N°17 / Littérature et politique Juillet 2010

Réflexions : révolte et morale (Koestler et Camus)

Michèle Ansart-Dourlen

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Nous prendrons comme point de départ le parcours et la résistance au totalitarisme stalinien d’Arthur Koestler : journaliste d’origine hongroise, militant dans le parti communiste allemand, puis membre du Komintern, -(organisme représentatif du communisme international),- de 1931 à 1938. Une de ses œuvres, « Hiéroglyphes », est une autobiographie politique et psychologique soulignant des aspects essentiels de la « foi » communiste, les difficultés à s’en dissocier, et l’accent mis progressivement sur la morale en politique, - selon un acheminement différent de celui de Soljénitsyne, qui, interné pendant 8 ans dans le système concentrationnaire soviétique, a d’emblée pris la position d’un moraliste. « Le zéro et l’Infini », qui fut publié après la guerre en France, fut l’œuvre de Koestler qui le rendit célèbre : il relatait le processus complexe et tragique qui conduisit des vieux bolchéviques à des aveux mensongers de trahison, lors des grands procès organisés par le pouvoir stalinien, à la fin des années 1930. L’aveuglement quant à la nature totalitaire et terroriste de l’U.R.S.S. était encore si répandu qu’il fit scandale non seulement parmi les communistes, mais dans une partie de l’opinion intellectuelle française.

Réflexions sur les motivations et la foi communiste

« La mort d’une foi est progressive et lente pour éviter la menaçante lacune, le croyant sincère est prêt à nier le témoignage de ses sens, à excuser toutes les trahisons1 », souligne Arthur Koestler. On peut entendre par la notion de « foi » un ensemble de croyances inconditionnelles, ayant la valeur d’évidences. Toute remise en question, serait-ce par des faits ou des arguments convaincants, est par nature exclue ; on peut évoquer alors un fanatisme purement négatif, supposant la complaisance à l’ignorance, et à la violence du pouvoir qui impose cette foi. Elle n’était pas pourtant totalement imposée, surtout dans les nations occidentales : comme le constate Koestler, lorsqu’il militait en France, au milieu des années 1930, et qu’il participait à des travaux politiques collectifs, avec des camarades étrangers à la direction communiste : les croyants se recrutaient parmi des hommes et femmes désintéressés, comme des millions de communistes, « réservoir humain d’idéalisme et de ferveur » ; pourquoi « ne secouèrent-ils pas le joug des Borgia du Kremlin2 ? » Pourquoi des hommes intelligents purent-ils supporter les revirements brutaux et non expliqués de la politique soviétique, - les sociaux –démocrates étant ainsi successivement dénoncés comme sociaux-fascistes, -puis déclarés alliés dans la lutte contre le fascisme, lors du Front populaire. Les facteurs extérieurs favorisant cette passivité peuvent être brièvement rappelés : le pacifisme des démocraties déniant les menaces de guerre, « l’esprit de Munich » par lequel il fut fait confiance à Hitler pour mettre un terme à son expansion en Europe, soulignaient l’impuissance des régimes libéraux, - et une forme de nihilisme moral privilégiant une vision du monde étroitement matérialiste centrée sur la lutte des intérêts et le principe de conservation de soi. Après son bannissement de l’U.R.S.S. en 1974, Soljénitsyne soulignera ces mêmes aspects de la culture occidentale, dans son discours d’Harvard, - qui fit d’ailleurs scandale, aux Etats-Unis Aussi le régime soviétique était-il fantasmé comme la lutte d’un grand peuple pour la justice et l’égalité, - et comme le montre Koestler, en dépit de la misère du peuple russe, de la détresse de dizaines de milliers d’individus errant en Ukraine, après la collectivisation des terres au début des années 1930, qui fit des millions de morts et de déportés. Koestler avait été chargé par le pouvoir soviétique, en tant que journaliste, d’écrire un ouvrage de propagande sur les réalisations économiques de l’U.R.S.S ; il fut donc un témoin indirect de la débâcle de l’agriculture ; et pourtant il continuait « à adhérer à la Cause absolue, à la formule magique d’où naîtrait l’âge d’or » Son livre fut cependant refusé, comme d’autres ouvrages soumis à la direction ; ainsi qu’il il l’a constaté progressivement lui-même, il lui était impossible d’écrire des ouvrages de propagande.

L’échec de l’utopie rationaliste

Le nihilisme moral latent dans les idéologies libérales et qui se prétendaient humanistes des démocraties n’a pas été efficacement combattu par les forces et l’idéologie inspirées par le marxisme. Il y a eu méconnaissance « des facteurs irrationnels latents dans les comportements des masses populaires…et c’est là où le fascisme a effroyablement réussi3 ».relève Koestler. Le national-socialisme a su utiliser des affects « négatifs » : le ressentiment, la volonté de vengeance, la fascination pour la force, idéalisée en désir de gloire nationale. Pendant la Révolution française, le rejet des préjugés, la valorisation des progrès scientifiques, de l’égalité des droits, caractérisaient une révolution guidée par les Lumières, mais dont la dimension morale n’était pas absente, et que les Jacobins ont voulu, avec Rousseau, théoriser en religion civile .La révolution communiste de 1917 croyait suivre le développement rationnel des lois historiques, en industrialisant et modernisant la Russie, -mais en laissant progressivement dans l’ombre les droits et la liberté d’expression des sujets individuels, - et en réprimant les mouvements populaires spontanés. Lénine a défini la Révolution comme « les soviets et l’électricité » ; mais rapidement les organismes populaires autonomes, - les soviets, - ont été mis au pas, et éliminés de la vie politique ; ils resurgiront pendant la Révolution hongroise de 1956. Et après la prise du pouvoir par Staline, à la fin des années 1920, l’usage systématique du mensonge en politique a détruit les fondements d’une culture morale, l’élimination criminelle des opposants a exclu toute confrontation par des arguments rationnels.

