N°18 / L'inconscient collectif Janvier 2011

Cent ans de solitude : la construction de Rome, archétype de la patrie

Guy Lanoue

Résumé

Cet article se penche sur les processus par lesquels quelques symboles sont sélectionnés par les dynamiques de l'histoire et transformés en icônes qui ressemblent aux archétypes jungiens. En particulier, j'examine la façon dont une bourgeoisie (il y en a plusieurs) romaine, après l'unification nationale (1870), a été exclue du pouvoir par la nouvelle administration. En revanche, ils ont créé une image de Rome et de valeurs « romaines » censée incarner l'idée de la persistance et de la stabilité face aux changements radicaux imposés par le nouveau gouvernement. Naturellement, ils se proposent comme l'incarnation et les gardiens de cette représentation. Cette image se chevauche avec l'idée populaire de la patrie, une communauté de valeurs que les personnes opposent aux institutions étatiques.

This article examines how some symbols are selected by historical processes to be transformed into what very much resembles the Jungian notion of archetype. In this case, I examine how one particular bourgeoisie (there are several) in post-Unification (1870) Rome, excluded from power by the new administration, created an image of Rome and "Roman values" centred on persistence and stability of care values menaced by the administrative techniques introduced by the new government. Naturally, they saw themselves as the incarnation and guardians of this new community. This image became conjoined to the widespread notion of the Fatherland, a community of values that sits in opposition to state institutions.

La référence est, évidemment, au roman de Gabriel Garcia Marquez de 1967
Je remercie nombreux résidents de Rome pour leur accueil lors de mon séjour en 2000-01

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Carl Jung n'était pas la première personne à noter que certaines représentations et images perdurent sans changement appréciable à leur signification d'une génération à l'autre; en fait, l'idée émerge dans le discours savant avec Platon et sa notion de la matrice pure, dépourvue de contenu. Cependant, c'est Jung qui est associé, du moins dans le discours populaire, avec le concept de la persistance symbolique attaché au concept d'inconscient collectif. En grande partie, ceci est dû à son hypothèse que ces symboles apparemment immuables sont exemptés des processus sémiotiques normaux, et qu'ils sont localisés dans l'héritage génétique d'un peuple.

Ce n'est pas mon intention d'évaluer les idées de Jung (ni dans mes compétences), surtout le concept d'archétype en tant que tel, qui a été le sujet d'une critique soutenue depuis sa parution dans les années 1930si. Mis à part les problèmes innés au concept, l'idée jungienne de symboles perdurables a été rendue méconnaissable, grâce aux interprétations et aux fantaisies majoritairement centrées autour du nationalisme romantique qui parsemait la pensée sociopolitique de l'époque. Cette contamination semble liée à deux erreurs d'interprétation : a) l'insistance que l'héritage inconscient soit lié à une culture nationale (Jung n'en fait aucune mention dans sa définition)ii, dont certains éléments seraient censés agir de noyau pour une structure institutionnelle et politique (la partie « collective » de l'idée de l'inconscient), et b) la notion erronée que l'inconscient collectif, par un mécanisme non précisé, accumule une « pensée collective », comme si l'inconscient est un entrepôt où, lentement mais inexorablement, sont déposées de façon cumulative des expériencesiii, transformant ainsi l'inconscient en « sagesse historique » d'une communauté. Pire, ces déformations de la pensée jungienne ne tiennent pas compte du fait que Jung s'adressait aux problèmes de la psychologie individuelle.

Bref, Jung vivait dans une époque où ses idées sur la genèse du Soi social dans la psyché étaient parfois interprétées pour appuyer de sentiments propres à un discours populaire informé par le nationalisme et par l'évolutionnisme. Ces interprétations ont détruit une idée intéressante et possiblement riche en retombées pour la sémiotique, qui s'est souvent heurtée au problème de l'évolution et de la durabilité de la signification. Autrement dit, en quelle mesure le signifiant répond-il aux changements du signifié ? La question et ses réponses ont été conditionnées par la pensée saussurienne, qui a établi pour toujours, semble-t-il, le caractère arbitraire du rapport signifié-signifiant. Si le rapport signifié-signifiant est arbitraire, comme le prétend la majorité des linguistes et des philosophes, il est logiquement impossible qu'un symbole perdure grâce à ses qualités innées. Un symbole relativement immuable serait donc l'exception et non la règle. Bref, Saussure a éclipsé Jung, pour créer une sociologie du symbole dont le sous-texte définit le symbolisme comme un épiphénomène « attaché » au « vrai » vécu. Reste le problème central à la pensée jungienne, que certains symboles semblent néanmoins plus importants que d'autres, et que leur pérennisation soit due à leur rôle essentiel dans la construction du Soi social. Est-ce possible analyser la durabilité d'un symbole en évitant les problèmes qui entourent la notion jungienne de l'archétype ?

Pour Jung, plusieurs de ces symboles semblent incarner de pulsions profondément enracinées dans la psyché. Toutefois, d'autres symboles, autant sémiotiquement puissants et persistant, apparaissent liés au domaine social : la couronne à pointes (remparts); la croix; l'étoile; la tour (le haut); le forum, temple, place ou agora symbole de la communauté; le rouge; le corps social, etc. À différence des archétypes jungiens qui semblent agir dans la psyché individuelle, ces symboles semblent jouer un rôle important dans l'émergence de l'imaginaire de la communauté; ils agissent sur l'appareil psychique du Moi et du Surmoi pour créer un lien fort et même permanent entre une personne et un lieu (par exemple, sa ville natale), mais le mécanisme est indirect, car il a besoin de certains tropes géographiques et communautaires pour agir, pour qu'il se mette en scène dans la psyché de l'individu. Jung n'était pas indifférent à cette dimension, et sa suggestion que la puissance de l'archétype (la numenosité, numen) puisse être projetée sur des lieux et des objets est une inspiration pour ce qui suit.

Ici, je décris un tel signe, la ville de Rome comme symbole clé de l'identité sociale des Romains. C'est certain que Rome comme emblème n'est pas du même ordre que les archétypes jungiens, car Rome est avant tout une ville avec une histoire toujours en évolution qui est totalement incompatible avec l'idée de l'inconscient collectif. Reste que Rome est un signe tellement puissant qu'il est devenu un archétype pour la culture de la patrie, qui à son tour est un point de référence pour situer l'agir individuel vis-à-vis de l'État oppressif, intrusif et malhonnête. En d'autres mots, dans un contexte où le pouvoir étatique s'exerce directement sur l'intime, sur le Moi, Rome comme symbole mobilise des sentiments puissants qui peuvent fournir du capital psychique aux individus voulant se distancer de l'État en réorientant leur l'identité sociale vers une autre communauté, la patrie, dont les lignes de force se basent sur des valeurs attachées à l'intime supposément intouché par l'État.

Il y a sans doute plusieurs raisons pour la puissance de ce symbole que je ne peux explorer ici, sauf pour mentionner que l'aspect temporel de Rome, la ville Éternelle dont la qualité iconique semble émerger de sa capacité d'absorber, inchangée, de traumatismes sociaux et politiques, se conjugue parfaitement avec les manipulations idéologiques sur lesquelles s'érige la communauté. Dans cette optique, je propose examiner l'influence symbolique de Rome sur une classe particulière, la « vieille » bourgeoisie, parfois appelé la bourgeoisie noire puisqu'elle était traditionnellement identifiée avec le Vatican et donc avec les soutanes noires des prêtres. J'ai choisi cette classe parce qu'elle incarne parfaitement les traits de Rome comme lieu d'inertie et d'immobilité. Cette qualité « détachée » des rythmes et des dynamiques temporels de l'État les a poussés à développer une attitude particulière envers la socialité, le perbene, « être bien » ou « être comme il faut ». Cette attitude, incarnée parfaitement par la culture de cette haute bourgeoisie, est devenue un des composants primordiaux de la patrie, l'abri qui protège l'individualité contre les intempéries d'un état intrusif et psychiquement bruyant.

