N°18 / L'inconscient collectif Janvier 2011

La sociologie et la psychanalyse au carrefour du symbolique – point de rencontre du contenu collectif de l’inconscient

Pascal Fugier

Résumé

En mettant en évidence la dimension symbolique des sphères sociales et psychiques de l’inconscient des individus, sociologues et psychanalystes élaborent un trait d’union entre les deux disciplines. En effet, lorsque Freud identifie le sujet comme le « maillon d’une chaîne » qualifiée par Lacan de « symbolique », la psychanalyse identifie une réalité psychique qui « est au dehors » du sujet. De la même manière, lorsque Durkheim puis Bourdieu définissent l’inconscient comme « l’oubli de l’histoire » tandis que Mauss s’intéresse aux « associations d’idées collectives » à partir desquelles se forment et s’ordonnent les représentations collectives, la sociologie identifie une réalité sociale qui est là aussi ‘‘au dehors’’ du sujet.
Le contenu de l’inconscient collectif prend donc ici la forme d’un patrimoine symbolique qui ouvre de multiples questionnements quant à son application dans le champ de la psychologie politique d’une part et dans le champ de la sociologie clinique d’autre part.

By highlighting the symbolic dimension of social and psychological spheres of the unconscious, sociologists and psychoanalysts create a link between the two disciplines. Indeed, when Freud identifies the subject as "part of a chain" described by Lacan as "symbolic", psychoanalysis identifies a real psychic which "is outside of the subject''. Similarly, when Durkheim and Bourdieu defines the unconscious as "oblivion of history" while Mauss focuses on "associations of collective ideas" from which are formed and are ordered collective representations, sociology identifies a social reality that is also''outside''of the subject.
Thus, the contents of the unconscious take the form of a symbolic haritage thatopens many questions about its application in the field of political psychology on the one hand and in the field of clinical sociology on the other.

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Introduction

Explorer l’inconscient collectif remet notamment en question la délimitation théorique de la sociologie et de la psychanalyse, dans la mesure où on ne peut plus se contenter de défendre une représentation cumulative de la pluridisciplinarité (chaque discipline prolongeant l’autre) mais devons plutôt concevoir l’enchevêtrement, l’imbrication des deux disciplines autour d’un même objet d’étude. Ainsi, après avoir clarifié notre conception de l’inconscient collectif, nous mettrons en évidence le fait que le contenu collectif de l’inconscient et sa dimension symbolique constituent un point de rencontre entre l’anthropologie, la psychanalyse et la sociologie. Une fois cette problématique explicitée, nous proposerons une ouverture quant à ses possibles applications dans les champs de la psychologie politique et de la sociologie clinique.

L’inconscient collectif : un pléonasme ?

Le concept d’inconscient collectif est avant tout apparenté à la « psychologie analytique » (ou « psychologie complexe ») et à sa principale figure, Carl Gustav Jung. Distinguant un inconscient personnel et un inconscient collectif, Jung conçoit avant tout la transmission intergénérationnelle du second comme la transmission d’un contenant (i.e. de formes représentatives) plutôt que d’un contenu (i.e. de représentations collectives). En effet, les archétypes constituent des « cadres vides ». Ce sont des dispositions universelles, a priori (au sens kantien du terme) mais qui, en tant qu’« images virtuelles » ou encore « originelles », sont pour autant « meublées de contenus déterminés par le vécu » du sujeti.

Pour sa part, Sigmund Freud explore à de nombreuses reprises la problématique du contenu collectif de l’inconscient psychique. Il suffit pour cela de se référer, entre autre, à ses études sur les foules, la religion ou encore le Malaise dans la civilisation. Cependant, Sigmund Freud voit dans le concept d’inconscient collectif un pléonasme : « […] je ne crois pas que nous arrivions à un résultat en introduisant le concept d’un inconscient ‘‘collectif’’. Le contenu de l’inconscient est en effet collectif dans tous les cas, propriété générale des êtres humainsii ». Sigmund Freud refuse donc l’opposition entre psychologie individuelle et psychologie collective, du fait que la vie sociale investit constamment la vie psychique et réciproquement. Les processus psychiques que sont l’identification, l’incorporation ou encore l’introjection constituant autant de modalités par lesquelles autrui intervient dans le contenu de l’inconscient psychique de l’individu et le refoulement, la dénégation ou le rejet de certaines de ses représentations. Nous pouvons ainsi avancer que l’inconscient psychique de l’individu est collectif selon Sigmund Freud tandis qu’il est individuel et collectif selon Carl Gustave Jung.

