Nous savons instinctivement que depuis notre petite enfance, les différentes expériences peuvent être vécues comme émotionnellement positives, ou bien à l’inverse traumatisantes. Freud et Jung avaient en commun de croire à des structures de l ‘esprit permettant d’appréhender le monde. Il s’agirait de structures innées permettant de percevoir, d’organiser et de donner sens aux informations reçues par nos sens. Au 19ème siècle, cette idée était révolutionnaire et a donné lieu à un changement paradigmatique dans la conception de l’influence du sens pour l’être humain.
Il n’est pas un fait nouveau que les théories de Jung concernant l’inconscient collectif et les archétypes qui le peuplent soient contestables et puissent entraîner une argumentation utile et favorable pour les théories évolutionnistes, qui malheureusement sévissent encore actuellement. Il suffit de voir en France les exemples récents à propos de la délinquance dans les cités avec la dernière étude deii Hugues Lagrange, ou encore, l’association malheureuse qui a été faite entre gens du voyage et criminalité, énoncée formellement par le ministre Hortefeux.
Dans le présent article, je vous propose de développer plusieurs théories qui tournent autour de ce concept et de suivre l’évolution de ce dernier dans les sciences cognitives, pour finalement comprendre pourquoi ce concept n’est pas un concept relevant de la psychanalyse mais plutôt un processus dont l’étude appartient à la psychologie sociale.
I. Clarifications conceptuelles
L’inconscient collectif pose la question de la circularité entre inné et acquis, excluant toute incursion du dernier dans le premier. Ce qui appelle plusieurs clarifications et suppose l’existence d’une série d’autres concepts qu’il me paraît utile de définir.
Tout d’abord si nous décortiquons l’expression, apparaît la notion de l’inconscient. Avec l’avènement des neurosciences aujourd’hui comment entendre ce terme, au sens de l’attentionnel (par exemple notre attention serait portée sur certains objets), du refoulé (nous ne pourrions appréhender certaines réalités), de l’intentionnel (tous nos désirs seraient prédéfinis) ? Puis vient le terme de collectif, de quelle collectivité s’agit-il ? Jusqu’où s‘étend-elle ? Pouvons-nous parler d’universalisme, au sens où l’anthropologie structurale l’entendait ?
Puis ce concept d’inconscient collectif soulève aussi la question de la mémoire et de l’imaginaire, quel serait le degré de liberté de ce dernier si l’existence du premier s’avérait réelle ? Rêverions-nous tous de la même chose ? Ce qui, en voyant le fulgurant génie d’un Edison ou d’un Einstein, me semblerait très flatteur mais néanmoins improbable.
Ce concept, sous-tendu par l’idée d’un certains partage des représentations, engendrerait ensuite les problématiques de contenus et/ou de processus et de leur transmission et enfin la question du rôle de l’environnement et de la culture dans la transmission des représentations et/ou processus nécessaires à la viabilité du concept.
Pour explorer ce processus, il ma semblé nécessaire de faire appel à un concept élaboré par Jung : l’archétype. Pourquoi ? De l’archétype se dégagent plusieurs problématiques impliquées dans la réception sémiologique. Il pose la question de l’inconscient collectif, du logocentrisme, de la symbolique de l’image, du corps. L’archétype a l’avantage d’exposer des questions plus concrètes à étudier et a fait l’objet de recherches en sciences cognitives, permettant un degré relatif de falsifiabilité.
Si celle-ci peut-être de mise dans l’analyse de la réception sémiologique d’une représentation, elle ne devrait en aucun cas interférer avec les processus de production, au risque de créer un statisme implacable. Des modèles falsifiables relatifs à la production des signes encourraient le risque de la préscriptivité ainsi que de la normativité, ce qui irait dans le sens contraire de toute innovation.
Nous nous limiterons à la notion d’archétype sans aborder la problématique de l’image archétypale car celle-ci, tributaire de son temps est toujours connotée idéologiquement. Si l’archétype est sous-jacent et demeure au stade préconscient ou préréflexif, l’image archétypale est consciente et reflète une relation de l’archétype avec son époque.
