La réflexion sur la notion de crise permet de distinguer d’emblée deux de ses aspects : d’une part un état plus ou moins latent de tension, né de contradictions d’ordre politique, socio-économique ou psychique, au niveau individuel et collectif ; d’autre part la crise se manifestant comme excès, exaspération des conflits, d’où peuvent être issus des changements profonds d’ordre historique ou/et politique. De toutes façons, une crise est porteuse de ruptures, elle apparaît comme « un changement brusque et décisif dans le cours d’un processus » (1) C’est d’un point de vue psychologique et socio-politique, en nous référant à ces cas historiques de crises significatives, que nous examinerons des caractéristiques qui débordent leur contexte seulement historique, et qui permettent d’aborder leurs aspects objectifs et subjectifs.
Les questions posées concernent les mutations politiques et la remise en question de l’ordre politique actuel, - mais aussi les formations imaginaires, les représentations qu’un peuple ou un groupe entendent substituer aux formes de régulation psychologiques et sociales sur lesquels sont fondés les institutions, les mœurs, les modes de relation entre les individus. Parler de crise, revient à évoquer un désordre, voire un chaos, lors des mouvements révolutionnaires, ou seulement de contestation de l’ordre présent. Aussi les garants estimés légitimes de cet ordre procèderont-ils à leur évitement, ou à leur déni, par différents moyens : la répression, la terreur, - ou par des procédés d’ordre psychologique : le mensonge, la manipulation, ou seulement l’évitement et le silence si la crise est latente, n’a pas atteint des couches importantes de la société, et si le rapport des forces est favorable au pouvoir en place. Ainsi, dans le contexte historique contemporain, les catastrophes provoquées par les inondations en Birmanie ont suscité le silence des généraux au pouvoir, et l’obstruction systématique contre l’aide internationale, par peur qu’un regard étranger constate le dénuement et les protestations de la population. Les révoltes des moines tibétains ont été minimisées ou étouffées par la répression chinoise. Selon la formule bien connue : « L’ordre, - ou le calme, - règnent, » - à Lassa, au Tibet, ou à Rangoon, en Birmanie,- de même qu’il régnait en 1980, à Varsovie, après que l’armée polonaise ait dissous le syndicat « Solidarité », et emprisonné ses principaux leaders.
La rupture créée par une crise est-elle toujours un facteur de désordre et d’irrationalité ? Des théoriciens révolutionnaires, - tel Marat, pendant la Révolution française, - observent que « sans discussions publiques, effervescence, partis, il ne peut y avoir de liberté à l’intérieur d’un Etat » (2). Et au niveau subjectif, les psychanalystes et les sociologues constatent que « l’homme est un animal de crise » (3). Parmi les différents facteurs qui provoquent la crise, on doit évoquer le clivage toujours latent à l’intérieur de la vie psychique, dont Cornelius Castoriadis, après Freud, a élaboré les significations. Il décrit l’être humain, à l’origine, comme une « monade » psychique, d’où émane « un flux de représentations, d’affects, de pulsions », - qu’on peut désigner comme un « chaos ». L’absence de coordination et de maîtrise de ces phénomènes psychiques exclut que soient tolérés les frustrations et les interdits imposés par l’existence de l’ « autre », par ses désirs propres. En d’autres termes, c’est alors le narcissisme primaire qui est la dominante de la vie psychique ; l’individu vit dans un monde fantasmatique qui ignore l’altérité ; ce monde, Castoriadis le désigne comme une « imagination radicale » L’homme ne pourrait survivre si ne lui était pas imposé au cours de son développement l’accès à une vie sociale organisée, qui a ses règles, ses interdits, ses institutions et ses mœurs. Mais, ajoute-t-il, cet accès est toujours éprouvé comme une violence, et « lorsque cette socialisation s’opère, l’imagination radicale est jusqu’à un certain point étouffée dans ses manifestations les plus importantes, son expression est rendue conforme et répétitive » (4). La situation de crise, au niveau psychologique, est donc latente ; elle est évitée lorsque la société offre « du sens », lorsqu’elle propose aux individus une cohérence et une unification collectives qui sont apportées par des valeurs communes, - quel que soit leur contenu : telles les références à un Dieu ou à des dieux, à la patrie, à la réalisation du socialisme, - (dans les pays dominés par l’U.R.S.S. au 20ème siècle) - ou même à la glorification d’une race supérieure, selon l’idéologie nationale-socialiste. Il faut envisager ces « significations imaginaires sociales », -selon le concept proposé par Castoriadis, comme un type de fonctionnement social nécessaire pour canaliser les forces pulsionnelles individuelles et pour orienter l’imagination radicale, et non pas à partir de critères de nature morale ; car il apparaît qu’en l’absence de la cohésion collective et de repères que ces significations introduisent, de façon plus ou moins violente, et parfois en exigeant une soumission qui étouffe la vie imaginaire des individus, -( notamment si leur contenu religieux introduit l’intolérance ou même la terreur,) - le sentiment d’identité individuel ou collectif tend à disparaître, et c’est alors la voie ouverte à des crises qui mettent en question le narcissisme individuel ou/et collectif, et introduisent l’angoisse du chaos.
