N°18 / L'inconscient collectif Janvier 2011

Fonctionnement de la « figure » comme personnage archétypique du roman moderne

Rémi Astruc

Résumé

Il fait peu de doute qu’une procédure inconsciente, quelque soit le nom que l’on veuille bien lui donner, intervient dans le je-ne-sais-quoi qui fait que des œuvres littéraires, leur personnage, leur histoire, nous fascinent plus que d’autres. L’hypothèse de l’inconscient collectif apparaît alors comme l’une des moins mauvaises manières d’appréhender ce phénomène. Or le lieu principal, ou le plus évident, d’inscription de celui-ci dans les œuvres, par où se rejoignent processus de création et processus de réception, est sans doute justement, pour le roman, le personnage ou plutôt ce qui dans le personnage doit plus précisément à des forces collectives de configuration, ce que nous appellerons la « figure ».

It is more than likely that an unconscious process, no matter how we choose to call it, is at the core of the fascination we feel for some literary works rather than others, for the particular characters or stories they bring to our minds. The hypothesis of a collective unconscious is then a most useful one to try to grip what this is all about. The place where this collective unconscious can be looked for in the novels for instance, is most certainly the characters, as long as they can be considered as collective creations, partly produced by the author and partly induced by the readers themselves, and are therefore what we will call “figures”.

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Il y a de toute évidence quelque chose qui échappe à la stricte conscience raisonnante dans les processus d’évaluation esthétique que nous mettons en œuvre face aux objets artistiques afin de décider s’ils nous plaisent ou non. C’est ce que l’on appelle le « goût », que la sagesse populaire dit ne pas devoir être discuté, et qui de fait, lorsqu’on cherche à l’analyser, se révèle l’une des notions les plus insaisissables et les plus embrouillées de la théorie esthétiquei. Cependant, suprêmement indifférentes à ces apories, les œuvres continuent de plaire ou déplaire et réunissent derrière elles des communautés de fait d’amateurs ou de détracteurs qui ont été attirés ou repoussés individuellement mais cependant de manière commune – ce qui nous intéressera plus particulièrement ici – par les œuvres.

L’inconscient collectif et le jugement de goût : la capture inversée

Se peut-il alors que l’inconscient, et qui plus est une forme commune ou collective de celui-ci, intervienne dans la formation du jugement de goût, qu’il joue un rôle dans la réception et l’appréciation des œuvres d’art ? Si oui, quelle place pourrait-il notamment occuper dans le penchant que nous manifestons parfois, à notre propre étonnement, pour certaines productions dont ce n’est pas l’indiscutable beauté ou la perfection objective qui fait qu’elles s’imposent à nous ? Ce sont cependant des œuvres qui nous touchent et nous impliquent, pour ainsi dire malgré nous. Nous voulons parler ici d’œuvres que le plus grand nombre (quand bien même elles déplaisent et parfois même du fait qu’elles déplaisent) s’accorde d’ailleurs bien souvent à reconnaître comme des œuvres majeures de la culture, résolument « incontournables », comme celles de Dostoïevski par exemple, de Kafka ou de Beckett. Ce qui les fait juger telles n’est alors sans doute pas étranger au fait qu’elles établissent avec leur public un rapport curieux de proximité et de distance, qu’elles opèrent un mélange de déjà connu et de nouveau. Ce sont des œuvres qui déploient ce qui s’apparente en fin de compte à une forme de « familiarité étrangère », des œuvres qui par là même nous « parlent », c’est-à-dire nous apportent quelque chose, à nous individuellement et à n’en pas douter à des milliers d’autres comme nous (dans une communauté de réaction qui nous réunit donc à notre insu). Même si c’est une évidence confusément ressentie, il fait alors peu de doute qu’une procédure inconsciente, quelque soit le nom que l’on veuille bien lui donner, intervient dans le je-ne-sais-quoi qui fait que ces œuvres, leur personnage, leur histoire nous fascinent plus que d’autres. C’est en tout cas la conclusion à laquelle parvient C.G. Jung lui-même dans ses quelques rares études sur des objets littéraires et artistiques, sur la peinture de Picasso par exemple ou sur le roman moderniste de Joyceii. De fait, dans ces moments d’adhésion ou de répulsion particulière à une œuvre d’art, il semble que l’on soit précisément incapable de saisir consciemment la cause de ce qui justement nous saisit. Car il s’agit bien d’une forme de capture inversée, puisque l’œuvre s’empare alors de notre esprit et se met à le hanter, plutôt que notre esprit ne se saisit de l’œuvre. Il y a là une forme de renversement de l’objet et du sujet, et ce dans l’exacte mesure où c’est bien quelque chose d’actif et de vital en l’œuvre qui soumet le lecteur/spectateur à une forme de patience (– de patior – « je souffre, je supporte passivement »), donc de passivité. Je suis bien dans ce cas le récepteur passif d’un produit actif plutôt que l’agent actif d’un acte d’appropriation intellectuel ou esthétique.