Maintenant, si nous explorons davantage le texte freudien pour aborder la problématique du contenu collectif de l’inconscient, nous pouvons préciser que la participation d’autrui dans la structuration de l’inconscient psychique de l’individu ne se réduit pas aux interactions entre d’un côté les désirs et fantasmes d’ego et, de l’autre côté, ceux de ses semblables (alter ego). Autrui intervient aussi en tant qu’il est perçu comme le représentant ou le porte-parole d’une forme sociale collective. Par conséquent, et pour reprendre la distinction conceptuelle de George Herbert Mead, ce ne sont pas simplement les représentations, désirs et fantasmes de quelques « autrui significatifs » qui vont investir la psyché de l’individu mais ceux d’un « autrui généralisé », comme la classe sociale, la race ou l’État, etc. : « Dans la vie psychique de l’individu pris isolément, l’Autre intervient très régulièrement en tant que modèle, soutien et adversaire, et de ce fait la psychologie individuelle est aussi, d’emblée et simultanément, une psychologie sociale, en ce sens élargi mais parfaitement justifié […] Chaque individu pris isolément participe donc de plusieurs âmes des foules, âme de race, de sa classe, de sa communauté de foi, de son Etat, etc.iii».

La sociologie et la psychanalyse au carrefour du symbolique

S’ouvre ici une réflexion transdisciplinaire sur le contenu de l’inconscient psychique du fait que sa genèse constitue notamment une sociogenèse. Or, si la psychanalyse se trouve ainsi imbriquée avec la sociologie, c’est par le prisme du concept de symbolique que nous repérons plus précisément le point de rencontre des deux disciplines. C’est du moins ce que nous pouvons avancer concernant les sociologies d’Émile Durkheim, de Marcel Mauss et de Pierre Bourdieu et corrélativement la psychanalyse de Sigmund Freud ainsi que celle de Jacques Lacan :

- Du côté de Sigmund Freud, si le symbolique ne fait pas partie de ses concepts fondamentaux, c’est bien ce registre d’identifications qu’il mobilise et oppose au narcissisme de l’individu, lequel se trouve du même coup doublement assujettit. En effet, s’il est d’un côté assujettit à son désir d’atteindre une image idéale de lui-même (étant alors « à lui-même sa propre fin »), l’individu est aussi identifié comme  le « maillon d’une chaîne à laquelle il est assujetti contre sa volonté ou du moins sans l’intervention de celle-ciiv ». Par cette métaphore de la chaîne, l’individu apparaît comme un agent de transmission d’un patrimoine collectif de représentations qui le précèdent, l’excèdent et a vocation à lui survivre, la raison d’être de l’individu consistant justement à ‘‘faire circuler’’ les « âmes collectives » (des foules, de race, de classe…) qu’il a intériorisées ;

- c’est cette même métaphore de la chaîne que Jacques Lacan va reprendre lorsqu’il affirme que « l’homme est, dès avant sa naissance et au-delà de sa mort, pris dans la chaîne symbolique, laquelle a fondé le lignage avant que s’y brode l’histoirev ». Et tandis que Sigmund Freud décline plusieurs « âmes collectives » auprès desquelles l’individu se trouve enchaîné, Jacques Lacan décline plusieurs figures de l’Autre et inscrit le sujet dans des « circuits » symboliques qui se situent bien au-delà du cercle familial : « L’inconscient est le discours de l’autre. Ce discours de l’autre, ce n’est pas le discours […] de mon correspondant […] c’est le discours du circuit dans lequel je suis intégré. J’en suis un des chaînons. C’est le discours de mon père par exemple, en tant que mon père a fait des fautes que je suis absolument condamné à reproduire […] ce discours fait un petit circuit où se trouvent pris toute une famille, toute une coterie, tout un camp, toute une nation ou la moitié du globevi » ;

