N°18 / L'inconscient collectif Janvier 2011

Entre linguistique, psychologie politique et sociologie des médias : les écarts discursifs comme lieux de l'inconscient collectif

Frédéric Torterat

Résumé

Cet article porte sur les écarts discursifs des personnalités politiques, tels qu'ils sont rapportés et commentés dans les médias. Qu'il s'agisse d'affirmations simplement péremptoires, de déclarations maladroites, ou au contraire de propos ouvertement outranciers, les écarts discursifs, en se diffusant, contribuent à l'expression d'une mémoire interpersonnelle et proprement interdiscursive en partie liée à l'inconscient collectif. Dans la mesure où ces écarts sont présentés ou ressentis, la plupart du temps, comme de véritables objets socio-politiques, ils méritent, en tant que tels, d'être abordés suivant plusieurs types d'approches, telles qu'il en existe en linguistique, en psychologie politique et en sociologie des médias.

This article deals with discursive errors of political personalities, such they are reported and displayed in the medias. Discursive errors correspond to simply peremptory assertions, awkward declarations, or on the contrary to openly slanderous comments for example. On the other hand, they contribute to the expression of an interpersonal and interdiscursive memory in connection with the Collective Unconscious. As sociopolitical objects, they deserve, as such, to be approached according to several approaches, such as it exists in Linguistics, in Political Psychology and in Sociology of Media.

Mots-clés

Aucun mot-clé n'a été défini.

Plan de l'article

Télécharger l'article

Parmi les manifestations concrètes de l'inconscient collectif, la représentation et l'expression de faits révélateurs, au milieu desquels certains apparaissent comme des tournants historiques, sont d'autant plus répandues que les éléments qui leur correspondent remplissent couramment les colonnes des journaux. Dans la gamme des erreurs, provocations et autres outrages que les médias présentent, de manière récurrente, comme particulièrement marquants, les écarts discursifs, sur lesquels nous nous appuierons ici, forment des matériels linguistiques, mais aussi psychiques, qui peuvent facilement devenir des objets idéologiques communs à plusieurs groupes sociaux et plusieurs communautés d'opinion. Depuis quelques années, les formations politiques suivent ainsi, d'assez près pour certaines d'entre elles, les erreurs de communication qui peuvent tout à coup déborder de leur premier champ d'intervention, et de ce fait, en devenant mémorables, prendre les contours de ce que journalistes, mais aussi blogueurs et forumeurs, envisagent comme de véritables événements. Car un autre facteur intervient, plus ou moins lié lui aussi à l'inconscient collectif : l'éventualité d'une contestation sociale instantanée, variablement politisée, et qui se réorganise à la moindre provocation. Ce type de contestation a par ailleurs ceci de particulier aujourd'hui qu'elle s'assortit couramment du mécanisme du buzz, lequel amplifie, précisément, les écarts des personnalités politiques, en rematérialisant ce discursif déjà-là qui caractérise en grande partie l'inconscient collectif. Or, pour aborder de telles manifestations dans le domaine des sciences humaines et sociales, une approche pluridisciplinaire paraît s'imposer, dans la mesure où elle permet de croiser les regards sur ces questions.

1. Inconscient collectif, écart discursif et journalisme

1.1. Exemples liminaires

Propos malvenus, bourdes stupides, remarques déplacées, insultes... parmi les événements qui ont une portée sur la scène publique, les écarts discursifs sont significatifs en ce qu'ils forment un support d'idéologisation et d'historicisation particulièrement malléable, et touchent directement l'inconscient (politique) collectif. Ces écarts ont à ce titre une signification immanente, car ils font passer l'informulé dans le domaine du formulé, concrétisant et matérialisant des représentations incorporées et des valeurs présumées. Par ailleurs, ils révèlent des oublis qui « remontent » aussitôt qu'un groupe social, quel qu'il soit, (se) construit une légitimation en devenir, ou revendique pour ainsi dire un sens commun du politique.

La linguistique se saisit de ces questions, principalement, à travers l'analyse du discours, à l'aune de laquelle les interdiscours et les discours transverses constituent les matériaux particulièrement révélateurs d'une mémoire collective, que Halbwachs (1950), rappelons-le, avait déjà placée sous le signe du discours. La sociologie des médias, de son côté, s'en saisit à travers de multiples questions, comme la prédominance de certaines représentations sociales ou le traitement des instantanés d'opinion. Or, là où la linguistique et la sociologie des médias se rejoignent en particulier sur les pratiques d'événementialisation, elles se rapprochent conjointement de la psychologie politique en ce que ces pratiques questionnent bien entendu le pouvoir politique, mais aussi les représentations collectives qui (ré)interviennent au devant de la scène dans les moments de conflits sociaux ou de crises politiques. La jonction qui s'établit entre ces domaines de recherche s'affermit avec le phénomène du buzz, lequel fait circuler des jugements moraux, des idéologèmes et des « valeurs », qui témoignent des représentations sociales que se font les individus du pouvoir politique, et accompagnent, bien qu'irrégulièrement, des mouvements de groupes qui peuvent bientôt s'étendre à la foule, avec les « mécanismes psychologiques » qui lui sont propres (Elster 1990).

En partie prévisible, en ce qu'il combine des éléments qui lui préexistent et qui relèvent en partie du pressenti et de la prédisposition (psychologique, sociale, culturelle), l'écart discursif a une résonance singulière : il apporte un témoignage de ce qui est déjà-là et de ce qui est à-venir, et rassemble, autour de lui, des matériaux aussi divers que les rumeurs, les vaticinations, les commentaires critiques ou les tergiversations. L'écart discursif contribue par là même aux liaisons que pratiquent les individus entre les faits, récurrents ou non, de la vie quotidienne : des liaisons d'autant plus ordinaires qu'elles favorisent la compréhension d'un « tout » indiscernable, quand bien même cette compréhension s'appuierait sur des jugements erronés ou des a priori. Dans cette vue, envisager les écarts à partir de ce que ces « lieux discursifs » (Krieg-Planque 2006) ont de similaire ou d'approchant conduit à la fois à leur reconnaître une dimension concrète, mais aussi à les inscrire, simultanément, dans une linéarité narrative. La prise en compte d'une telle résonance propre aux « mots » des personnalités politiques va jusqu'à inciter les journalistes à s'approprier l'analyse qu'en font les linguistes eux-mêmes, comme le montre cet extrait d'un article de Thomas Legrand, éditorialiste politique à France Inter (sur Slate.fr, vendredi 17 septembre 2010) :
En politique, bien souvent les mots sont des actes. Les sémiologistes appellent ça le discours performatif. [...] Dans le cas des Roms, il y a d'un côté l'action : les évacuations, les expulsions, mais il y a, de l'autre, le discours, la stigmatisation, la dramatisation.