Or en général comme dans ce cas précis, l’analyse littéraire (si l’on prend le cas de l’écrit) est relativement impuissante à expliquer les raisons de la réussite et plus globalement de l’effet de séduction d’une œuvre, se perdant au mieux dans une psycho-sociologie de la lecture et du lectorat qui peut paraître laisser dans l’ombre les vraies questions. Les critères de perfection formelle, comme les théories de l’horizon d’attente, ne parviennent il est vrai que médiocrement à expliquer la puissance des œuvres, leur pouvoir de beauté, leur effet d’engouement de la part du public qui les reçoit et les apprécie. L’anthropologie a pu en revanche apporter quelques pistes fécondes à l’analyse de la réception esthétique. L’idée notamment de structures anthropologiques de l’imaginaire, développée par Gilbert Durandiii dans le sillon des explorations philosophiques de Gaston Bachelard, fut une tentative estimable pour affronter courageusement le problème. Cependant les outils d’analyse de Gilbert Durand sont reçus avec beaucoup de scepticisme par les spécialistes de littérature qui n’en usent qu’avec une circonspection extrême et préfèrent même souvent oublier de s’interroger sur ces questions troublantes, laissant d’autres se « compromettre » sur des terrains sentis par trop mouvants. Archétypes et autres outils de mythocritique et « mythodologie » ont en effet mauvaise presse auprès des universitaires en raison du caractère largement invérifiable des affirmations qu’ils produisent et sans doute de la méfiance par rapport au systématisme explicatif des structures mises à jour, peu en vogue aujourd’hui. Néanmoins, quelle question peut paraître plus cruciale que celle qui consiste à s’interroger sur ce qui fait qu’un roman, un film, un spectacle, voire une peinture « marche » ? qu’un personnage plaît ou « marque » ?

A cette dernière question, sans doute plus facile à concevoir car plus circonscrite et plus concrète, on pourrait répondre sans trop réfléchir : parce qu’on s’identifie dans une certaine mesure à ce personnage, qu’on s’y « reconnaît » ou qu’on y reconnaît du moins quelque chose (de connu). Mais qu’y reconnaît-on, quel est précisément ce connu ? Et d’ailleurs s’identifie-t-on au personnage parce qu’il plaît ou plaît-il du fait que justement on s’identifie à lui ? Surtout, qu’est-ce qui rend possible cette identification (une identification en fin de compte toujours difficilement prévisible tant il est vrai que les recettes du succès d’un roman, d’un film, ou même d’une chanson de variété ne sont pas si efficaces qu’on voudrait parfois le croire) ? Le problème est de fait plus complexe qu’il n’y paraît. L’hypothèse de l’inconscient collectif apparaît alors comme l’une des moins mauvaises manières d’appréhender ces questions. Or le lieu principal, ou le plus évident, d’inscription de celui-ci dans les œuvres, par où se rejoignent processus de création et processus de réception, est sans doute justement, pour le roman, le personnage ou plutôt ce qui dans le personnage doit plus précisément à des forces collectives de configuration.