La ville comme protagoniste de l'inconscient

Depuis des siècles, la façade baroque des villes européennes cache une lutte farouche qui se déroule autour de la question du contrôle de la mémoire collective censée s'attacher aux places publiques. Dès l'époque médiévale, ceci se manifestait sous forme de tentatives (au début, relativement faibles) d'intégrer les citoyens urbains dans la communauté médiévale campagnarde, parce que fondée sur le contrôle de la terre à fur et à mesure que leurs activités commerciales les permettaient d'effectuer des contributions fiscales toujours plus importantes aux coffres royaux. Naturellement, ces tentatives étatiques de harnacher l'embourgeoisement de la ville ont déclenché des dynamiques de résistance qui ont mené au développement d'une culture (on pourrait dire « mythe ») de l'individualité bourgeoise forte, autonome et constamment en agir.

Aujourd'hui, cet antagonisme fortement ritualisé s'est compliqué dû aux effets de la mondialisation et grâce aux politiques d'intégration culturelle mise en scène par l'Union européenne. Cette tension, dont une première manifestation était l'opposition campagne-ville, n'est plus « enracinée » dans la quotidienneté (Hannerz 1999 :328), ni « naturalisée » dans la culture politique (Yanagisako and Delaney 1995). Toutefois, le fait que cette tension a pu atteindre un équilibre ne signifie pas que les tensions sous-jacentes ont disparu, comme le note Carnoy (1984) dans son évaluation du concept gramscien de l'hégémonie. Plusieurs savants (Appadurai 1999, Clifford 1994, Gupta and Ferguson 1997, Hannerz 1996, Hart 2002, Harvey 1990, Holston 1999, Purcell 2003, Sivaramakrishnan and Agrawal 2003), aptes à voir les disjonctions locales comme des manifestations du déplacement de personnes, d'images, d'idées et de marchandises propre à la mondialisation, semblent survoler que ces tensions quotidiennes peuvent surgir autour de batailles qui visent à mieux définir l'individualité face à la dynamique traditionnelle de l'État, la centralisation du pouvoir. Ces luttes deviennent des scènes de combat symbolique, où les généalogies de la légitimité sont utilisées comme armes, soit par l'individu, soit par les idéologues du gouvernement : ainsi, la temporalité se projette sur le lieu.

Plusieurs prétendent que le contrôle des représentations du temps est au cœur de la gouvernance moderniste (cf. Hüppauf and Umbach 2005 :3-4), car cela permet à l'État d'établir des narrations historiques qui encadrent la subjectivité et les contingences qui entourent l'individualité. En fait, il y a un débat soutenu autour du rôle des histoires « alternatives » et non officielles que les personnes projettent sur l'espace civique. Telles narrations surgissent-elles après l'affaiblissement des histoires officielles (p.e., voir l'analyse de McFalls 1997 des conflits autour de la question de quelle mémoire serait à la base des nouvelles histoires de l'Allemagne réunie) ? Autrement dit, est ce que ces « antihistoires » émergent-elles uniquement à des moments critiques dans l'évolution de la société, ou sont-elles un aspect normal de toute construction de la communauté et de ses représentations ? Il est certainement concevable que ces luttes psychiques autour de l'imaginaire de l'espace aient été ignorées par les chercheurs convaincus que la classe moyenne urbaine, bourgeoise et petite-bourgeoise, est « naturellement » conservatrice et complaisante, destinée à la somnolence banlieusarde.

Il est facile – peut-être trop facile – d'adopter un modèle simpliste de l'espace local, où l'homogénéité (fictive) des signifiés d'antan est menacée par, et, à la fin, cède aux « pressions » (non spécifiées) de la « mondialisation ». Il se crée ainsi un écart important entre le vécu et ses représentations, où se déroulent de luttes pour contrôler les symboles à la dérive. Même les chercheurs qui pensent qu'il soit normal qu'il y ait des luttes institutionnelles autour du contrôle du symbolisme du lieu (cf. Walkowitz and Knauer 2004) ne semblent pas se pencher sur la question la construction de l'intersubjectivité dans l'espace civique. Par exemple, les auteurs de la collection dirigée par Christiansen and Hedetoft (2004) survolent la classe moyenne « normale » et son mythe de réalisation du Soi individuel, et prennent pour acquis que les personnes voulant se positionner dans un monde postmoderne dominé par la rapidité des échanges, utilisent uniquement du capital social attaché à des catégories discriminées ou opprimées (p.e., gais, prostitués) ou attaché à des identités « ethniques » (euphémisme pour « territoriales ») supprimées par le gouvernement. Malheureusement, ceci ignore que le fait que l'idéologie néolibérale qui anime les entreprises et les gouvernements protagonistes de la postmodernité vise à établir des pratiques qui déstabilisent l'individu et non des groupes en tant que telsiv.

Ces chercheurs ne sont pas seuls. Parfois, plusieurs tiennent pour acquis que l'identité « ethnique » soit le facteur principal dans les mouvances et les dynamiques politiques à l'intérieur de la communauté nationale. Autrement dit, bien qu'il soit vrai qu'existent des mouvements de revendication politique qui mobilisent leurs partisans moyennant l'ethnicité, l'attention portée à l'ethnicité devient une prophétie tautologique, car ces auteurs (p.e., Macdonald 1993; Ferguson 1999) situent leurs enquêtes uniquement parmi des groupes qui en effet sont aux marges du système mondial (la Corse, l'Italie rurale, l'Irlande du Nord, le Pays de Galles, etc.). Pas surprenant, ils concluent que ces derniers sont plus déstabilisés que les membres de la classe moyenne « centre ». Même quand l'enquête (p.e., Rapport 2002) cible les pays protagonistes du système mondial tel que la Grande-Bretagne, les chercheurs semblent fixer uniquement de petites villes et de catégories sociales marginales (des Gitans, des prostitués, des pauvres, etc.).

Traditionnellement, les espaces publics sont utilisés comme vecteur par lequel une culture politique normalisée se projette sur les citoyens. Souvent, ceci se réalise par le monumentalisme, dont le but est d'imposer au citoyen un sens physiologique de la dominance du pouvoir étatiquev. Il y a d'autres dimensions : imposer une architecture nationale pour communiquer un domaine esthétique dont le symbolisme sensibilise les personnes à l'histoire nationale; de contrôler les déplacements de personnes pour qu'elles développent un sens somatisé du temps social qui se découle selon les dynamiques d'un modèle idéologique linéairevi; finalement, pour souligner l'importance de la « rationalité » étatique en imposant une grille sur l'espace urbain dont la géométrique régulière est infiniment expansible. Dans les mots de Hüppauf et Umbach (2005 :6), l'esthétique officielle suggère que la gouvernance moderniste est représentée, « as transparent and rational, disguising its cultural specificity behind a façade of universalism. » L'espace ainsi incarne la structure rationnelle et la logique narrative de l'histoire (cf. Comaroff and Comaroff 1992).

D'autre part, la projection du pouvoir sur l'espace crée de noyaux multiples pour interpréter l'histoire, et ceci peut se transformer en résistance individuelle et populaire à la gouvernance rationnelle. Dans les mots de Czaplicka, "… the identification of a group with place can be wielded as a powerful instrument for political mobilization, for it allows for a concrete and territorial articulation of the social and cultural distinctions that lie at the core of political groupings" (2003 :373; cf. Scott 1990). Autrement dit, les sites officiels du pouvoir sont transformés en lieux de socialité intime, « ma » place publique, « ma » rue, « mon » magasin. Les personnes inventent ou réinterprètent la signification de monuments et de bâtiments publics selon leurs besoins, un peu comme Herzfeld avait décrit (1991, 1997) pour la Grèce, ou comme les légendes populaires attachées aux monuments de Rome (D'Arrigo n.d.). Ces lieux ne sont ni privés, ni secrets, ni marginaux, et donc les « antihistoires » que les personnes construisent sont autant plus puissantes précisément parce que le site est public et prétendument neutre. Ces narrations  parallèles transforment le monumentalisme étatique en protagoniste actif pour la définition de l'individualité : les individus, comme les États, « contrôlent » l'espace, ses histoires, et ses mémoires.