- or, le circuit symbolique dans lequel Jacques Lacan inscrit le sujet n’est pas sans analogie avec le cycle du don que Marcel Mauss a su mettre en évidence dans son Essai sur le don. Cycle qui oblige ses participants à ‘‘donner, recevoir et rendre’’ un patrimoine collectif plutôt qu’à se l’approprier sous la forme d’une propriété privée, sous peine d’être désaffilié voire maudit et que se crée une situation de conflit entre les différents clans. D’ailleurs, lorsque Jacques Lacan évoque la relation de dette qui lie ainsi l’individu à l’Autre, il se réfère notamment aux contributions anthropologiques de Bronislaw Malinowski et de Marcel Mauss. Il avance que cette dette symbolique est « identifiée au hau sacré ou au mana omniprésentvii » qu’ils ont dévoilé chez les Maori et les Polynésiens, chaque clan des îles Trobriand contractant cette dette symbolique en acceptant les dons des îles voisines et l’annulant en transmettant les « signifiants du pacte » à une autre île voisine, garantissant du même coup le pérennité du lien social ;

- en ce qui concerne Émile Durkheim, s’il ne recourt pas explicitement à la métaphore de la chaîne de même qu’au concept d’inconscient, nous retrouvons néanmoins dans ses écrits la problématique de la transmission intergénérationnelle d’une mémoire collective : « […] en chacun de nous, suivant des proportions variables il y a de homme d’hier, et c’est même l’homme d’hier qui, par la force des choses, est prédominant en nous, puisque le présent n’est que bien peu de chose comparé à ce long passé au cours duquel nous nous sommes formés et d’où nous résultonsviii ». Ainsi se trouve introduite la thèse selon laquelle ce n’est pas simplement le ‘‘social’’ ou la ‘‘société’’ qui se trouve intériorisée par l’individu mais une véritable histoire collective. Et c’est justement l’oubli ou la dénégation que l’individu porte à l’égard de cette épaisseur historique, déterminant pourtant ses manières de penser, d’agir et de sentir, qui fonde le contenu collectif de son inconscient. Certes, le concept est absent du texte durkheimien, mais lorsque Pierre Bourdieu reprend ce même passage d’Émile Durkheim, c’est bien le concept d’inconscient qu’il mobilise : « Durkheim disait à peu près, dans l’évolution pédagogique en France : l’inconscient c’est l’oubli de l’histoire ». Illustrant alors son propos à partir de ses recherches dans le champ de ‘‘la sociologie de la sociologie’’ et qu’il qualifie d’ailleurs de socioanalytiques, il ajoute que « l’inconscient d’une discipline, c’est son histoire ; l’inconscient, ce sont les conditions sociales occultées, oubliéesix ».

Ces quelques extraits attestent de la contiguïté entre ces différentes approches anthropologiques, sociologiques et psychanalytiques du contenu collectif de l’inconscient, entendu comme patrimoine socio-historique, comme mémoire collective ou encore comme Autre, en tant que« le lieu de cette mémoire [que Freud] a découverte sous le nom d’inconscientx ». Maintenant, si la psychanalyse lacanienne a au combien insisté sur le fait que l’inconscient « est structuré comme un langage », nous souhaitons aussi remarquer que sa logique symbolique n’a pas non plus échappé aux anthropologues, à commencer par Marcel Mauss. Les travaux sociologiques de Pierre Bourdieu nous permettant de surcroît d’en fournir une illustration.