Dans les révoltes et mouvements révolutionnaires, apparaît le retour des formations imaginaires refoulées, et aussi l’énergie pulsionnelle canalisée par la violence de l’Etat. Leur expression participe des capacités créatrices, de la faculté d’imaginer d’autres formes de vie et de relations entre les hommes, - mais aussi des pulsions de mort, de la volonté de détruire, lorsque la vie socio-politique apparaît chaotique, origine de prescriptions contradictoires, et même dénuée de sens. Il y a crise lorsque des évènements nouveaux échappent à la compréhension,- d’où les réactions soit de répression violente, soit de déni du caractère inattendu, discontinu, de la nouvelle situation alors créée. De nombreux exemples, de nature très différente, peuvent en être donnés. Hannah Arendt, dans ses travaux sur le totalitarisme, a insisté sur l’aveuglement des démocraties occidentales concernant la signification des dictatures totalitaires, identifiées le plus souvent à des formes de tyrannie, - alors qu’il s’agissait de types politiques inédits ; et on connaît les conséquences du refus de réaliser le potentiel de barbarie et de destruction de la civilisation contenu dans les différentes formes du totalitarisme. Mais, a-t-elle souligné, c’est la notion même d’évènement qu’il faut interroger. Les causes multiples d’évènements créateurs de crises ne suffisent pas à expliquer totalement leurs significations et leur émergence, - d’où la pluralité des interprétations par lesquelles les témoins mais aussi les historiens tentent d’en rendre compte. « …Chaque fois qu’il se produit quelque chose de neuf, cela fait irruption à l’improviste, d’une façon non calculable et finalement inexplicable, ….cela tient seulement à ce que le processus historique est né d’initiatives humaines et se trouve constamment interrompu par de nouvelles initiatives ».(5)
I.- La crise comme l’expression de l’imprévu, et le passage à l’acte.
Plusieurs moments de la Révolution française montrent la force de l’imprévu, et le rôle essentiel des initiatives individuelles ou/ collectives. Les causes objectives sont nombreuses et connues : la crise financière et économique, entraînant des risques de famine, et au niveau politique la réunion des Etats généraux, décidée par le roi, destinée à connaître les revendications et les doléances de toutes les couches de la population, - au niveau culturel, la propagation des idées des Lumières, des exigences de justice et d’égalité. Les conséquences ont dépassé toutes les prévisions, et ainsi que l’a souligné Castoriadis, il y a « grandeur et originalité » de la Révolution française dans la mesure où elle a « mis en question la totalité existante de la société » (6), car « l’Ancien régime n’est pas une structure seulement politique, c’est une structure sociale totale ». Et on doit ajouter que c’était aussi au niveau symbolique et culturel que la Révolution française s’est révélée comme une crise décisive des croyances autant que d’une vision du politique.
Nous prendrons d’abord comme exemple, pour dégager les significations de cette crise, le véritable coup de force du Tiers Etat, en Juin 1789. Il a mis en échec l’autorité du pouvoir royal, et il a inauguré une autre conception de la vie politique. Rappelons que le Tiers Etat représentait un ordre inférieur à ceux du clergé et de la noblesse, - comme des signes distinctifs le soulignaient, la sobriété des tenues vestimentaires, le maintien, les lieux de réunion attribués. Les députés du Tiers refusèrent d’ailleurs de s’agenouiller à la venue du roi, comme le voulait la coutume de l’Ancien Régime. Le roi se refusait obstinément à ce que les trois ordres, - clergé, noblesse, et Tiers Etat,-, soient réunis, ce qui aurait été le signe de l’égalité de leurs membres. Le refus d’obtempérer des députés du Tiers, alors qu’un certain nombre de curés s’étaient désolidarisés de l’ordre du Clergé et s’étaient joints à eux, provoqua après de longues discussions, leur vote, à une très grande majorité, de leur désignation comme « l’Assemblée nationale ». Ainsi que le soulignent François Furet et Ran Halévy, « il leur faut sauter le pas et créer le fait accompli en se définissant eux-mêmes ». (7)). Selon l’abbé Sieyès, célèbre pour sa brochure « Qu’est-ce que le Tiers Etat ? », ils représentaient 96% de la population française ; et selon un autre député, « la nation est une et indivisible », alors que le clergé et la noblesse ne sont que « des corporations » ; ils étaient donc en droit d’incarner la totalité du peuple. Cette décision était « un saut formidable », selon Mirabeau, resté royaliste, et qui estimait qu’il « allait trop loin par rapport à la souveraineté du roi ».
C’était bien en effet l’opinion du roi et de la Cour, et à défaut d’une discussion et d’échanges argumentés, « une partie de bras de fer avec le roi et la noblesse » s’était engagée ». (8) On s’en aperçut le 20 Juin 1789, lorsque, estimant illégales les décisions du Tiers Etat, les députés furent sommés de se séparer, et que faute de pouvoir se réunir dans une salle réservée, ils errèrent dans Versailles et finalement trouvèrent un refuge dans la salle du Jeu de Paume. On connaît l’échange préalable musclé entre l’envoyé du roi qui les somma de se disperser, - cette sommation pour être efficace, aurait dû avoir recours à la force armée, comme le conseillait le frère du roi à Louis XVI - et la réponse célèbre de Mirabeau : « …nous sommes ici par la volonté du peuple, et on ne nous en arrachera que par la puissance des baïonnettes » Il s’ensuivit la séance du serment, chaque député jurant de ne pas se séparer de l’Assemblée avant d’avoir donné une constitution à la France. Le roi avait cédé, et la situation de double pouvoir créait une crise, qui devait d’ailleurs durer jusqu’à la chute de la royauté, en Août 1792.
