N°35 / L'avenir de la démocratie Juillet 2019

De « l’homme démocratique » à « l’homme tyrannique » ? Où va la démocratie selon Platon et Cicéron

Emilia Ndiaye

Résumé

DOSSIER : L'AVENIR DE LA DEMOCRATIE

Pour envisager l’avenir de la démocratie mise à mal, ou pour le moins contestée sur bien des plans dans nos sociétés occidentales, quoi de mieux que de se tourner vers le passé et les modèles fournis par les penseurs de l’Antiquité ? Aux sources de nos systèmes politiques, sources revendiquées par les révolutionnaires de 89 qui en ont établi les fondements en France, Athènes et Rome, chacune à sa manière, restent les références obligées.

L’objet de cette contribution est de rappeler ce que Platon a dit de la démocratie, dans son dialogue La République, qui porte sur les différentes formes d’État et, en particulier sur les individus qui correspondent à chacune d’elles, formes de régimes dont l’enchaînement est présenté comme un cycle. Cicéron, en s’appuyant sur Platon mais aussi sur Aristote et Polybe, analyse le modèle romain de respublica, lointaine héritière d’Athènes mais avec des spécificités bien latines qui ont pour but d’éviter les dérives des régimes grecs – que Rome a d’ailleurs vaincus.

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DOSSIER : L'AVENIR DE LA DEMOCRATIE

Emilia Ndiaye a été maître de conférences en langue et littérature latines à l'Université d'Orléans jusqu'en 2012, membre associée à l'Equipe d'accueil POLEN (Pouvoir, Lettres et Normes). Elle a publié plusieurs articles ces dernières années dont : « Le prestige de l’orateur dans la Rome tardo-républicaine : Cicéron auctor de son auctoritas », Le prestige à Rome à la fin de la République et au début du Principat, Robinson Baudry et Frédéric Hurlet, Éditions de Boccard, collection « Colloques de la Maison de l‘Archéologie et de l‘Ethnologie René-Ginouvès, 2016, p. 193-204. En collaboration avec Jean-Pierre De Giorgio : « Cicéron face aux conseils d’Atticus », Conseiller, diriger par lettre (Tours, 8-10 avril 2015), François Guillaumont, Elisabeth Gavoille, Tours, Presses Universitaires François-Rabelais, 2017, p. 137-154 ; et dirigée avec Martin Paul Marius, « Scandales, justice et politique à Rome et au-delà », textes inédits d'Alain Malissard, suivis d'hommages en son honneur, Paris, Éditions Garnier, 2017.

SOMMAIRE

1. La réflexion platonicienne

2. La réflexion de Cicéron

Pour envisager l’avenir de la démocratie mise à mal, ou pour le moins contestée sur bien des plans dans nos sociétés occidentales, quoi de mieux que de se tourner vers le passé et les modèles fournis par les penseurs de l’Antiquité ? Aux sources de nos systèmes politiques, sources revendiquées par les révolutionnaires de 89 qui en ont établi les fondements en France, Athènes et Rome, chacune à sa manière, restent les références obligées.

L’objet de cette contribution est de rappeler ce que Platon a dit de la démocratie, dans son dialogue La République1, qui porte sur les différentes formes d’État et, en particulier sur les individus qui correspondent à chacune d’elles, formes de régimes dont l’enchaînement est présenté comme un cycle. Cicéron, en s’appuyant sur Platon mais aussi sur Aristote2 et Polybe3, analyse le modèle romain de respublica, lointaine héritière d’Athènes mais avec des spécificités bien latines qui ont pour but d’éviter les dérives des régimes grecs – que Rome a d’ailleurs vaincus.

Nous nous attarderons ici, puisqu’il est question de « l’avenir de la démocratie », sur l’articulation entre démocratie et tyrannie, telle qu’elle est présentée par Platon à travers le passage de l’homme démocratique à l’homme tyrannique, puis par Cicéron.

Rappel des contextes historiques et des systèmes politiques4

La Grèce

Rome

Epoque archaïque : cités nombreuses, isolées, monarchies

 

7e-6e siècles5 : monarchies avec aristocraties montantes, oligarchies (Lycurgue à Sparte) et tyrannies sporadiques (renversement du roi)

683 : à Athènes, émergence de la démocratie (Solon)

Royauté depuis la fondation par Romulus (753) jusqu’en 509, chute des Tarquin (viol de Lucrèce)

Instauration de la démocratie à Athènes en 500 (Clisthène, Périclès) : deux révolutions oligarchiques de quelques mois (Quatre-Cents en 411, Trente Tyrans en 404)

431-404, défaite contre Sparte après la guerre du Péloponnèse

509 : Instauration de la République

385 ( ?) La République de Platon

 

4e siècle, royaume de Macédoine monte, déclin des cités-Etats

puis dès 336, Empire l’Alexandre, jusqu’en 323 (mort d’Alexandre)

 

Royaumes hellénistiques jusqu’en 27 : la Grèce devient province romaine.

54 La République de Cicéron

En 44, ides de mars (meurtre de César) : instauration de l’Empire (Auguste) en 27.

On constate dans les deux tableaux, un schéma global assez proche. Dans une première période, des monarchies, appelées royautés, dans des cités voisines, parfois alliées mais le plus souvent en guerre – dont Homère donne un exemple dans ses épopées. Avec l’accroissement démographique, ces royautés évoluent vers des cités-Etats, dont les régimes sont complexes et variés mais qui s’organisent avec des assemblées diverses pour aboutir à des formes de gouvernement plus démocratiques, en gros entre les 6e et 5e avant J.-C.

Après une durée et une stabilité variable, durée et stabilité remarquables pour Rome (cinq siècles ininterrompus malgré des soubresauts et des modifications), beaucoup moins continues pour Athènes (un siècle avec des interruptions), la démocratie devient Empire. La figure du conquérant, Alexandre, César, assassiné pour cause de pouvoir absolu, ou Auguste, incarne ce pouvoir personnel d’hommes plus ou moins providentiels, qui succèdent à des régimes démocratiques secoués par des conflits sociaux et les rivalités entre les hommes au pouvoir.