Avec une certaine insistance dans certaines périodes, les médias n'hésitent pas témoigner du fait que les écarts discursifs s'inscrivent dans une trame événementielle empreinte de polémiques et de « remous » qui font sens, notamment quand il s'agit de « dénon[cer] les dérapages », dont ceux produits « lors de différents rendez-vous politiques » (M.E., Journal du Dimanche du 19 septembre 2010).

Ces dérapages verbaux, ainsi qu'on les appelle généralement, correspondent quelquefois à des affirmations péremptoires, à des formules sans euphémisme, ou à des déclarations qui ne sont pas tout à fait dans la ligne du parti ou de la formation politique concernée. Ce sera le cas par exemple de tel Premier ministre français, qui, presque dans l’instant, se verra contraint d'empêcher que l'une de ses « petites phrases » ne se disperse parmi les « nombreux commentaires » contrevenant à la communication politique de sa formation, ce que Le Monde.fr (avec l'AFP) du 27 septembre 2010 résume dans ces termes :
Retour aux dossiers et profil bas pour François Fillon, lundi 27 septembre, au lendemain d'un dimanche qui l'a propulsé sur le devant de la scène médiatique.

Bien entendu, il existe une certaine gradation dans le domaine des écarts discursifs, dont certains sont ouvertement outrageants, accusateurs ou diffamatoires. Pour prendre un autre exemple de la même période que ci-dessus, nous citerons juste cette réaction de la Présidence française, qui, emportée par les « propos outranciers » de la Commissaire européenne Viviane Reding, au milieu d'une série de « dérapages » de part et d'autre, exigera des excuses séance tenante, tout en imposant plus ou moins à ses responsables politiques d'apporter une expression collective à cette fâcherie. Ce à quoi se conformera notamment le ministre français de l'Immigration et de l'Identité nationale, sur la radio Europe 1, au cours d'une intervention presque aussitôt reprise dans le magazine d'information Le Point du 15 septembre 2010 :

Elle dérape, si j'ose dire, c'est-à-dire qu'elle utilise une expression qui est à la fois choquante, anachronique et qui procède d'amalgames1.

Ces productions verbales forment autant de matériaux, qui, devenant des objets de circulation, se rapportent à des faits qui n'ont quelquefois rien de similaire, et rejoignent éventuellement un tout confus et par moments cacophonique. Or, parmi ces constructions, en partie imaginaires, qui conduisent les médias à inscrire de tels événements dans une série ou dans une narration, l'inconscient collectif procède pour ainsi dire par immixtion : il intervient aléatoirement à travers les expériences individuelles et collectives, mais aussi dans le rapport à l'information. La vitesse de circulation qui caractérise en partie les médias contemporains, où la présence du Web 2 est devenue quasiment incontournable, facilite l'accumulation de ces immixtions, ainsi que leur amplification, donnant bientôt un caractère précisément de « fonds commun » aux représentations collectives. Ce trait rejoint une conclusion intermédiaire de Carl Gustav Jung lui-même, qui, après avoir ouvert la voie du kollektives Unbewußtsein (l'inconscient collectif), parle de l'existence d'un « patrimoine représentatif » (1913), autrement dit d'un ensemble de représentations en prise à une mémoire interpersonnelle et interdiscursive.

C’est ainsi que reviennent fréquemment dans la presse les termes de « changement », « tournant », « bouleversement », qui semblent donner un nom à des ensembles de propos aussi fugaces que la publicité qui en est faite. Si de telles expressions de l'inconscient collectif, dans les médias, correspondent en partie à la manière dont les journalistes en particulier « anticipent le cours du monde », pour reprendre une formule répandue, et attribuent aux événements dispersés des similitudes plus ou moins fondées, elles formalisent aussi des objets socio-discursifs diversement préconstruits (Angermüller, Jeanpierre et Ollivier-Yaniv 2008). Ces objets d'ailleurs, sans renvoyer complètement à une prédisposition culturelle des journalistes, sont couramment confrontés à des critiques que le monde politique partage avec le monde journalistique.

1.2. Psychologie politique, sociologie des médias et linguistique : apports complémentaires

A priori, les écarts discursifs n'ont que peu de points communs avec le traitement narratif des événements tel qu'il s'effectue dans les médias. Or, là aussi, Jung apporte des éléments de réponse non négligeables, en convoquant un principe, celui de la « non-séparation des événements » (1988), qui décrit à bien des égards certaines pratiques d'événementialisation2. Concrètement, cela signifie que si les instantanés d'opinion sont généralement individués, ils prennent une autre dimension dès lors qu'ils intègrent l'expression d’une linéarité temporelle. En se socialisant, ils s'accompagnent en outre de l'illusion d'une synchronicité, et s'historicisent à travers les liens qu'ils permettent d'opérer avec des faits antérieurs, renvoyant à plusieurs types de pratiques discursives, mais aussi à des « peurs » caractéristiques du monde contemporain.

La psychologie politique apporte plusieurs types d'éclairages sur ces questions, d'autant que l'impression que les écarts ne se produisent pas par hasard, et que, parmi les coïncidences dont nous faisons ordinairement l'expérience, certaines font sens et donnent une dimension non matérielle à des faits avérés (en les appariant plutôt qu'en les séparant), concerne au premier plan le vécu citoyen. Dans le même temps, et comme l'a rappelé dernièrement Hopcke (2003), la représentation d'une synchronicité des événements est psychologiquement perturbatrice, en ce qu'elle dépasse notamment les antinomies, comme celles de l'individuel et du collectif, mais aussi du politique et de l'apolitique.