La proclamation d’une « nation », décrétée ensuite une et indivisible, à qui était confié le pouvoir législatif, était l’œuvre d’un acte de « langage », - et il est donc remarquable que la remise en question du pouvoir royal ait été réalisée d’emblée par la puissance des mots. Les enjeux de la crise étaient de trois sortes : un enjeu politique remettant en question la supériorité de deux castes sur la masse du peuple, - mais aussi un enjeu symbolique : des mots nouveaux sont apparus : la nation, la souveraineté du peuple, et surtout l’égalité des droits, exigeant que soient supprimés les privilèges accordés par la naissance, selon la déclaration des droits votée en Août 1789. Le talent de députés possédant une maîtrise surprenante de l’art oratoire n’a pas joué un rôle mineur, dans une assemblée constituée par des avocats, des procureurs, des avoués, - mais aussi, par ailleurs, par des négociateurs et des marchands .Les mots prononcés dépassaient l’art d’argumenter des juristes ; ils démontraient la capacité à légiférer de « bourgeois » socialement souvent méprisés dans l’Ancien régime .Adeptes des Lumières, ils se voulaient porteurs de principes rationnels, d’une culture de portée universelle .Enfin, par l’audace manifestée face au pouvoir royal, ils exprimaient un troisième enjeu de la crise politique : le refus de l’humiliation. Furet et Halévi citent à l’appui non seulement Sieyès, mais Roederer, conseiller au parlement de Metz, qui dans ses Mémoires, voit dans la Révolution une révolte contre « l’humiliation sociale ». (9)
Selon ces deux historiens, les « coups de force »,- essentiellement verbaux, mais en ce sens particulièrement significatifs de la crise révolutionnaire, vont être les déclencheurs de la révolte populaire, lorsque le pouvoir royal décide de faire acte d’autorité en concentrant des forces armées dans Paris, - ces forces étant constituées surtout par des mercenaires étrangers, d’origine allemande ou suisse. Le renvoi du ministre réformiste Necker apparaît comme une autre provocation : il y a déclenchement de l’émeute, et le 13 Juillet « tout le monde s’armait », relate Michelet. (10) Mais les motifs de la révolte, -comme ceux du Tiers Etat, -sont sur-déterminés : la révolte est politique, dirigée contre les privilèges, elle est économique, -car la crise des subsistances (par la désorganisation dans l’arrivage des farines,) est à l’origine d’une famine des plus démunis ; - elle est également d’ordre symbolique. Pourquoi attaquer la Bastille ? Peu d’individus appartenant à la classe populaire y furent détenus, mais elle était le symbole de l’arbitraire royal, et la Cour « en avait fait le domicile des libres esprits, la prison de la pensée », - « bastille, tyrannie, étaient deux mots synonymes ». (11) De plus, cette forteresse armée, au centre de la capitale, paraissait écraser le faubourg Saint-Antoine, l’un des quartiers les plus « effervescents » de Paris.
La chute de cette forteresse fut une victoire autant symbolique que réelle ; elle fut remportée au prix de dizaines de morts et de blessés, de l’héroïsme d’hommes du peuple et de bourgeois. Pourtant, le pouvoir royal fut tenté de dénier sa signification révolutionnaire. L’anecdote célèbre, relatant le dialogue entre le roi et le duc de la Rochefoucault-Liancourt, au soir du 14 Juillet, est un témoignage de l’aveuglement souvent rencontré des pouvoirs légaux, du parti de l’ordre. « C’est une révolte, alors », disait le roi, le duc lui répondant : « Non, sire, c’est une révolution ».
Un autre évènement d’origine subjective, puisqu’il fut décidé par le roi, témoigne du caractère imprévisible de crises politiques et symboliques décisives -comme l’ont montré des historiens, tel Michelet, et récemment, Mona Ozouf. La fuite du roi et de la famille royale, le 21 Juin 1791, peut être considérée comme « le tombeau de la monarchie ».Elle est un exemple frappant du rôle de l’indétermination dans les processus historiques, et aussi d’un autre aspect des crises : l’incapacité des autorités en place à en comprendre la portée et les enjeux. La nouvelle de la fuite a d’abord suscité la stupeur et l’effroi de l’Assemblée constituante : les députés, dans leur majorité restés adeptes d’une monarchie constitutionnelle, redoutaient un désordre naissant de nouvelles révoltes populaires. « L’évènement, emblématique de la rupture entre le roi et la nation, remet brutalement en cause la conception dualiste de la Constitution », qui a fait coexister le pouvoir du roi avec celui de l’Assemblée. (12) En fait, Paris était calme, et parmi les révolutionnaires, dans les clubs et même à l’Assemblée, se répandait l’opinion que les Français pouvaient se passer de la présence du roi, - ou même, facétieusement, que l’on pouvait souhaiter un départ définitif. Mais d’un point de vue politique, l’évènement était porteur de significations importantes pour l’avenir, car il révélait des tensions latentes et dissimulées. Le message que le roi avait laissé pour expliquer son départ faisait état de protestations et d’aigreur, et montrait, comme beaucoup l’avaient soupçonné, que ses accords apparents avec les décisions de l’Assemblée, et son serment de fidélité à la Constitution, relevaient d’un opportunisme s’apparentant à un double jeu.
Ces tensions apparurent avec force lors des péripéties de son voyage, et encore plus pendant son retour. La fuite a échoué en raison des imprudences des fugitifs, et des bévues de ses organisateurs, aussi du manque de décision d’un monarque hésitant et débordé, -mais, ainsi que le souligne Mona Ozouf, si on peut parler d’un « désordre des faits », on ne peut l’attribuer aux municipalités et à la population des campagnes traversées par la berline des fugitifs : l’entreprise devait échouer car les rassemblements de soldats qui devaient protéger la fuite du roi ont rapidement suscité la méfiance. Le tocsin sonnait, des questions précises étaient posées quant aux raisons des mouvements des troupes, -dont beaucoup d’ailleurs se sont débandées et ont rallié la population. (13) L’agitation dans les campagnes était d’autant plus vive que le chemin parcouru par la famille royale se dirigeait vers l’est, vers des Etats étrangers qui auraient pu menacer la France d’une invasion armée, destinée à soutenir le pouvoir royal. Arrêté à Varennes, sommés par les envoyés de l’Assemblée nationale de regagner Paris, le roi et sa suite durent traverser des régions gagnées par une effervescence dont la violence des manifestations, - colère, injures, menaces, et même plusieurs massacres de royalistes voulant faire allégeance au roi, - ne laissaient pas de doute sur les affects de ressentiment et même de mépris et de haine contre un monarque qui abandonnait son peuple, - et que la majorité de l’opinion soupçonnait de trahison. Le silence de mort gardé par la population lorsque les fugitifs rejoignirent Paris était le symptôme d’une rupture décisive avec l’ensemble de la nation. La crise était par un de ses aspects essentiels d’ordre affectif : car, rappelle Michelet, bien que désormais dépourvu d’un pouvoir arbitraire et parfois despotique, le roi gardait dans l’imagination du peuple le figure d’un « père » : Louis XVI, à la différence de la reine, avait été respecté et aimé pour sa bonhomie et sa simplicité apparentes.