Cerner les traces de la bourgeoisie noire

Le trope de Rome comme symbole parle à toutes les classes sociales, autant à la bourgeoisie qu'au popolo, le petit peuple. Rome est un symbole tellement puissant que toutes les narrations du social sont colorées par les diverses tentatives d'utiliser le même trope pour parler de catégories très différentes. Par exemple : « Parmi la bourgeoisie [romaine, avant 1860], les marchands étaient les plus riches et savaient s'exhiber dans toute leur romanité grandiose. Leurs femmes hautaines et prétentieuses – telles ont-elles été décrites par [le poète Giacomo] Leopardi – s'ornaient de coiffures élaborées, de bijoux et de colliers, et, avec les épouses des [haut] fonctionnaires d'État, composaient le generone [les « gros bonnets »]. L'aristocratie, de longue date leurs rivaux sans pudeur, les méprisait profondément. [Les bourgeois] étaient des parasites ambitieux qui avaient prospéré grâce à leur nature obséquieuse et servile. Les barrières de classe étaient sur le point de disparaitre. Les familles bourgeoises les plus importantes …  se sont lancées dans une compétition avec les patriciens. Ils ont commencé à acheter de vieux palais et de construire de nouveaux manoirs. … Les marchands riches offraient de soupers somptueux pour contrarier [la vieille aristocratie]. Ils fréquentaient les théâtres les plus chics, où ils avaient leurs propres loges, comme les nobles. Ceux qui n'avaient pas leurs propres carrosses – un signe de distinction – louaient de fiacres finement ornés. En dépit de leurs efforts de se faire passer pour des nobles, ces parvenus nouveaux riches … se faisaient noter par les coiffures de leurs épouses et par leur dialecte romain, même quand ils le parlaient correctement. … En dépit de ce rapprochement superficiel entre [les bourgeois et les aristocrates], il n'y avait pas beaucoup de mariages entre les deux classes (même si les princes épousaient les femmes du popolo assez fréquemment), même si les bourgeois étaient prêts à faire presque n'importe quoi pour obtenir un titre de noblesse ». (Bracalini 2001 :151)vii

En fin de conte, déclare Bracalini (2001 :152), c'était la décadence de l'aristocratie qui a mené à leur défaite sociale, permettant à la bourgeoisie de s'insérer sur la scène romaine.

Le leitmotiv de la vulgarité bourgeoise est devenu un trope standard dans l'histoire d'Italie après l'unification de 1870viii. La bourgeoisie a été diabolisée pour transformer le popolo en héros de l'unification, quand, en fait, il n'y a jamais eu à Rome des appels populaires pour un coup d'État contre le régime oppressif des Papes. Même Vidotto, observateur plus nuancé que Bracalini, suggère (2001 :29) d'autres versions de l'histoire, bien qu'il admet (Ibid : 25) que nous connaissons peu la culture du popolo sauf pour les stéréotypes contemporains que les idéologues ont projetés sur eux. Par exemple, le popolo, dit Vidotto, était disposé à la « sécularisation », en contraste avec le cérémonialisme rigide de l'Église (ici, il se base sur un ensemble de stéréotypes : le prolétaire comme « mangeur de prêtres », ayant de grands appétits sexuels et alimentaires, n'ayant pas de poil sur la langue, etc.); la présence des « révolutionnaires » français à Rome (1798-1814) a « célébré la réanimation » (Ibid : 5) du popolo, c'est-à-dire, Vidotto invoque le trope fatigué de l'étincelle pour allumer la torche de la liberté (est-ce surprenant que c'est un Français qui a créé la Statue de la Liberté symbole de l'Amérique ?). En général, ces descriptions offertes par d'idéologues italiens ne sont que des tentatives d'établir le popolo comme la puissance spontanée derrière l'Unification, quand en fait il s'agissait d'une conquête militaire exécutée par les Piémontais.

En fait, la seule chose certaine dans ces soi-disant analyses, selon les enquêtes historiquesix et la mémoire collective des élites romaines d'aujourd'hui, est que les bourgeois, les plèbes, et les aristocrates étaient en compétition pour occuper les nouvelles niches créées par le nouveau gouvernement national. Il est certain que cette guerre sociale a été déclenchée par les chambardements causés par la victoire des nationalistes septentrionaux qui ont mené la campagne pour l'unification du paysx. Le reste – les descriptions du comportement prétentieux, les références aux coiffures outrées et à l'ignorance bourgeoise de la langue standardiséexi – tente de créer un portrait de mauvais gout, de paresse, de snobisme, de l'ignorance, et d'un arrivisme désespéré qui fusionne la bourgeoisie exploiteuse arrivée du Nord, la petite classe moyenne mercantile déjà en place, et, enfin, la bourgeoisie « papale ». On constate que nous nous trouvons dans un champ de bataille idéologique quand Bracalini affirme que les frontières de classe se sont affaiblies grâce au nationalisme de la fin de siècle, comme si le nationalisme est synonyme d'un mouvement de démocratisation utopique. En Italie, c'était loin d'être le cas. Il se peut que les sentiments nationalistes mènent à l'affaiblissement de barrières de classe, mais uniquement dans les manuels scolaires et dans la rhétorique politique incendiaire qui vise à établir la fiction que l'État contemporain est né de l'amour inné et spontané pour la démocratie de la part des classes subalternes. C'est la version italienne de l'hagiographie américaine qui soutien que le Président Lincoln a déclenché la Guerre civile pour libérer les esclaves du Sud, ou que la Révolution française a été lancée par des sous-prolétaires dégoutés par le dédain que manifestait Marie-Antoinette avec son commentaire infâme (et inventé) à propos de gâteaux. Selon cette vision, l'Italie doit placer ses fondateurs Cavour et Mazzini au premier rang dans la lutte contre l'oppression du Vatican qui émerge des revendications du popolo assoiffé de libertéxii. Dans ce scénario, la vieille bourgeoisie, l'incarnation institutionnelle et symbolique du Vatican, est devenue le bouc émissaire de l'Ancien Régime.

Aujourd'hui, il y a plusieurs bourgeoisies à Rome. Leurs membres se distinguent par leurs origines, par leur statut, et par leurs activités économiques : 1) les descendants, aujourd'hui fonctionnaires et professionnels, des entrepreneurs immobiliers et ingénieurs arrivés à Rome de Turin et de Milan après l'Unification, dont le capital et le statut émergent des investissements effectués par le nouveau gouvernement dans les années 1880 - 1910; 2) les descendants, largement de fonctionnaires, de la petite aristocratie locale qui s'est alignée de la part du gouvernement après l'Unification et qui s'est enrichie dans le même boum de construction; 3) les descendants urbains, aujourd'hui politiciens et professionnels, des grands propriétaires de la zone agraire confinant Rome (l'Agro Romano), dont le revenu au 19e siècle venait du mezzadria (métayage) et de l'élevage de chevaux de trait (la demande a augmenté sensiblement avec le boum de construction, mais le transport a toujours été important pour Rome qui brillait par l'absence de l'industrie, même agricole – tous les biens étaient importés); 4) les descendants de la bourgeoisie rurale du 19e siècle, aujourd'hui investisseurs et entrepreneurs et composant principal de la bourgeoisie après l'unification (cf. Vidotto 2000 :19), qui était des courtiers dans le commerce entre la zone rurale et la ville; 5) aujourd'hui des commerçants, les descendants des gérants de grands métayages en dehors de l'Agro mais néanmoins situés à l'intérieur des États pontificaux (surtout aux Abrouzzes, à l'Umbrie et aux Marche); 6) les descendants des anciens fonctionnaires du Royaume de Naples à l'heure actuelle placés dans la politique et dans la fonction publique qui, après la conquête du Sud, ont été intégrés à Rome par le gouvernement dans une tentative de résoudre « le problème du Sud », c'est-à-dire, l'intégration sociale des classes moyennes supérieures aptes à appuyer une rébellion du Sud; 7) des entrepreneurs financiers ayant diverses origines de classe, mais faisant partie des réseaux politiques « corrompus » formés après la 2e Guerre mais avant les réformes de 1992xiii, dont les contacts les ont permis d'exploiter les stratégies d'investissement du gouvernementxiv ; 8) la classe équivalente émergée après 1992, dont les contacts politiques « propres » les a permis d'accumuler des profits énormes de la privatisation (par exemple, la création de Telecom Italia en 1994; le premier Ministre actuel Silvio Berlusconi est de cette classe, sauf qu'il est de Milan); enfin, des professionnels, dont les descendants sont toujours des professionnels, qui géraient les États pontificaux. Ils se décrivent (et sont catégorisés par le grand public) comme la vieille ou « haute » bourgeoisie,l'alta borghesia.