Bien que l'événementialisation des écarts discursifs en particulier appartienne à l'initiative de tous types de rédacteurs (journalistes, mais donc aussi blogueurs, forumeurs et autres « messagers »), le pouvoir politique, tout comme les médias, s'approprie ces dérapages (qui ne sont pas forcément des erreurs du point de vue de leurs auteurs) en les intégrant dans une trame plus ou moins imaginaire. Dans certains réseaux sociaux, ces diffusions empruntent alors aux forums ce que Lopez-Muñoz (2006) appelle un « caractère foncièrement immédiat et fugace », qui, semble-t-il, déconcerte les personnalités politiques et les journalistes eux-mêmes, comme en témoigne par exemple un propos de Favilla, chroniqueur aux Echos, qui parle, dans l'édition du lundi 21 décembre 2009, de « tous les détournements de sens que véhicule la formulation3 ».

En linguistique, la question, plus spécifique, de la « mémoire discursive », confrontée à la circulation des discours (Paveau 2006, Legallois 2009), intéresse bien entendu de nombreux analystes, notamment quand cette mémoire rejoint l'événementialisation de ce qu'on appelle, précisément, les « mots-événements ». Les explications qu'en donne Moirand (2008) permettent d'éclairer les rapports qui existent entre cette mémoire des mots et l'inconscient collectif (18-19) :
Si analyser les constructions discursives de l'événement repose en partie sur le repérage des inscriptions de ces opérations dans la matérialité textuelle (ce qui est l'hypothèse d'une approche linguistique du discours), cela consiste également à traquer les traces d'une interdiscursivité (les fils verticaux du discours, les discours transverses...) qui s'inscrit dans les mots, les constructions, les dires repérables dans l'ordre du discours (le fil horizontal, l'intratexte...). Ainsi les catégorisations opérées par les locuteurs lorsqu'ils prennent la parole inscrivent en elles-mêmes, une fois formulées, une histoire et donc des domaines de mémoire qui relèvent de l'interdiscursif, tout en contribuant d'autre part à la construction des mémoires collectives4.

Si la linguistique dite de corpus occupe significativement, de son côté, un tel terrain d'analyse, cela est dû notamment au fait que les « mots » et les « petites phrases » qui apparaissent comme des écarts intègrent une matérialité discursive plus ou moins mémorisée, mais aussi plus ou moins diffuse. Cette approche rejoint, d’autre part, les principes de ce qui a été nommé un temps la linguistique « sociale » (distincte de la sociolinguistique, davantage variationniste que socio-anthropologique), laquelle (ré)affirme le fait que tout discours (et même tout propos) politique s'inscrit dans une pratique sociale, avec ce que cela suppose d'interactions entre les citoyens et les instances politiques (Cf. Charaudeau 2005).

Il en est aussi question, quoique de manière plus marginale, dans le cadre d'une typologie matérielle des textes, laquelle passe par exemple par ce que certains auteurs appellent la « thématisation », dont Collinot (1993) indique, en marge de l'interdiscours, qu'elle s'appuie sur :
le repérage d’"objets discursifs" dans un réseau de traces discursives reliant ensemble des énoncés de factures différentes. (109)

A ce titre, et comme le rappelle Maldidier (1993, 113) :
on peut, en s’appuyant sur Michel Pêcheux lui-même, définir [l'interdiscours] en disant que le discours se constitue à partir de discursif déjà-là, que « ça parle » toujours « avant, ailleurs et indépendamment ». Le concept introduit par M. Pêcheux ne se confond pas avec l’intertextualité de Bakhtine, il travaille l’espace idéologico-discursif dans lequel se déploient les formations discursives en fonction des rapports de domination, subordination, contradiction. On voit dès lors la relation qui s’institue avec le préconstruit comme point de saisie de l’interdiscours.

Parmi les représentations collectives qui se saisissent de cette tendance à la non-séparation des événements dont parle Jung, mais aussi de ce « discursif déjà-là » qu'évoque Maldidier, celle qui renvoie à la diffusion de la rumeur (avec ce qu'elle suppose de complot) occupe une place de premier plan, en particulier quand elle porte sur des « dérapages » supposés ou avérés des personnalités politiques. La presse quotidienne incorpore les écarts discursifs que fait circuler ou que subvertit la rumeur, allant jusqu'à leur consacrer des rubriques entières, comme cela a été le cas pour Le Parisien en décembre 2009, à travers la rubrique des « Phrases de l'année ». Publiées sur une période particulièrement courte (du 21 au 31), les neuf contributions concernées ont porté sur les « mots », les « formules » ou donc les « phrases » de plusieurs personnalités, pour la plupart politiques, tout en donnant des contours représentatifs à des formulations caractérisées par leur incongruité et leur capacité à s'amplifier. Comme nous l'avons indiqué dans Torterat (2010), ce type de corpus témoigne du fait que le buzz n'est pas qu'une simple diffusion médiatique : en tant qu'accumulation d'enchérissements diffus, ce mécanisme renvoie à une combinaison d'amplifications qui n'a quelquefois pour objet que de maintenir une certaine intensité, quand bien même elle concernerait des non- ou des pseudo-événements (Torterat 2008, 2011). D'aucuns de ces (pseudo-)événements se résument dans une formulation plus ou moins détournée de débats existants, ce qui ne les empêche pas de prendre, en plus d'une dimension politique, une dimension (prétendûment) historique. Comme l'écrivent à ce titre Roussiau & Renard (2003, 32), en parlant des « nombreux problèmes » que pose « cette recherche "en paternité" » des représentations sociales :
Le tout premier consiste à apprécier le « poids de l'histoire » au sein d'une représentation avant tout caractérisée par son dynamisme. Car l'ascendance reste à chercher dans des causes variées et complexes qui n'ont de pertinence que dans une recherche interdisciplinaire combinant au moins les dimensions historiques (cf. notamment les travaux des historiens des mentalités), sociologiques, psychosociologiques, voire anthropologiques.

Hors rubriques spécifiques portant sur ce type de productions verbales, une publicité effective dans les journaux de ces écarts de circonstance s'opère régulièrement, jusqu'à provoquer une suspicion au sein des médias eux-mêmes. Ainsi le remarque-t-on dans un article de Nice Matin du 13 septembre 2010 (page 30), sur les « fuites » et les « rumeurs » concernant une affaire en cours de traitement juridique, et qui sont intervenues à la suite d'un écart « verbal » d'une personnalité politique :

Des écoutes téléphoniques auraient été menées ou les enquêteurs auraient examiné les factures détaillées de téléphone de certaines personnes pour identifier les sources des journalistes (du quotidien Le Monde), disent les médias. [...] En début d'année, le même service avait reconnu avoir mené une enquête confidentielle sur l'origine des rumeurs d'infidélité de Carla Bruni, épouse du président de la République, évoquant la nécessité de déjouer une éventuelle manœuvre de déstabilisation.