Le contraste entre les réactions populaires à la fuite et les interprétations de l’Assemblée tentant avec acharnement de dénier la crise créée par la fuite du roi sont d’autant plus frappantes Selon l’expression de Mona Ozouf, les députés usèrent d’abord de la « trouvaille de l’enlèvement » : le roi aurait été influencé, manipulé par des conseillers royalistes hostiles aux idées nouvelles. Pour maintenir les bases d’une monarchie constitutionnelle, il fallait innocenter le roi. Devant l’indignation de certains députés, de l’ironie des journalistes et des clubs, cette mystification fut abandonnée. Mais les monarchistes constitutionnels ne renoncèrent pas à nier la force de l’évènement : le roi fut rétabli dans ses prérogatives, et la Constitution fut amendée pour lui accorder un pouvoir exécutif accru. Il ne s’agissait pas seulement de lâcheté, mais d’un enjeu politique considérable : car le but était d’en finir avec « l’interminable Révolution ». « La Révolution est terminée », affirmaient ceux qui dominaient l’opinion dans l’Assemblée – et qui entraînaient la majorité des députés .En finir, c’était « fixer » la Révolution, éliminer l’imprévu, les tensions, les crises, - donc, « les évènements », « facteurs de trouble et d’opacité », (14) contrariant l’ordre d’une raison régulatrice du politique. C’était aussi aller à contre courant de l’histoire vivante, - alors représentée par les membres des clubs les plus populaires, qui demandaient la déchéance du roi. C’était en effet substituer à un imaginaire politique et social sacralisant le principe de la monarchie l’annonce possible d’une République, -comme certains révolutionnaires, tel Condorcet, le suggéraient.
II.- La crise créée par l’énergie révolutionnaire. Son dépassement par la prise de conscience des enjeux, ou le déni des nouvelles significations imaginaires collectives par l’affrontement violent.
Les députés de l’Assemblée constituante, après la fuite du roi, redoutaient le « chaos » créé par les excès passionnels, par l’effervescence populaire. C’est pourquoi, après le retour du roi de Varennes, ainsi que le souligne Michelet, il fallait mettre en garde contre les risques d’une nouvelle insurrection provoquée par les révolutionnaires qui refusaient la
réhabilitation du roi. Le 17 Juillet 1791, la population avait été conviée au Champ de Mars par le club des Cordeliers pour l’inviter à signer une pétition demandant la déchéance. Les historiens hésitent encore à désigner les responsables des premiers coups de feu qui devaient être suivis du massacre de dizaines de civils pacifiques, après qu’eut été proclamée la loi martiale. Etaient-ce le maire de Paris, le commandant de la garde nationale, Lafayette, ou un individu quelconque dans la foule ? De toutes façons, la rupture était créée entre le pouvoir légal et l’opinion populaire, et contrairement aux calculs politiques des monarchistes constitutionnels, la répression contre les clubs et les révolutionnaires les plus radicaux devait provoquer une nouvelle crise, marquée par des évènements violents. Elle s’est manifestée d’abord par l’invasion pacifique du château des Tuileries, le 20 Juin 1792, destinée à faire retirer au roi ses « veto » contre les mesures destinées à briser la résistance des émigrés royalistes et des prêtres réfractaires aux lois constitutionnelles, - puis par l’insurrection du 10 Août 1792, qui provoqua la chute du roi, et finalement la proclamation de la République, en Septembre 1792.
On peut évoquer le blocage d’une crise dont les enjeux sont décisifs pour l’avenir politique du pouvoir instauré quand s’affrontent deux modes de rapports au temps. Mona Ozouf relève que l’échec du roi à « réussir » sa fuite s’explique par l’incapacité à prendre des risques lorsque des obstacles étaient rencontrés, par la force de la soumission à l’étiquette, et par des habitudes ancrées depuis des siècles, - les royalistes qui étaient désignés pour l’aider dans sa fuite attendant toujours que le monarque prenne lui-même les décisions appropriées aux circonstances, - Louis XVI en étant d’ailleurs par tempérament incapable. Au contraire, à cette temporalité figée, répétitive, s’opposait le temps de l’action, qui suppose la prise de conscience – ou seulement l’intuition, - d’une rupture dans le déroulement des évènements. La prise de risque implique une ouverture vers l’avenir, et le sentiment qu’il n’est jamais totalement prévisible. On rencontre, dans l’histoire contemporaine, et dans un contexte tout différent, -en l’occurrence, la révolte contre un régime totalitaire, - le même type d’affrontement, mais dans sa dimension paroxystique, -entre deux façons de vivre le temps, et des formes de dénégation de la crise qui conduisent à des extrêmes de la violence. Nous prendrons comme exemple l’insurrection hongroise d’Octobre 1956 contre le pouvoir stalinien. Elle s’annonça d’abord comme une manifestation pacifique d’étudiants, -puis elle devint une révolte armée, et enfin elle prit un caractère révolutionnaire.
