritiers des sophistes grecs et lointains précurseurs de nos hommes politiques, en particulier par leur maîtrise du vocabulaire dans le cadre d’une propagande politique et idéologique. Cette habileté est plus facile à percevoir dans l’usage d’un mot polysémique comme barbarus, qui désigne l’étranger « barbare ». Nous verrons comment il est utilisé à des fins partisanes par trois auteurs très différents : César, Tacite et Quinte-Curce.

Barbarus est traduit la plupart du temps par « barbare » (avec ou sans majuscule) sans que le sens moderne, « sauvage, cruel, inhumain » corresponde  toujours aux valeurs sémantiques du mot latin. Le sens latin est en fait « étranger » et très souvent « ennemi étranger ». Les ennemis auxquels Rome s’est confrontée au cours de son histoire sont qualifiés, à un moment ou à un autre, de barbari par les auteurs latins. Cette dénomination peut s’appliquer à tous les peuples et les mêmes gens sont désignés tantôt par des termes objectifs comme l’ethnique-ktétique qui les concerne, les termes généraux« peuples », « troupes »ou « ennemis », tantôt par cet adjectif évaluatif, synonyme des autres mots de l’étranger ((Ndiaye 2005, 119-135). Les occurrences de barbarus ne sont donc rien moins que fortuites, elles sont conditionnées par le contexte énonciatif, la désignation dépend des intentions du locuteur et non de la qualité de l’objet désigné, puisque tout ennemi est susceptible d’être appelé barbarus. Le choix de cet adjectif n’est jamais neutre et relève d’un parti-pris idéologique, voire d’une propagande, comme nous allons le voir en ce qui concerne ces trois auteurs.

L’alternative concernant l’image que l’on veut donner de l’ennemi est la suivante : ou bien on souligne sa force et sa dangerosité pour accroître son propre mérite à le vaincre ; ou bien on constate sa faiblesse et son incompétence militaire, pour justifier sa défaite logique et inévitable. Les valeurs sémiques de barbarus peuvent être précisées à partir de deux notions : la feritas et la vanitas (Daugé 1981, 379-676). Le terme de feritas,« violence sauvage », englobe toutes les manifestations de la sauvagerie, comprise comme un excès de force : le barbarus est alors synonyme de menace. Celui de vanitas, « inconsistance », englobe toutes les marques de l’incompétence, c’est-à-dire ce qui signale un manque : le barbarus est alors synonyme de faiblesse. Les deux pôles, apparemment antithétiques, se combinent pour caractériser le barbarus par sa non-civilisation : la violence de la feritas le rejette vers la bestialité, mais la déficience due à la vanitas l’exclut également de la culture telle qu’elle est conçue par le Latins. La romanité se définit par l’humanitas dont les principales manifestations se résument dans les qualités suivantes : sagesse, modération, fermeté, piété, loyauté, justice, sérieux, prudence(Daugé 1981, 460). Le Romain et le barbarus se définissent ainsi dans un rapport antithétique : l’un est humanus, l’autre in-humanus.

Dès son origine, l’historiographie est considérée par les Anciens comme « une dépendance de la rhétorique » (Martin 2000, 22), sa visée est rhétorique tout autant qu’idéologique. Si les emplois de barbarus relèvent d’un choix rhétorique des auteurs, on est en droit de se demander de quelle barbarie exactement relève celui que les auteurs latins qualifient de barbarus : qu’est-ce qui motive le choix de cette désignation dans un texte donné ?

1. La majorité des occurrences de barbarus chez César, 31 sur 40, se trouvent dans La Guerre des Gaules (51 av. J.-C.). L’apologie personnelle dont l’auteur fait preuve dans cet ouvrage est reconnue de tous, dès l’Antiquité (Martin 2000, 14-21). À plusieurs reprises César déprécie ses ennemis par l’emploi de barbarus : tantôt pour expliquer leur révolte ou résistance, présentée comme une manifestation de leur sauvagerie, tantôt pour souligner leur absence de technique militaire, face à celle des Romains. La « démonstration » (Rambaud 1966, passim) de César visant à le faire apparaître comme l’ami et le défenseur des Gaulois face à leurs agresseurs germains, il convient de rendre les premiers moins barbares que les seconds, ou en tout cas d’une barbarie autre.