Cette question de la rumeur, laquelle multiplie et déforme les écarts discursifs, est particulièrement significative. Tout en rassemblant une source généralement indéterminée, un ou plusieurs diffuseur(s) et de multiples contributeurs, celle-ci ne se résume pas dans un, mais dans la combinaison de divers facteurs, tous plus ou moins contributifs. Traitant ce type de sujet en une de son édition du mardi 6 avril 2010 à propos d'une allégation courant sur le couple présidentiel français, le quotidien France-Soir commence dans cet esprit par résumer l'« affaire », à savoir une « poisseuse rumeur » comme la dénomme l'auteur de l'article5. Or, l'organisation matérielle du texte est révélatrice : à la suite de la présentation des faits, qui occupe une grande partie de la première colonne, interviennent les éléments du débat, avec une série de citations plus ou moins narrativisées, et enfin les « conclusions » qu'en tire le rédacteur, à proprement parler sur les écarts commis à la fois par le monde politique, et un ensemble de journalistes.

Effectivement, l'affaire tient en ce que tout est parti du responsable du site web de l'hebdomadaire Journal du Dimanche et de l'un de ses préposés, « très jeune et pas non plus journaliste » (page 2)6. Ces derniers auraient « relayé » des rumeurs sur le couple présidentiel le temps d'une demi-journée. Or, ce n'est pas la rédaction du journal qui semble fautive, mais les blogueurs et les forumeurs qu'elle emploie (à la page suivante, une rubrique, « Bruits et chuchotements », parle autant de « buzz » que de « gros titres »). Traitant du même sujet, l'article de Charles Jaigu, paru dans Le Figaro du mercredi 7 avril 2010 (« Rumeurs : la contre-attaque de l'Elysée », page 3), insiste de son côté sur les conditions de la « circul(ation) » des bruits en question. Or, pour l'auteur, il convient de faire connaître qui sont « ceux qui ont pu contribuer à amplifier cette rumeur », cet élan venant toutefois « depuis l'étranger ».

L’auteur s'emploie à relayer, non pas donc les écarts discursifs ou les rumeurs qui leur sont attachées, mais l'une des versions qu'il est possible d'en donner (celle qu'on peut désigner comme conspirationniste). En se saisissant de certaines représentations de l'inconscient collectif, il insiste sur les termes, repris de tiers, de « machination » et de « diffamation », et ceux, produits par lui-même, de « rebondi(ssement) » et d'« opération ». Si l'article du Figaro ne va pas jusqu'à présenter le calendrier de la « médiatisation » qui s'est effectuée, il insiste bien sur les implications existant entre l'erreur du Journal du Dimanche et les plaintes ainsi que les démentis qui ont suivi.

1.3. Et l'oubli ?

Cette question de l'événementialisation participe avec plus ou moins d'intensité et de brouillage, à un débat récurrent sur le respect de règles dérivées de la « grammaire publique » (Lemieux 2000) du journalisme, comme la vérification et le recoupement de l’information. Ces données sont d'autant plus sensibles que la presse n'est pas sans s'attribuer un devoir de mémoire, en ce qu'elle prend le rôle, ici et là, de « censeur de savoirs qu'on "oublie", volontairement ou non, de "faire remonter" » (Moirand 2008, 27). Les journalistes ne manquent d’ailleurs pas d'historiciser les écarts discursifs en parlant de « tournants », comme c'est le cas dans cet article d'Aujourd'hui en France du 11 septembre 2010 (page 2), où l'auteur évoque un premier changement, qu'il caractérise ainsi :
A voir la manière dont [le Président français] est (mal) traité par les médias, la question peut être posée. [...] Bref, des mots, des photos et des mises en scène d'une réelle violence, en tout cas d'un total irrespect, venant non pas de journaux satiriques ou d'extrême droite mais de la presse « sérieuse ».

« L'autre changement », poursuit l'auteur de l'article, « c'est qu'aujourd'hui, les flèches visent autant voire davantage la personne du président que sa politique ».

En marge des remarques que nous pourrions faire sur l'absence de recul historique dont témoigne ce commentaire, une telle contribution montre de quelle manière les médias se donnent la possibilité d'historiciser les faits et de leur faire correspondre des événements inédits, quand bien même ces derniers n'auraient rien à voir : en bref, ce que nous appellerons des seuils de mémoire, à partir desquels les représentations individuelles de l'événement passent dans la mémoire collective, irriguant en retour, au fil de la diffusion et de l'amplification dont l'événement fait l'objet, l'inconscient collectif. Ces réponses à l'oubli soit des écarts discursifs eux-mêmes, soit des rumeurs qui les entourent, s'inscrivent dans une multitude de logiques, lesquelles sont pour certaines concurrentes, alors même que, comme l'écrit Duclos (2010) :
On pourrait d’ailleurs, grâce à Mauss et en reprenant Halbwachs, concevoir l’oubli comme une injonction sociale ou une fonction élémentaire de socialisation fondant de fait un inconscient collectif, c’est à dire une logique souterraine du système social. C’est l’oubli du caractère social des faits sociaux qui rend possible l’action sociale.

Dans la mesure où les mouvements sociaux, qui sont une réponse collective à des faits concrets et (en partie) avérés, consistent eux-mêmes dans une synchronisation d'actions sociales, ils se caractérisent davantage par leur instantanéité que par une éventuelle périodicité. Or, il suffit d'un écart pour les provoquer, et les inscrire, une fois n'est pas coutume, dans une trame événementielle.