La dénonciation des crimes de Staline par Krouchtchev au 20ème Congrès du parti communiste russe, pendant l’hiver 1956, pouvait autoriser les espoirs en des réformes libérales, - et c’est dans cet esprit qu’eut lieu la manifestation d’étudiants, à Budapest, le 23 Octobre 1956 : parmi les revendications étaient évoqués la demande de nouvelles élections, l’amnistie pour des condamnés reconnus innocents et la réhabilitation des anciennes victimes des « purges » staliniennes, à la fin des années 1940 - la réclamation de la liberté de pensée et de la presse, - le retrait des troupes soviétiques qui étaient encore stationnées en Hongrie, -et des satisfactions de type symbolique, tel le rétablissement des fêtes nationales. La manifestation prit rapidement de l’ampleur : les étudiants, dans le même journée, furent rejoints par un grand nombre d’ouvriers et d’employés sortant de leur travail. Mais « l’idée de renverser le pouvoir était à mille lieues de l’imagination populaire…ils attendaient un signe de compréhension ». (15) La manifestation fut d’abord interdite, -puis tolérée, mais le chef du gouvernement et du parti communiste, -Geroë,- dans son intervention pour commenter l’ évènement, se montra d’emblée agressif, menaçant, et insultant : les manifestants furent traités de « racaille fasciste », « d’ennemis du peuple », répandant « le poison du chauvinisme » ; (16) ils provoquèrent la colère populaire,et aussi l’exigence du retour au pouvoir du communiste réformateur Imre Nagy. La situation de crise se durcit, et aussitôt s’opposèrent deux façons de vivre l’évènement : l’adhésion à la révolte de différentes couches de la population, -parmi lesquelles beaucoup de jeunes communistes, - et surtout d’éléments importants de l’armée hongroise, créa du côté du pouvoir stalinien une dynamique de peur accrue,- et inversement chez les insurgés une confiance en la légitimité de leur action. Ainsi que le relate Tibor Meray, écrivain et journaliste, qui participa à l’action, même la police gouvernementale hésita et le plus souvent renonça à tirer sur les manifestants. La crise était aussi devenue révélatrice de la faiblesse et des hésitations du pouvoir : dominés par la peur, les représentants de l’autorité en principe légale niaient la réalité ; « ils persistent à prétendre que tout est en ordre, qu’il ne faut rien brusquer ». (17) Le groupe des staliniens en place est incapable de réaliser l’ampleur et la gravité du mouvement ; ils appréhendent le temps de l’évènement de façon bureaucratique, en cooptant quelques nouveaux membres du gouvernement, -dont Imre Nagy, qui sera d’ailleurs, -en raison aussi des menaces qui pèsent sur lui,- incapable de trouver les mots justes pour créer le dialogue avec les insurgés.
Dès le lendemain de la manifestation initiale, le gouvernement adopte des décrets établissant l’état de siège en Hongrie, la détention illégale d’armes devant être sanctionnée par la peine de mort. Or, la population continuait à s’armer, - (les armes étant fournies le plus souvent par l’armée hongroise,) – d’autant plus que la lutte ouverte s’était déclenchée lorsque devant l’immeuble de la radio les étudiants avaient demandé que soit enregistré le manifeste dans lequel ils exposaient leurs revendications. Après des tergiversations, et alors qu’une foule nombreuse était rassemblée devant la radio, la police politique – les AVO,- avait tiré, faisant des morts et des blessés, et déclenchant la fureur et les réactions violentes du peuple. En même temps, les habitants de Budapest, au cours de la première nuit, avaient assisté à l’arrivée des tanks russes stationnés en Hongrie, appelés en renfort par le gouvernement, dont certains détruisaient les maisons où il était « soupçonné » que se cachait un insurgé.
Après des atermoiements, montrant les hésitations d’une direction aussi débordée qu’incapable de saisir le sens de la révolte, la répression violente était donc la seule réponse apportée aux manifestants qui ne demandaient qu’un certain nombre de réformes libérales. La situation était dès lors devenue révolutionnaire, -et on peut la comparer au processus qui a déclenché la Révolution française, et à la façon dont Sartre la décrit dans la « Critique de la raison ». Les formes de violence ont été évidemment beaucoup plus brutales, par les moyens offensifs mis en œuvre par des chefs totalitaires, - mais la nature de la crise et de son développement apparaît la même. C’est dans la dynamique de l’affrontement qu’est apparu le sens du mouvement, et son caractère radical : lorsque le peuple parisien a réalisé que les troupes royalistes tiraient sur la foule, est devenu évident un moment de rupture avec le passé monarchiste, d’où est issu un mouvement combatif et violent qui a abouti à la prise de la Bastille, malgré les dangers encourus. Le peuple « en effervescence » est devenu « un groupe en fusion », un concentré d’énergie révolutionnaire, ayant conscience de sa force, animé par la détermination de refuser l’humiliation, et par la haine contre les dominants.(18) Qui est l’ennemi ? Dans les journées insurrectionnelles, le peuple parisien eut progressivement conscience d’affronter tout un régime politique et social. En 1956, en Hongrie, il s’agissait initialement d’obtenir des réformes, et –un thème souvent repris,- d’obtenir la présence comme chef du gouvernement, d’Imre Nagy, respecté pour sa dignité et son courage. Mais d’emblée, et lors de la suite de la révolte, la présence des forces soviétiques, et l’incapacité des autorités officielles à envisager des discussions avec les insurgés, leurs attitudes figées et pleines de morgue, ont montré l’impossibilité d’établir des médiations, des échanges symboliques. Les passions des Hongrois insurgés, d’abord enthousiastes, avides de faire reconnaître la liberté de s’exprimer, et de retrouver leur liberté nationale, se sont progressivement transformées en ressentiment et en haine, et en des refus héroïques de l’humiliation. En même temps - ce qui provoqua une peur accrue chez les staliniens, - ces passions se sont sublimées en la création de nouvelles formes institutionnelles. Contrairement aux propos insultants et mensongers des staliniens, les insurgés ne songeaient nullement à établir un ordre économico-social « capitaliste » ; au contraire, au capitalisme d’Etat, (et de nature colonisatrice, en Hongrie) de l’U.R.S.S, ils opposaient la création d’organismes autonomes. Les usines furent occupées, les conseils ouvriers étant chargés de la garde des ateliers et des machines, de la bonne marche des secteurs prioritaires pour la vie du pays,- le gaz, l’eau, l’électricité, le fonctionnement des hôpitaux. Les créations de conseils d’étudiants, de cercles d’intellectuels, avaient pour fin de restaurer des espaces de libre discussion, et de supprimer la censure stalinienne ; une nouvelle forme de rapports entre les citoyens et de nouvelles institutions s’ébauchaient, éloignées de toute visée destructrice et de la volonté d’annuler les idéaux d’égalité et de justice proclamés par le communisme, et cyniquement bafoués par les staliniens.