Les Gaulois sont qualifiés huit fois de barbari. C’est par inexpérience, ou impréparation, ou encore manque de jugement, que les différentes peuplades, Sédunes, Véragres, Morins ou Vénètes, se font battre. Par trois fois, l’adjectif imperitus, « incompétent, sans expérience » est associé à barbarus (1, 40, 9 - 44, 9 ; 4, 22, 1). En 3, 6, 2 , plusieurs éléments de la vanitas, prétention illusoire à l’emporter, incompétence militaire, faiblesse morale, déroute, sont concentrés en une phrase : « la Fortune ayant ainsi changé, ceux qui s’étaient flattés de s’emparer du camp sont enveloppés de toutes parts et massacrés, et des trente mille barbares […] plus du tiers fut tué, les autres, effrayés, sont poussés à la fuite et ne peuvent même pas rester sur les hauteurs ». Les autres occurrences se situent également dans des contextes où, d’une manière ou d’une autre, c’est l’incapacité des Gaulois à gagner les batailles qui ressort, face aux subtiles tactiques guerrières romaines (3, 14-23). Les huit occurrences concernant les Gaulois vont donc toutes du côté de la vanitas. On ne peut être plus clair - alors qu’on a pu souligner l’efficacité de leurs techniques guerrières et leurs probables victoires (Rawlings 1998, 182).

On peut y ajouterles quatre occurrences qui concernent les Gaulois Belges (4, 10, 4 ; 5, 34, 1 - 54, 4 ; 6, 34, 5-6) qui penchent également toutes vers la vanitas : comme pour les autres Gaulois, cette conquête est ainsi totalement justifiée. On pourrait presque rendre barbarus qualifiant ces ennemis par la périphrase « étranger-ennemi-destiné à être vaincu ».

À la faiblesse de ces peuples, César oppose les Germains et les Bretons, barbari également mais menaçants. Sur les 31 occurrences, 13 concernent les Germains, 6 les Bretons.

Dès le livre 1 (31, 5 ; 33, 4), se dessine l’image d’un Germain inculte, farouche, venant d’un pays rude, « hommes sauvages et barbares [qui] une fois maîtres de toute la Gaule, ne se retiendraient pas de passer dans la Province […] et de là de marcher sur l’Italie » . César met l’accent sur la menace que constituent ces populations, image confirmée par la présentation, en 1, 31, 13, d’Arioviste, roi des Suèves. Le danger que constituent les Usipètes et Tenctères, Suèves et Sugambres, réapparaît au livre 4, 17, 10, et dans le livre 6, plusieurs occurrences fournissent la preuve que les Germains sont bien dangereux, dans le récit de l’attaque victorieuse des Sugambres contre Atuatuque et contre le camp de Quintus Cicéron (6, 35-42). Ainsi sur les 13 occurrences concernant les Germains, huit activent le sème feritas et donnent de ces barbari l’image de vrais barbares.   

L’expédition en Bretagne met César aux prises avec les Bretons, inconnus jusqu’alors des Romains et qui, par leur feritas, impressionnent dès le début Volusénus, envoyé en reconnaissance (4, 21, 9). Ils vont empêcher le débarquement prévu sur la côte au nord-est de Douvres et provoquent la panique dans les rangs césariens, même si les Romains réussissent à gagner. Une fois la paix assurée, les hostilités n’en reprennent pas moins quelque temps après et les occurrences de barbarus réactivent le sème /menaçant/. Enhardis par les dégâts qu’une tempête a causés à la flotte, les Bretons prévoient une embuscade, réussissent à réunir des troupeset reprennent le dessus (4, 34, 5).Ces ennemis sont finalement plus dangereux que les Germains puisque le rapport est de 4 occurrences avec le sème /feritas/ pour deux avec /vanitas/. Cette dangerosité des Bretons est réelle, la première expédition de César étant complètement manquée ; la deuxième aboutit à une reddition et à des alliances peu solides.