Forger une classe exilée

Un jour en 1890, le célèbre cowboy américain Buffalo Bill et son Wild West Show se présente en spectacle à Prati, un nouveau quartier largement bourgeois et commercial construit après l'Unification. Plus de cent ans plus tard, un Romain âgé me parle de la réaction de son père qui était présent au spectacle, comment il avait été stimulé et « libéré » par son contact avec la « vraie » Amérique, icône de la force primordiale de l'individualité sans les contraintes et l'inertie du « vieux » système oppressif. Cette expérience avait alimenté son désir de se réinventer, de se libérer. Cette soif pour la nouveauté ne s'agit pas d'une manifestation de l'idéologie libérale dans un sens contemporain, mais indique la situation désespérée des bourgeois romains après l'Unification, quand ils étaient à la recherche d'un nouveau rôle social dans un pays qui les avait complètement écartés du pouvoir après 1870.

Parce qu'ils étaient identifiés avec le Vatican, le nouveau gouvernement italien a écarté la vieille bourgeoisie de positions-clés dans la nouvelle administration; avant tout, les contrats pour construire le nouveau Rome laïque ont été octroyés à la nouvelle bourgeoisie septentrionale. Bref, la bourgeoisie noire s'est trouvée exilée autant sur le plan culturel qu'économique. À la dérive, la bourgeoisie de la fin de siècle s'est lancée à la recherche d'un nouvel espace social. Naturellement, ils ont tenté de s'insérer au sommet de la pyramide sociale en adoptant certains traits propres à l'aristocratie. Par exemple, ils ont commencé à vivre dans des logements avec appartements réservés pour les servants et dotés de salles à manger, bien que leurs résidences fussent d'une taille inférieure à celle des palais construits par l'aristocratie papale dans les siècles précédents. Ils ont commencé à socialiser, invitant des personnes chez eux (dont la nécessité de salles à manger formelles), à différence des classes inférieures qui se rencontraient dans les trattorie. Ils ont également lancé des salons mondains, bien que ceux-ci semblent dominés par des commérages locaux et non par des discours plus raffinés de la Belle Époque. Ils habitaient de nouveaux édifices (souvent dans des quartiers nouveaux, tels que Prati) signalés par une architecture néo-romanesque qui antidatait le baroque papal (pour mieux signaler leur généalogie anté-Vatican).

En général, plus cette bourgeoisie était expulsée des foyers du pouvoir, plus elle tentait d'afficher certains signes de sa présence et de sa permanence. À la fin de siècle, l'importance de cette classe n'était qu'un souvenir éphémère. Leur nouveau vécu dépendait de la capacité de créer et de gérer une image qui établissait une nouvelle identité dominée par le rejet des domaines d'où ils ont été exclus. Non seulement avaient-ils été déplacés par des entrepreneurs septentrionaux engagés pour effacer les traces architecturales du régime papal, ils ont été snobés par le Vatican, car leur faible présence dans la nouvelle administration municipale et fédérale les rendait inutiles comme alliés pour le Vatican désireux de trouver une voix dans le nouvel espace politique.

En fait, l'Église se trouve rapidement face à un paradoxe : d'une part, menacée par la laïcité du nouveau régime, elle insiste publiquement sur l'orthodoxie théologique et sur l'obéissance ecclésiastique de ses fidèles; d'autre part, sa marginalisation la sensibilise à toutes possibilités d'alliance politique, même à des alliances inconfortables mais souvent secrets sur le plan idéologiquexv. Bref, l'Unification a transformé la position politique de l'Église, et, avec cela, a obligé « ses » bourgeois abandonnés à se réinventer. Toutes les données, soit les manuels d'histoire, soit les archives que j'ai consultées, soit la mémoire historique des bourgeois, suggèrent que l'Église a ignoré ses anciens employés, la bourgeoisie noire.

Si l'Église est publiquement orthodoxe mais secrètement souple sur le plan politique, les bourgeois noirs pour leur part demeurent orthodoxes en public et traditionalistes en privé. Porteuse de positions idéologiques impopulaires, la bourgeoisie tente de se transformer dans un genre d'aristocratie de mœurs, bien qu'elle semble s'inspirer d'un modèle largement littéraire, mythifié et étranger, celui du Lord anglais un peu « Byroniquexvi » popularisé par l'écrivain arriviste Gabriele D'Annunzioxvii. Bref, la culture réinventée de cette classe est forcément une création un peu artificielle, en partie parce que les bourgeois voulaient se distancer des espaces locaux desquels ils avaient en tout cas été exclus, en partie parce qu'ils s'inspiraient par des modèles littéraires et étrangers. Plus ont-ils été exclus de la nouvelle méritocratie des arrivistes septentrionaux, plus affirmaient-ils qu'ils étaient les seuls à incarner cette qualité mythique de gente perbene, de personnes « biens » et « bien-nées », de moralité supérieure, de bon ton sociale, de culture « authentique » et « non contaminée » par les grossièretés des arrivistes : selon eux, les aristocrates se sont « vendues » au nouveau régime; la nouvelle classe moyenne et bourgeoise était composée d'arrivistes « vulgaires »; le petit peuple était, justement, trop petit pour compter, ignorant et donc inculte.

Par contre, être perbene signifiait que les bourgeois devaient adopter une façade publique gracieuse qui dégageait l'aire du naturel, le fruit d'un héritage somatisé (et non acquis), pour ne pas être contaminé par les signes de la réussite, de l'accomplissement, de l'agir – tous les traits des arrivistes dans le nouvel univers social. En mettant l'accent qu'ils incarnaient le perbene par héritage et par le droit moral (dans le sens médiéval), ils soulignaient leur permanence, leur héritage papal, et leur position spéciale dans la lutte pour établir des généalogies du pouvoir culturel. En effet, ils ont frôlé la parodie, en créant un personnage plus à l'aise au music-hall que dans les foyers du pouvoir, mais néanmoins une image efficace, car l'accent sur l'hérité, sur le naturel (et donc inchangeable), et sur une moralité supérieure les a permis de renégocier un lien sémiotique à l'Église et à Rome, ces deux icônes de l'immuabilité.

Naitre et être « bien »

Selon plusieurs bourgeois, le code perbene fusionne la réserve et le contrôle du Soi mis à l'épreuve constante de la socialité obligatoire : « être perbene ne signifie pas snober les autres. C'est plutôt être capable de conserver sa dignité et celle des autres. Une personne perbene n'évite pas le contacte avec les autres, surtout avec les personnes d'une souche inférieure [meno fortunati, « moins chanceux », un euphémisme]. N'importe qui peut vivre isolé, mais le but est de montrer aux autres que tu mérites le respect ». Selon cette définition, perbene est un code ritualisé qui encadre le comportement envers l'Autre dans un contexte hiérarchique. Le statut supérieur est confirmé par un comportement affable (la scioltezza) qui souligne le statut supérieur. Une personne perbene, « ne dit pas certaines choses qui peuvent déranger les autres ». Cependant, elle est grégaire et « met les autres à leur aise ». Ceci ne signifie pas dire n'importe quoi. La socialité est ritualisée, et donc « on ne dit pas certaines choses », ou « on évite de sujets trop intimes ». Bref, on parle, mais on ne parle pas pour dominer ouvertement. On parle pour parler, pour montrer qu'on fait partie de personnes ayant maitrisées la rhétorique et n'ayant pas peur de la diversité.

Le résultat est un code imprégné d'euphémismes. « Par exemple », me raconte un avocat de 60 ans, « une personne perbene ne parle pas d'argent parce que les autres peuvent se sentir mal à l'aise. Ce n'est pas nécessairement en portant des vêtements chers qu'on montre la richesse, c'est en s'habillant selon son statut. Par exemple, même si je porte en ce moment de bons vêtements et un ami me demande de l'aider à transporter quelque chose, je le ferais même si je dois salir les vêtements. Les vêtements ne sont pas importants. Disons, ils le sont, mais l'important c'est d'être gentil ». « On en doit jamais involontairement insulter quelqu'un », raconte un courtier de 50 ans. « On doit être sensible que certains sujets peuvent gêner les autres, donc on les évite. Cela ne signifie pas qu'on ne peut se défendre, mais on doit éviter de baisser le ton. Par exemple, mon frère me racontait qu'il avait des problèmes avec un ouvrier à la maison. Évidemment, c'était à ma belle-sœur de s'en occuper, car mon frère était au travail toute la journée. L'ouvrier était arrogant, et toujours en retard, sans excuses. Un jour, mon frère s'est absenté du travail et resté à la maison. Il a grondé l'ouvrier en lui disant qu'il n'était pas fiable [une accusation lourde, dans le code perbene]. L'autre a commencé à crier, disant que le problème c'était la signora, ma belle-sœur, qui lui donnait des ordres contradictoires. Évidemment, il aurait dit n'importe quoi, à ce point. Enfin, il gesticulait tellement qu'il a accidentellement frappé ma belle-sœur. J'en doute pas que ce fût involontaire, mais, quand même… Mon frère lui a simplement dit, « ognuno a suo posto » [tout le monde à sa place]xviii … oui, c'était efficace, ce petit rappel à l'ordre ».

