Le titre que Jacqueline Barus-Michel a choisi pour annoncer l’objectif de ce livre exprime parfaitement son projet. Il s’agit, en effet, dans une perspective de psycho-sociologie, de déployer, à partir du sujet, les liens et les lieux, qui le conduisent, de l’exigence de ses désirs aux contraintes de la loi, à travers ses divisions et les conflits qui l’unissent et le séparent des autres sujets, porteurs de leurs propres désirs. Projet ambitieux puisqu’il s’agira, non de suivre un parcours particulier, mais d’évoquer les expériences humaines, qu’elles soient naturelles ou culturelles, psychiques ou objectives, personnelles ou interpersonnelles dans le monde de la cité et face à son ordre.
Pour réaliser ce programme de réflexion, toutes les sciences humaines peu- vent être sollicitées, provisoirement ou avec insistance : la psychologie et la sociologie, l’anthropologie politique et l’histoire, non dans le détail de leurs théorisations, mais pour rappeler l’étendue des figures et des situations socio-politiques. La psychanalyse freudienne sera amplement sollicitée lorsque l’accent sera porté sur la construction des désirs et des passions. La sociologie et les sciences politiques seront rencontrées lorsque l’attention se portera sur les cadres de l’action sociale et juridique. Mais, comme l’indique l’ambition psycho-sociologique, ce sont bien les sociologies et les psychologies qui forment la trame centrale de la réflexion. Il s’agit de nouer les files du tissu social et les pulsions du sujet, en insistant constamment sur les liens sociaux, sur leur prégnance ou leur vulnérabilité.
La succession des chapitres détaille les diverses configurations des liens dans lesquels le sujet humain se trouve engagé. L’architecture du livre conduit le lecteur de l’animal social à l’animal politique (tel qu’Aristote le définit :sujet citoyen et parlant), du sujet personnel à l’altérité, des liens de genres aux diver- ses formes de lien, de nécessité ou de sentiment, puis aux lois qui sollicitent la sublimation.
Le cheminement du livre conduit ensuite aux réalités telles que la famille et la religion, aux liens qui se tissent dans les identités sociales et qui subissent les agressions des changements, des guerres, des violences politiques et des terrorismes. L’ampleur des questions soulevées n’entame en rien l’unité du propos : quelle que soient les situations abordées, il s’agit toujours de caractériser la nature du lien social, l’implication du sujet dans les différentes configurations, d’y suivre les conflits ouverts ou cachés, les cohésions, les déchirures et les souffrances.
Le dernier chapitre, heureusement intitulé « le rêve démocratique », nourri des chapitres précédents, fait de la démocratie le régime le plus complexe et le plus contradictoire, régime dans lequel le sujet est une partie du souverain, censé y prendre la parole pour la confection de la loi. Depuis Aristote jusqu’aux observateurs contemporains, les auteurs ont souligné l’originalité de la démo- cratie où la loi n’est l’œuvre d’aucune autorité extérieure, mais est une œuvre collective à vocation universelle.
Mais cette conception de la loi et les idéaux de la démocratie sont-elles compatibles avec les dispositions psychiques de l’animal politique ? La démocratie propose le rêve d’une solidarité dans l’égalité ; ses principes sont ceux de l’égalité, de la justice et de la liberté, mais ses réalisations sont-elles jamais à la hauteur de ces exigences ? Et qu’en est-il du sujet dans ces contra- dictions ?
La démocratie accorde à chaque citoyen un droit égal dans l’élaboration des lois, créant ainsi une égalité non contestable. Mais comment concilier ce droit égal et les inégalités de fait, fondées sur la diversité des fonctions, des compé- tences et des statuts ? Ce principe d’égalité n’est-il pas générateur de violence dès lors que tous convoitent les mêmes biens qui sont tous, et légitimement, les mêmes objets d’envie ?
Aristote faisait de la liberté politique le principe fondamental de la consti-tution démocratique, liberté d’être tour à tour gouverné et gouvernant. Mais la volonté de la majorité numérique est-elle toujours sage et respectueuse des minorités ? Et la minorité sera-t-elle suffisamment confiante dans la sagesse des gouvernants ? En fait, le principe de la liberté individuelle se dédouble en une contradiction entre liberté personnelle et liberté collective. Le principe de la liberté individuelle prend appui sur le narcissisme et sur les aspirations per-sonnelles, alors que la liberté collective en appelle au besoin de reconnaissance qui contraint de laisser à l’autre son espace propre. Cette situation engendre, en fait, une constante conflictualité : l’individu est incité à s’engager dans un parcours personnel de façon offensive, à combattre les dangers de l’insécurité, se détournant ainsi des appartenances solidaires : les contradictions de la liberté conduisent le sujet à se désintéresser des valeurs sociales et politiques. La liberté est devenue synonyme d’insécurité et la démocratie risque de se dissoudre dans le réalisme des conflits économiques.
Au terme de ce parcours fait d’embûches et des risques de ressentiment, J. Barus-Michel ne conclut pas sur une note désenchantée. La démocratie appelle à dépasser le familial et le cercle des intérêts personnels pour s’engager dans le politique, ses questionnements et ses quêtes de sens, mais ce sont ces am- bivalences surmontées qui soutiennent la vitalité des démocraties et font les dialectiques de l’histoire.
Pierre Ansart