César s’adresse à des lecteurs avisés qu’il s’agit de convaincre du bien-fondé de son action pour légitimer ses ambitions politiques. Il utilise barbarus quand il veut dévaloriser son adversaire, ce qui va dans le sens de la redéfinition des territoires de la barbaritas : les Romains, par leurs victoires, n’en font pas partie. Tous ces peuples sont des barbari, des « ennemis étrangers », mais les différents sèmes de cette désignation établissent des nuances subtiles entre eux. D’un côté le barbarus dangereux, Breton ou Germain, chez lequel les manifestations de sauvagerie l’emportent sur la vanitas ; de l’autre, les Gaulois, avec les Belges, barbari également mais caractérisés, eux, par leur impéritie, en l’occurrence leur incapacité à vaincre.

L’idéologie de la prétendue mission civilisatrice du conquérant transparaît logiquement dans le lexique de l’écrivain. Il insinue qu’il a eu raison de conquérir les Gaules, puisqu’il a « pacifié » (Goeury1997, 94) cette région contre le danger germain : par là il construit sa propre image, celle d’un défenseur généreux des valeurs romaines, prêt à aider et soutenir ceux qui sont considérés comme « récupérables » (Freyburger 1976, 18), c’est-à-dire en fait à assimiler ceux qu’il juge dignes de l’être dans la mesure où ils lui sont utiles. « Le César des Commentaires n’est pas simplement présenté comme bon, mais comme bon précisément à la manière des Romains » (Goldsworthy 1998, 204) : le point de vue est politique et s’inscrit dans l’idéologie de l’auteur, comme dans celle de l’époque (Kircher-Durand 1982, 197-209).

2. Le projet de Tacite, quelques 150 ans plus tard, est tout différent. Il critique le pouvoir politique de son temps, dans une perspective morale, celle de revivifier les valeurs romaines, mises à mal par les abus impériaux, en insistant « sur le rôle de certains individus dont il souligne avec amertume soit les vices, soit les échecs » (Michel 1966, 213). Nous analyserons, à titre d’exemple, quelques-unes des occurrences de barbarus désignant, dans les Annales, le Barbare parthe.

La guerre parthe, engagée en 58 contre les Romains par Vologèse qui cherche à reconquérir l’Arménie pour y rétablir son frère Tiridate oscille, jusqu’en 63, entre victoires et déroutes. Par sa polysémie, barbarus se colore de sèmes variables selon le propos de l’historien. Ces ennemis ne sont pas considérés de la même façon quand ils sont face à Paetus ou quand c’est Corbulon qui s’en charge : l’efficacité du second général justifie que le sème /vanitas/ l’emporte, alors que c’est leur feritas qui met en difficulté Paetus.La perspective de Tacite est de souligner l’impéritie de ce dernier, qu’on a pu rapprocher du miles gloriosus, « soldat fanfaron » des comédies latines (Robin 1973, 594-595)ou du « mythe du Guerrier Impie » (Meulder 1993, 104), afin de rehausser les qualités de son rival,  capax imperii, « apte au commandement » (Syme 1967, 579).