1. La réflexion platonicienne6

Le dialogue de Platon, La République, est sous-titré « De la justice ». Partie de la définition de ce qu’est le Juste, la réflexion de Socrate aboutit à imaginer la cité idéale, gouvernée par le roi-philosophe. De métaphore du gouvernement que doit avoir l’homme sur lui-même, l’image devient l’occasion de définir les différents types de « mauvais gouvernements », tels qu’ils se sont succédé dans l’histoire grecque autour de Platon.

Le dialogue est écrit sans doute en 3857, soit une quinzaine d’années après la mort de Socrate, condamné, en 399, à boire la ciguë par la cité d’Athènes ; il est situé en 410, soit vingt ans après le début de la guerre du Péloponnèse (431-404) entre Athènes, avec ses alliés de la ligue de Délos, et Sparte, qui craint l’hégémonie athénienne, et trois ans après la défaite maritime de la ligue. Guerre qui oppose le régime démocratique athénien à la dyarchie oligarchique lacédémonienne, et qui se termine par la victoire de Sparte. Donc la défaite du régime démocratique athénien.

Platon a donc sous les yeux les faiblesses de la démocratie, tant du point de vue politique que moral.

« C’est la démocratie athénienne, très différente de la nôtre, que Platon rend responsable de la condamnation et de la mort de Socrate ; c’est donc à ce système politique qu’il s’attaque pour le renverser et reconstruire une cité juste, dans laquelle Socrate, et plus généralement le philosophe, ne risquera plus la mort8 ».

Les années de gloire des guerres médiques, où Athènes avait vaincu les royautés perses, avaient donné à Périclès l’occasion de chanter, en 430, dans son oraison funèbre en l'honneur des soldats morts au combat au début de la guerre du Péloponnèse, la valeur du gouvernement démocratique, cette fois-ci face au régime lacédémonien9 :

« Notre constitution politique n'a rien à envier aux lois qui régissent nos voisins ; loin d'imiter les autres, nous donnons l'exemple à suivre. Du fait que l'État, chez nous, est administré dans l'intérêt de la masse et non d'une minorité, notre régime a pris le nom de démocratie. En ce qui concerne les différends particuliers, l'égalité est assurée à tous par les lois ; mais en ce qui concerne la participation à la vie publique, chacun obtient la considération en raison de son mérite, et la classe à laquelle il appartient importe moins que sa valeur personnelle ; enfin nul n'est gêné par la pauvreté ni par l'obscurité de sa condition sociale, s'il peut rendre des services à la cité. La liberté est notre règle dans le gouvernement de la république et, dans nos relations quotidiennes, la suspicion n'a aucune place ; nous ne nous irritons pas contre le voisin, s'il agit à sa tête ; enfin nous n'usons pas de ces humiliations qui, pour n'entraîner aucune perte matérielle, n'en sont pas moins douloureuses par le spectacle qu'elles donnent. La contrainte n'intervient pas dans nos relations particulières ; une crainte salutaire nous retient de transgresser les lois de la république ; nous obéissons toujours aux magistrats et aux lois, et, parmi celles-ci, surtout à celles qui assurent la défense des opprimés et qui, tout en n'étant pas codifiées, infligent à celui qui les viole un mépris universel. »

Mais vient le temps de la désillusion. Le tribunal d’une telle cité condamne à mort un philosophe pour ses idées, lui qui défend le Bien, le Juste, le Vrai, le Beau. La tentation hégémonique de la cité athénienne provoque une guerre fratricide entre cités grecques, et la valeur héroïque de l’hoplite est mise à mal, il est vaincu. Preuve s’il en fallait des limites du modèle : l’épisode des Quatre Cents, qui instaurent pendant quelques mois, en 411, l’oligarchie à Athènes (et qui sera suivi, en 404, par celui des Trente Tyrans).

Littéralement traumatisé par la mort de son maître Socrate et ayant vécu les soubresauts du régime, la réflexion du philosophe qu’est Platon se porte sur le pourquoi de telles dérives. S’appuyant sur le constat historique mais délaissant les causes économiques, sociales ou politiques – analysées par Thucydide –, il s’intéresse à l’homme, aux ressorts psychologiques et moraux qui font que « l’homme démocratique » en vient à une telle extrémité. C’est l’objet même du dialogue que de définir la cité idéale car juste – il s’agit du régime aristocratique, au sens propre, aristos signifiant « le meilleur » –, ainsi que l’homme qui la gouverne, et les hommes et les femmes qui y vivent.

Platon, des livres 8, 543 à 9, 576b10, évoque la succession11 des régimes, et la met en relation avec les hommes12 de chaque sorte.

« Tu posais comme bon l'État que tu venais de décrire, et l'individu qui lui ressemble, et cela, semble-t-il, bien que tu pusses nous parler d'un État et d'un homme encore plus beaux. Mais, ajoutais-tu, les autres formes de gouvernement sont défectueuses, si celle-là est bonne. De ces autres formes, autant qu'il m'en souvient, tu distinguais quatre espèces, dignes de retenir l'attention et dont il importait de voir les défauts, pour en arriver finalement aux individus qui leur ressemblent. […]

Les gouvernements que je veux dire sont connus. Le premier, et le plus loué, est celui de Crète et de Lacédémone [timarchie] ; le second, qu'on loue en second lieu, est appelé oligarchie : c'est un gouvernement plein de vices sans nombre ; opposée à ce dernier vient ensuite la démocratie ; enfin, la noble tyrannie, qui l'emporte sur tous les autres, et qui est la quatrième et dernière maladie de l'État. Les souverainetés héréditaires, les principautés vénales et certains autres gouvernements semblables ne sont, en quelque sorte, que des formes intermédiaires, et l'on n'en trouverait pas moins chez les barbares que chez les Grecs. 

Sais-tu donc, demandai-je, qu'il y a autant d'espèces de caractères que de formes de gouvernement ? […] Si donc il y a cinq types pour les cités, les dispositions morales, chez les individus, seront aussi au nombre de cinq. »

Une fois établie la correspondance entre le régime et les caractères individuels, Platon détaille le passage d’un régime à l’autre et d’un type d’homme à l’autre, qui se produit dans un va-et-vient : ce sont les défauts ou vices humains qui provoquent la dégradation d’une forme de gouvernement vers une autre, et chaque forme de gouvernement, par sa nature même, est la cause de ces glissements moraux.