Selon Koestler, - et plus radicalement selon Soljénitsyne, - l’idéal rationaliste proposé par le marxisme a voulu ignorer la nostalgie religieuse des masses populaires : « En concentrant toute son attention sur l’économie, la gauche est devenue sourde aux humeurs étranges et changeantes du peuple. Sa nostalgie religieuse devient un élément disponible, capable de fusionner à contretemps avec le chauvinisme et le mysticisme, et de se laisser intoxiquer par de nouveaux mythes4 ». La résurgence, en ce début du 21ème siècle, des mouvements religieux, - non seulement de l’Islam, mais dans les pays marqués par l’idéologie rationaliste occidentale, de différentes expressions de la religion judéo- chrétienne, en témoigne. Mais, dans le cadre de cette réflexion, les témoignages d’une religiosité latente dans le régime totalitaire communiste montrent que les idéaux religieux s’expriment selon deux modalités différentes : soit, comme Koestler l’a lui-même éprouvé, comme une foi inconditionnelle, imperméable aux démentis apportés par la réalité, - soit, selon la notion élaborée par Freud, comme une « névrose obsessionnelle ».Il ne s’agit plus alors, pour les adhérents, d’affirmer des croyances intérieurement intégrées, mais de respecter formellement une orthodoxie, en obéissant à des rituels. Dans « L’avenir d’une illusion », Freud met l’accent sur ce qui deviendra un aspect essentiel des religions utilisées par les régimes totalitaires : l’usage de « la langue de bois », la répétition obsessionnelle des mêmes slogans, des formules creuses, permettaient d’occulter le contenu vide, - et souvent délirant, - des idéologies totalitaires. Le pouvoir, s’il est mis en difficulté par des dysfonctionnements sociaux et économiques, peut n’exiger que la référence aux lieux communs de l’orthodoxie. Dans les réunions du Parti ou dans les meetings, les slogans scandés en commun, répétés servilement, étaient les garants de l’obéissance, et censés témoigner de la foi en la direction du Parti, - au nom d’une affirmation inconditionnelle : « le Parti a toujours raison ». Et Koestler l’a entendu répéter par des camarades désintéressés, et intimement persuadés des errances de la direction, d’une censure terroriste. « D’une part la religion comporte des entraves d’ordre compulsionnel, telle que seule la névrose obsessionnelle en présente, - d’autre part elle implique un système d’illusions créées par le désir, avec négation de la réalité5 ». Conformément aux exigences de toute culture, la civilisation, selon Freud, a pour fonction de réprimer des pulsions agressives menaçant l’unité d’une communauté ; mais dans des régimes totalitaires, cette répression ne prend pas la forme de l’injonction chrétienne ; « tu ne tueras pas ». Elle reste pourtant créatrice d’illusions relatives à des idéaux communs auxquels il est commandé de croire, - et en y obéissant, les individus, inconsciemment, se protègent contre des désirs interdits, désirs d’affirmation de soi, de révolte contre un ordre inique et meurtrier.

Cette protection est d’autant plus nécessaire que naissent les doutes, - ce que pressent le pouvoir, qui y réagira par une idéologie de type paranoïaque : les cérémonials de fidélité, accomplis mécaniquement, sont utilisés pour dissiper l’agressivité, et la déplacer sur des ennemis désignés par le pouvoir, - ce processus étant observable autant dans le régime nazi que dans le régime stalinien, cultivant la « culture des procès publics », dont le rôle était didactique, et destiné, comme le montre Georges Orwell, dans « 1984 », à créer une psychologie collective guerrière. La peur et un besoin infantile de protection, sont sollicités. Cependant, lorsque naissaient les doutes, les militants devaient assumer une double personnalité : celle du croyant, dévoué à une « Cause collective », et celle d’un sujet devenant conscient de l’inversion des idéaux initialement proposés par le pouvoir. La prise de conscience par Koestler de l’impossibilité de rester un croyant docile a eu pour origine d’abord la révolte contre les calomnies répandues contre des camarades qui, rappelés à Moscou, disparurent sans laisser de traces, (certains étant accusés d’espionnage au profit des fascistes allemands), au moment des grands procès organisés à la fin des années 1930, - ensuite l’impossibilité de donner sens à des directives données aux intellectuels du Parti. Prouver que toute vérité est historiquement conditionnée, que la vérité soi-disant objective était un mythe bourgeois, que « écrire la vérité….signifiait choisir et souligner les points et aspects d’une situation donnée propres à servir la révolution prolétarienne6 » était une évidence pour des militants convaincus.

La rupture décisive de Koestler avec le Parti intervint après la nouvelle d’un nouveau procès contre des vieux bolchéviques (parmi eux le théoricien Boukharine), - et dont « l’absurdité « et l’horreur étaient inimaginables » « Pour mesurer leurs profondeurs d’absurdité, » Koestler rappelle que d’anciens accusateurs des précédents procès étaient eux-mêmes accusés de trahison, et que « tous les traîtres avaient été placés aux situations influentes qu’ils occupaient dans l’Etat soviétique par le sage et vigilant Staline ». Cette rupture enfin avouée, après huit années, « le remplit de la joie violente que j’ai éprouvée chaque fois que j’ai brûlé mes vaisseaux » ; la levée du refoulement des doutes, de la complaisance aux compromis avec le pouvoir explique ce sentiment de libération. Mais elle fut aussi le point de départ, chez Koestler, de la réflexion sur le rôle de l’éthique, estimée dépassée et reléguée au rang d’une « idéologie bourgeoise », dans les milieux intellectuels marxistes ; il la poursuivra, dans « Le zéro et l’infini », « Le yogi et le commissaire », et dans un roman, « Croisade sans croix ».