Deux occurrences successives de barbarus (15, 28, 1-2) mettent clairement en évidence l’antinomie entre les deux hommes. Un commentaire de Tacite sur la bonne réputation de Corbulon souligne a contrario l’hostilité habituelle des Parthes – comme c’est le cas envers Paetus. Au paragraphe suivant, à propos de Rhandeia choisi par Tiridate pour une entrevue, le texte précise que « Corbulon ne refusa pas le lieu, celui où récemment les légions avaient été assiégées avec Paetus, choisi par les barbares en souvenir de leur jour de gloire en cet endroit, pour que la différence de situation accrût sa gloire ». L'historien se place d’abord par rapport à Paetus quand, par leur feritas, les Parthes l’ont vaincu là l’année précédente. Mais barbari convient également pour désigner les Parthes au moment où ils sont défaits par Corbulon, leur vanitas met en valeur sa gloire. Manière subtile de suggérer, par la polysémie de l’adjectif, que ces ennemis étrangers ne peuvent qu’être vaincus dès lors qu’ils ont affaire à un Romain porteur des vraies valeurs antiques, dont la principale est la prudentia, « prudence, prévoyance ».

Cette qualité du général est clairement soulignée au moment d’une autre entrevue entre Corbulon et Tiridate, quand le chef romain « prévoyant » déjoue facilement la ruse grossière du Parthe (13, 38, 2). L’adjectif prouidus, « prévoyant », joue quasiment le rôle d’un antonyme de barbarus : toute ruse suppose un calcul tactique mais celle du roi parthe est trop simple pour l’intelligence de Corbulon, il n’a d’autre alternative que de se retirer.

Ce manque de perspicacité stratégique permet de manipuler sans difficulté les ennemis. Corbulon choisit une tactique habile pour s'emparer de Tigranocerte. Faisant preuve à la fois de prudence, de sévérité et de clémence, il se dirige vers la ville « sans relâcher sa vigilance […] conscient que ce peuple était enclin au changement, aussi hésitant face aux dangers que déloyal à l'occasion. Les barbares, […], viennent, les uns adresser des prières, certains abandonnent leurs villages et se dispersent dans des endroits impraticables, il y en eut aussi pour se cacher dans des grottes » (14, 23, 1). Les défauts de la vanitas, propension au changement, manque de lucidité, déloyauté, conduisent logiquement à l'abandon par ces ennemis de leur cité sans même se défendre. Ce qui fait la force du Romain face aux barbares, c’est sa clairvoyance (« conscient »), sa capacité à déceler sous leur feritas apparente la réalité de leur vanitas fondamentale, leur ignorance ou fausse appréciation de la réalité. Une fois ce fonctionnement mis à jour, il suffit d’adapter sa stratégie pour réussir à en venir à bout. Ce hiatus entre l’apparence et la réalité de la dangerosité des Parthes apparaît encore dans un commentaire de Tacite en 15, 9, 1, sur les cavaliers qui cherchent à donner le change mais ne sont que « d’une apparence redoutable ». Malgré leur nombre, ils sont incapables d’empêcher la mise en place des fortifications sur les rives de l'Euphrate. La réalité, c’est la fuite des Parthes et le succès de l’armée romaine.

Au fur et à mesure des conquêtes de l’Empire romain, l’emploi de barbarus par les conquérants se justifie davantage : ou bien l’ennemi étranger résiste, se révolte et manifeste sa feritas ; ou bien il est vaincu, preuve de sa vanitas. César motivait ses emplois en fonction de l’ennemi : Tacite, dans la perspective morale qui est la sienne, « ce qui fait l’homme et l’histoire est et doit être subordonné à l’éthique individuelle ou collective » (Mambwini Kivuila-Kiaku1995, 125), use de la polysémie de l’adjectif en fonction du Romain qui fait face au barbarus. S’il est à la hauteur de la tâche qui lui est assignée, comme Corbulon, il démasque la vanitas du « barbare » et préserve la dignitas romaine contre précisément cette vanitas que les barbari incarnent et qui menace Rome (Michel 1966, 210). Sinon, il ne peut que subir la feritas des ennemis étrangers en témoin impuissant ou complice de la décadence romaine. La perspective de l’historien est toute idéologique comme en témoigne l’écart entre le rôle réel de ce général et ce qu’en dit Tacite en donnant plus d’importance qu’elles n’en méritent à ses campagnes d’Arménie : « Tacite n’a pas eu du tout l’intention d’idéaliser Corbulon, mais de faire connaître à ses contemporains sa propre conception d’une bonne politique de Rome en Orient » (Vervaet 1999, 297 – c’est nous qui soulignons).