Schématisons cette dégradation avant de nous pencher sur les deux dernières étapes, de l’oligarchie à la démocratie, puis de la démocratie à la tyrannie.

Passage de timarchie à oligarchie

Amoureux de la victoire et de l’honneur → avarice et cupidité, spéculateurs : le mérite devient la richesse :

« d'amoureux qu'ils étaient de la victoire et des honneurs, les citoyens finissent par devenir avares et cupides ; ils louent le riche, l'admirent, et le portent au pouvoir, et ils méprisent le pauvre. »

Notons la comparaison entre les profiteurs et le frelon, qui va être reprise plusieurs fois par la suite : « Veux-tu donc que nous disions d'un tel homme que, comme le frelon naît dans une cellule pour être le fléau de la ruche, il naît, frelon lui aussi, dans une famille pour être le fléau de la cité ? »

Passage de l’oligarchie à la démocratie 

Amour des richesses, mépris des pauvres qui se révoltent → liberté, égalité.

Donnons la parole à Platon, qui dans la bouche de Socrate, détaille le glissement vers la démocratie. Le texte, qu’il serait dommage de couper davantage que nous l’avons fait, se suffit à lui-même :

« Eh bien ! N'est-ce pas de la façon que voici que l'on passe de l'oligarchie à la démocratie : à savoir par l'effet de l'insatiable désir du bien que l'on se propose, et qui consiste à devenir aussi riche que possible ? 
[…] Cependant les usuriers vont tête baissée, sans paraître voir leurs victimes ; ils blessent de leur argent quiconque leur donne prise parmi les autres citoyens et, tout en multipliant les intérêts de leur capital, ils font pulluler dans la cité la race du frelon et celle du mendiant. 
[…] Quand un pauvre maigre et brûlé de soleil se trouve posté dans la mêlée à côté d'un riche nourri à l'ombre et surchargé de graisse, et le voit tout essoufflé et embarrassé, ne crois-tu pas qu'il se dit à lui-même que ces gens-là ne doivent leurs richesses qu'à la lâcheté des pauvres ? Et quand ceux-ci se rencontrent entre eux, ne se disent-ils pas les uns aux autres : « Ces hommes sont à notre merci, car ils ne sont bons à rien ? » 
[…] Eh bien ! À mon avis, la démocratie apparaît lorsque les pauvres, ayant remporté la victoire sur les riches, massacrent les uns, bannissent les autres, et partagent également avec ceux qui restent le gouvernement et les charges publiques ; et le plus souvent ces charges sont tirées au sort. 
C'est bien ainsi, en effet, que s'établit la démocratie, soit par la voie des armes, soit par la crainte qui oblige les riches à se retirer. 
Or il est clair que partout où règne cette liberté chacun organise sa vie de la façon qui lui plaît.  II y a chance que ce gouvernement soit le plus beau de tous. Comme un vêtement bigarré qui offre toute la variété des couleurs, offrant toute la variété des caractères, il pourra paraître d'une beauté achevée. Et peut-être, joutai-je, beaucoup de gens, pareils aux enfants et aux femmes qui admirent les bigarrures, décideront-ils qu'il est le plus beau. Parce qu'on les y trouve toutes, grâce à la liberté qui y règne ; et il semble que celui qui veut fonder une cité, ce que nous faisions tout à l'heure, soit obligé de se rendre dans un État démocratique, comme dans un bazar de constitutions, pour choisir celle qu'il préfère, et, d'après ce modèle, réaliser ensuite son projet. 
[…] Et que dire de la tolérance et la complète ouverture d’esprit de ce gouvernement ? N’est-il pas plein de mépris pour les maximes que nous énoncions avec tant de respect en jetant les bases de notre cité, lorsque nous disions qu'à moins d'être doué d'un naturel excellent on ne saurait devenir homme de bien si, dès l'enfance, on n'a joué au milieu des belles choses et cultivé tout ce qui est beau – avec quelle superbe un tel esprit, foulant aux pieds tous ces principes, néglige de s'inquiéter des travaux où s'est formé l'homme politique, mais l'honore si seulement il affirme sa bienveillance pour le peuple ! »

Le déclin de l’éducation conduisant à l’apparition du démagogue est la première cause de ce glissement.

« Considère maintenant l'homme qui lui ressemble.
[…] Lorsqu’un jeune homme élevé, comme nous l'avons dit tout à l'heure, dans l'ignorance et la parcimonie, a goûté du miel des frelons, et s'est trouvé dans la compagnie de ces insectes ardents et terribles qui peuvent lui procurer des plaisirs de toute sorte, nuancés et variés à l'infini, c'est alors, crois-le, que son gouvernement intérieur commence à passer de l'oligarchie à la démocratie. 
[…] À la fin, j'imagine, les désirs de toutes sortes ont occupé l'acropole de l'âme du jeune homme, l'ayant sentie vide de sciences, de nobles habitudes et de principes vrais, qui sont certes les meilleurs gardiens et protecteurs de la raison chez les humains aimés des dieux.
Des maximes, des opinions fausses et présomptueuses sont alors accourues, et ont pris possession de la place. […] Et ce sont ces maximes qui l'emportent dans le combat ; traitant la pudeur d'imbécillité, elles la repoussent et l'exilent honteusement ; nommant la tempérance lâcheté, elles la bafouent et l’expulsent ; et faisant passer la modération et la mesure dans les dépenses pour rusticité et bassesse, elles les rejettent dehors, secondées en tout cela par une foule d'inutiles désirs. Après avoir vidé et purifié de ces vertus l'âme du jeune homme qu'elles possèdent, comme pour l'initier à de grands mystères, elles y introduisent, brillantes, suivies d'un chœur nombreux et couronnées, l'insolence, l'anarchie, la licence, l'effronterie, qu'elles louent et décorent de beaux noms, appelant l'insolence noble éducation, l'anarchie liberté, la débauche magnificence, l'effronterie courage. 
[…] Il vit donc, repris-je, au jour le jour et s'abandonne au désir qui se présente. Aujourd'hui il s'enivre au son de la flûte, demain il boira de l'eau claire et jeûnera ; tantôt il s'exerce au gymnase, tantôt il est oisif et n'a souci de rien, tantôt il semble plongé dans la philosophie. Souvent, il s'occupe de politique et, bondissant à la tribune, il dit et il fait ce qui lui passe par l’esprit ; lui arrive-t-il d'envier les gens de guerre ? le voilà devenu guerrier ; les hommes d'affaires ? le voilà qui se lance dans le négoce. Sa vie ne connaît ni ordre ni nécessité, mais il l'appelle agréable, libre, heureuse, et il s’y tient. 
Tu as parfaitement décrit, dit-il, la vie d'un ami de l'égalité. 
Je crois, poursuivis-je, qu'il réunit toutes sortes de traits et de caractères, et qu'il est bien le bel homme bigarré qui correspond à la cité démocratique. »