Le plus simple est ainsi de se pencher sur des productions où la trace d’un processus de « création collective » est la plus manifeste. Il s’agit justement alors de ces récits qui mettent en scène ces héros qui nous parlent alors qu’ils nous sont pourtant radicalement étrangers, en qui l’on se reconnaît tout en les rejetant comme autres. C’est dans la genèse de tels personnages que l’on pourra chercher ce qui fait d’eux des êtres reconnus de tous, parlant à tous. On en viendra ainsi à se pencher sur ce qui, « derrière » les personnages ou mieux avant ceux-ci – dans ce que l’on conviendra d’appeler en eux la « figureiv »–, leur permet de résonner avec la conscience commune et de (ré-)susciter éventuellement les archétypes familiers, comme c’est notamment le cas pour le prototypique « homme du souterrain » de Dostoïevski (dans le roman Notes d’un souterrain), le célibataire de Kafka (qu’il se nomme évidemment K. ou Odradek – qu’on peut prendre la liberté de gloser par « rien » ou « n’importe quoi »–dans Le Souci du père de famille), « l’innommable » de Beckett (qu’il soit Mercier, Malone, Molloy, Moran dans les romans homonymes), soit des personnages qui dans tous les cas conservent, affleurante, une certaine dimension générique… Mais il n’est nul besoin que le personnage reste anonyme ou informe : il peut porter un nom, revêtir les traits d’un visage spécifique, être pourvu d’un état civil, d’une date de naissance, d’une profession, d’amis, d’un lieu de vie bien défini, il sera perçu comme une figure si l’on sent encore en lui des traits d’indétermination qui en font un être dans lequel transpire le processus imaginaire collectif qui lui a donné naissance. C’est le cas notamment du Bartleby de Melville (Bartleby the Scrivener), de Meursault (« l’étranger » de Camus), ou plus récemment du Mickey Sabbath de Philip Roth (Le Théâtre de Sabbath), en qui l’on sent poindre des forces supra-individuelles, des penchants collectifs (notamment inavouables), bref des êtres en qui s’actualisent et s’expriment des virtualités collectives profondes. Or dans l’histoire du roman, ces personnages sont plutôt apparus à une période récente et correspondent en fait à des « infra-personnages », des êtres qui n'atteignent pas la complétude et le niveau d'individuation de héros au sens traditionnel du terme, c’est-à-dire du héros réaliste (comme celui de Balzac, Stendhal ou Zola par exemple). Liée à la crise de la représentation justement, et à la méfiance envers les personnages proprement dits qui en découle, la figure est sans doute aussi de ce point de vue une héritière directe des marionnettes, des masques et des pantins du théâtre, tout comme des types de la commedia dell’arte. Elle est, plus que le personnage complètement individualisé, un véhicule qui prend en charge les attentes de configuration d’un personnage de romanv. Donc un être qui a besoin que le récepteur lui insuffle une partie de lui-même, qu’il réponde d’une certaine manière au signal que par sa présence il lui lance, pour prendre totalement corps et sens. C’est ce que fait le lecteur en le reconnaissant.

La figure resurgit d’un ailleurs, inconnu et souterrain

Car comme le faisait remarquer Jean Starobinski à propos du clownvi (un de ces pantins de théâtre parmi les plus célèbres et les plus familiers), il est frappant de ce point de vue que la figure semble toujours littéralement resurgir d’un ailleurs, inconnu et souterrain. Re-surgir, ce qui signifie bien que son apparition ne se révèle en fin de compte pas si déconcertante que cela pour le spectateur qui l’a déjà rencontrée, ailleurs justement. Mais où si ce n’est dans un arrière-monde commun - celui de la conscience commune latente ou inconscient collectif – où elle serait tapie et d’où elle bondirait pour le surprendre ? Sinon comment rendre compte du sentiment d’étrange familiarité que génèrent les figures ? De fait, il y a quelque chose de fondamentalement singulier et pourtant de foncièrement « commun » dans les personnages torturés des grands romans du XIXe et du XXe siècle, personnages malades, parfois méchants, égomaniaques souvent, toujours marginaux et aliénés des récits de Dostoïevski, de Kafka, de Beckett notamment, mais aussi de Céline, d’Henry Miller, de Houellebecq par exemple. Le paradoxe essentiel de ces héros pourrait se formuler comme suit : ce sont des créatures farouchement originales, et pourtant, dans le même temps, des figures connues et communes, justement avant tout dans le sens où elles rencontrent un écho dans l’ensemble des consciences individuelles. Car ce sont toutes en un sens des allégories de la solitude et de la singularité de l’individu dans les postures desquelles le lecteur contemporain se trouve en mesure de se reconnaître, ce qui n’est pas la moindre des contradictions. René Girard a résumé celle-ci, à propos du héros du Notes d’un souterrain de Dostoïevski: « Le héros veut exprimer l’orgueil et la souffrance d’être unique, il se croit sur le point d’étreindre la particularité absolue, mais il aboutit à un principe d’application universelle, il débouche sur une formule quasi-algébrique de son anonymitévii ». Et cette « anonymité », c’est bien par excellence le statut mystérieux de la figure, une anonymité paradoxale, partagée par l’ensemble des individus modernes.