La définition de l’archétype selon Jung lui-même est plurielle et très contradictoire. Selon ses propres écrits et les différentes études menées sur les archétypes, il est possible de distinguer dans ses écrits quatre positions fortes opposées (Jean Knox 2002)iii:
soit ce dernier est inné, il aurait la forme d’une entité biologique informant le corps et l’esprit, c’est l’hypothèse génétique qualifiée de Lamarckienne
soit il s’agit d’un paradigme mental sans contenu ne pouvant être expérimenté mais déterminant l’expérience
soit il revêtirait la forme d’un noyau de signification contenant des représentations, permettant la fonction symbolique de l’homme
pour finir, l’archétype renvoie également à une conceptionmétaphysique proche de Platon, où les images et symboles seraient éternels et par là totalement indépendants de l’homme.
Ces quatre définitions sont parfois associées et peuvent prêter à confusion. La conception de l’archétype la plus populaire est sans doute un mélange du modèle 1 et 3.
Selon Jung, ces archétypes seraient le pendant psychique de l’anatomie cérébrale. Cependant, il s’agit pour lui de structures et non d’idées héritées. En effet, les images récurrentes perçues dans le monde sont toujours idéologiques et l’archétype les régissant ne pourrait se laisser définir même en additionnant les diverses représentations.
Il n’y aurait pas assez de gènes (seulement 30000) nécessaires et suffisants pour soutenir la définition Lamarckienne (modèle 1). Les symboles ne peuvent être encodés génétiquement, ils ne peuvent donc être transmis de génération en génération. Les représentations résultent donc de l’expérienceiv.
On peut donc se demander ce qui fait partie de l’acquis en terme de formation de la représentation chez l’être humain. Les études éthologiques telles celles de Konrad et Lorenz démontrent que le phénomène d’empreinte est un comportement induit génétiquement, mais il ne présuppose pas de modèle prédéterminé (Template) de la mère pour le petit qui la reconnaît comme telle. L’humain est lui de plus capable de processus élaborés comme la symbolisation ou la sémiose.
Si aucune forme de modèle ou template ne peut être mise à jour, peut-être alors s’agit-il d’étudier les processus par lesquels nous générons ces représentations. Sur ce sujet, les recherches en psychologie du développement et en sciences cognitives pourraient nous apporter quelque éclairage.
II. Archétypes et réalités cognitives
Une des théories qui semble la plus probante est celles des images schémas étayée par les expériences de Jeannerod (1991) sur la reconnaissance faciale chez les nouveaux nés. Si nous n’avons pas de représentations implantées à la naissance, tous les êtres humains partagent des expériences minimales qui seraient le dénominateur commun au développement de certains processus chez le petit de l’homme. C’est pourquoi, pour Johnson les composantes de l’attachement sont nécessaires à l’évolution de ces processusv.
Les premiers schémas ressembleraient à des diagrammes représentant la relation du nouveau-né avec le monde qui l’entoure. Ces images schémas sont formées d’après les premières sensations du bébé. Etant donc à la fois dépendantes des ses expériences émotionnelles et physiques, ultérieurement chaque image sera porteuse d’une valence émotionnelle.
Selon Johnson, les images schematas émergent de l’expérience corporelle. Elles forment des structures non propositionnelles permettant l’inférence ou plutôt la réflexion métaphorique, ç-à-d une manière d’appréhender le monde de manière figurative. Par exemple, les premières expériences corporelles sont liées à la relation contenu/contenant et l’image schemata leur correspondant ressemblerait à ceci :
Karmiloff-Smith (1992) va plus loin et décrit les processus d’encodage et de décodage, sous le générique de ‘representational redescription’. A partir des ‘images schémas’, le cerveau encoderait à chaque reprise l’information sous un nouveau format, une sorte d’auto-update. A partir d’un certain seuil l’information relative à un domaine devient disponible pour tous les autres domaines. Nous pourrions grossièrement illustrer ce phénomène par la déformation professionnelle.