2. Inconscient collectif, contestation et manipulation politique

2.1. De l'erreur de communication au tumulte social

En termes de psychologie politique et dans une certaine mesure en termes socio-anthropologiques, l'éventualité d'une réponse collective aux écarts des personnalités politiques est liée à l'apparition, la plupart du temps présumée, d'une rébellion sociale organisée. Certains responsables (politiques, associatifs, syndicaux) apportent du crédit à cette éventualité, précisément quand se multiplient les écarts discursifs des uns et des autres, comme en témoigne ce propos rapporté par Le Monde du 12 octobre 2010 (article d'Eric Nunès) :
Après le blocage, « il faut une étincelle ! », estime Filémon Augiron. « Celle-ci peut venir de mouvements lycéens et étudiants, d'une entreprise en plein plan social ou d'un nouveau dérapage du gouvernement », ajoute-t-il.

Pour peu qu'elle existe vraiment, une rebellion sociale organisée n'a généralement pas pour objet la prise de pouvoir, et n'ambitionne pas d'aboutir à la formation d'un parti politique, rejetant notamment toute démarche électoraliste. Son cercle d'influence sur l'opinion publique dispose d'une portée d'autant plus grande qu'elle s'appuie sur tout ce que les forums et la blogosphère comportent de contestation sociale et d'informations inédites. Partant pour sa part du fonctionnement du mouvement néozapatiste à travers l'EZLN, Blasco (2004) rappelle que le Web permet de conduire des luttes sociales et des actions politiques « en dehors du cadre politique institutionnel » (5), en ceci qu'« Internet est en effet un canal incontrôlable, rapide et efficace qui permet à l'information de s'échapper » (5). Et c'est bien ces « mouvements de résistance », pour ainsi dire « spontanés » (Le Figaro du 13 octobre 2010) qui, dans l'inconscient collectif (et très concrètement celui du monde politique), inquiète7. Comme l'explique Blasco (op. cit., 6) au sujet du néozapatisme, un tel mouvement :
formule une espérance collective qui est devenue une sorte de pensée universelle, sans nationalité, et il remet en question les méthodes et les règles de l'action politique en général.

On peut facilement prévoir - et comprendre - que les personnalités politiques s'émeuvent régulièrement de l'événementialisation qui est faite des écarts discursifs de ceux qui viennent de leurs propres rangs, et donc de la mémorisation, voire de la célébration d'éventuelles erreurs de communication. Cette inquiétude tient notamment à ce que le Web 2, à travers ses capacités de diffusion et de commentaire, étend les pratiques de contestation endoréiques, pour reprendre l'expression notamment de Bouvier (2001), à une contestation sociale qui peut s'unifier dans un temps court, à l'allure des flash mobs (les mobilisations-éclairs).

Quelles que soient les prédispositions socio-culturelles des groupes sociaux ou des médias qui font, des écarts discursifs, des événements à part entière, les articles journalistiques ou les communiqués fourmillent d'exemples qui démontrent que l'immixtion de l'inconscient collectif dans les représentations de ces dérapages, quand elle s'assortit de la vitesse du buzz, modifie justement les « règles du jeu ». Il est alors question, ici et là, d'une « mise en accusation publique » (M.B., sur Oumma.com du mardi 26 janvier 2010), d'un « climat de suspicion » (Solenn de Royer, La Croix du 18 septembre 2010), des « miasmes des affaires et des basses polémiques » (Franck Nouchi, Le Monde du 16 septembre 2010), ou encore des « raccourcis historiques », tels que la communication politique de l'Elysée à la mi-septembre 2010 nommera les « écarts » de Viviane Reding.

A priori, ces événements sont hiératiques, et n'ont aucun lien véritable entre eux, mais de tels « raccourcis », qui sont directement en prise avec l'inconscient collectif, prennent une dimension singulière dans les périodes où la psychologie des personnalités politiques est mise à rude épreuve, ce dont le journal Libération du 16 septembre 2010 donne l'exemple suivant :

Vers 6h20, lors d'une séance de nuit, qui parachevait l'examen du texte, Eric Woerth est pris à parti (sic) par la députée (PS) Catherine Coutelle : « Vous nous avez habitués à mentir. Chez vous, cela semble une seconde nature », attaque-t-elle dans une allusion à la ligne de défense flottante du ministre dans l'affaire Bettencourt. L'intéressé est excédé. Des députés PS, toujours en séance, l'accusent d'avoir traité leur collègue de « collabo ».

Un tel mot venant d'un ministre en exercice prend d'autant plus de poids qu'outre le fait qu'il frappe directement l'inconscient collectif, il s'inscrit dans une série déjà bien documentée, avec par exemple un écart du responsable du parti présidentiel, dans les deux mois qui précèdent, traitant le site d'information Médiapart (tout en lui reprochant en passant ses « dérapages »), de « fasciste » (Cf. l'édition du Post du 07/07/2010 et auparavant celle de Rue89 du 26/11/2009, dans lequel Chloé Leprince parle précisément de l'« inconscient collectif des journalistes »).

La tendance de certains faits de se politiser au gré de « rappels » ou d'« allusions » plus ou moins replacés dans leur contexte existe depuis longtemps (Moirand 2006). Or, plus encore qu'aux faits eux-mêmes, il semble que le pouvoir politique soit attentif aux conditions de circulation du dire (Cf. Meteva 2002), d'autant que ces « petites phrases » prennent une dimension sociétale en ce qu'elles sont plus ou moins révélatrices d'un point de vue partagé, et d'une manière d'envisager, le temps d'un propos marquant et d'un buzz, ce qui fonde en partie la diversité des groupes sociaux et des communautés d'opinion. De plus, l'une des caractéristiques du buzz consistant dans sa capacité d'accumulation de témoignages, il renvoie dans une certaine mesure à celle que reconnaît Bergson, à l'inconscient (individuel et collectif), d'archiver le passé tout en le ravivant (1939).

2.2. Contrecarrer l'allusion et l'insinuation : dans l’inconscient collectif du politique

Pour certaines formations politiques, les écarts discursifs représentent donc un risque pluriel, en termes d'idéologisation, de « récupération » et d'organisation d'une éventuelle résistance. Dans certains cas par conséquent, il s'agit de faire en sorte que l'écart qui a été commis ne fasse pas, précisément, le buzz, et qu'on ne puisse en tirer des conclusions faciles ou dérangeantes. Nous nous plaçons ici à l'inverse de ce que serait une propagande : l'objectif ne consiste pas à diffuser, et pour ainsi dire à faire circuler, mais justement à contrecarrer, et éviter que l'événement verbal que forme l'écart discursif ne s'historicise. Pourtant, ces chances d'historicisation s'accroissent bel et bien à mesure que, entre temps, s'est exercé « un retour des phénomènes populistes et charismatiques » (Dorna 2008, 5. Cf. 1998). L'un des moments les plus critiques est alors celui où le propos politique, à la suite d'un énième écart, se désacralise, pour reprendre l'expression de Charaudeau (op. cit.), notamment quand, à force de puiser dans le populisme, il cesse d'être le garant d'un certain ethos et se disqualifie. L'un des principaux enjeux de la réponse politique apportée au buzz journalistique consiste donc à prévenir, ou par la suite à « désorganiser » (Nieburg 1969), toute violence contestataire des populations éventuellement suscitée par l'erreur de communication.