La logique symbolique du contenu collectif de l’inconscient

Nous nous sommes d’ores et déjà référé à Marcel Mauss afin de souligner qu’il inscrit les individus dans un même registre d’identifications que Sigmund Freud et Jacques Lacan lorsqu’il les identifie comme les maillons d’une chaîne formant un « cycle du don », reliant plusieurs clans, plusieurs groupes sociaux ou encore plusieurs générations. Or, s’il nous semble justifié de qualifier de symbolique ce registre d’identifications, c’est parce que la mémoire collective qui de fait circule au sein de ce cycle du don est structurée selon Marcel Mauss comme un langage. Ainsi avance-t-il que « dans la plupart des représentations collectives, il ne s’agit pas d’une représentation unique d’une chose unique, mais d’une représentation choisie arbitrairement, ou plus ou moins arbitrairement, pour en signifier d’autres et pour commander des pratiquesxi ». Autrement dit, Marcel Mauss soutient que le monde extérieur ne peut signifier au sujet (i.e. ne peut avoir un sens pour le sujet) qu’à la condition qu’il se le représente à partir d’associations d’idées collectives, soit à partirde représentations qui renvoient avant tout à d’autres représentations. S’interpose donc entre le sujet et l’objet le langage et sa logique structurale.

L’apport de Marcel Mauss, en contiguïté avec l’approche structurale en psychanalyse, consiste à substituer à l’apparent face à face (imaginaire, narcissique) entre le sujet et l’objet une relation triangulaire, où vient s’intercaler entre le sujet et l’objet la logique symbolique des représentations collectives et qui forment ainsi une véritable chaîne signifiante. Ce qui circule donc entre les générations, les groupes sociaux ou encore les îles Tobriand, et qui s’intériorisent sous la forme d’un patrimoine collectif inconscient, ce sont donc des chaînes signifiantes que Camille Tarot, spécialiste de l’anthropologie maussienne, n’hésite pas à qualifier d’associations d’idées collectives : « Passer de la représentation au problème du signe et du symbolique, c’est briser ce face à face quelque peu narcissique, pressentir l’insuffisance de cette vision classique et de ses présupposés individualistes qui mettent le sujet dans la position d’un propriétaire ; […] Passer à la sociologie durkheimienne, c’était reconnaître qu’il se trouve des associations d’idées collectives et même obligatoires qui sont la marque d’un groupe, qui servent à la définir, qui forment le patrimoine de ses croyances et de sa culture et qui s’imposent au sujetxii ».

La sociologie de Pierre Bourdieu peut ici nous servir de support empirique afin d’expliciter cette logique structurale de la dimension symbolique de l’inconscient. Pour cela, revenons tout d’abord sur son concept clé, l’habitus, et précisons que si l’habitus ne constitue pas un ordre symbolique (ce n’est pas l’équivalent sociologique de l’Autre lacanien), sa structure relationnelle peut par contre générer des identifications symboliques (i.e. des représentations symboliques de la réalité sociale, structurées sous la forme d’associations d’idées collectives et par lesquelles le sujet conçoit et interpelle une figure de l’Autre).

Concrètement, la structure relationnelle de l’habitus renvoie au fait que toute manière d’être et d’agir (par exemple manger, rire, jouer au tennis…) se définit et prend sa valeur par sa proximité, son voisinage ou sa distance relativement à d’autres manières de penser et d’agir. Ainsi, La distinction révèle qu’en matière de langage, le ‘‘franc parler’’ populaire se définit objectivement par son opposition au langage censuré et formel de la bourgeoisie de même que la morale populaire de la bonne vie (être un ‘‘bon vivant’’) s’oppose à l’éthique de la sobriété bourgeoise (et son refus du ‘‘laisser aller’’). Nous pouvons résumer l’opposition structurale de ces deux styles de vie à travers le tableau suivant :

Image1

Or, ces représentations collectives de soi et d’autrui peuvent s’organiser selon une logique symbolique, de telle sorte que ‘‘le franc parler’’ populaire va prendre tout son sens qu’en étant relié à d’autres représentations (comme la morale de la bonne vie), formant ainsi un réseau d’associations d’idées collectives qui se trouvent ordonnées par un maître-mot, un signifiant premier (S1) pour reprendre la terminologie lacanienne, comme la Classe ouvrière ou le Prolétariat. Ce que nous pouvons résumer désormais sous une forme schématique :