Le refus de la perte du sens, - l’inconscient individuel et collectif.

Il retrouva son unité et sa cohérence intérieure en analysant et en dénonçant les mécanismes de la mystification et de la terreur stalinienne. En même temps, il éprouva le sentiment d’une grande solitude, en raison de la force du déni des crimes staliniens : ainsi que l’a souligné Freud, « les arguments sont de peu de poids contre la puissance de l’illusion ». Cornelius Castoriadis montre que toute société est représentée par « des significations imaginaires » censées apporter du sens,- une unité et une cohésion, et une finalité7 ». Toute société crée son propre monde », elle est « un système d’interprétation », porteuse d’un projet, de son auto-conservation en tant que telle, mais aussi de finalités sinon à atteindre, du moins à imaginer. « Tout ce qui apparaît, ce qui survient à une société, doit signifier quelque chose pour elle8 ». Encore faut-il distinguer la dimension inconsciente latente dans ces significations imaginaires ; au niveau conscient, et proclamé par le pouvoir stalinien, la société était supposée vouloir le progrès économique, l’égalité de tous, la construction du socialisme, - et ce qui devint la condition indispensable du but recherché, l’élimination des ennemis et des traîtres. Or, les contradictions de la ligne politique brouillaient les repères, et entretenaient chez les militants un clivage de nature schizophrénique, - d’autant plus que les significations étaient fixées sans appel : le système d’interprétation excluait toute discussion, et introduisait des valeurs intemporelles. Au niveau latent, étaient pressentis la lutte pour le pouvoir, le règne des rapports de force, le rejet de toute pensée nouvelle, le monde du « commissaire », selon la terminologie de Koestler. Selon la loi du commissaire, tous les moyens sont appropriés pour atteindre la fin visée : - « la violence, la ruse, la trahison et le poison » ; il sacrifie toute morale à l’efficacité, il récuse la pitié et les sentiments d’humanité. Sa justification, inattaquable si l’on se réfère à une vision sommaire du marxisme, c’est la rationalité : il obéit aux lois de l’histoire, à la prévision raisonnée de la victoire du socialisme. L’homme, en tant que sujet, devient un facteur négligeable dans la lutte contre le régime bourgeois et capitaliste, - et ses états d’âme, s’il invoque une morale respectueuse de l’autre, signalent ses capacités d’aveuglement, de manque de foi dans la Révolution, donc de trahison. Il devient un ennemi avec lequel il est vain – et criminel,- de discuter.

La clôture des interprétations, le caractère dogmatique des significations déclarées « vraies » par le pouvoir étaient d’autant plus irrécusables qu’elles étaient destinées à créer la peur, et qu’elles étaient imposées par la terreur. En même temps, elles excluaient la perception d’une dimension inconsciente de l’idéologie affirmée par le régime. Car, paradoxalement, dans le domaine de « l’a - sensé », tout était censé faire sens : le pouvoir prétendait, - ce qui était un caractère essentiel du terrorisme d’Etat,- introduire une transparence totale des consciences individuelles : toute parole prononcée qui n’aurait pas été conforme à la norme, toute relation amicale nouée sans en avertir le Parti, devenaient suspectes, et symptomatiques d’une déviation dangereuse pour l’unité du groupe. Une tiédeur décelée dans les attitudes, des silences se substituant à un enthousiasme obligé, annonçaient des intentions potentiellement criminelles. La distinction entre l’intention et l’acte s’est effacée, lors des mises en accusation : tout homme devenait entièrement transparent, traqué dans ses pensées déclarées dissimulées et traîtres. C’était détruire ce qu’Albert Camus appelle « l’originalité de la nature humaine » : « Freud est un penseur hérétique et petit-bourgeois (selon l’idéologie stalinienne) parce qu’il a mis au jour l’inconscient, et qu’il lui a conféré au moins autant de réalité qu’au surmoi, au moi social. Cet inconscient peut alors définir l’originalité d’une nature humaine, opposée au moi historique9 ». Cette rationalité apparente, excluant l’inconscient, paradoxalement, n’excluait pas l’adoration d’idoles, - Staline, baptisé « le petit père des peuples », - Hitler, élevé au statut de demi-dieu. Se distancier de cette religiosité était hérésie, un aveu de rejet d’appartenance à la communauté, d’où était issue une « angoisse sociale » infantile10, le sentiment de perdre la protection des chefs du groupe.