3. Quinte-Curce va nous fournir un dernier exemple plus complexe de cette propagande politique. Dans les huit livres conservés des Histoires, récit des conquêtes d’Alexandre le Grand, l’historien recourt massivement à barbarus, qui désigne tous les peuples auxquels est confronté le conquérant. La répartition entre les valeurs sémiques de barbarus est très significative : sur le total des 127 occurrences, seulement 22% correspondent à l’adjectif objectif sans sème afférent, « les étrangers », 32% activent le sème /caractérisé par la feritas/, alors que 56% soulignent l’incompétence de l’ennemi par le sème /caractérisé par la vanitas/ (Ndiaye 2003, 158-171, 333-351, 430-435). Si l’hypothèse, généralement retenue (Arnaud-Lindet 2001, 227), selon laquelle Quinte-Curce a vécu sous le règne de Claude, époque de la seconde sophistique à Rome, est exacte, ce choix peut être mis sur le compte du travail rhétorique. Nous le verrons avec les extraits des discours prêtés à Alexandre qui concernent le rapport avec les barbari auxquels se confronte l’expédition et dont la dimension rhétorique est double : on a affaire à la fois au pouvoir du discours oral tel qu’il est censé fonctionner sur les auditeurs d’Alexandre, et au pouvoir du récit de l’historien Quinte-Curce tel qu’il agit sur les lecteurs.

Alexandre hérite du projet paternel  dont l’objectif affiché était de venger les guerres médiques. Une fois les Perses vaincus, le conquérant étend ses ambitions jusqu’à l’Indus, atteint au printemps 326 av. J.-C. La rapidité des conquêtes exige la mise en place d’une nouvelle politique : au pouvoir des Achéménides, d’essence divine et ethnique, Alexandre substitue le droit de la lance, le charisme de la victoire et le principe multinational (Goukowsky 1978, 30-32, Baslez 1994, 198-199). L’épisode des noces de Suse ou l’adoption par le roi du costume mède sont emblématiques d’une politique de fusion entre les peuples conquis et les vainqueurs – que la raison en soit pur pragmatisme politique ou idéal universaliste.

Les Romains opèrent, dès les guerres puniques, une « captation romaine d’Alexandre » (Vidal-Naquet 1984, 332). Les Scipions, César, Pompée, Caligula, Néron ou Trajan se veulent les continuateurs d’Alexandre. L’appropriation a pour fonction idéologique de souligner la supériorité des Romains : ils ont su, eux, organiser et maintenir leurs conquêtes, structurer l’Empire en provinces et garantir sa solidité par la cohérence des institutions, la diffusion du modèle culturel latin bien supérieur aux modèles grec et oriental. 

Les discours prêté par Quinte-Curce à Alexandre s’insèrent dans ce contexte général. Le terme barbarus, dans la bouche du Macédonien, garde les traces de l’original grec – auquel Quinte-Curce ajoute en surimpression les valeurs latines. Les guerres médiques ont précisé l’image dépréciative des barbaroi, combattant avec l’arc, épris d’or et de luxe, adorant un Grand-Roi. L’inscription commémorant à Delphes (479 av. J.C.) la « victoire commune sur le Barbare » consacre la supériorité militaire du modèle grec de civilisation : le barbaros est non seulement « celui qui ne parle pas grec », l’étranger qui menace, c’est aussi celui qui est incapable de vaincre. Englobés par les Grecs dans les barbaroi, les Romains n’ont de cesse de s’en démarquer pour faire éclater l’opposition binaire Grecs vs Barbares en une opposition ternaire, les Grecs et les Romains vs les Barbares. Quinte-Curce fournit un exemple de cette stratégie dans les discours d’Alexandre et les quatre occurrences de barbarus.