On le constate aisément, la démocratie est caractérisée pas bien des défauts, qui se retrouvent dans l’homme démocratique. Liberté devenue licence, anarchie et absence de boussole morale, on s’éloigne de plus en plus du philosophe, idéal du régime aristocratique. Cette dégradation morale va aller en s’accentuant et provoquer le passage à l’homme tyrannique, esclave de ses passions.

Passage de la démocratie à la tyrannie

Amour de la liberté et de l’égalité = anarchie, refus de toute contrainte → servitude car crainte perpétuelle et esclavage des passions.

« Voyons sous quels traits se présente la tyrannie, car, quant à son origine, il est presque évident qu'elle vient de la démocratie.
N'est-ce pas le désir insatiable de ce que la démocratie regarde comme son bien suprême qui perd cette dernière ?
Quel bien veux-tu dire ?
La liberté, répondis-je. En effet, dans une cité démocratique tu entendras dire que c'est le plus beau de tous les biens, ce pourquoi un homme né libre ne saurait habiter ailleurs que dans cette cité. Lorsqu'une cité démocratique, altérée de liberté, trouve dans ses chefs de mauvais échansons, elle s'enivre de ce vin pur au delà de toute décence ; alors, si ceux qui la gouvernent ne se montrent pas tout à fait dociles et ne lui font pas large mesure de liberté, elle les châtie, les accusant d'être des criminels et des oligarques.
Et ceux qui obéissent aux magistrats, elle les bafoue et les traite d'hommes serviles et sans caractère ; par contre, elle loue et honore, dans le privé comme en public, les gouvernants qui ont l'air de gouvernés et les gouvernés qui prennent l'air de gouvernants. N'est-il pas inévitable que dans une pareille cité l'esprit de liberté s'étende à tout ? 
Qu'il pénètre, mon cher, dans l'intérieur des familles ? Que le père s'accoutume à traiter son fils comme son égal et à redouter ses enfants, que le fils s'égale à son père et n'a ni respect ni crainte pour ses parents, parce qu'il veut être libre, que le métèque devient l'égal du citoyen, le citoyen du métèque et l'étranger pareillement. 
Voilà ce qui se produit, repris-je, et aussi d'autres petits abus tels que ceux-ci. Le maître craint ses disciples et les flatte, les disciples font peu de cas des maîtres et des pédagogues. En général les jeunes gens copient leurs aînés et luttent avec eux en paroles et en actions ; les vieillards, de leur côté, s'abaissent aux façons des jeunes gens et se montrent pleins d'enjouement et de bel esprit, imitant la jeunesse de peur de passer pour ennuyeux et despotiques.
[…] Or, vois-tu le résultat de tous ces abus accumulés ? Conçois-tu bien qu'ils rendent l'âme des citoyens tellement ombrageuse qu'à la moindre apparence de contrainte ceux-ci s'indignent et se révoltent ? Et ils en viennent à la fin, tu le sais, à ne plus s'inquiéter des lois écrites ou non écrites, afin de n'avoir absolument aucun maître.
Eh bien ! C'est ce gouvernement si beau et si juvénile qui donne naissance à la tyrannie, du moins à ce que je pense. 
Le même mal, répondis-je, qui, s'étant développé dans l'oligarchie, a causé sa ruine, se développe ici avec plus d'ampleur et de force, du fait de la licence générale, et réduit la démocratie à l'esclavage ; car il est certain que tout excès provoque ordinairement une vive réaction. Ainsi, l'excès de liberté doit aboutir à un excès de servitude, et dans l'individu et dans l'État. 
Vraisemblablement, la tyrannie n'est donc issue d'aucun autre gouvernement que la démocratie, une liberté extrême étant suivie, je pense, d'une extrême et cruelle servitude. Tu veux savoir quel est ce mal, commun à l'oligarchie et à la démocratie, qui réduit cette dernière à l'esclavage. 
Eh bien ! J'entendais par là cette race d'hommes oisifs et prodigues, les uns plus courageux qui vont à la tête, les autres, plus lâches qui suivent. Nous les avons comparés à des frelons, les premiers munis, les seconds dépourvus d'aiguillon. 
Or, ces deux espèces d'hommes, quand elles apparaissent dans un corps politique, le troublent tout entier, comme font le phlegme et la bile dans le corps humain. Il faut donc que le bon médecin et législateur de la cité prenne d'avance ses précautions, tout comme le sage apiculteur, d'abord pour empêcher qu'elles y naissent, ou, s'il n'y parvient point, pour les retrancher le plus vite possible avec les alvéoles mêmes. 
Or donc, à la fin, lorsqu'ils voient que le peuple, non par mauvaise volonté mais par ignorance, et parce qu'il est trompé par leurs calomniateurs, essaie de leur nuire, alors, qu'ils le veuillent ou non, ils deviennent de véritables oligarques ; et cela ne se fait point de leur propre gré : ce mal, c'est encore le frelon qui l'engendre en les piquant. Dès lors ce sont poursuites, procès et luttes entre les uns et les autres. 
Maintenant, le peuple n'a-t-il pas l'invariable habitude de mettre à sa tête un homme dont il nourrit et accroît la puissance ? 
Il est donc évident que si le tyran pousse quelque part, c'est sur la racine de ce protecteur et non ailleurs qu'il prend tige. 
Mais où commence la transformation du protecteur en tyran ? […]De même, quand le chef du peuple, assuré de l'obéissance absolue de la multitude, ne sait point s'abstenir du sang des hommes de sa tribu, mais, les accusant injustement, selon le procédé favori de ses pareils, et les traînant devant les tribunaux, se souille de crimes en leur faisant ôter la vie, quand, d'une langue et d'une bouche impies, il goûte le sang de sa race exile et tue, tout en laissant entrevoir la suppression des dettes et un nouveau partage des terres, alors, est-ce qu'un tel homme ne doit pas nécessairement, et comme par une loi du destin, périr de la main de ses ennemis, ou se faire tyran, et d'homme devenir loup ? 
[…] Quant à ce protecteur du peuple, il est évident qu', après avoir abattu de nombreux rivaux, il s'est dressé sur le char de la cité, et de protecteur il est devenu tyran accompli. 
Dans les premiers jours, il sourit et fait bon accueil à tous ceux qu'il rencontre, déclare qu'il n'est pas un tyran, promet beaucoup en particulier et en public, remet des dettes, partage des terres au peuple et à ses favoris, et affecte d'être doux et affable envers tous, n'est-ce pas ? 
Mais quand il s'est débarrassé de ses ennemis du dehors, en traitant avec les uns, en ruinant les autres, et qu'il est tranquille de ce côté, il commence toujours par susciter des guerres, pour que le peuple ait besoin d'un chef. Et aussi pour que les citoyens, appauvris par les impôts, soient obligés de songer à leurs besoins quotidiens, et conspirent moins contre lui. »