L’inconscient collectif totalitaire était éprouvé inconsciemment comme un surmoi collectif, d’autant plus troublant et menaçant que les interdits n’étaient jamais expliqués, que les oukazes du pouvoir variaient en fonction des aléas de la ligne politique adoptée par les chefs du Parti, et en premier lieu par Staline. Le lien étroit entre ce pouvoir tyrannique, car arbitraire dans sa violence, et les individus du groupe, devint progressivement fondé sur la haine. Dans ses réflexions sur la psychologie du groupe, Freud souligne que les liens exprimant une unanimité sont créés par les identifications entre les membres du groupe ; mais ces liens ne sont pas nécessairement de nature libidinale : et il souligne que « la haine envers une personne ou une institution déterminée pourrait aussi bien avoir une action unificatrice et susciter les mêmes liens affectifs que l’attachement positif11 ». Ainsi, les foules des rassemblements nazis vociféraient en réaction aux imprécations d’Hitler contre les nations ennemies et contre les Juifs ; et lors des procès staliniens, la foule obéissait aux mots d’ordre de la propagande, en hurlant des injures contre les accusés. Ces phénomènes d’ordre hystérique étaient « stabilisés » dans des groupes d’individus en principe voués à la réflexion, d’intellectuels dont les réactions sont décrites par Soljénitsyne, - ainsi lorsqu’il crut possible de participer à une revue relativement libérale, après sa libération du Goulag. Appartenant à l’Union des écrivains, à l’issue de discussions houleuses, au cours desquelles il revendiquait la liberté de s’exprimer sans être censuré, il en fut brutalement exclu, en son absence, sans que des explications en soient données. Le K.G.B (la police politique) lui avait dérobé certaines de ses œuvres – tel « Le premier cercle », (qui fut édité à l’étranger, ce qui provoqua la fureur des écrivains orthodoxes), - et il réagit à l’exclusion par une lettre violente. Il donnait des exemples d‘ouvrages qui avaient été étouffés (car confisqués) par le pouvoir, - tels ceux de Pasternak et de Vassili Grosmann, - et il dénonçait la complicité des autres écrivains. » Vous n’avez pas d’arguments, vous n’avez que le vote et l’administration….Les ennemis pourraient nous entendre, voilà toute votre excuse » Et il ajoutait : « Mais que feriez-vous sans vos ennemis ? Vous ne pourriez plus vivre…la haine, qui ne le cède en rien à la haine raciale, est l’atmosphère qui vous environne » Et il concluait par des remarques évidentes pour le travail du penseur : « Il est temps de se souvenir que la première chose à laquelle nous appartenons, c’est l’humanité. Et qu’elle s’est distinguée du monde animal par la pensée et par la parole…que les choses soient rendues publiques, voilà la première condition de la santé de toute société12 ». Les œuvres des écrivains appartenaient à l’Etat, et on était en guerre. Et il fallait dénier le passé criminel de l’Union soviétique,- l’existence des camps. Camus désigne comme « nihiliste » un système social obéissant à « la loi économique d’un monde qui est le culte de la production, son développement ininterrompu13 », - et qui était devenu, ainsi que le disait le dissident Sakharov, (un physicien célèbre pour ses recherches nucléaires), un vaste camp de concentration.

La révolte morale contre le système totalitaire : le yogi et le commissaire

La radicalité du système totalitaire, - la tentative d’exercer un pouvoir absolu sur les choses et les hommes, de contrôler totalement les consciences individuelles, (incluant l’internement des dissidents dans les hôpitaux psychiatriques) justifie l’identification de la révolte à une morale, également à une révolte d’ordre culturel. Contre la réduction de l’homme à une chose à manipuler par la propagande et la terreur, contre la soumission aux rapports de force, peut paraître s’imposer le choix de la non-violence, adopté par « le yogi ». Le révolté choisit alors d’agir contre l’oppression essentiellement par la dénonciation verbale, par le choix de dire « la vérité » sur les caractères de la Terreur. Encore fallait-il que ce choix soit possible, qu’une certaine marge de liberté soit accordée aux acteurs. Soljénitsyne, qui était un croyant au sens chrétien du terme, qui refusait l’usage de la violence, a réussi, par la ruse et le courage, à réunir les informations sur le régime et sur les camps dans « l’Archipel du Goulag », et il a dédié son œuvre « aux millions de disparus », -mais il n’a pu la faire paraître qu’en 1974 et il l’a payé par son bannissement de l’Union soviétique. Pourtant, relatant, dans « l’Archipel », les révoltes qui ont embrasé certains camps après la mort de Staline, il souligne que ces mouvements n’ont pu avoir lieu qu’après le meurtre des mouchards par les détenus, la délation étant l’arme privilégiée des gardiens des camps. Or constate-t-il, il est facile, dans le calme de sa bibliothèque, de condamner le meurtre au nom de l’humanisme ; mais il faut imaginer les humiliations journalières des détenus, leurs sentiments d’impuissance créés par la peur de la délation, pour comprendre l’énorme liberté apportée par la possibilité de s’exprimer, de faire confiance à leurs camarades. A un autre niveau, - moins tragique quoique essentiel,- Koestler, quand il a pris conscience de ses désaccords profonds avec l’idéologie stalinienne, a décidé de s’exprimer, de briser le silence sur les mensonges relatifs au rôle des militants du POUM (parti ouvrier unifié, de tendance trotskyste) dans la guerre civile espagnole, de souligner leur courage, et de dénoncer les accusations de traîtrise portées contre eux, - ce qui lui a valu son exclusion du Parti. Réfugié en Angleterre, pendant la guerre, il fit des conférences dans lesquelles il révélait l’extermination systématique des populations d’origine juive ; mais il rencontra le plus souvent l’incrédulité du public. L’auditoire était convaincu pendant une heure ; puis, « ils se secouent », et renaissent les mécanismes de défense, - ce qu’on leur a raconté est de l’exagération et de la propagande. De même, après la guerre, le système des camps soviétiques fut dénié par une partie de l’intelligentsia française. Découvrir la vérité n’est pas souhaité, et elle est trop éloignée dans l’espace pour qu’il y ait identification aux victimes ; elle peut ne provoquer qu’un sentiment d’irréalité, et des émotions éphémères. « On dit : je crois ceci ou je ne crois pas cela ; je le sais, ou je ne le sais pas, et l’on considère cette alternative comme parfaitement tranchée. En réalité, savoir ou croire ont des degrés différents d’intensité. La distance dans l’espace et dans le temps réduit l’intensité de la prise de conscience…les statistiques ne saignent pas, c’est le détail qui compte14 ».