Image2

S1 est le maître mot qui met de l’ordre dans la manière dont l’ouvrier peut s’identifier. Ce qui signifie que c’est d’abord en tant que membre (petit autre) de la Classe ouvrière (figure de l’Autre) qu’il va identifier chacune de ses manières de penser, d’agir et de sentir. De même, c’est au nom de la Classe ouvrière qu’il va défendre chacune de ses manières, notamment contre ses ennemis de classe, la bourgeoisie. La figure du cercle nous permettant ‘‘d’imager’’ de quelle manière se structure le contenu collectif de l’inconscient en tant que registre d’identifications symboliques.

Cette mémoire collective prend ainsi la forme d’une chaîne signifiante, qui fonctionne en circuit fermé et qui est ordonné par un maître-mot, tenant lieu d’Autre. Le discours de l’individu s’inscrit alors dans un ordre symbolique au sein duquel chaque représentation ou chaque pratique est perçue comme une métaphore de n’importe laquelle d’entre les autres. Afin d’illustrer de nouveau notre propos, nous pouvons ici reprendre l’idéaltype de l‘artisan ébéniste que Pierre Bourdieu propose en soutenant que « chaque dimension du style de vie ‘symbolise avec’ les autres, comme disait Leibniz, et les symbolise : la vision du monde d’un vieil artisan ébéniste, sa manière de gérer son budget, son temps ou son corps, son usage du langage et ses choix vestimentaires, sont tout entiers présents dans son éthique du travail scrupuleux et impeccable, du soigné, du fignolé, du fini et son esthétique du travail pour le travail qui lui fait mesurer la beauté de ses produits au soin et à la patience qu’ils ont demandésxiii ».

Ouverture. Les enjeux politiques et cliniques de la dimension symbolique de l’inconscient

Si la logique symbolique du contenu collectif de l’inconscient se trouve désormais explicitée, cette problématique ouvre de multiples questionnements quant à son application dans le champ de la psychologie politique d’une part et dans le champ de la sociologie clinique d’autre part.

Tout d’abord, sur le plan de l’analyse politique, la reconnaissance ou au contraire le refoulement voire le déni de cette mémoire collective structurée comme un langage qu’est notamment l’inconscient peut conduire à une rupture du « cycle du don » et ainsi remettre en question le lien social et provoquer un certain malaise dans la civilisation… Nous pourrions ici revenir sur les conflits qu’impliquent une rupture du cycle du don entre les îles Tobriand mais pouvons aussi prendre appui sur la sociologie clinique des cabinets ministériels à laquelle s’est récemment attelée Aude Harlé et qui met particulièrement bien en évidence le fait que les hommes politiques contemporains n’inscrivent plus leurs discours dans l’histoire du champ politiquexiv. En effet, le sens de leurs discours politiques n’obéit plus à un impératif généalogique (les conduisant à s’identifier comme les maillons d’une chaîne signifiante inscrite dans l’histoire du champ politique) mais plutôt à un impératif pragmatique, au nom duquel ils se soumettent à l’urgence d’une économie néo-libérale déniant tout enracinement socio-historique. Ce qui n’est sans conséquence sur la crise symbolique du politique, de par son incapacité à répondre à la demande de sens de nombreux individus et dont la souffrance quotidienne n’est pas sans lien avec cette absence de sens (entendu à la fois comme signification et direction).

Mais nous pouvons aussi revenir sur les travaux de Pierre Bourdieu afin d’évoquer les rapports de force et l’emprise idéologique par lesquels se retrouve inversée la chaîne signifiante structurant la dimension symbolique des inconscients. Ce processus d’aliénation, Pierre Bourdieu le décrit dans son analyse du processus au cours duquel la classe paysanne devient une « classe objetxv », dans le sens où elle est contrainte de former sa propre subjectivité à partir de son objectivation, telle qu’elle est opérée par les groupes sociaux dominants (prônant en l’occurrence un style de vie urbain). Le paysan en vient alors à appliquer à lui-même les schèmes de perception des dominants et à percevoir par exemple son propre corps comme un corps ‘‘empaysanné’’.