Les échos aves les dérives actuelles de certaines de nos démocraties, dérives dont les acteurs sont qualifiés souvent de populistes13, sont assez évidents pour qu’il ne soit pas nécessaire de les détailler14.

2. La réflexion de Cicéron

Polybe15, dont Cicéron se fait le continuateur, reprend le schéma platonicien, qu’il aménage quelque peu, avec six formes de gouvernement, présentées dans le livre 6, 7-9 de son Histoire romaine. Il insiste davantage que Platon sur la notion de cycle. La royauté dégénère en despotisme, renversé par l’alliance du peuple et des puissants, alliance qui instaure l’aristocratie. Celle-ci passe à l’oligarchie, puis le peuple, en colère contre les abus, impose la démocratie. Enfin l’ochlocratie (ou démagogie, pouvoir de la foule) s’installe quand le peuple utilise la force, ce qui se termine par le recours à un homme fort qui instaure un nouveau cycle16.

« Tant qu'il resta quelqu'un de ceux qui avaient souffert des gouvernements précédents, on se trouva bien du gouvernement populaire, on ne voyait rien au-dessus de l'égalité et de la liberté dont on y jouissait. Cela se maintint assez bien pendant quelque temps ; mais, au bout d'une certaine succession d'hommes, on commença à se lasser de ces deux grands avantages ; l'usage et l'habitude en firent perdre le goût et l'estime. Les grandes richesses firent naître dans quelques-uns l'envie de dominer. Possédés de cette passion, et ne pouvant parvenir à leur but ni par eux-mêmes, ni par leurs vertus, ils employèrent leurs biens à suborner et à corrompre le peuple par toutes sortes de voies. Celui-ci, gagné par les largesses sur lesquelles il vivait, prêta la main à leur ambition, et dès lors périt le gouvernement populaire : rien ne se fit plus que par la force et par la violence ; car, quand le peuple est une fois accoutumé à vivre sans qu'il lui en coûte aucun travail, et à satisfaire ses besoins avec le bien d'autrui, s'il trouve un chef entreprenant, hardi, et que la misère exclut des charges, alors il se porte aux derniers excès : il s'ameute, ce ne sont plus que meurtres, qu'exils, que partage des terres, jusqu'au moment où, s’étant ravalé au rang de bête féroce, il se trouve à nouveau placé sous l’autorité d’un maître qui gouverne en despote. »

Le parallèle avec le texte platonicien saute aux yeux, pour se terminer par l’assimilation du peuple devenu semblable à l’homme tyrannique avec la « bête féroce », « loup » disait Platon.

La nécessité, naturelle selon Polybe, de ce cycle est affirmée bien plus nettement que par Platon, et l’historien attribue au législateur de Sparte, Lycurgue, la prise de conscience de cette nécessité (6, 10) :

« En effet, comme la rouille pour le fer, et les vers pour le bois sont des fléaux consubstantiels, sous l’action desquels ces matières, fussent-elles protégées contre tous les agents destructeurs externes, subissent une dégradation dont les causes se trouvent en elles, de même chaque forme particulière de gouvernement a, par nature, en elle un mal congénital qui devient la cause de sa ruine. Pour la royauté, c’est la tendance au despotisme, pour l’aristocratie, la tendance à l'oligarchie, pour la démocratie la tendance à recourir aux voies de fait et à la force brutale ; et il est inévitable qu’avec le temps chacun de ces régimes subisse une dégradation dans ce sens. »

Et si Rome a échappé à ce cycle, c’est grâce à sa constitution mixte, qui tient de trois régimes, évitant ainsi que le mal consubstantiel à tel régime se développe, grâce aux deux autres. Un équilibre entre les trois « tendances » empêche le régime de « chavirer » et, comme l’histoire de Rome le prouve, lui permet de durer (6, 11) :

« Les trois sources de l’autorité politique dont j'ai parlé composaient la république romaine, et toutes trois étaient tellement balancées l'une par l'autre, que personne, même parmi les Romains, ne pouvait assurer, sans crainte de se tromper, si la constitution y était aristocratique, démocratique ou monarchique. En jetant les yeux sur le pouvoir des consuls, on eût cru qu'il était monarchique, avec les caractéristiques d’une royauté ; à voir celui du Sénat, un l'eût pris pour une aristocratie ; et celui qui aurait considéré les pouvoirs dont disposait le peuple, aurait jugé d'abord que c'était un état démocratique. »