Le sentiment de l’intolérable et l’indignation devaient donc être vécu, pour être crus, dans des expériences concrètes. Pendant la guerre civile espagnole, Koestler fut témoin des bombardements de Madrid par les Franquistes : ils lui apparurent comme le prélude de massacres de masse, et comme la fin de la civilisation occidentale, s’ils n’étaient pas dénoncés par les démocraties. « Le public (européen) réagit par une convulsion spontanée d’horreur…en quatre semaines, un millier de gens furent tués, et un tiers de la ville détruit…L’importance de cette expérience ne réside pas tant dans son horreur physique, bien que le bombardement d’une ville sans défense aérienne soit assez horrible, mais dans le sentiment qu’elle marquait le début d’une période nouvelle et incertaine de l’Histoire, l’antique distinction entre soldats et civils serait abolie, et où la mort frapperait du ciel sans choisir, une époque de guerre totale et de totale épouvante15 ». Il concluait : « Quiconque a vécu dans l’enfer de Madrid …puis se prétend objectif, est un menteur. Si ceux qui ont à leur disposition des presses et de l’encre d’imprimerie pour exprimer leurs opinions demeurent neutres et objectifs devant une telle bestialité, alors l’Europe est perdue, et il est temps que la civilisation occidentale dise bonsoir ».

Une seconde expérience fut décisive dans la prise de conscience par Koestler du rôle essentiel de l’éthique et des forces spirituelles qui pouvaient être opposées au déferlement d’une violence qui frappait des innocents, - et elle est typique de ce qui est éprouvé par celui qu’il désigne comme « le yogi » Lorsqu’il fut emprisonné à Séville, en 1938, Koestler était journellement menacé d’être exécuté par la police franquiste, et il fut témoin des moments où certains de ses camarades étaient emmenés par la police franquiste pour être fusillés. Mais de sa solidarité avec eux était issu le sentiment d’une totale empathie : il prit conscience qu’il se serait comme naturellement sacrifié, qu’il aurait donné sa vie pour eux. Devant la perspective de la mort, dans une situation de totale impuissance, il éprouvait un sentiment de paix, de total accord avec lui-même, qu’il interprète comme l’impression de faire partie d’un tout, d’une même humanité. Il ne s’agissait pas seulement d’une fraternité fondée sur les mêmes croyances, mais du sentiment de l’acceptation du sacrifice, dans une lutte qu’on sait perdue .Ainsi que le note Camus, il a pu guider inconsciemment les Communards, en 1871, quand fin Mai ils continuaient à résister aux Versaillais sans espoir de victoire, - également les révoltés du ghetto de Varsovie, en 1943, s’opposant sans illusions à l’armée hitlérienne. Cet état d’esprit participe moins d’une foi politique que d’une foi religieuse Touchant à l’expérience mystique, ces attitudes sont proches de cette intuition de soi, du sentiment de liberté éprouvé par le « moi profond » décrit par Bergson. L’examen de tous les motifs qui en rendent compte ne peut suffire à l’expliquer ; on peut évoquer sa relative irrationalité,-mais seulement dans une certaine mesure. Car c’est l’irrationalité des situations extrêmes créées par la terreur et la volonté de puissance sans limites des régimes totalitaires qui provoquent les situations suscitant cette forme de résistance non violente.

La révolte : la rupture du silence

Dans ses réflexions sur la nature du totalitarisme, Camus a mis l’accent sur l’impossibilité d’une réforme libérale du système totalitaire. Dans l’imaginaire des démocraties occidentales, il était inconcevable de déceler l’émergence de nouvelles formes d’esclavage, - présentes dans le système du Goulag, et d’une extension du système policier telle que les hommes soient plongés dans la solitude et l’incommunicabilité .Un langage de vérité permet de rétablir des liens entre les individus. Comme l’a écrit Trotsky à la fin de son ouvrage sur « Staline », le régime stalinien s’est caractérisé par un usage systématique du mensonge. Mais rétablir la vérité se heurtait, même chez des hommes hostiles au stalinisme, - comme l’a constaté Koestler à ses dépens, pendant la guerre, - à l’incrédulité et même à l’hostilité ; car le reniement des illusions considérées malgré tout comme progressistes était perçu comme un désaveu immoral. Les croyants désillusionnés leur apparaissaient comme « des anges déchus qui ont le mauvais goût de révéler que le ciel n’est pas ce que l’on croit…ils devenaient une menace pour l’illusion, et un rappel du vide exécré et menaçant…on abhorre le prêtre défroqué de toutes les croyances16 ». Et la disparition de leur foi, chez les croyants, pouvait être ressentie comme la perte de leur être même. Aussi leur était-il nécessaire, pour surmonter un sentiment de culpabilité souvent inconscient, de créer d’autres liens fraternels avec des dissidents. Renier ses convictions antérieures, c’est d’une certaine façon donner raison à ses anciens adversaires – et les régimes totalitaires utiliseront avec usure ces arguments comme d’un chantage servant à justifier les calomnies et les exactions, ainsi que les assassinats d’opposants par la police politique. Dans le cas de Koestler, et d’autres opposants lucides, les affects d’indignation, de culpabilité et de solidarité avec les victimes, ont joué un rôle décisif : ils réagissaient alors comme des révoltés, - mais qui ne prétendaient pas soutenir un nouveau projet révolutionnaire, à l’exception des trotskystes, Trotski ayant fondé une 4ème Internationale.