Si nous reprenons alors notre schéma précédent, l’hypothèse socio-politique d’une classe ouvrière « objet » (dont la chaîne signifiante se retrouve inversée à travers un processus d’emprise idéologique) se traduit par le schéma discursif suivant :

Image3

Maintenant, notre problématique ouvre aussi un questionnement relatif aux dispositifs d’intervention de la sociologie clinique en tant que cette dernière permet justement à l’individu de se confronter au registre symbolique de son inconscient. En effet, des supports réflexifs comme l’arbre généalogique ou les lignes de viexvi constituent des outils de médiation qui permettent au sujet d’explorer les réalités socio-psychiques qui le déterminent à son insu. Si donc l’inconscient correspond au refoulement ou à l’oubli de l’histoire, l’intervention clinique permet de modifier le rapport que l’individu entretient avec son histoire (qui se trouve être certes une histoire biographique mais aussi l’histoire d’une classe sociale, d’une nation, etc.). La réappropriation de son histoire impliquant non pas son déni mais d’abord sa reconnaissance.

De cette conception de l’inconscient collectif découle aussi une certaine mise en œuvre de la cure analytique puisque l’analyste, plutôt que de constituer un alter ego avec l’analysant, un « miroir vivant », doit plutôt déplacer cette relation imaginaire en faisant en sorte que « le sujet l’assume à sa place ». En d’autres termes, « l’analyse consiste à lui faire prendre conscience de ses relations, non pas avec le moi de l’analyste, mais avec tous ces Autres qui sont ses véritables répondants, et qu’il n’a pas reconnus. » L’objectif de l’analyse consiste alors à mettre l’accent sur ce que Jacques Lacan nomme les « situations de l’histoire » afin que l’analysant puisse réintégrer une histoire qui « dépasse de beaucoup les limites individuellesxvii ».

i  C-G. Jung, Dialectique du moi et de l’inconscient, Paris, Gallimard, 1964, p. 169-170.

ii  S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste [1939], Paris, Éditions Gallimard, 1986, p. 237.

iii  S. Freud, « Psychologie des foules et analyse du moi » [1921] in Essais de psychanalyse, Paris, Éditions Payot, 2001, p. 137 puis p. 221.

iv  S. Freud, « Pour introduire le narcissisme » [1914] in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1989, p. 85.

v  J. Lacan, « Situation de la psychanalyse et formation du psychanalyste en 1956 » in Écrits I [1966], Paris, Éditions du Seuil, 1999, p. 466.

vi  J. Lacan, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Editions du Seuil, 1978, p. 127.

vii  J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », in Écrits, op. cit., p. 277.

viii  É. Durkheim, L’évolution pédagogique en France, Paris, Alcan, 1938, p. 16.

ix  P. Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Éditions de Minuit, 1984, p. 81

x  J. Lacan, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », in Écrits II [1966], Paris, Éditions du Seuil, 1999, p. 53.

xi  M. Mauss, Sociologie et anthropologie [1950], Paris, PUF, 2001, p. 294.

xii  C. Tarot, De Durkheim à Mauss, l’invention du symbolique. Sociologie et science des religions, Paris, Éditions La Découverte/M.A.U.S.S., 1999, pp. 240-241.

xiii  P. Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979, pp. 193-194.

xiv  A. Harlé, Le coût et goût du pouvoir : le désenchantement politique face à l’épreuve managériale : Sociologie clinique des cabinets ministériels, Paris, Dalloz-Sirey, 2010.

xv  P. Bourdieu, « Une classe objet », Actes de la recherche en sciences sociales, n°17/18, novembre 1977, pp. 2-5.

xvi  Nous renvoyons à ce propos au chapitre « Options et supports méthodologiques » de La névrose de classe de Vincent de Gaulejac (Paris, Hommes et groupes, 1987).

xvii  J. Lacan, Les écrits techniques de Freud, Paris, Éditions du Seuil, 1975, p. 25.

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