Il y aurait trois stades, rappelant la phanéroscopie de Peirce. Le premier stade est le stade des représentations implicites, elles ne sont pas accessibles à la conscience. Le stade explicite opère les comparaisons entre les informations perçues, ce stade n’est toujours pas accessible à la conscience. L’avant dernier niveau est accessible sous forme d’impression, de kinesthésie mais non verbalement. Seulement le stade dit E-3, c.-à-d. le dernier, serait accessible à la connaissance.
Ce que nous pouvons provisoirement conclure de ces deux théories « universalistes », c’est que si la notion d’inconscient collectif est observée à partir de l’étude de ses processus, elle induit forcément une logique qui déconstruit sa définition première. Si en effet, les représentations, voire les actions dépendent de processus, alors comme nous le montre le travail de Karmiloff-Smith, la combinaison de celles-ci peut être exponentielle. Suivant le nombre de règles en jeu, le nombre de représentations deviendrait si grand, que la tâche de recoupement deviendrait non seulement ardue mais perdrait aussi de sa puissance explicative.
III. Culture et transmission de l’archétype
Une autre voie serait de considérer que le partage des actes et représentations pourrait s’opérer de manière historique et mimétique. Des théories mettant en lumière les composantes innées de ces processus ont fleuri ces dernières années, dont la théorie de l’épidémiologie des représentations (Sperber) et celle des neurones miroirs (Rizzolati). Attardons-nous quelque peu sur cette dernière.
Parmi les nombreuse questions que soulèvent les résultats des études portant sur les neurones miroirs, la question d’un répertoire de représentation d’actes commun me semble la plus importante pour le sujet qui nous intéresse ici.
Les recherches sur les neurones miroirs chez les singes ont mis en évidence une différence d’activation neuronale entre les conditions expérimentales où les actes mis en scène avaient un caractère transitif ou non. Si les singes perçoivent une intention claire chez l’expérimentateur (par exemple, mettre de la nourriture en bouche), le dispositif en miroir s’active, si l’action de l’expérimentateur est inconnue du répertoire d’actes du primate (par exemple, mettre la nourriture dans un récipient) alors rien ne se passe.
Chez l’homme le système de résonance par neurones miroirs semble être plus étendu, bien que les procédés d’expérimentation non invasifs ne permettent pas de détailler la nature des neurones en cause autant que pour le singe. Cependant, une grande différence entre le fonctionnement des neurones miroirs chez le primate et l’humain a pu être démontrée. Contrairement au singe, les neurones miroirs s’activent que l’action soit transitive ou non.
Rizzolati, un des deux auteurs du recueil d’études sur les neurones miroirs dit ceci :
« Ce qu’il importe surtout de noter, c’est que le système de neurones miroirs chez l’homme possède des propriétés que l’on ne retrouve pas chez le singe : il code des actes moteurs transitifs et intransitifs ; il est capable de sélectionner aussi bien le type d’acte que la séquence des mouvements qui le composent ; enfin il ne requiert pas une intervention effective avec les objets, il s’active aussi quand l’action est simplement miméevi ».
Cette précision est d’une grande importance en ce qui nous concerne ici. Le dispositif des neurones miroirs semble aussi s’activer chez l’homme, lorsque l’acte observé ne renvoie pas à son propre répertoire d’acte, bien que le cas contraire entraînerait plus d’activation.
Cependant, en termes phylogénétiques, le décodage de l’intention de l’autre demeure la fonction primordiale des neurones miroirs. Dans le livre du cognitiviste Merlin Donald A Mind So Rare (2001), la mimésis est considérée comme un stade de l’évolution de la cognition humaine. L’auteur y décrit 4 stades : épisodique, mimétique, mythique et théorique. Le stade épisodique correspondrait aux pulsions instinctives, à l’ancrage dans le moment présent, associé à de fortes émotions. Le stade mimétique est marqué par l’apparition de structures pré linguistiques et d’un mode de communication iconique et analogique. Le développement cérébral permettait alors aux hommes de ce stade de communiquer essentiellement par des gestes et de créer des représentations au moyen de ressemblances perceptuelles. Dans une suite logique, le stade mythique correspondrait à la transmission orale d’histoires symboliques et le stade théorique à la génération de règles et de théories à partir de faits observésvii.