 C’est sur ce point que s’affrontèrent l’idée de révolte selon Camus, et les critiques de Sartre, relevant ce qu’avait d’irréaliste le moralisme de Camus. Camus considérait comme un acte politique la volonté de vérité, équivalente à une réaction d’homme libre, la révolte contre le mensonge, le double langage et les ruses de l’oppresseur : « Chaque équivoque, chaque malentendu, suscite la mort. Le langage clair, le mot simple, peut seul sauver de cette mort17 ». La révolte contient par elle-même un monde de valeurs : si « on ne peut pas se référer à une valeur commune, reconnue par tous en chacun, l’homme est incompréhensible à l’homme18 ». Le mouvement de révolte est « revendication de clarté et d’unité », et, paradoxalement, « l’aspiration à un ordre », - opposée au mensonge, et au double jeu des dominants, qui, au nom de l’orthodoxie, récusent et répriment toute tentative de remise en question de leurs valeurs, et s’accrochent à un ordre figé, à un conformisme respectant les hiérarchies, et excluant tous les hommes qui prétendent exiger leurs justifications rationnelles. Cette valeur commune à tous les révoltés, Camus la situe dans la réaction brusque à une situation qui est éprouvée comme intolérable : elle apparaît chez l’esclave, avec « la perception, soudain éclatante, qu’il y a dans l’homme quelque chose à quoi l’homme puisse s’identifier, fût-ce pour un temps…Avec la perte de la patience, avec l’impatience, commence un mouvement qui peut s’étendre à tout ce qui, auparavant, était accepté …Cette part de lui-même qu’il voulait faire respecter, il la met alors au-dessus de tout le reste, et la proclame préférable à tout, même à la vie19 ». Lorsque les détenus de certains camps du Goulag, après la mort de Staline, sont devenus des rebelles, - refusant d’être classés par numéros, demandant quelque liberté de mouvement dans le camp, exigeant des sanctions contre des gardiens qui avaient tué un de leurs camarades, ils savaient que les rapports de force n’étaient pas en leur faveur, et qu’ils pouvaient être écrasés, - mais il y avait « une part d’eux-mêmes », qu’on peut qualifier de respect de soi, exigence de justice, « instinct de liberté », qu’ils préféraient à leur propre vie. Ils défendaient un droit, et une valeur dont ils avaient le sentiment « qu’elle leur est commune avec tous les hommes20 »

Camus souligne le caractère « moral » de la révolte, l’élan, fait d’indignation, de colère, mais aussi de fraternité, par lequel le révolté revendique son droit d’affirmer ce qu’il est, ce qu’il pense, en refusant les comportements serviles et la censure. Evoquant la Commune de 1871, « dernier refuge de la révolution-révolte », il estime qu’en résistant à la violence sauvage de l’armée versaillaise, les insurgés vivaient « à la hauteur de l’idée, symbolisant, par leurs actes et leur sacrifice, leur refus total de l’oppression et de l’injustice21 ». Camus souligne que « la révolte n’est pas réaliste », qu’elle ne projette pas le succès à tout prix, qu’elle est donc antinomique de la volonté de pouvoir : mais renaît sans cesse « la révolte humiliée, par ses contradictions, ses souffrances, ses défaites renouvelées, et sa fierté inlassable22 ». Il situe les conditions privilégiées de la révolte au sein des sociétés occidentales, « dans les groupes où une égalité théorique recouvre de grandes inégalités de fait » : il n’est dès lors pas étonnant que dans un régime communiste, qui valorisait avant toute autre valeur l’égalité et la justice, la découverte de la perversion de l’idéal n’ait donné d’autres choix que le consentement à la mystification, ou la révolte. Celle-ci, entraînant inévitablement, dans un régime de terreur, la répression et les accusations de trahison, révélait un sens symbolique. Et Camus cite Joseph de Maistre, - un conservateur royaliste, - qui évoquait, au 19ème siècle, après la Révolution française, « le sermon terrible que la révolution prêchait aux rois »,- et cette exhortation, au début du 21ème siècle, dans le chaos provoqué par la crise du capitalisme, garde son actualité. Camus ajoutait, en 1950, qu’il le prêche encore « aux élites déshonorées de notre temps ». Ce ne sont pas seulement des intérêts individuels ou collectifs que visent les révoltés ; en revendiquant le désir de s’exprimer, et en s’insurgeant contre les maîtres, ils lançaient un défi.