Une personne perbene doit être « gentille », « disponible », et éviter de demander des faveurs. Elle devrait agir in modo disinteressato, de façon désintéressée. Les amis intimes peuvent évidemment s'échanger les faveurs, mais, comme dit un vice-président d'entreprise de 55 ansxix, « si l'ami est un ami intime, tu devrais offrir ton aide avant qu'il la demande. Cela serait gênant s'il devait demander. Tu devrais anticiper ses problèmes avant qu'ils deviennent trop grands. Idéalement, tu devrais offrir de l'aide comme si c'était l'ami à te faire une faveur s'il acceptait ». Les personnes perbene sont donc rarement endettées, mais leur générosité signifie qu'elles ont souvent accumulé des obligations de la part des autres. Le but est toujours le même, souligner la moralité supérieure du bourgeois, qu'il agit selon un cadre atemporel,qu'il est isolé des contingences de la vie qui dominent la quotidienneté des autres.

Le ton supérieur est en partie communiqué par la « simplicité » et l'aspect « naturel » de la culture bourgeoise. Ceci prend plusieurs formes, mais les signes sont quasiment universellement reconnus dans le contexte italien. Par exemple, le bourgeois préfère toujours des aliments « naturels » et « simplesxx », un trait qu'il semble être copié des aristocrates qui, pour la plupart, possédaient de domaines qui produisaient au moins une partie des aliments consommés en ville. De plus, ces derniers avaient des servants qui venaient de la campagne, et donc leur alimentation était souvent très locale et un peu paysanne. Les bourgeois se sont inspirés de cette pratique pour proclamer une attitude qu'ils contrastent avec la figure rhétorique de l'alimentation « riche » des élites.

Bien entendu, « simple » ne signifie pas « paysan » ou populaire. Les « vrais » plats romains sont évités, car ils sont considérés « trop lourds » (traditionnellement, les élites romaines mangeaient les coupes de viande plus raffinées, et les pauvres mangeaient les abats; après l'Unification, ces plats « pauvres » sont devenus symboles du popolo qui insurgeait contre le Vatican). « Voilà » me dit un écrivain, « on ne pouvait pas se permettre de plats raffinés quand j'étais jeune. Mon père était chauffeur d'autobus et ma mère une couturière pour les riches qui ne payaient jamais leurs comptes. On mangeait ça [un plat de tripes] parce que ce n'était pas dispendieux. Aujourd'hui, ces plats sont devenus rares, car les personnes ne savent plus les préparer, et les ingrédients sont parfois introuvables. Mais je préfère cette cuisine, même si je ne peux plus la manger, pour des raisons de santé. Je suis né ici [à Rome], et ces plats me semblent parfaits ».

La simplicité et l'appropriation du naturel chevauchent plusieurs dimensions de l'identité : de maisons de campagnexxi situées dans des environnements rustiques (mais très entretenus), avec d'oliviers ou de fruitiers (mais pas de vignes, car faire son propre vin est un peu trop « paysan »); de voitures économiques, car ceci est signe que l'argent est dépensé « comme il faut » (fêtes rustiques, réceptions en ville, entretien de la maison de campagne, et, pas besoin de le dire, frais de scolarité pour les écoles privées pour les enfants; comme m'on dit plusieurs bourgeois, « n'importe qui peut s'acheter une voiturexxii »); habillement sobre mais couteux (les vêtements toujours élégants et de tissus chers, bien qu'il soit acceptable de fusionner certains items, comme une blouse de soie et de jeans)xxiii; de vin de provenance de la campagna où est située la maison de campagne (idéalement, le vin n'est pas produit sur les terrains du bourgeois, mais quelque part dans la région, pour signaler que le bourgeois n'est pas d'origine paysanne, mais qu'il a néanmoins de bons rapports « médiévaux » avec les paysans locaux); de plats simples, mais servis sur des couverts élégants (même dans la maison de campagne, les couverts doivent être un ensemble et non de pièces survivantes et exilées de la maison de ville)xxiv; de meubles hérités, non seulement pour établir la généalogie antique, mais pour signaler que les personnes soient parcimonieuses et de bons gérants du patrimoine familial.

Cela peut sembler ironique quand l'enjeu est le statut à Rome, mais dans le contexte où les bourgeois tentent de convertir leur exil politique de la capitale en source de pouvoir, être propriétaire (idéalement, l'héritier) d'une maison de campagne est un composant important de la nouvelle identité qu'ils veulent se construire. Ces domaines projettent l'image d'un paysage bucolique censé être le fruit de siècles de soins. Comme le dit Schama (1995 :61), « Landscapes are culture before they are nature; constructs of the imagination projected onto wood and water and rock ».

Ces manoirs ne doivent pas nécessairement être grands. En fait, une petite propriété qui est le résultat de fragmentation de l'héritage à chaque génération peut avoir un certain cachet, car elle est signe d'une généalogie vieille. C'est le contraire pour les arbres : plus est symétrique le chêne majestueux, plus l'aiguille du cyprès perce le ciel, plus étendue est la couronne du pin méditerranéen, plus les branches du châtaignier sont dénudées pour encourager la production de fruit, plus le symbolisme temporel est puissant. Ces traits apparemment « naturels » n'existent qu'avec des soins qui ont duré plusieurs générations.

La beauté et surtout sa qualité « naturelle » de chaque espèce, qui deviennent symbole de l'arbre, augmentent avec le passage du temps : le chêne domine son paysage parce que les humains créent des clairières autour d'eux, ce qui favorise la croissance symétrique qui est la marque de commerce de cette espèce; les pins méditerranéens doivent être élagués constamment pour créer l'effet parasol pour lequel est connu cet arbre (l'effet est renforcé quand ils sont plantés en rangées); les cyprès sont cultivés et élagués pour souligner leur qualité pointue, de « perce-le-ciel » (ce n'est pas le hasard qu'ils sont plantés dans les cimetières), homologue vertical de l'errant Perceval « perce-le-val »; il faut de décennies de soin pour couper continuellement les branches du châtaignier, stimulant la croissance du tronc pour qu'il supporte mieux les branches chargées de fruit quand l'arbre commence à produire; l'ilex est privilégié parce qu'il n'est pas une espèce commerciale, mais ce cousin du chêne devient très grand et il pousse lentement (plus il est grand, plus il est vieux, et sa longue vie souligne la permanence de la dynastie bourgeoise); dans le climat méditerranéen de la région de Rome, les magnolias ont besoin une irrigation constante pour produire leurs fleurs renommées; enfin, les épicéas et d'autres conifères sont évités, car ils poussent rapidement, sauf quand ils peuvent être plantées massivement pour créer une forêt totalement aménagée, la pineta. La symétrie de centaines d'arbres en rangée symbolise la victoire de l'ordre sur le chaos, une métaphore puissante pour les Italiens souvent victimes d'un tourbillon de changements de régime et d'invasions étrangères, pour ne pas mentionner ces espèces non commerciales lancent visiblement le signal que le propriétaire valorise l'esthétique au-delà de la commercialisation de la terre. On en peut qu'imaginer le cachet de la déclaration suivante (que j'ai entendu) : « oui, on aurait dû situer la cabane là, où il y a plus d'ombre, mais on devait sauver les racines du chêne ».