Effectivement, si le buzz lié aux écarts discursifs inquiète tant le pouvoir politique, c'est que la moindre erreur peut ainsi faire l'objet, quasi-instantanément, d'une surenchère capable de provoquer une mobilisation Ce type de réplique instantanée est en soi prévisible, dans la mesure où « aujourd'hui, chaque domaine de couverture peut s'autonomiser et développer ses propres façons de faire, ses pratiques dominantes et même ses normes éthiques » (Demers 1996, 57). Il est par là même assez courant que certaines personnalités politiques tentent à de multiples reprises de se défaire d'une controverse qu'elles n'ont pas prévue, d'une polémique qui les embarrasse, et qu'elles placent volontiers sur le terrain des « manœuvres », de la « politique politicienne » ou de la « basse politique », voire sur des liens présumés entre la propagande et les médias (Cf. Potier 2007).

L'une des difficultés auxquelles est confronté le pouvoir politique, dans ces termes, revient à mesurer ce qui aggrave les écarts discursifs diffusés par la presse ou les supports de diffusion numérique, à travers le Web en particulier. Cette question occasionne d'ailleurs de véritables débats entre personnalités politiques et journalistes, comme en témoigne cet entretien intégré dans un article du journal belge Le Soir (édition du premier avril 2010), intitulé « FDF et N-VA8, même combat ? » (Par William Bourton et Dominique Berns). Tentant de répondre à la question de savoir si Olivier Maingain a « dérapé », à la suite d'une déclaration contestée de ce responsable politique, l'universitaire Benoît Rihoux récuse l'éventualité d'un écart, dans la mesure où, s'agissant « d'un jeu de communication politique avant tout », la personnalité n'a pas employé de mots inappropriés, mais une formule « qui est pensée ». Comme il le dit par la suite,
Depuis les quarante années que dure le conflit communautaire dans sa phase je dirais « d’arrangements successifs », il y a dû y avoir quelques centaines de petites phrases de ce genre-là.

De même, Jean-Benoît Pilet (universitaire lui aussi) n'estime pas « que cela soit un dérapage au sens où cette expression lui aurait échappé : il était bien conscient de ce qu’il disait ».

Que cela soit « conscient » ou non, nous estimons qu'il serait présomptueux de se saisir du seul critère de la préméditation pour déterminer s'il s'agit, ou non, d'un écart intempestif ou au contraire d'une opération de communication politique, d'autant que les jugements portés par leurs auteurs sur ces « mots de trop » sont tout à fait variables. En revanche, convenons de ce que toute contre-publicité est aussi dommageable que les allusions qui sont faites à ce qui a été effectivement ou supposément dit. Dans une chronique par exemple de Franck Nouchi parue dans Le Monde du mardi 16 mars 2010 (page 26), le rédacteur dénonce le fait qu'à la suite d'un entretien « d'une demi-heure » avec le chef de l'Etat, les responsables politiques du parti présidentiel aient tous tenu les mêmes propos. Enumérant les noms des personnalités concernées, le journaliste regrette que « tous [aie]nt dit la même chose, [aie]nt prononcé les mêmes phrases, dans le même ordre » (l. 8-11, deuxième colonne). L'article, qui conclut toutefois sur un « léger décalage » dans les propos formulés par un tiers, fustige de ce fait une récitation qui a justement pour objet d'écarter tout écart. Franck Nouchi termine son article sur le commentaire suivant lequel les « "éléments de langage" arrêtés en début de soirée ne permettaient pas d[']admettre [une telle débâcle électorale] », donnant une connotation juridique à l'euphémisme employé par l'un des responsables politiques. Cet euphémisme cité par le chroniqueur du Monde n'a d'ailleurs pas tardé à circuler dans la presse, à la manière d'un buzz, comme en témoigne cet extrait d'un article de Christine Ollivier, « Modestie de rigueur à l'UMP », paru dans le France-Soir du lundi 22 mars 2010 (page 4) :
Ballet de voitures officielles à Matignon. De Rama Yade à Eric Besson en passant par Roselyne Bachelot et Eric Woerth, les ténors de la majorité sont venus chercher leurs « éléments de langage » avant de partir sur les plateaux de télévision9.

Certains journalistes ironisent sans détour sur cette forme particulière de communication politique, ainsi que le fait Daniel Schneidermann, dans le Libération du 11 octobre 2010 :
Acculé par le journaliste Guy Lagache, [le Premier ministre français] se mit à débiter de « l'élément de langage » au mètre, enchaînant les perles à une cadence impressionnante.

L'une des réponses concrètes, pour ainsi dire matérielles, du pouvoir politique vis-à-vis des écarts discursifs, consiste effectivement à mobiliser ses troupes pour les démémorialiser. Car la mémoire collective est toujours un possible lieu de résistance contre l'amoralisme, le populisme, ou ce que de nombreux journalistes ou personnalités n'hésitent plus à appeler les « gesticulations » du pouvoir. Ces « éléments de langage » confirment toutefois l'existence d'une peur de voir l'inconscient collectif lui-même manipulé à des fins subversives. Selon Duclos (op. cit.), qui se demande par ailleurs si « l’inconscient collectif est un universel intangible ou le premier objet socio-politique »,  il « n’est ni une pure forme, ni un contenu déterminé », mais « résulte d’une "pratique", d’une habilité à faire basculer dans l’inconscience l’activité de socialisation ». Cette remarque complète opportunément le résumé que l’éditorialiste Favilla donne de ces « éléments » en question, dans les Echos du 16 novembre 2009 :

Le vocabulaire politique est fertile en périphrases, euphémismes et autres maquillages linguistiques destinés à donner des couleurs à la langue de bois. Celui de la majorité présidentielle s'est enrichi récemment d'une tournure nouvelle, les « éléments de langage ». Il s'agit de petits bagages de mots et d'arguments, soigneusement préparés par les communicants de l'Elysée, et fournis aux personnalités - ministres, parlementaires... - appelés à s'exprimer en public, afin de délivrer à l'opinion un message clair et cohérent sur certains sujets.