L’ambivalence des sentiments de culpabilité et de fraternité

Cependant, la révolte est rupture du silence ; mais elle est aussi « nostalgie de l’innocence23 ». Elle devrait donc exclure le ressentiment, la vengeance souvent inutile contre les oppresseurs de la « nature » humaine, un élan de liberté originellement exempt de haine et du désir d’infliger l’humiliation, d’utiliser les armes de l’adversaire. Le risque majeur d’une perversion de la révolte « innocente » était représenté par la reconnaissance d’une culpabilité issue du sentiment d’impuissance : or, la croyance en la version progressiste du communisme tenait lieu d’une religion en fait entretenue par un sentiment d’impuissance. Le refus de Camus de reconnaître que l’être de l’homme est essentiellement historique, - (un point de désaccord essentiel dans la discussion avec Sartre), - s’explique en raison de l’utilisation de l’Histoire par les staliniens : se référant à une vision simplifiée du marxisme, l’Histoire était devenue le juge suprême. On a maintenant connaissance, - confirmée par un ouvrage récent de Nicolas Werth, qui a utilisé des archives récentes de l’ex-Union soviétique, - de l’indifférence du pouvoir judiciaire à l’innocence ou à la culpabilité d’accusés restés anonymes, pendant la grande Terreur de 1937-1938, de meurtres de masse exigés pour liquider les opposants virtuels au pouvoir, terrifier la population et étouffer toute velléité de révolte. Les mêmes procédés ont été utilisés après la guerre, dans les pays tombés sous le joug soviétique. La notion de « culpabilité objective », souligne Camus, est décrétée en fonction de l’écart entre la politique du Parti, - toujours conforme, selon l’orthodoxie, aux « progrès » de l’Histoire, - et les actes ou les intentions supposées mauvaises et traîtres, des individus. Par conséquent, tout homme peut être « un criminel qui s’ignore. Le criminel objectif est celui qui, justement, croyait être innocent. Son action, il la jugeait subjectivement inoffensive, ou même favorable à l’avenir de la justice. Mais on lui démontre qu’objectivement elle a nui à cet avenir. S’agit-il d’une objectivité scientifique ? Non, mais historique24 ». La démonstration n’est recevable que par des croyants déjà convaincus que leur avenir leur échappe, qu’ils ne sont que des instruments au service du « progrès du socialisme ». En fait, le monde de la croyance est devenu celui du procès, et de la terreur nihiliste. Et également au niveau culturel, idéologique, le mépris affiché pour les intellectuels, - hors de toute menace policière directe, du moins dans les pays occidentaux, - constaté par Koestler et Soljénitsyne, confirmait qu’aucune pensée libre ne pouvait échapper au jugement du Parti, donc de l’Histoire. La notion de vérité n’était plus qu’un mot relativisé, soumis au contrôle d’une orthodoxie devenue le seul juge de sa validité : une « foi active dans les représentants de la vérité peut seule sauver le sujet des mystérieux ravages de l’histoire25 ».

Contre la dépendance inconditionnelle aux lois de l’histoire, Camus entendait retrouver l’idée de « nature humaine », - de son imprévisibilité et de son potentiel de créativité. « La nature humaine a toujours échappé à l’histoire par quelque côté…S’il n’y a pas de nature humaine, la plasticité de l’homme est infinie26 ». Mais la révolte peut se déclencher à des moments inattendus, elle « libère des flots qui, stagnants, deviennent furieux », révélant « un principe d’activité surabondante et d’énergie27 ». Encore faut-il qu’elle se manifeste par un mouvement collectif, - et sur ce point les réflexions de Camus prêtent à des interprétations ambiguës. Car il envisage surtout la révolte comme l’expression de passions individuelles, - le désir d’auto-affirmation, de fierté, le refus d’une docilité asservissante, du consentement au mensonge. Or, ainsi que le souligne Koestler, le sentiment de culpabilité à l’égard de l’idéologie stalinienne était issu « de l’insurmontable horreur de l’excommunication qui habite les vrais croyants28 ». Etre exclu du Parti signifiait que l’on adoptait le point de vue de l’ennemi, que l’on renonçait à la lutte, - la sanction en était, - hors la terreur, efficace seulement en Union soviétique et dans les pays soumis au pouvoir communiste, après la guerre, - un sentiment de solitude que seule une minorité a pu assumer. Le sentiment de fraternité a seul pu permettre de renouer des liens avec des hommes révoltés par la perversion du système stalinien, - et créer une culpabilité à l’égard des victimes du pouvoir. En dénonçant le silence généralisé quant aux condamnations d’innocents ou (et) aux massacres perpétués par la terreur stalinienne et nazie, Koestler , - comme Soljénitsyne, - a voulu affirmer que le sentiment de culpabilité pouvait devenir un motif positif de la révolte. Il était indissociable de la volonté de se souvenir : participant à une revue relativement libérale, en U.R.S.S, dans les années 1960, et constatant que ses œuvres, qui avaient pour thème central la vie dans les camps, ne pouvaient être édités, Soljénitsyne s’est vu accusé d’ » avoir trop bonne mémoire », et de ne pas assez aimer « la mère-patrie29 ». Révéler la vérité sur les camps était un acte de trahison,- et il est vrai qu’il s’agissait d’une remise en question de tout le système soviétique, de la dénonciation d’un nihilisme moral et politique.

La fraternité naît dans la lutte

L’accent mis par Camus sur la dimension essentiellement morale de la révolte répond à sa dénonciation du nihilisme communiste, quand la révolution russe, après la prise du pouvoir par les staliniens, se transforma progressivement en un Etat totalitaire et terroriste. La révolte des dissidents ne fut pas étrangère aux idéaux initiaux : elle ne fut pas exclusivement, comme le croyaient les marxistes, une lutte de classes, - en l’occurrence, le conflit entre le peuple et la nouvelle couche dominante, la bureaucratie, - mais aussi la tentative de créer des formes nouvelles de liens humains, et comme le montre Camus, le dépassement d’un anonymat créé par une déshumanisation de l’individu, traité en « chose » dans une masse indifférenciée, au nom d’une égalité qui était devenue un slogan vide de sens. Les moments d’unité intérieure et de dépassement de soi ont été créés dans la lutte, par la communion avec l’émotion collective. Mais l’exaltation dans la fraternité devait laisser place à une autre façon de vivre le temps, au sentiment de l’urgence des décisions à prendre, face à un ennemi toujours présent. La révolte, disait Camus, est une nostalgie de l’innocence, alors que le révolutionnaire est contraint, comme l’a montré Sartre dans la « Critique de la raison dialectique », d’assumer la violence. Ainsi que l’analyse Régis Debray, après Sartre, l’émergence de la fraternité enferme également un potentiel de violence, dans les périodes d’affrontement entre dominants et dominés ; les mouvements insurrectionnels se veulent ouverture vers le monde, vers la création de liens « libres » entre les hommes, mais ils exigent aussi d’exclure les indifférents et les tièdes. « La fraternité, c’est l’universel derrière un mur, mais avec une porte…la clôture filtre, elle sélectionne30 ».