En contraste, des espèces commerciales telles que l'olivier ou le figuier sont acceptables uniquement s'ils ne sont pas élagués, et donc si elles ne produisent aucun fruit viable. Ces arbres sont beaucoup plus grands de leurs cousins commerciaux, transformés en nains par l'élaguement constant qui encourage la production du fruit. Des fruitiers sont populaires s'ils ne sont pas cultivés, et le fruit est récolté uniquement quand il tombe de la branche. L'exception est le figuier, mais ceci parce qu'il pousse rapidement et ses branches se brisent s'ils ne sont pas éclaircis. Un figuier actif et cultivé, autrement dit, est signe de soins de longue durée. Bref, aucun détail n'est laissé au hasard; ces domaines exigent beaucoup de travail et d'investissement. Même quand ils ne sont pas hérités, ces manoirs sont travaillés pour proclamer (en fait, pour créer) le naturel, la simplicité, et surtout la pérennité.

Les meubles sont aussi une source de pouvoir symbolique. Ils ne sont pas de style rustique, car les bourgeois n'ont aucun désir de s'associer avec la paysannerie. Ils sont, cependant, plus simples que les meubles de logements urbains. L'idéal est le décor de l'ancien contremaitre du domaine (à l'époque où tel personnage existait) et non du paysan riche. Souvent, on décore avec des outils agraires cloués sur les murs, qui sont de signes puissants, car aucun invité ne pourrait penser que ce sont les hôtes qui les ont utilisés – ils appartenaient aux anciens paysans, à « leurs » paysans d'antan.

Les maisons portent aussi de signes de leur ancienne utilisation, quand la production de la campagne soutenait la famille en villexxv : de traces d'étals ou de magasins de grain convertis sont souvent laissés intactes parce qu'elles évoquent le vieux. Les cuisines sont grandes, car il est permis d'y recevoir des invités : l'informalité de symboles hétérogènes propres à la campagne, qui fusionne le haut et le bas statut, établit la qualité homogène et étanche de la culture urbaine. Ces maisons sont souvent utilisées pour les fêtes rustiques qui réunissent plusieurs familles et générations, et donc sont aussi signes de filiation et de permanence, du passé et de la stabilité de la famille.

Bref, ces maisons et leurs terres doivent supporter le poids de l'appareil sémiotique de cette bourgeoisie, car, à différence des aristocrates qui ont donné leurs noms à leurs maisons de ville et aux places publiques où elles sont situéesxxvi, les bourgeois vivent dans des logements plutôt discrets. Ils n'ont pas de maisons ancestrales à Rome, et donc ils n'ont pas de signes de permanence et d'enracinement. Ce sont les résidences de campagne qui les permettent de récupérer et de naturaliser le passé, un passé qui devient le passeport pour établir sa citoyenneté dans la patrie.

Être bourgeois ne se limite pas à la gestion de maisons de campagne. Les tapis doivent être entreposés chaque été; les matelas de laine pure sont décousus et la laine lavée à la main tous les deux ou trois ans; les vêtements sont alternés et entreposés chaque saison; les armoires de noyer doivent être déparasitées chaque saison; l'argenterie doit être continuellement polie; les tables et chaises temporaires utilisées lors des fêtes doivent être entreposées; les servants doivent être entrainés; des choses sont transportées de la campagne à la ville à la compagne.

Il est difficile d'être bourgeois, mais cela semble être la raison d'être de ce style de vie. Cependant, cet effort doit apparaitre sans effort et naturel. « Naturel » dans ce contexte est signalé par l'absence d'un discours technique sur les diverses dimensions de cette culture. Les personnes qui proclament savoir trop de détails techniques, ou, pire, la source de leur savoir (qu'il s'agit de cours qu'elles ont suivi, d'un apprentissage, de livres et de revues qu'elles ont lus) mettent payé à toute possibilité qu'elles l'aient acquis par la transmission en famille. Les bourgeois, donc, apparaissent incapables d'articuler leurs connaissances, comme s'ils étaient victimes d'une logique sémiotique : on est censé apprendre ces choses en famille, en intimité, et le savoir doit rester signe de cette généalogie intime. Invariablement, ils se déclarent incapables de dire pourquoi un meuble est une reproduction, comment un vin est-il adultéré ou un tissu soit-il synthétique, quels détails trahissent une personne mal habillée. Cependant, ils restent confiants de leur capacité d'intuitivement démasquer des fraudes, puisque ce savoir acquis transformé en talent inné est preuve qu'ils ont somatisé leurs connaissances. Cette naturalisation du savoir – on aime le vin simple, les meubles hérités, les beaux vêtements classiques – crée une attitude obtuse, où le privilège est ressenti comme un droit seigneurial et comme une condition somatiséexxvii. Perbene est censé être hérité (évidemment, il ne l'est pas), naturel, génétique, simple, honnête, et surtout gracieux. Ironiquement, sa complexité et ses règles rigides créent un champ rituel qui dépasse les besoins de la culture bourgeoise et devient un composant de la culture de la patrie post-Unification. À fur et à mesure que l'État cherche à dominer la dimension intime en se transformant en père symbolique de la famille nationale, plus les personnes de toutes les classes sociales sont-elles prêtes à investir dans la communauté de valeurs « traditionnelles », la patrie.

Les bourgeois « patriotes »

Dans les discours populaires d'aujourd'hui, il est difficile de s'échapper de la rectitude politique. Les stéréotypes sont souvent dénoncés comme faux ou racistes. Pourtant, en Italie, des figures rhétoriques telles que la famille, le design italien, l'alimentation, la paresse méridionale et l'esprit d'entreprise septentrionale ne sont pas si facilement ignorées. Elles sont souvent invoquées pour construire une nation parallèle, la patrie. La patrie et l'État-nation revendiquent plus ou moins les mêmes attitudes et mœurs, et cette guerre sémiotique transforme les valeurs qui animent ces stéréotypes en mines potentiellement dévastatrices. Ce n'est pas un simple jeu de coller une étiquette sur l'un ou l'autre trait – ceci est de la patrie, l'autre appartient symboliquement à la nation. Il faut savoir naviguer ce champ miné, et il faut savoir gérer ses symboles, parce que, pour chaque valeur positive existe un homologue négatif. Le débat incessant qui émerge de ce chevauchement en fait nourrit et renforce les deux points de repère, l'État-nation et la patrie-communauté de valeurs : la famille est la base de la vie sociale (mais elle est le foyer du mammismo, la mère suffocante, et de l'égocentrisme qui inévitablement émerge comme réponse à sa tyrannie)xxviii; le travail consacré par la Constitution de 1948 comme base du social, et son inverse, la furbizia, la ruse, qui pousse les personnes à tricher, à voler, à déjouer l'État et en fait tout ce qui est du domaine public le plus possible; Italiani brava gente, les Italiens sociables et « bonnes personnes », et l'Italia paese di ladri (Italie pays de voleurs)xxix; les Italiens comme des génies de l'entreprise, et le qualunquismo, qui-s'en-foutisme des Italiens-troupeau; arrangiarsi, s'arranger en n'importe quelle situation, et essere disgraziato, l'impuissance face au pouvoir institutionnel; enfin, la bouffe comme « colle » de la socialité, opposé par le nouveau phénomène du fast-food, signe de l'individualisme. Il y a d'innombrables mythes autour du vin et des aliments, car ces deux substances non seulement sont incorporés (et sont donc des métaphores puissantes du corps du Soi attaché à la patrie, et non du corps social attaché à l'État), mais ils sont essentiellement locaux. Ils sont donc de signes parfaits de la résistance locale et individuelle à l'État centralisateur.

Ces stéréotypes sont plus complexes des mythes « officiels » attachés à la nation (l'homogénéité ethnique des Italiens, le catholicisme, la puissance et la supériorité de la haute culture italienne), car ces derniers ont été purifiés de leurs signifiés dans le vécu intime, pour qu'ils puissent mieux symboliser la communauté politique. Par exemple, plusieurs croient que le divorce est rarexxx, que la famille est à la base de la société italienne en dépit des multiples formes variantes régionalesxxxi. D'autres insistent que les Méridionaux sont paresseux et corrompus, en contraste avec les résidents du Nord travailleurs et honnêtes, oubliant que le manque d'entreprise privée dans le Sud est le résultat des politiques étatique qui favorise un Sud politiquement impuissant et dépendant du gouvernement central.