Cicéron, quand il entreprend en 54 la rédaction de son ouvrage La République, a derrière lui, par son exil en 63, une douloureuse expérience de la vie politique : il assiste, aux premières loges pourrait-on dire, aux dérives de l’État avec en particulier la rivalité entre César et Pompée. Sa réflexion politique et philosophique, qui sera complétée par la rédaction des Lois, cherche à sauver ce qui peut l’être du régime républicain devant les menaces de pouvoir sinon absolu, en tout cas personnel, qu’il perçoit de plus en plus nettes17. Choisissant, dans la guerre civile qui les oppose, le camp de Pompée contre César, après la mort de Pompée, il se rallie à César puis à Octave, le futur Auguste : il sera proscrit et exécuté en 43 (quelques mois après l’assassinat de César) par Antoine, rival d’Octave, dont il avait dénoncé violemment les dérives autoritaires dans ses quatorze Philippiques.

Synthèse de Platon, d’Aristote et de Polybe, sa réflexion repose sur l’expérience humaine dont elle est sous-tendue18 : encore plus nettement que chez Platon – qui n’a pas, lui, participé directement aux affaires publiques – l’orateur latin prend en compte son vécu et le réel, sur lequel il espère pouvoir encore peser ; et surtout, il a, par rapport aux penseurs grecs, le témoignage des trois siècles d’histoire qui l’en séparent. S’ajoute à cela, la préoccupation permanente des Latins de souligner l’apport de la civilisation romaine, dans ce domaine comme dans d’autres, pour éviter les dérives ou erreurs de leurs illustres prédécesseurs, dont ils se reconnaissent les héritiers par ailleurs19. Par exemple, en 3, 4 :

« La différence qu'il y eut entre les grands hommes des deux nations, c'est que chez les Grecs les semences de vertu furent développées par la parole et l'étude ; chez nous, au contraire, par les institutions et les lois. Rome a produit un grand nombre, je ne dirai pas de sages, puisque c'est un titre dont la philosophie est si avare, mais d'hommes souverainement dignes de gloire, puisqu'ils ont pratiqué les préceptes et les leçons des sages. »

En ce qui concerne La République, outre le titre, Cicéron reprend à Platon le principe du dialogue, qu’il situe également avant la date de rédaction, mais avec un écart plus important, ¾ de siècle au lieu de ¼ (131/54 au lieu de 410/385) ; et surtout, l’interlocuteur principal est Scipion Emilien, soit un homme davantage politique que philosophe, aussi cultivé fût-il20.

Voici comment Pierre Grimal présente la démarche de Cicéron :

« En reprenant les thèses de Platon, d'Aristote, de Polybe (et de quelques autres, Théophraste, notamment), Cicéron a répandu l'idée que tout roi n'est pas un tyran, que la monarchie, si elle est une royauté juste et sage, peut trouver place dans une constitution équilibrée et, finalement, que ce régime, sous ses meilleures formes, est conforme à l'ordre du monde. Tel est, dans cette évolution qui commence à se dessiner, et qu'impose l'état politique au milieu du Ier siècle av. J.-C, l'apport de la pensée cicéronienne, où se mêlent intimement la connaissance et la méditation des philosophies platonicienne et péripatéticienne et le sens, quasi viscéral, de la continuité romaine.21 »

L’âge d’or de la République est, pour Cicéron, la période du 2e siècle qui a vu des hommes comme Caton et Scipion diriger les affaires. L’origine des troubles de son temps à lui, il la fait remonter aux Gracques, qui « encensés d'un côté, abominés de l'autre, sont bien ressentis comme l'origine et le symbole de la division de la vie politique en factions rivales »22, soit l’opposé de la concordia bonorum, « union des hommes de bien », idéal cicéronien de la politique. Les propos mis, en 3, 29, dans la bouche de Lélius, l’ami de Scipion, pourraient être les siens :

« Gracchus respecta les droits de ses concitoyens ; mais il méconnut ceux des alliés et des Latins, et foula aux pieds les traités. Imaginons que l’habitude de tels excès commence à se répandre plus largement et qu’elle fasse passer notre empire du régime du droit au régime de la force ; si un jour ceux qui nous obéissent encore de bon gré ne sont plus retenus que par la terreur, j’ai lieu d’être inquiet, malgré tous les efforts de vigilance que les hommes de notre âge ont généralement prodigués, sur le sort de notre postérité et sur le caractère impérissable de notre Etat ; et cependant il pourrait être immortel, si l’on y vivait selon les institutions et les mœurs de nos ancêtres. »

Ce jour où le dérèglement moral du chef le fait passer du droit à la force, jour encore lointain à l’époque du dialogue, est arrivé dans ces années de la République finissante. Cicéron, qui a désapprouvé les tentatives pour conférer à Pompée le titre de dictator (c’est-à-dire, magistrat investi des pleins pouvoirs pour une durée limitée), par respect pour la liberté conquise lors de la chute des Tarquin et de l’instauration de la République, est conduit à admettre qu’il y a des crises plus graves que d’autres où la dégradation du système éducatif du mos majorum est prise en défaut et ne suffit plus. Son temps est dans ce cas.