Après avoir souligné la vigilance nocturne des ennemis, juste avant la bataille le roi s’adresse à ses troupes pour les rassurer : « qu’ils regardent la colonne désordonnée des barbares » (4, 14, 5). Derrière la feritas apparente du nombre, se cache le désordre de la vanitas, il oppose les « appellations inconsistantes (vana) de peuples ignares, sans noblesse et non préparés à la guerre »aux « hommes courageux »que sont les Macédoniens.

En digne élève d’Aristote, il joue en 6,3, 6-18, sur la polysémie du terme quand, pour persuader les soldats réticents à poursuivre l’entreprise, il évoque d’abord la libération de l’Ionie et de l’Eolide du joug barbare, puis insiste sur la fragilité des conquêtes. Ces ennemis aux mœurs rudes ne sont pas faciles à dominer, ils acceptent difficilement les contraintes d’un pouvoir imposé. La suite précise avec insistance l’étrangeté de ces barbares : ils n’ont rien de commun avec nous, ni les croyances, ni les mœurs, ni la langue, ils ne sont pas de la même espèce, selon la connexion métaphorique classique qui compare les barbari à des bêtes, ici capturées mais non encore apprivoisées, dont on peut craindre la révolte. La péroraison amplifie l’argument massue du retournement préconisé par Alexandre : cette feritas, ils vont la neutraliser, elle va laisser place à la véritable vanitas des Perses qui seront soumis et deviendront dociles, forcés de reconnaître la prééminence d’une guerre juste. L’effet est immédiat et Quinte-Curce souligne l’efficacité du discours qui « fut accueilli avec un enthousiasme extrême par les soldats ordonnant qu’il les conduisît où il voulait » (6, 4, 1). Plus les conquêtes avancent et plus la vanitas des ennemis se confirme. Le terme même de vanitas est mis dans la bouche d’Alexandre en 9, 2, 13, à propos des Indiens. Le pouvoir de ce discours est d’autant plus fort que l’histoire a confirmé cette vision de l’ennemi étranger « incapable de vaincre », puisqu’aux conquêtes d’Alexandre ont succédé celles de l’imperium Romanum.

Or, au livre 10, 3-5, les dernières paroles prononcées par le conquérant sur son lit de mort proposent une vision totalement autre du rapport entre Macédoniens et étrangers. Le roi rend hommage à la piété, au courage, à la loyauté, à l’obéissance et à la patiencede ces peuples d’Asie qu’il a incorporés parmi ses soldats. Il rappelle les nombreux mariages mixtes dans son armée dont l’objectif était d’abolir toute différence entre vainqueur et vaincu,avant de conclure : « le royaume d’Asie et d’Europe est un et identique […] j’ai enraciné dans un passé la nouveauté des étrangers ; vous êtes mes concitoyens et mes soldats. Tout a la même couleur. Il n’est pas inconvenant pour les Perses de prendre la teinte des coutumes macédoniennes, ni pour les Macédoniens d’imiter les Perses. Ils doivent subir la même loi ceux qui vont vivre sous le même roi »(10, 3, 13-14). Par l’oxymore « passé / nouveauté », l’étrangeté a été annihilée : le terme barbarus n’a donc plus à être employé. La force de propagande rhétorique de ce type de formule est évidente, l’énoncé est un acte illocutoire : il suffit qu’Alexandre dise que ces étrangers sont dorénavant « ses concitoyens » et « ses soldats » pour qu’ils cessent d’être des barbari. La triple répétition de « le même » a valeur d’incantation performative.