Mais des « similitudes trop évidentes » apparaissent bientôt, en ceci notamment que ces « petites réponses cuisinées d'avance », selon les termes du journaliste Marc Rees (PCImpact du 14 octobre 2010), et « mitraillées en boucle face aux questions entêtantes posées par les internautes, les politiques ou les journalistes », s'inscrivent peu à peu, pour compte de (contre-)publicité, dans l'inconscient collectif.

3. En conclusion

Alors que la communication politique est confrontée à des exigences de  vulgarisation et de pédagogie non pas inédites, mais redimensionnées par l'emploi (ou le prétendu mésemploi) du Web, les contenus journalistiques sont eux aussi amenés à se modifier pour répondre aux expériences propres des populations, ainsi que l'a rappelé dernièrement Mc Quail (2005)10.

Du côté du pouvoir politique, le mouvement constant de publicité et de contre-publicité qui s'opère dans ce contexte apporte une version pour ainsi dire contemporaine de l'épistémè politique, en prise à une mémoire interdiscursive qui lui résiste à bien des égards. Un tel mouvement peut d'autre part, à terme, s'assimiler à une forme de propagande, d'autant qu'il positionne les allusions et les insinuations par exemple, mais aussi leur illusoire reprise en main, dans un système de vases communiquants où les tentatives d'influence de l'inconscient collectif, que Mannheim (1929) envisageait déjà comme « un problème de notre temps » (27 sqq), se retournent couramment contre ceux qui s'y essayent. Cela apparaît encore plus clairement avec ces faits instantanés et généralement intempestifs que sont les écarts discursifs, car tout en s'inscrivant ce champ de similitudes que cultive l'inconscient collectif, ils sont semelfactifs, en ce qu'ils se produisent une fois, mais aussi généralement irréversibles (Torterat 2009), en particulier quand ils interviennent en même temps qu'un processus de personnalisation et de psychologisation du pouvoir politique.

Pour envisager ensemble de telles implications, la complémentarité existant entre les approches linguistique (avec l'analyse du discours en particulier), sociologique (concernant ici les médias), et celle de la psychologie politique sont favorisés par le dialogue interdisciplinaire qu'appelle de lui-même un domaine de recherche aussi pluriel qu'est celui de l'inconscient collectif, en rapport notamment avec la question de la communication politique. Car dans la mesure où les écarts discursifs sont toujours de possibles événements (historiques) incarnés par des personnalités politiques, articulant le linguistique, le psychologique et le sociologique, ils présentent des similitudes pour le moins frappantes. Au demeurant, s'il est un invariant auquel nous pourrions rattacher cette irréversibilité, voire cette synchronicité que leur confère l'inconscient collectif, celui-ci revient sans doute à un désir irrépressible de rendre le monde plus intelligible. Au risque, par moments, de lui faire correspondre une fiction.

1  Nous parlons d'une série dans la mesure où les écarts des uns et des autres s'enchaîneront, ici à grande vitesse. Ainsi, quand la communication politique de l'Etat français répondra par un autre écart discursif, en s'en prenant à la nationalité luxembourgeoise de la Commissaire, la réponse ne se fera pas attendre, du côté du ministre des affaires étrangères du Luxembourg, Jean Asselborn : « Faire cet amalgame-là de la part [du Président français] entre la nationalité de la commissaire et le Luxembourg est quelque chose de malveillant ».

2  Les productions journalistiques dépourvues de tout renvoi à des objets discursifs préconstruits, et donc aux représentations collectives, peuvent être confrontées à une forme de déclassement : ainsi dénuées de ce que nous appellerons leurs apports déductifs, autrement dit de leur capacité à dire plus que ce qu'elles ne rapportent effectivement, elles deviennent moins attractives.

3  C'est dans cette vue qu'un collectif de personnalités, à la suite du débat national français sur « l'identité » du pays, diffusera un « appel anti dérapages » dans le Libération du lundi 21 décembre 2009 (page 10). Cf. ce qu'il en est de tels « écarts de langage », ou « propos outranciers », comme les nomme Anne Corpet sur le site de Rfi au 20 octobre 2010, dans un article qui compte rien moins que quatre occurrences du mot « dérapage » (http://www.rfi.fr/france/20101020-le-nauseabond-derapage-guerlain), avec ce commentaire significatif de l'internaute N.G. : « Gageons simplement qu’il s’agit là bel et bien de dérapage. Et encore que la raison « dérapage » commence sérieusement à faire son bonhomme de chemin : Sarkozy, Brice Hortefeux, Francis Delattre, Gérald Longuet…et même Chirac l’africain à Bordeaux en novembre dernier. En accumulant les dérapages, les français (les vrais, style Le Pen), ne font-ils pas que traduire l’inconscient collectif ? ».

4  Cette question est pour ainsi dire récurrente en analyse du discours, à travers notamment les « formations discursives » (Pêcheux 1975).

5  Le titre est celui-ci : « Derrière les folles rumeurs, l'Elysée redoute un "complot" », par Dominique de Montvalon (pages 2-3).

6  A ce titre, il vient « de l'extérieur ».

7  L'article du Figaro est celui de Marie-Estelle Pech, « L'UMP accuse Ségolène Royal d'instrumentaliser les jeunes ».

8  Noms de partis politiques.

9  Ces remarques rejoignent un autre article publié sur la « rumeur » précitée touchant le couple présidentiel, lequel parle de son côté d'« élucubrations » et de « commérages » (par Arnaud Leparmentier, Le Monde du vendredi 9 avril 2010, page 13). Le journaliste rapporte ainsi que « les principaux collaborateurs [du Président] » ont été « enjoints de ne plus dire un mot sur l'affaire », à tel point que « nul n'ose en parler ».