Ce furent d’ailleurs des écrivains et journalistes communistes qui les premiers, avant 1953, dénoncèrent les crimes et la dictature du chef stalinien Rakosi et de son groupe de bureaucrates asservis aux ordres de Moscou. Et lors de la première intervention armée des Russes, dès le début du mouvement, on assista à plusieurs scènes de fraternisation entre la population hongroise et les soldats russes, - elles provoquèrent aussitôt la fureur et les massacres perpétués par la police politique hongroise Mais les tensions s’accrurent en constatant que le langage des dirigeants staliniens restait le même, qu’ Imre Nagy, appelé au gouvernement, ménageait le parti communiste et voulait canaliser le mouvement en rétablissant l’ordre, - c'est-à-dire en appelant les insurgés à déposer les armes. Ce déni de la réalité était d’autant plus illusoire que le mouvement s’étendait rapidement, et avait gagné la province. L’écart se creusait entre les directives autoritaires de la direction stalinienne, et la foule insurrectionnelle, qui ignorait simplement ces ordres, et prenait des initiatives suivies spontanément : ainsi, dans les premiers jours, sans qu’un mot d’ordre ait été lancé, une grève générale fut unanimement suivie. Il y avait de fait dépassement de la crise, dans la mesure où des organismes socio-économiques et culturels avaient été créés : ils exprimaient de façon effective les aspirations populaires, l’ébauche de nouvelles institutions qui auraient redonné à la nation hongroise le sentiment de son identité. Mais sans dialogue avec des dirigeants soumis aux directives soviétiques, le dépassement de la crise a tendu à se manifester par une violence accrue, provoquée par la haine et l’exaspération devant l’inertie concertée des autorités qui s’obstinaient à vouloir représenter la légalité. Il y eut des lynchages, -et même parfois des massacres des AVO, membres de la police politique, -aussitôt dénoncés avec satisfaction par les staliniens, qui y virent la preuve du caractère contre-révolutionnaire et même fasciste de l’insurrection. Sur ce point encore, un rapprochement s’impose avec les processus révolutionnaires français, et avec des lynchages provoqués par l’inertie d’un gouvernement faible, incapable de saisir le sens de l’indignation et de la colère populaires. Ainsi, après la chute de la royauté, en Août 1792, les atermoiements de l’Assemblée législative à qui les insurgés du 10 Août demandaient la création d’un tribunal révolutionnaire destiné à sanctionner les auteurs des massacres de la population qui avait mené l’assaut contre les Tuileries, - ont suscité l’évènement violent désigné par « les massacres de Septembre » : le peuple avait fait justice lui-même, et exécuté des aristocrates et des prêtres contre-révolutionnaires dans les prisons. Le rapprochement avec les exécutions sommaires en Hongrie est d’autant plus justifié que la nation française était alors en guerre contre les armées étrangères dirigées par des monarques favorables à la monarchie française, et l’est de la France était menacé d’être envahi. De même, le mouvement révolutionnaire hongrois devait lutter sur deux fronts : contre sa direction stalinienne, et contre les armées russes, qui lui apportaient leur appui.
La logique du tout ou rien doit alors l’emporter : elle peut provoquer la résolution de la crise, en fonction des forces dont disposent respectivement les adversaires. Mais elle signifie aussi que c’est la violence pure qui peut en être l’achèvement, - et qui laisse latentes les tensions qui avaient provoqué cette crise. Aussi serait-il erroné de la qualifier de « dépassement ».Il apparut à Budapest, au début de Novembre 1956, qu’une solution de compromis pouvait être trouvée, que la direction soviétique , après des hésitations, se résignait à desserrer son étau sur la nation hongroise. Cependant, l’inaction des puissances occidentales, - ouvertement enthousiastes à l’égard de l’élan hongrois et de son héroïsme, - montrait leur refus d’une intervention qui aurait ouvert à un conflit avec les Soviétiques. D’autre part, souligne Tibor Meray, la « grande illusion » du mouvement révolutionnaire, « incapable de s’arrêter », et qui voulait toujours « de nouvelles victoires » -notamment une indépendance totale par rapport à l’Etat soviétique, - devait susciter la peur d’une perte d’influence de l’URSS, et la contagion possible de l’esprit insurrectionnel dans les autres pays sous obédience soviétique. Alors que le 4 Novembre la population était rassurée et confiante en la fin de la crise, ce fut l’intervention armée brutale de l’armée soviétique dans Budapest ; il n était plus question de fraternisation : les troupes mobilisées étaient pour la plupart des Asiatiques, dont certains ignoraient le lieu qu’il occupaient, et qu’on avait persuadés qu’ils devaient combattre des fascistes. Elles ouvrent le feu sur tout ce qui bouge, détruisant de nombreux immeubles à Budapest -et malgré les appels à l’aide internationale, restés sans échos, la répression fut féroce : les déportations commencèrent presque immédiatement, ainsi que les arrestations. Les membres du nouveau gouvernement les plus populaires et les plus engagés furent fusillés, dans les mois qui suivirent, malgré l’assurance préalable donnée à l’opinion internationale qu’il serait fait preuve de « clémence » La résistance fut pour la seconde fois héroïque, malgré la disproportion des forces : des cadres des mouvements de résistance se constituèrent dans les usines, et « les montagnes et les forêts ont toutes leurs maquisards », aidés par des garnisons hongroises qui affrontent les tanks russes. (19)
A ce paroxysme de violence répondait le consentement au sacrifice des résistants au régime totalitaire. On peut le nommer « fanatique », car avec l’impossibilité de médiations entre les adversaires, la seule réponse appropriée des insurgés était la volonté d’affirmer leurs idéaux inconditionnels d’indépendance nationale et de liberté « jusqu’à la mort ».La crise politique déclenchée était sans solution, mais au niveau individuel, chez les insurgés, elle ne pouvait prendre sens qu’en refusant la soumission,- et cette attitude était d’autant plus rationnelle que la brutalité de l’adversaire contribuait à démontrer sa nature oppressive, et le cynisme destructeur de dirigeants dont la finalité n’était que la perpétuation de leur pouvoir.
III.- L’esprit de résistance comme dépassement de la crise. Les modalités du déni de la crise, dans le monde contemporain.