Barbarus réapparaît pourtant quelques paragraphes plus bas, à la mort du conquérant, mais dans un commentaire de l’auteur : « les Macédoniens et les barbares accourent pareillement ; on ne pouvait, dans leur commue douleur, distinguer les vaincus des vainqueurs » (10, 5, 9). L’opposition Macédoniens vs barbari, vainqueurs vs vaincus, semble annulée mais plusieurs éléments nous amènent à moduler la portée de ce tableau. La scène de lamentations relève d’un topos rhétorique (Cizek 1995, 211) et rien n’est moins sûr que la réalité de cette unanimité. L’adoption par le Macédonien des coutumes étrangères est loin d’être approuvée par ses troupes car les deux aspects du barbarus se combinent pour en faire un repoussoir : à la fois danger auquel les soldats ont été confrontés et représentant d’une civilisation qui fait oublier les vraies valeurs, qui inverse le rapport entre liberté et esclavage et prend son roi pour un dieu.

On peut donc penser que le choix de barbarus dans la scène de déploration s’inscrit non pas dans une allotopie qui désignerait les étrangers par barbari au moment où ils ne le sont plus, mais qu’au contraire cette occurrence rappelle la hiérarchie qui subsiste entre les Macédoniens et les barbares – ou, dans l’optique de Quinte-Curce, entre les Romains et les barbares. La vision d’une civilisation mixte ne résiste pas à l’épreuve des faits économiques et sociaux du monde hellénistique qui a suivi la mort d’Alexandre : pas de fusion mais une coexistence, plus ou moins dangereuse, toujours hiérarchisée, qui assure le maintien au pouvoir d’une élite gréco-macédonienne (Briant 1982, 83, Gatier 2003, 100, Rodriguez  2005, 33-65).

La charge rhétorique dépréciative de barbarus  sert ainsi l’objectif de propagande de Rome, les victoires d’Alexandre offrent l’occasion idéale de donner des barbares d’Orient une image négative, eux dont « la barbarie est un état d’inconsistance politique et d’insécurité généralisée, qui inspire aux Romains un légitime orgueil pour leur ordre et leur paix » (Engel 1972, 313 – c’est nous qui soulignons). Ils ont été soumis par le roi de Macédoine, ils le sont logiquement également par les Romains dont l’Empire est la preuve de leur supériorité militaire et culturelle. Plus précisément, l’idéologie d’une civilisation mixte entre Barbares et Macédoniens est pour Quinte-Curce hors de propos. L’exemple des emplois de barbarus nous paraît tout à fait emblématique : le pouvoir performatif de la rhétorique prêtée à Alexandre joue tantôt sur les valeurs sémiques du terme pour conforter l’emprise de son pouvoir militaire, tantôt sur l’abandon de son emploi pour signifier la nouveauté de son pouvoir politique et de son œcuménisme supposé.  Mais cet « art de la parole » de l’énonciateur est en réalité l’ « art du récit » de l’auteur et Quinte-Curce  ne perd de vue ni les hiérarchies économiques, sociales ou politiques du pouvoir dans les cités hellénistiques passées sous influence romaine, ni l’idéologie de son temps qui n’a jamais supprimé la différence entre Romains et barbares (Heather 1999, 234-258). 

Conclusion.

L’habileté oratoire de César justifie son action militaire : par son usage mesuré et calculé d’un simple adjectif, sans doute senti comme porteur d’une riche polysémie, il suggère que les Romains sont bien différents des barbari – quoiqu’en aient dit les Grecs – parce qu’ils savent eux, et lui en particulier, gagner les guerres. Par là il participe à la construction d’une idéologie générale dont il est lui-même l’un des principaux bénéficiaires.

Tacite, pour sa part, comme en écho à cette propagande du conquérant romain, et dans la perspective didactique qui est la sienne, se sert de barbarus comme repoussoir pour établir la distinction entre le bon général, garant des valeurs romaines, et le mauvais, reflet du laisser-aller généralisé de son temps.

Quant à Quinte-Curce, dont le travail relève davantage de l’exercice rhétorique que du souci historique, il s’inscrit tout autant dans une propagande de conquête : l’œcuménisme préconisé par Alexandre dans ses discours, sa barbarisation affichée sont des leurres, jamais il n’a été sérieusement question d’oublier l’écart existant entre les barbares et les Grecs, entre les barbares et les Romains.

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Argumentation et débats publics

Constantin Salavastru

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