Et la cause de cet état de fait, comme pour Platon, se trouve dans l’éducation. Dans le début du livre 5, 1, qui ne nous est connu que par les extraits ou résumés qu’en donne Saint Augustin, dans La Cité de Dieu (2, 21), Cicéron semble prendre la parole :

« “Que reste-t-il de ces anciennes mœurs qui faisaient, suivant Ennius23, la grandeur de Rome ? Elles sont tellement plongées dans l'oubli, que, bien loin de les pratiquer, personne ne les connaît plus parmi nous. Que dirai-je des hommes ? Mais si les mœurs ont péri, c'est que les hommes leur ont manqué. Nous assistons à une grande ruine, et ce n'est pas assez d'en montrer les causes, la patrie nous en demande compte à nous-mêmes, et nous devons répondre devant elle à cette accusation capitale. Ce sont nos fautes et non pas nos malheurs qui ont anéanti cette république dont le nom seul subsiste encore.” Voilà l'aveu qui échappe à Cicéron, longtemps, il est vrai, après la mort de l'Africain.24 »

C’est donc logiquement que nous retrouvons chez lui la comparaison platonicienne, qu’avait déjà reprise Polybe, entre l’homme devenu tyrannique et la bête féroce, comme en 2, 2625 :

« Dès que l'autorité royale s'est changée en une domination injuste, il n'y a plus de roi, mais un tyran, c'est-à-dire le monstre le plus horrible, le plus hideux, le plus en abomination aux dieux et aux hommes, que l'on puisse concevoir ; il a l’apparence humaine, mais il dépasse par l’inhumanité de son caractère les bêtes féroces les plus dévastatrices. Comment reconnaître pour un homme celui qui ne veut entrer ni dans la communauté de droits qui fait les sociétés, ni dans la communauté de sentiments qui unit le genre humain ? Mais nous trouverons une occasion plus convenable pour parler de la tyrannie lorsque nous aurons à nous élever contre les citoyens qui, au sein d'un Etat rendu à la liberté, osèrent aspirer au pouvoir absolu. »

Cette « occasion » se produit en 3, 33, quand ce n’est plus le seul tyran qui est bête féroce, mais le peuple, à nouveau dans la bouche de Lélius :

« Scipion, pour moi un peuple ne se constitue, suivant ton excellente définition, que si ses membres participent à des droits communs ; mais l'empire de la foule n'est pas moins tyrannique que celui d'un seul homme ; et cette tyrannie est d'autant plus monstrueuse que rien n'est plus malfaisant que cette bête féroce qui prend l'apparence et le nom du peuple. »

Dès lors, « le danger fondamental est la tyrannie qui peut s'ériger à partir des deux tendances (l'auteur pense à César et à Pompée) ; la solution ne peut résider que dans l'union – traditionnelle, platonicienne – des gens de bien. […] Il n'a jamais voulu distinguer le gouvernement personnel de la tyrannie.26 »

Quand on sait que cette concordia repose sur la notion, fondamentale dans l’idéologie du mos majorum, de fides27, « loyauté », envers les siens, ses alliés, sa patrie, et qu’on connaît le jeu féroce des trahisons de toutes sortes entre les hommes politiques de son temps, autour de César comme de Pompée, on voit que les craintes de Cicéron sont tout sauf infondées.

Terminons par un dernier écho entre la situation de Cicéron, et donc de Platon, telle qu’Alain Michel la présente à deux reprises, et la nôtre.

Dans le projet de Cicéron28 :

« En particulier, dans le De republica, II, 33, il analyse d'une façon approfondie la notion même de pouvoir : [Scipion]“Retenez en effet ce que j'ai dit au début : s'il n'y a pas dans la cité une équitable compensation des droits, des devoirs et des charges, de manière qu'il y ait assez de pouvoir dans les magistrats, d'autorité dans le conseil des premiers citoyens et de liberté dans le peuple, il n'est pas possible de conserver immuable notre présente constitution. ” On voit ce qu'il y a d'original dans la démarche de Cicéron. Il analyse, dans un langage spécifiquement romain, les différentes formes du pouvoir et il les met en rapport avec les structures de la société, dont dépendent les divers régimes. […] Cicéron veut à la fois moderniser la vie politique, en conserver les traditions majeures, les rationaliser, les moraliser. »

Et en conclusion de son article29 :

« Cicéron n'a pas ignoré dans le De republica la crise de la république romaine. Il a essayé de revenir aux principes de la philosophie et de la réflexion historique pour comprendre et pour prévoir. Il l'a fait selon une pensée cohérente qui ne s'est jamais démentie. Il voulait à la fois veiller sur l'équilibre traditionnel de l'État romain et l'interprétation de Polybe le satisfaisait d'autant plus que l'historien avait été proche de Scipion Emilien. Une certaine idée de la concorde se trouvait ainsi affirmée. Elle allait à la fois contre les factions et contre les abus du parti populaire. Mais, au moment où Cicéron écrivait, la menace n'était pas seulement celle de la discorde mais celle de la tyrannie. Dès lors, l'auteur revenait à la tradition platonicienne qui lui enseignait à la fois le pessimisme, puisque les hommes ne saisissent pas le vrai, et l'optimisme, puisqu'ils savent que l'idéal existe. Au moment où la république allait s'effondrer, Cicéron pouvait hésiter entre la lucidité de Thucydide et la lumière de Platon, entre Périclès et Octave. Il conservait à la fois l'espoir et le désespoir. »

Et nous ? En sommes-nous à un moment où nos démocraties « vont s’effondrer » ? Oscillons-nous aussi entre optimiste et pessimisme ?

Il ne tient sans doute qu’à nous-mêmes de conserver l’espoir plutôt que le désespoir…

1 Le terme grec politeia (formé à partir de polis, « cité, État »), a le sens, plus général, de « forme de gouvernement », mais par commodité les traducteurs conservent le titre La République, entré dans l’usage.

2 Voir Les Politiques (trad. Pierre Pellegrin) et Constitution des Athéniens (trad. Marie-Jeanne Werlings), dans Pierre Pellegrin (dir.), Aristote, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2014. Pour le texte grec ou latin, ce sont les éditions bilingues, dans la « Collection des Universités de France », aux Belles Lettres, qui font référence.

3 Voir Histoire, 6, 2 et 5, dans François Hartog (éd.), Denis Roussel (trad., notes), Polybe, Histoire, Paris, Gallimard, « Quarto », 2003.

4 Ce tableau est un résumé très simplifié : nous renvoyons pour le détail à Claude Orrieux, Pauline Schmitt Pantel, Histoire grecque, Paris, PUF, « Quadrige manuels », 2016, et à Marcel Le Glay, Yann Le Bohec, Jean-Louis Voisin, Histoire Romaine, Paris, PUF, « Quadrige manuels », 2016.