Face aux régimes totalitaires, seules des minorités peuvent prendre conscience des enjeux d’une lutte contre la terreur et la censure. Selon son origine étymologique d’origine grecque, la situation de crise indique l’urgence d’une prise de décision. (20) Or, les risques encourus et la force de la propagande ne pouvaient être défiés que par un certain type de personnalité, - ainsi que le montre l’histoire de la résistance française contre l’occupation allemande. La situation de crise situait les conflits à deux niveaux : contre le nazisme, mais aussi contre le déni de la rupture créée par la défaite militaire de la France, puisque le gouvernement de Vichy, indécis et faible, prétendait maintenir une situation neutre entre les belligérants de la guerre mondiale, et finalement, en condamnant les mouvements de résistance, se ralliait à la force dominante, au pouvoir de l’occupant. Selon l’opinion que voulait répandre Pétain, la guerre était terminée pour la France, et la force du déni de la rupture historique était telle qu’il fallait aussi persuader que ce gouvernement entièrement soumis aux Allemands pouvait retrouver les valeurs nationales traditionnelles : celles du terroir, de la famille, du travail. L’initiative de la résistance fut prise par des personnalités qui avaient la capacité de comprendre la profondeur de la rupture créée par la défaite. Cette compréhension n’était pas seulement d’ordre intellectuel : comme dans les mouvements de révolte de nature révolutionnaire, elle fut éprouvée le plus souvent comme issue de traumatismes d’ordre affectif. Il a été souligné par des historiens et politologues que l’hyper-sensibilité à l’humiliation était l’un des caractères des hommes révoltés. (Ainsi, beaucoup de futurs résistants ont fait état de leurs impressions de colère et d’impuissance à la vue des troupes allemandes défilant dans les villes occupées). On peut supposer que l’indignation est issue de blessures narcissiques, d’une tentative de retrouver le sens de l’honneur, donc de l’estime de soi et de la fierté au niveau individuel et collectif. Cette fragilité narcissique est aussi aptitude à éprouver les tensions et les ruptures, à les intérioriser, dans l’angoisse. D’où aussi une situation de crise intérieure, opposant la peur de la répression terroriste à la volonté de lutter, au désir de vengeance. Pour la dépasser, il fallait retrouver une cohérence psychique, reconstruire un sentiment d’identité, et « situer » l’ennemi .Or, les menaces de l’ennemi ne sont pas seulement physiques : elles ont aussi pour fonction de brouiller les repères, de créer la confusion, d’obscurcir les significations de la crise objective. Les tentatives de culpabiliser les Français, de les accuser d’une volonté d’hédonisme qui, avant la défaite de 1940, aurait affaibli leur courage guerrier, ont été utilisées par Pétain. Dans un autre contexte historique, les accusations de menées contre-révolutionnaires et même fascistes, par le parti stalinien hongrois, en 1956, étaient des calomnies destinées à créer des tensions internes au mouvement insurrectionnel. Mais lorsque des officiers hongrois ont été sommés par la direction stalinienne soutenue par les troupes russes de tirer sur les insurgés, le choc affectif éprouvé en se trouvant en face d’étudiants et d’ouvriers patriotes luttant avec des armes inégales les a amenés à rejoindre leur révolte et parfois même à prendre la direction du mouvement.
Mais les enjeux des crises contre les régimes totalitaires et contre le déni de la rupture sont aussi d’ordre culturel. Les résistants, - contre le nazisme ou contre le stalinisme, - usaient également d’armes de nature symbolique. Pouvoir parler, s’exprimer, dans des journaux clandestins, ou dans des clubs - (déjà pendant la Révolution française, l’exercice non contrôlé des lumières de la raison constituant un évènement décisif), - ou encore dans les conseils d’intellectuels, d’étudiants ou d’ouvriers, pendant l’insurrection hongroise,- c’était s’insurger contre le mensonge et l’imposture. La discussion, ou la révélation de la nature d’un régime ou des mensonges des pouvoirs, était un acte de résistance symbolique, libérateur. Et les intellectuels qui ont fait le choix de la résistance, en France, motivés par des traumatismes affectifs, l’ont été aussi par la nécessité de réagir à ce que Max Horkheimer a appelé « l’éclipse de la raison ».On peut reprendre les remarques de Jean Guillaumin selon qui « la crise est toujours systémique : raison en crise qui ne trouve plus ses raisons et perd le contact avec les lois cachées des phénomènes. (21).La crise s’annonce par un sentiment d’incohérence, voire même de chaos ; elle est destruction des liens entre pulsions de vie et pulsions de mort, menace de désintrication, - et aussi des liens avec l’autre, par impossibilité de parler le même langage .Aussi les résistants ont- ils voulu recréer des liens avec autrui, par la fraternité, un projet commun, et par la prise de conscience réflexive de la nature des conflits, déniés par leurs adversaires.