A la manière de poupées russes, chaque stade comprendrait le stade antérieur (ainsi que le laisse croire l’évolution du cerveau). C’est très certainement au cours du stade mimétique (ici entendu au sens propre c’est à dire stade mime) que le processus des neurones miroirs est phylogénétique-ment apparuviii, permettant l’émergence de communautés cognitives. Donald émet l’hypothèse que chez les proto-humains, le besoin d’attention publique devait être particulièrement fort, ce qui selon lui, aurait permis l’émergence des premiers acteurs et jeux théâtraux durant ce stade mimétique, donc bien avant les Dyonisiens et les discours de la cité.
Cependant ce stade ne devait permettre qu’une narration limitée, (permettant de se souvenir par exemple d’un chemin emprunté). Cette théorie ne résout pas la question culturelle.
La théorie de Sperberix parle d’une « épidémiologie de la représentation », celle-ci démontre sur base de postulats biologiques comment s’opère la sélection des représentations. Selon lui, les représentations peuvent être mentales ou publiques. Ce sont bien les représentations publiques qui se transmettent par une occurrence et donne lieu au transfert de cette représentation sous forme de token. La transmission de cette représentation nécessite donc à un moment donné une manifestation comportementale à laquelle s’ajoute une perception internalisée permettant la mentalisation de cette perception. Ces différentes étapes impliquent que le cerveau humain soit équipé d’une interface permettant de transformer les stimulations externes en représentations mentales. Ce serait cette interface qui permettrait de déterminer la nature des informations pouvant être décodées puis encodées. C’est la nature de cette interface qui pose à nouveau la question de l’inné et des limites de la perception qu’elle impose aux sensations. Cette position fût vivement contestée par Tim Ingold pour qui :
« Knowing , then, does not lie in the relations between structures in the world and structures in the mind, mediated by the person of the knower, but is immanent in the life and consciousness of the knower as it unfolds within the field of practice- the taskscape- set trough his or her presence as a being in the worldx »
Selon Ingold, tout modèle considérant la culture comme périphérique à quelconque contenu mental doit être réfuté au profit d’un modèle considérant la cognition en tant que processus en temps réel.
Après cet état des lieux « cartographique » des différentes théories pouvant éclairer le sujet qui nous intéresse ici, il serait plus pertinent à mon sens de considérer cette idée d’inconscient collectif pour ce qu’elle est. Une idée fascinante dont les tenants et aboutissants relèvent plus du champ de la psychologie sociale, particulièrement le domaine de la formation des stéréotypes et des changements d’attitude. Si ce concept devait avoir une valeur psychanalytique, selon moi, il relèverait plus des théories de la projection et du transfert, que de celles d’une tangible réalité universelle, encore bien même qu’elle puisse nous protéger de l’absurdité et du néant.
i KNOX, J., Archetype, Attachement, Analysis : Jungian Psychology and the Emergent Mind , Routledge, New York, 2003
ii Lagrange, Hugues, Le déni des cultures, Seuil, Paris, 2010
iii KNOX, J., Archetype, Attachement, Analysis : jungian psychology and the emergent mind , Routledge, New York, 2003
iv Ibid
v Voir JOHNSON, M., The Body in the Mind : The Bodily Basis of Meaning, Imagination, and Reason , The University of Chicago Press, Chicago, 1987
vi RIZZOLATI, G., CORRADO, S., Les neurones miroirs, Odile Jacob, Paris, 2008, p.137
vii Nous pouvons constater à quel cette étude phylogénétique de Mc Donald fait écho à la théorie des catégories de Peirce : la priméité, la secondéité et tiercéité font respectivement appel aux notions de qualité, faits existentiels et lois.
viii Le phénomène des neurones miroirs également présent chez les singes a été observé par imagerie cérébrale : Rizzolati et son équipe ont constaté que lorsqu’un singe produit un geste des aires cérébrales similaires s’activent chez le singe observateur.
ix Voir SPERBER, D., Explaining Culture: A naturalistic approach, Oxford, Blackwell, 1996
x INGOLD, Tim, Ed, From the transmission of representations to the education of attention, in The perception of the environment, dwelling and skill, Routledge, NY, 2000, p.143
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