La fraternité naît dans la lutte, - en même temps qu’elle est une revendication d’égalité réelle, de respect pour chaque individu, en opposition aux dominants traitant les hommes du peuple comme une « plèbe », une masse informe, une sous-humanité. Ainsi que le souligne Debray, elle prend en compte « les hauteurs symboliques », elle renvoie à un au-delà, à un horizon d’ordre moral, l’idée d’Humanité. Mais il arrive un moment où dans le « groupe en fusion », désignant selon Sartre un haut degré d’effervescence révolutionnaire, l’exaltation doit faire place à l’examen de la force des convictions, de la combativité ; « quand on donne du frère », relève Debray, il peut y avoir un « faux frère ». Sartre créera la notion de « fraternité-terreur », pour désigner, dans les moments d’extrême tension, la réaction de méfiance, aussi à l’égard de soi-même, montrant la conscience de vivre des moments exceptionnels de transgression politique et morale qui sont toujours virtuellement menacés par l’ancien régime. Camus n’aborde pas, dans son ouvrage si pénétrant sur la révolte, les problèmes relatifs à la volonté de pouvoir. L’homme révolté deviendrait un révolutionnaire quand il prend conscience qu’il lui faut aborder les moyens de transformer profondément les institutions, - cette phase de l’insurrection étant d’abord ignorée par ceux qui se rassemblent, réunis par les mêmes émotions, par l’indignation et la volonté de justice. Mais sans ce moment collectif d’unité et de fraternité, aucun mouvement révolutionnaire libre n’aurait pu s’annoncer. Et ainsi que le remarquait Soljénitsyne, relatant les moments de résistance dans les camps du Goulag, constatant leur caractère inattendu et désillusionné, - car les détenus n’espéraient guère de concessions - ils manifestent « un tranquille et unanime refus d’obéissance au pouvoir, à un pouvoir qui n’a jamais rien pardonné à personne….mais c’est un autre besoin, un besoin supérieur, qui est assouvi…Voici encore une loi non encore étudiée, celle qui préside au jaillissement commun d’un sentiment de masse, en dépit de ce qui serait raisonnable31 ». La révolte apparaît comme » quelque chose en mouvement…qui va inaugurer quelque chose de neuf » ; comme toute action nouvelle, elle peut exprimer un élan de liberté, qui se produit « de façon inattendue, incalculable ». Elle fait évènement, et par conséquent, - ainsi que l’a souligné Hannah Arendt, - au moins par certaines de ses manifestations, elle échappe toujours à une explication causale32.

1  Arthur Koestler, « Hiéroglyphes», Calmann-Lévy, 1955, p.470

2  Idem, p.294

3  Arthur Koestler, Le Yogi et le Commissaire, Calmann-Lévy, 1974, p.23

4  Idem, p.247

5  Freud, L’Avenir d’une illusion, P.U.F. 1980, p.62

6  Arthur Koestler, Hiéroglyphes, op.cit, p.467

7  Cornélius Castoriadis, Domaines de l’homme, Seuil, 1977, p.227

8  Idem

9  Albert Camus, L’homme révolté, Gallimard, 1951, p.298

10  Freud, Malaise dans la civilisation, P.U.F. 1971, p.82

11  Freud, Psychologie collective et analyse du moi, dans les Essais de psychanalyse, Payot, 1981, p.162

12  Alexandre Soljénitsyne, Le chêne et le veau, Seuil, 1975, p.481

13  Albert Camus, op.cit, p.226-227

14  Arthur Koestler, Le Yogi et le Commissaire, op.cit, p.102-103

15  A. Koestler, Hiéroglyphes, op.cit, p.391-392

16  A. Koestler, Hiéroglyphes, op.cit, p.472

17  Albert Camus, L’Homme révolté, op.cit, p.354

18  Idem, p.41

19  Idem, p.28-29

20  Idem, p.30

21  Camus, L’homme révolté, idem, p.274

22  Idem, p.354

23  Idem, p.139

24  Idem, p.303

25  Idem

26  Idem, p.297

27  Idem, p.32

28  A Koestler, Hiéroglyphes, op.cit, p.294

29  Soljénitsyne, Le chêne et le veau, op.cit, p.158

30  Régis Debray, Le moment fraternité, Gallimard, 2008, p.96

31  Soljénitsyne, L’Archipel du goulag, Seuil, tome 3, p.214

32  Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ? Seuil, 1995, p.51-53

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Political psychology in spain

Adela Garzón Pérez, Ronald C. Dillehay

Political psychology is a relatively new, active discipline in Spain with historic lines of development. Using Ortega's concept of generation we trace the intellectual antecedents (1898-1936) and subsequent consolidation of the field. Scientific developments in psychology and political realities of the country comprise important influences in the development of the discipline. Identified empirically the main topics of political psychology in the period 1950-1990 are ideology, nationalism, political participation, and political culture. In the 1990s political psychology was closely tied to...

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