Ils peuvent être déniés par évitement ou déplacement. Sur ce point, il faut évoquer les réflexions d’Hannah Arendt sur la vérité et le mensonge en politique. Il y a impossibilité, pour des individus pénétrés des valeurs rationalistes et humanistes de vérité, de droit et de justice, à supporter l’usage systématique de faits avérés, et de mensonges d’ordre idéologique. Or, on a assisté à une généralisation de l’usage du mensonge dans les pays totalitaires, particulièrement dans les régimes staliniens : les procès truqués, en URSS à la fin des années 1930, et dans les pays soumis à l’influence soviétique, telle la Hongrie, après la guerre, mettaient en accusation des rivaux politiques ou indifféremment des individus innocents, au moyen de faux témoignages obtenus par la terreur, et par la torture, - aboutissant à leur exécution ou à leur déportation. Et selon Arendt, il ne s’agit pas de faits isolés, car « tandis que probablement aucune époque passée n’a toléré autant d’opinions diverses, …la vérité de fait est accueillie aujourd’hui avec une hostilité plus grande qu’elle ne le fut jamais ». (22) Cette affirmation peut apparaître discutable, mais elle suscite la réflexion sur les liens entre le mensonge et la terreur, sur des formes d’intolérance que semblent confirmer la résurgence des conflits religieux et les passages à l’acte par la guerre, censés dépasser des situations de crise Il est banal de relever que pour justifier l’attaque d’un pays souverain, -l’Irak – le gouvernement américain ait proclamé la possession par ce pays d’armes de destruction massive, - et ait usé de la force brutale en affirmant que la guerre avait pour fin d’introduire la démocratie et de libérer un peuple d’une dictature. Rappeler cette mystification, qui n’est que l’énoncé d’un fait, peut être considéré comme une « opinion » déplacée, malvenue, destinée à justifier un « anti-américanisme » primaire. Or, remarque H. Arendt, il faut pour comprendre le consentement implicite au mensonge, s’interroger sur la notion de vérité « de fait », et sur l’opinion qui la confirme ou la dénie. Il y a, constate-t-elle, tendance à traiter les vérités de fait comme des opinions : dans les pays totalitaires, évoquer l’existence de camps de concentration était plus dangereux que d’émettre une critique sur le régime politique. Et après la guerre, il a fallu des années d’affrontements verbaux et la parution de « l’Archipel du goulag » par Soljenitsyne, pour que des intellectuels proches du communisme admettent l’existence des camps en URSS. Il en est ainsi dans la mesure où la présentation des faits est l’objet d’une sélection, - et les historiens en sont bien conscients. A la différence des vérités démontrées, les faits ne s’imposent que dans l’instant présent, et rétrospectivement, de nombreux témoignages concordants sont nécessaires pour en établir la validité. Ils sont contingents : ils auraient pu être « autres », aussi est-il relativement facile de les mettre en doute, après coup.
Le déni des vérités de fait est évidemment fonction des rapports de force, des crises dans lesquelles s’opposent des intérêts de groupes ou de nations. Et la capacité des individus d’admettre ou de refuser les jeux d’influence et d’intérêt ne dépend pas seulement de la répression effective exercée ; dans les sociétés relativement libérales du monde contemporain, les rivalités socio-économiques et les compétitions mondiales entretiennent un sentiment d’impuissance politique qui fait obstacle à l’esprit de résistance au mensonge. Il est illusoire, souligne Arendt, de croire à la suppression totale du mensonge en politique ; les mensonges d’opportunité et les « secrets d ’Etat » sont inhérents à l’exercice du politique, serait-il essentiellement voué à l’intérêt général. Les mensonges peuvent être « des outils nécessaires et légitimes ». (23) Mais leur usage systématique et cynique, et la passivité d’individus qui renoncent à exiger des preuves des faits avancés, révèlent une stagnation de l’esprit critique et le consentement à ce qui est perçu comme la « fatalité », la renoncement à s’interroger sur le sens réel des conflits. L’utilisation du mensonge permet l’évitement des tensions, et de cette mise à distance de soi, attitude individuelle ou collective, qui selon C.Castoriadis est une création de la culture démocratique .Les révoltés et les révolutionnaires ont pu déjouer les mystifications des dominants en s’interrogeant sur les fondements et les valeurs des sociétés dans lesquels ils étaient insérés, en créant de nouvelles formes de crise, d’autres modalités de conflits. Les libertés ont été « arrachées et imposées par des luttes séculaires », (24) comme le montrent les mouvements révolutionnaires et les luttes syndicales. Des tensions refoulées pendant des années, plus de dix ans en Hongrie, des siècles pendant la Révolution française, ont été des crises révélatrices de la nature arbitraire, voire policière et barbare, des politiques figées dans leurs pratiques de domination. Dans le monde contemporain, est-il encore possible d’évoquer des crises créatrices de nouvelles significations sociales ? C. Castoriadis en doutait. Selon lui, des conflits catégoriels ont remplacé l’affrontement entre les valeurs, l’interrogation et les jugements possibles sur le type de société dans lequel vit une collectivité. L’éveil des consciences est barré par un effritement de l’exercice d’une pensée réflexive, par la prévalence de conflits socio-économiques qui se sont substitués aux problèmes politiques. D’autre part, la résurgence des violences guerrières déplace les enjeux sur le plan des affrontements et des concurrences d’ordre international ; le recours à la force armée dénie le rôle des conflits d’opinion et des échanges politiques argumentés. Selon Castoriadis, on pourrait soutenir que « le monde occidental entre en crise, et cette crise consiste précisément en ceci qu’il cesse de se mettre en question ». (25)
1) René Kaès, dans Crise et dépassement, Dunod, 1979, p.12.
2) Jean-Paul Marat, Les chaînes de l’esclavage, 10-18, 1972, p.130.
3) René Kaès, op.cit p.3.
4) C.Castoriadis, Figures du pensable, Seuil, 1999, p.97.
5) Hannah Arendt, Qu’est-ce que le politique ? Seuil, 1995, p.51-52.
6) C. Castoriadis, Le monde morcelé, Seuil, 1990, p.156.
7) Les orateurs de la Révolution française, les Constituants,-Introduction de François Furet et Ran Halévy, Pléiade, 1989, p.LIX.
8) Idem, op.cit, p.LXV.
9) Idem, p.XVIII.
10) Michelet, Histoire de la Révolution française, tome 1, Pléiade, p.139.
11) Idem, p.147-148.
12) Mona Ozouf, Varennes.La mort de la royauté, Gallimard, 2005, p.149.
13) Idem, p.135 et sqq.
14) Idem, p.145.
15)Tibor Meray, Budapest, Laffont , p.143.
16) Idem, p;145.
17) Idem, p.203.
18) Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Gallimard, 1962, p.394.
19) Idem, p.320.
20) Jean Guillaumin, dans Crise, rupture et dépassement, op.cit, p.222.
21) Idem, p.223.
22) Hannah Arendt, La crise de la culture, Gallimard, 1972, p.300.
23) Idem, p.289.
24) C. Castoriadis, La montée de l’insignifiance, Seuil, 1995, p.101.
25) Idem. p.100.