À cette liste de composants de la patrie, s'ajoutent certains éléments du code perbene, avec ses dimensions de la « simplicité naturelle », un signe complexe de l'intimité, de la famille (ou on est « soi-même »), de la socialité et de l'amitié. La patrie doit montrer une généalogie vieille et non contaminée pour qu'elle agisse de foyer symbolique de la résistance, et donc les personnes insistent qu'elle est définie par les valeurs de l'intime, de la dimension « vraie » du Moi sans la façade du Soi social. Les bourgeois sont avantagés par cette inclusion. Ironiquement, la bourgeoisie est la classe avec suffisamment de capital culturel pour investir dans la patrie, mais est la pire placée pour transformer cette position exaltée en avantage à l'intérieur de l'État. Bien que l'État et la bourgeoisie ont accès à la dimension temporelle – l'État parce qu'il était protagoniste de l'histoire nationale et parce qu'il contrôle les images qui l'animent, la bourgeoisie parce qu'elle est la classe la plus proche de l'Église « éternelle » et de la ville éternelle – c'est la bourgeoisie qui est mieux placée pour définir les valeurs qui ont forgé la patrie. C'est leur code de perbene, disent-ils, qui est au centre de la patrie.

Conclusions

Bien sûr, il ne s'agit pas de guerre de valeurs en compétition l'une avec l'autre, comme l'est le cas pour la gauche et le droit en politique. L'idéologie permet ce genre de polarisation; la patrie, elle, non. À première vue d'œil, on peut penser qu'il s'agit d'une telle guerre, que les personnes fréquentent le supermarché de la culture et, affolées par la crainte de ne pas réussir, tentent à tout prix et par tous les moyens de s'y coller autant qu'elles peuvent d'étiquettes indicatrices de statut haut. La réalité est plus complexe. On sélectionne, on choisit, oui, mais on privilégie de valeurs qui s'insèrent dans un cadre atemporel et donc plus vieux de l'histoire officielle de la nation qui commence en 1870. L'ensemble sémiotique tourne autour de la question de permanence, de la longue durée. À Rome, ceci signifie, évidemment, son histoire. Pour les bourgeois, cependant, ce domaine est un champ miné, car les idéologues de l'État, depuis plus d'un siècle, ont transformé les prolétaires, il popolo, en héros de la « révolution » censée avoir mené à la création du pays. Ce long parcours temporel, donc, est contaminé par l'État. C'est la patrie atemporelle, éternelle, « traditionnelle » qui devient la loge spirituelle de la bourgeoisie noire. Leur longue exclusion des foyers du pouvoir, leur solitude, dans un sens les a bien servis. Ce sont leurs traits, leur définition du perbene, leurs idées, leurs mœurs, qui deviennent l'incarnation de la patrie atemporelle. Pas la seule, peut-être, mais certainement une des mieux réussies. Attention : je ne veux pas suggérer qu'ils l'ont créé. C'est une coïncidence heureuse. C'est par la solitude, par leur isolement, par leur exil semi-volontaire qu'ils se sont transformés en archétype de la patrie.

i  Mais mieux connue en Occident par la collection renommée publiée par Princeton (la Bollingen Series) dans les années 1950s. Republiée dans les Œuvres Collectés. Collected Works, Vol.9 Part 1, 1981 2nd ed., Princeton, N.J.: Bollingen.

ii  «My thesis then, is as follows: in addition to our immediate consciousness, which is of a thoroughly personal nature and which we believe to be the only empirical psyche (even if we tack on the personal unconscious as an appendix), there exists a second psychic system of a collective, universal, and impersonal nature which is identical in all individuals. This collective unconscious does not develop individually but is inherited. It consists of pre-existent forms, the archetypes, which can only become conscious secondarily and which give definite form to certain psychic contents».  Jung, Carl, Archetypes and the Collective Unconscious, p. 43, 1959.

iii  Si tel est le cas, comment fonctionne-t-il le mécanisme qui inclut certaines expériences et écarte d'autres ? Par exemple, pourquoi une structure «nationale» de famille aurait-elle un plus grand poids dans l'inconscient qu'un style esthétique ? Il y a clairement un problème de taille, comme dit Harvey (parlant d'un autre contexte; p. 211, Spaces of Capital: Towards a Critical Geography, Routledge, New York, 2001): est-ce qu’uniquement les «grandes» expériences (tremblement de terre, révolution politique) passent-elles à l'inconscient ? Serait-ce donc une question d'envergure ? Si l'inconscient collectif est hérité, comme soutien Jung, est-ce que les expériences individuelles peuvent-elles aussi laisser leurs traces dans la génétique ? Si la majorité répond «non» à cette 2e option (comme est le cas), il faut spécifier comment ce mécanisme de production de mémoire «génétique» a deux manifestations différentes. Épistémologiquement, le problème retourne sur la question de définir la dimension «collective». En fait, ces problèmes ne font pas partie de la pensée jungienne, mais uniquement d'un discours populaire prétendant s'inspirer de Jung.

iv  En fait, ces effets négatifs sont cachés par une ruse: en niant que «chez nous» puissent exister des idéologies ethniques ou de classe, et en popularisant dans les manchettes uniquement des exemples «étrangers» de telles luttes – une lutte ethnique même au sein du Premier Monde (Kurdes, Arméniens, Kosovars, Gitans) automatiquement déplace, dans la géographie de l'imaginaire, les protagonistes du Premier au Tiers Monde. En comparaison, le gouvernement qui s'aveugle aux identités de classe ou d'ethnie (ou de culte ou d'orientation sexuelle) et qui activement appuie les droits des soi-disant minorités peut se vanter.

v  Par exemple, le pape Sixte V (1585-1590) a disposé les obélisques romains (en fait, des obélisques égyptiens que les Romains avaient importés) pour définir une arche horizontale censée délimiter la zone sacrée de la ville (Tobia 1996:176); pour ne pas mentionner d'exemples plus récents tels que l’Arche de Triomphe, Trafalgar Square, etc. Même des designs contemporains qui brisent avec le classicisme, tel que le Centre Pompidou, le nouveau Louvre et le Millennium Wheel de Londres sont des structures imposantes dont l'interprétation irrévérencieuse des traditions esthétiques communique néanmoins un message clair à propos du pouvoir de définir les normes.

vi  Les règlements municipaux mis en place après 1850 en plusieurs villes définissent l'usage prescrit (zoning) de certains quartiers pour obliger les personnes à se déplacer continuellement entre résidence, loisir, achats et travail; le but n'est pas uniquement imposer le déplacement sur le Soi (dont les effets physiologiques somatisent le sous-texte du pouvoir), mais également de séparer ces activités en catégories précises pour mieux les comptabiliser: ceci devient la base de la rationalité «normalisée» qui légitime l'idéologie étatique (et non les valeurs; ainsi, l'idéologie apparaisse moralement neutre, comme si elle ne faisait pas partie de la politique partisane). Les gouvernements peuvent donc «expliquer» (lire: justifier) leurs décisions selon de règles «logiques» qu’ils ont eux-mêmes établies.

vii  Ma traduction; après avoir écrit cette section, j'ai découvert que des parties de ce paragraphe, surtout les références aux coiffures de la generone, avaient été copiées de De Cesare (1907) sans citation, et sont aussi reproduites dans Vidotto (2001:19-20).

viii  La péninsule d'Italie avant l'Unification hébergeait 7 royaumes plus ou moins indépendants, et par les États pontificaux gouvernés par les Papes.

ix  À titre d'exemple, on peut mentionner Banti 1996, Becker 1994 (passim), Benevolo 1992 (passim), Caracciolo 1993 (passim), Carpaneto 1994, Carpe 1878, De Rita 1995, Horn 1994 (passim), Natalini 2001, Pacelli 2001, Quilici 1942, Romanelli 1985, Socrate 1999.

x  Trois enquêtes sur la population de Rome, en 1842, 1844 et 1853, donnent une idée approximative de la faiblesse et de l'envergure limitée de la bourgeoisie (dont la majorité aurait été place dans la catégorie «professionnels», indiquée en caractère gras:
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xi  C'est faux; les aristocrates romains parlaient en dialecte, mais les bourgeois après l'Unification (1870) avaient tendance à parler l'italien standard.

xii  Ni Cavour ni Mazzini n'étaient particulièrement «du peuple»: éduqués en partie à l'étranger, romantiques, intellectuels, élitistes, libéraux, leur vision d'une Italie unie se concentrait uniquement sur le problème géographique. Ils étaient aveugles à la question d'intégration des classes subalternes (surtout au Sud), bien que celles-ci, qui composaient la majorité démographique, étaient surexploitées par de propriétaires absents représentés par leurs intendants mafieux.