10  C'est le même Mc Quail qui, dans plusieurs contributions, a dénoncé plusieurs formes de dépolitisation de la société

Angermüller J., Jeanpierre L., Ollivier-Yaniv C. (2008) : « Analyser les pratiques discursives en sciences sociales », Bulletin de méthodologie sociologique 97, 39-47.

Bergson H. (1939) : Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l'esprit, Paris, Presses Universitaires de France.

Blasco N., 2004 : « Quel pouvoir des sites Internet d'information concernant l'EZLN sur la sphère politique mexicaine et l'opinion publique internationale ? », Amnis 4 [consulté en ligne le 13 janvier 2010] : http://amnis.revues.org/692

Bouvier P. (2001) : « Endoréïsme et célébrations », Socio-anthropologie 9 (Commémorer), 71-86.

Charaudeau P. (2005) : Le Discours politique. Les masques du pouvoir, Paris, Vuibert.

Collinot A. (1993) : « Les Fils du discours », Les Carnets du Cediscor 1, 109-119.

Demers F. (1996) : « Impact des NTIC : déstructuration (et restructuration ?) du journalisme », Technologies de l'information et Société 8-1, 55-70.

Dorna A. (1998) : Le Leader charismatique, Paris, DDB.

Dorna A. (2008) : « La Psychologie politique sociétale au cœur des sciences humaines et sociales », Cahiers de Psychologie politique 13 [consulté en ligne le 8 novembre 2009] : http://lodel.irevues.inist.fr/cahierspsychologiepolitique/index.php?id=135

Duclos A. (2010) : « Sociologie de l'inconscient collectif : comment rendre des comptes au sens commun », Revue du MAUSS permanente du 6 mai 2010 [consulté en ligne le 2 octobre 2010] : http://www.journaldumauss.net/spip.php?article684

Elster J. (1990) : Psychologie politique. Veyne, Zinoviev, Tocqueville, Paris, Minuit.

Halbwachs M. (1950) : La Mémoire collective, Paris, Presses Universitaires de France.

Hopcke R.H. (1997) : There are no accidents, New York, Riverhead Press.

Jung C. G. (1913) : Psychologie de l'inconscient, Paris, Georg.

Jung C. G. (1988) : Synchronicité et Paracelsica, Paris, Albin Michel (Coll. Œuvres inédites de C. G. Jung).

Krieg-Planque A. (2006) : « "Formules" et "lieux discursifs" : propositions pour l'analyse du discours politique », Semen 21, 19-47.

Legallois D. (2009) : « Mémento sur quelques rapports entre mémoire et linguistique », Questions de Style (Actes du Séminaire Aspects formels de la construction de la mémoire), 1-21.

Lemieux M. (2000) : Mauvaise presse. Une Sociologie compréhensive du travail journalistique et de ses critiques, Paris, Métaillé.

Lopez-Muñoz J.-M. (2006) : « L'Auto-citation comme stratégie de persuasion à la limite de l'irresponsabilité. Etude de l'effet d'impartialité obtenu au moyen de l'effacement énonciatif dans les forums de presse », Semen 22, 161-176.

Maldidier D. (1990) : L’inquiétude du discours. Textes de M. Pêcheux, Paris, Éditions des Cendres.

Maldidier D. (1993) : « L’inquiétude du discours. Un trajet dans l’histoire de l’analyse du discours : le travail de Michel Pêcheux », Semen 8, 107-119.

Mannheim K. (1929) : Ideologie und Utopie, Bonn, éd. Friedrich Cohen (trad. fr. par J.L. Evard, aux éditions de la Maison des sciences de l'homme, Paris, 2006).

Mc Quail D. (2005) : Mass Communication Theory, Londres, Sage Publications (5ème édition).

Meteva E. (2002) : « La Citation journalistique avec ou sans guillemets », in L. Rosier (dir.), Le Discours rapporté, Paris, Ophrys, 117-124.

Moirand S. (2006) : Les Discours de la presse quotidienne, Paris, PUF.

Moirand S. (2008) : « Discours, mémoires et contextes : à propos du fonctionnement de l'allusion dans la presse », Estudios da Língua(guem) 6, 1, 7-46.

Nieburg H. (1969) : Political violence. The behavioral process, New York, St Martin’s Press.

Paveau M.A. (2006) : Les Prédiscours. Sens, mémoire, cognition, Paris, Presses de Sorbonne Nouvelle.

Pêcheux M. (1975) : in Maldidier (1990).

Potier E. (2007) : « Propagande et psychologie politique », Cultures et Conflits 67, 191-196.

Roussiau N., Renard E. (2003) : « Des Représentations sociales à l'institutionnalisation de la mémoire sociale », Connexions 80-2, 31-41.

Torterat F. (2008) : « Citation et textologie du journal : ce que vient faire l'infinitif de narration dans les colonnes des quotidiens », Discours 3 (article en ligne : http://discours.revues.org/index4343.html).

Torterat F. (2009) : « Semelfactivité », in J.M. Grassin (éd.), Dictionnaire International des Termes Littéraires (DITL), en ligne : http://www.flsh.unilim.fr/ditl/SEMELFACTIVITE.htm

Torterat F. (2010) : « Quand la publicité politique se confronte au buzz journalistique : le cas des dérapages verbaux traités dans une rubrique de quotidien », Signes, Discours et Société 5 (article en ligne : http://www.revue-signes.info/document.php?id=1807)

Torterat F. (2011) : « Bévues et autres dérapages verbaux : ce qu'en disent les journaux quotidiens », Actes de la Conférence internationale « Discours, Pragmatique et Interaction », Albanie, Faculté des langues étrangères de Tirana, à paraître.

Continuer la lecture avec l'article suivant du numéro

Les psychologies cognitives et évolutionnistes renouvellent-elles la notion d'inconscient collectif ?

Jean-Louis Marie

La notion d’inconscient collectif peut être enrichie et consolidée par une intégration plus poussée des approches sociohistoriques, psychanalytiques et cognitives. La prise en compte du temps long de l’évolution, avec la psychologie évolutionniste, comme celle des contraintes qu’exercent sur l’esprit l’organisation et le mode de fonctionnement même du cerveau, avec la psychologie cognitive, permet de retrouver certaines des propositions de Jung et Freud. Elle donne également des fondements élargis aux sciences humaines-sociales qui ont du mal à assumer la part...

Lire la suite

Du même auteur

Tous les articles

Aucune autre publication à afficher.