5 Sauf indication contraire toutes les dates sont ici négatives.

6 Nous renvoyons à la synthèse très claire de Patrick Juignet, « Platon et les régimes politiques » In Philosophie, science et société, 2015 : https://philosciences.com/philosophie-et-societe/economie-politique-societe/153-regimes-politiques-platon

7 La chronologie des dialogues de Platon n’est pas établie de façon sûre.

8 Luc Brisson (dir.), Platon, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, p. 1481.

9 Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, 2, 36, trad. Jean Voilquin, Paris, Garnier-Flammarion, 1966.

10 Nous reprenons la traduction d’Émile Chambry de 1940, sur le site de Bibliotheca Classica Selecta (UCL : http://mercure.fltr.ucl.ac.be/Hodoi/concordances), parfois modifiée, en tenant compte de celles de Jacques Cazeaux, La République, Paris, Le Livre de Poche, 1995, et de Georges Leroux, in Luc Brisson (dir.), op. cit.

11 Sur le caractère nécessaire ou non de cet enchaînement, pour Platon, Aristote et Polybe, voir Histoire, op. cit., p. 552, n. 10.

12 Il s’agit bien des hommes (anèr), la femme ayant une condition proche de celle des mineures dans la plupart des sociétés grecques (sauf Sparte) : dans la cité idéale de Platon, elles jouent un rôle bien plus important, éduquées et pouvant être gardiennes comme les hommes – sans pour autant pouvoir prétendre au pouvoir.

13 On entendra ici le terme dans son sens le plus usuel de démagogues – catégorie connue de la démocratie grecque et de la République romaine – sans entrer dans les nuances de la notion. Sur ce point, voir Alexandre Dorna, « Quand la démocratie s’assoit sur des volcans : L’émergence des populismes charismatiques », Amnis, EUROPES/AMERIQUES, 2005, https://journals.openedition.org/amnis/969 ; et parmi les nombreuses publications depuis sur le sujet, Ricardo Peñafiel, « Populisme et démocratie représentative sont deux facettes d’un même phénomène, Relations, mars-avril 2015, 777, https://cjf.qc.ca/revue-relations/publication/article/populisme-et-democratie-representative-sont-deux-facettes-dun-meme-phenomene/ ou Jacques de Coulon, « Le populisme est-il démocratiques », Sources, juillet 2017 : https://revue-sources.cath.ch/le-populisme-est-il-democratique/.

14 P. Jugniet, art. cit., souligne ceux qui concernent l’éducation.

15 Homme politique et historien grec du 2e siècle av. J.-C., il a été précepteur de Scipion Emilien, vainqueur de Carthage dans la 3e guerre punique. Son objectif est précisé en 1, 1 : « Savoir comment et grâce à quel gouvernement l’Etat romain a pu, chose sans précédent, étendre sa domination à presque toute la terre habitée et cela en moins de 53 ans »

16 Nous reprenons sur le site de Bibliotheca Selecta la traduction de Pierre Waltz de 1927, en la remaniant à partir de celle de D. Roussel, op. cit.

17 Voir sur les idées politiques de Cicéron, et ses revirements, la synthèse de Viktor Pöschl, « Quelques principes fondamentaux de la politique de Cicéron », Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1987, 131-2, p. 340-350, en particulier p. 344-346 : https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1987_num_131_2_14498

18 Voir Alfred Ernout, « Cicéron et le De Republica », Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1938, 82-6, p. 478-486, https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1938_num_82_6_77101 : « Le De Republica reflète exactement, à un moment précis de son existence, son idéal, ses ambitions, comme aussi ses déceptions et ses regrets » (p. 482).

19 Sur le concept d’« altérité incluse » employé à propos du rapport, complexe, entre Romains et Grecs, voir Florence Dupont, « Rome ou l'altérité incluse », Rue Descartes, 2002/3, 37), p. 41-54 https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2002-3-page-41.htm#, « Ainsi la Grèce à la fois englobe Rome et Rome s’en distingue volontairement. Rome est grecque et elle est autre. C’est ce que nous avons appelé l’altérité incluse » (§41) ; à la suite des travaux de Jean-Louis Ferrary, Philhellénisme et impérialisme. Aspects idéologiques de la conquête romaine du monde hellénistique, Rome, École française de Rome, 1988.

20 La date choisie par Cicéron est emblématique des soubresauts de la République romaine, avec l’opposition entre les Gracques, à la tête de la faction des populares, et le Sénat : voir Claude Nicolet (dir.), Demokratia et Aristokratia, À propos de Caius Gracchus : mots grecs et réalités romaines, Paris, Publications de la Sorbonne, 1983 – en particulier, la contribution de Jean-Michel David, « L’action oratoire de C. Gracchus » : de fondateur de l’eloquentia popularis, il deviendra « le stéréotype du démagogue excité », (p. 116).

21 « Du De republica au De clementia, Réflexions sur l'évolution de l'idée monarchique à Rome », Mélanges de l'école française de Rome, 1979, 91-2, (p. 671-691), p. 679 : https://www.persee.fr/doc/mefr_0223-5102_1979_num_91_2_1210

22 Jacques Gaillard, « Que représentent les Gracques pour Cicéron ? », Bulletin de l'Association Guillaume Budé, 1975, LH-34 (p. 499-529), p. 502 : https://www.persee.fr/doc/bude_1247-6862_1975_num_34_4_3528

23 « Rome subsiste par ses mœurs antiques et ses hommes. »

24 Voir le détail des principes éducatifs latins, par rapport aux grecs, dans la préface de Bernard Besnier, Cicéron, La République suivi de Le Destin, Paris, Gallimard, « TEL », 1994, n. 19, et 21, pour le lien entre dégradation de l’éducation et celle de la République.

25 Nous reprenons sur le site de Bibliotheca Selecta la traduction de Charles Nisard, qui date de 1841, en la remaniant à partir de celle d’Esther Bréguet (éd.), Cicéron, La République, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 1989.

26 A. Michel, « Cicéron et la crise de la République romaine », Bulletin de l'Association Guillaume Budé, 1990, 2, (p. 155-162), p. 161. https://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1990_num_1_2_1427

27 Voir V. Pöschl, art. cit., p. 346-348.

28 A. Michel, art. cit., p. 159-160.

29 Id., p. 162.

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