xiii  Mani pulite, opération anticorruption, a tracé un seuil symbolique entre l'«Ancien Régime» et l'ère moderne. Quand les anciens politiciens et fonctionnaires furent virés, ceci a simplement créé des vides qui ont été remplis par de nouveaux entrepreneurs. Cela n'a pas mis fin à la corruption.  

xiv  Le gouvernement italien a une politique monétaire très compliquée, et donc exerce un certain contrôle sur le secteur monétaire et fiscal en devenant actionnaire dans les banques et d'autres entreprises importantes, afin d'exercer une influence sur les décisions bancaires vis-à-vis d'empruntes à l'industrie. Plutôt qu'influencer la quantité d'argent en circulation en augmentant ou en baissant le taux d'intérêt de la Banca d'Italia, il limite ou augmente les empruntes.

xv  Plus tard, elle accepte même les fascistes, avec l'Accord latéran de 1928.

xvi  Il cortegiano (1528, traduit en anglais en 1561), de Baldassare Castiglione, et Galateo (1558; traduit 1576), de Giovanni della Casa étaient deux oeuvres italiennes qui ont eu une grande influence sur la nouvelle aristocratie anglaise (post-Tudor) à la recherche de modèles huppés pour cacher leurs traits arrivistes (voir (Hoby 1967). Ironiquement, c'est vers l'Angleterre que les bourgeois italiens tournent l'œil 3 siècles plus tard pour trouver de nouveaux modèles de comportement plus «raffinés».

xvii  Barzini suggère (1973:135), que les bourgeois s'inspiraient de romans français, de gouvernantes anglaises, de la culture institutionnelle des écoles suisses, ainsi que les romans romantiques et néo chevaleresques de Gabriele D'Annunzio. D'Annunzio était l'écrivain préfère des bourgeois et néo-bourgeois romains. Venu de la province, D'Annunzio se présentait comme l'incarnation de son protagoniste préféré: un esthète qui signale son raffinement par sa décadence, possédant une pureté esthétique soulignée par la grossièreté morale, incarnant la vertu patriotique extrême des fascistes (cf. Drake 1980), et adoptant un ton hautain dont la prétendue supériorité émerge uniquement grâce au contraste avec les philistins plébéiens (cf. Jared 1994). Bref, il (et ses textes) était un romantique arrogant qui prétendait que la «vraie» noblesse si situe non dans la généalogie mais dans le caractère forgé par la volonté.

xviii  Comme en français, cela fonctionne de deux façons en italien: la déclaration que chacun a sa place, et l'impératif que chacun reste à sa place (en italien, ha et a, prononcés de la même façon). Enfin, je ne sais pas quels des deux utilisait mon interlocuteur, car sur-le-champ je n'avais pas pensé aux deux possibilités.

xix  J'ai complètement changé les détails biographiques de tous mes informateurs, pour respecter la confidentialité. Les bourgeois ne sont rarement de chefs d'entreprises, car ils ont un dédain vers le commerce.

xx  Il faut en convenir que la cuisine italienne, en dépit de sa richesse régionale, est plus simple dans ces choix d'aliments et dans sa préparation que la cuisine française. Cependant, les bourgeois n'hésitent pas à s'exprimer à propos de plats genuini, authentiques ou naturels.

xxi  Comme le note Herzfeld (1991:133) en référence à la Crète, les maisons sont des manifestations polysémiques du désir d'affirmer une généalogie vieille, le statut haut et l'affiliation politique, et telles dimensions sont affichées autant par l'histoire de chaque maison que son décor. Il y a des parallèles avec Rome: les bourgeois «raffinés» affichent une apparence rustique pour signaler une généalogie respectable (dans le cas des Crétois, pour ne pas être identifiés avec l'époque coloniale; pour les Romains, pour ne pas être identifiés avec la nouvelle bourgeoisie); de discussions incessantes à propos de transferts et d'héritage de propriété, etc.

xxii  Je ne trouve plus référence, mais la revue populaire Panorama il y a quelques années a noté que les nouveaux riches pilotaient de BMWs, de Lancias, de Mercedes, etc., tandis que les bourgeois milanais avaient des Fiat Uno, une petite voiture économique de l'époque. Pendant de décennies, les filles de la bourgeoisie romaine pilotaient le Fiat 500, introduit dans les 1950s comme la «voiture du peuple». Elle était très rudimentaire, mais depuis la fin de la production dans les années 1970s, ces personnes dépensent des fortunes pour les entretenir et les restaurer.

xxiii  Comme note Le Wita (1988:72-74) dans son ethnographie de la bourgeoisie parisienne:

There are jeans and jeans, said a young informant. In effect, bourgeois jeans … are worn almost permanently by women with other items of clothing that serve to annihilate their too-adolescent, too-casual and too-fashionable character. Neutralising elements: flats (small, leather, dark, low heels), sweaters of fine (cashmere) or medium quality (Shetland) wool that hide the waist (and the label on the jeans), a blouse (always pastel-coloured) with only the collar showing. Like skirts that are neither "mini nor maxi", jeans adapt to the physique of the wearer. Neither too tight nor too loose, "bourgeois" jeans are also recognisable because they reveal stockings and ankles and call attention to the neutralising quality of the shoes, either flats or moccasins.

xxiv  Il est permis que la porcelaine soit décorée, quand ceci est signe que l'ensemble est hérité (la porcelaine antique était souvent plus décorée que celle contemporaine). La dorure n'est jamais permise. L'argenterie est d'argent, bien entendu.  

xxv  Ce qui n'a jamais été le cas pour les bourgeois, mais il l'était pour les aristocrates.

xxvi  Souvent, parce qu'ils avaient l'oreille du pape, ils ont pu simplement détruire un quartier où ils voulaient construire leur maison, créant une place publique qui porte leur nom, mais, plus important, qui met en relief l'espace de la maison, pour qu'elle soit bien visible.

xxvii  J'ai assisté à maintes reprises à des discussions où un individu déclarait en public (par exemple, à un antiquaire) qu'il ne savait pas comment et pourquoi il savait comment un meuble antique avait été mal restauré, mais plus tard en privé m'a donné une leçon de comment évaluer les objets.

xxviii  Par exemple, voir De Grazia (1992:82; 113), qui analyse comment la soi-disant tradition de la famille a permis aux Fascistes de mettre en place leurs politiques sociales, où les femmes étaient censées être de supermères et de supertravailleuses. Ceci rendait les femmes dépendantes de l'État pour de services qui les permettaient d'atteindre ces buts contradictoires. La famille devient un point d'appui psychique pour le Soi continuellement menacé par la vie sociale dominée par l'État, mais aussi un champ miné parsemé par les tensions créées par l'idéologie.

xxix  Ce dernier est compliqué, car brava gente suggère une petitesse d'esprit, de poujadisme; son inverse est aussi le snobisme, qui, pour la communauté de mœurs qui est la patrie, n'est pas négatif comme l'on pourrait croire, car le snobisme est signe d'un cadre qui structure les rapports.

xxx  Les statistiques de l'ISTAT, qui montre que le taux de divorce en Italie à la fin des années 1990 (la dernière période où on peut comparer les deux pays) est un quart de celui du Canada, cachent une réalité plus complexe, car le taux de divorce dans les centres urbains est beaucoup plus élevé. La moyenne inclut la campagne, où le divorce est rare.

xxxi  Par exemple, aux Abruzzes il n'est pas rare de trouver plusieurs familles nucléaires apparentées dans le même bâtiment. Ni famille souche, ni famille étendue, ceci est une pratique créée par les parents qui achètent des logements dans le même édifice à fur et à mesure que ceux-ci si libèrent en prévoyance du mariage de leurs enfants.

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L’usage théâtral du Mythe au XVIIe siècle : manifestation de l’inconscient collectif, ou manœuvre concurrentielle très consciente ?

Sandrine Blondet

Si pour le grand public l’âge d’or du théâtre français se signale par la Trinité Corneille-Molière-Racine, on ignore généralement le reste de cette production, riche de plusieurs centaines d’œuvres, et impliquant une soixantaine de dramaturges. L’étude exhaustive de ce répertoire fait apparaître qu’il s’est développé au gré d’une concurrence diffuse, convoquant tous ses participants – dramaturges, comédiens et public – autour d’un nombre défini de sujets. En définitive, l’ensemble se range selon un nombre réduit de constellations thématiques ordonnées autour...

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