Or si ces figures, à travers lesquelles reparaissent quelques grandes figures anhistoriques (notamment celles du démon, du monstre et du spectre, qui ont pour point commun d’être des créatures qui attaquent l’humain, le contestent ou du moins le questionnent – ce que nous avons réuni ailleurs sous l’étiquette de « figures du grotesqueviii ») se retrouvent dans les récits modernes, c’est bien qu’elles font partie du « fonds commun » de l’imaginaire humain. Ce serait pourquoi le lecteur réagit par un certain trouble au retour de ces figures qu’il reconnaît à l’empreinte archaïque qu’elles ont laissé au fond de sa conscience et qui témoignerait, selon la belle expression d’Edgar Morin, « de la mémoire vagabonde de l’espèceix ». Voilà en particulier ce qui permettrait d’expliquer l’étrange statut de ces personnages : il n’est plus d’identification (extérieure et superficielle) possible avec eux, mais il s’établit en revanche une relation intérieure, fruit, selon André Karatson, d’une « connexion avec le moi du lecteur qui vibre aux images communesx ».

La mémoire vagabonde de l’espèce

Ces figures de l’individu problématique auraient ainsi la propriété d’exprimer la spécificité de notre époque tout en renvoyant à des schèmes plus traditionnels. Chaque période historique imprime en effet sa marque à ces archétypes éternels et féconds, de sorte que ceux-ci incarnent de manière renouvelée les mythes et les idoles du temps. Gilbert Durand voit ainsi différents paradigmes se succéder au fil des derniers siècles, qu’il analyse pour sa part comme le retour de grandes figures mythologiques dont l’influence plus ou moins souterraine résumerait « l’esprit » de la période. Après le haut patronage de Prométhée sous l’égide duquel se serait déroulé le dix-neuvième siècle, une multitude de signes lui permet, pense-t-il, de saisir l’esprit du XXe siècle à travers le retour de l’antique figure d’Hermèsxi. Or il se trouve qu’une telle analyse ne contredit pas notre impression de l’ascendant pris, au même moment, par ce que nous avons appelé la figure sur le personnage de roman. Car comme le rappelle Jean Starobinski, Hermès est précisément un dieu qui se joue des codes sociaux et qui mêle des espaces normalement séparés et contradictoires. Il est par excellence le dieu du passage, de la labilité, de la subversion des frontières, mais également de ce fait le dieu du brouillage des identités : il est en cela une figure idoine pour « résumer » efficacement une époque en mouvement et en transformations permanentes. Penser le XXe siècle sous l’influence souterraine d’Hermès, c’est ainsi se donner les moyens de comprendre l’importance, pour les mentalités, de la crise de l’identité moderne, celle du triomphe des figures pour la littérature.

Mais si l’hypothèse d’un inconscient collectif et celle de la prégnance de grandes figures mythologiques sur l’esprit d’une époque – en vérité bien difficiles à démontrer – peuvent paraître sujettes à caution, on s’accordera alors avec Hegel (pour qui l’« inconscient » n’existait évidemment pas) pour reconnaître l’existence de « personnages symboliques » qui synthétisent, par leur personne et ses attributs, ce qu’une période présente de plus singulier. Dans la Phénoménologie de l’esprit, le philosophe évoque ainsi certaines attitudes existentielles qui quintessencieraient sous les traits d’une figure principale chaque grande époque historique. Parmi ces cristallisations temporelles, se comptent selon lui le moine ascétique, puis le seigneur féodal, le courtisan du temps de Louis XIV, le neveu de Rameau, enfin le révolutionnaire puritain. Ces différentes sédimentations intellectuelles, dans lesquelles chaque période historique serait représentée et se reconnaîtrait, feraient ressortir les dispositions majeures d’une époque qui traversent l’ensemble du corps social. Cela expliquerait pourquoi les figures sont devenues des occupants réguliers de notre littérature : ces personnages exprimeraient ainsi les principales attitudes existentielles de notre époque, et « parleraient » de ce fait directement bien que souterrainement à la conscience du lecteur. Dans une autre terminologie, celle de Cornélius Castoriadis, les grandes figures modernes seraient les produits de « l’imaginaire radical social-historique », le social-historique étant défini comme un univers de significations instituées « comme créations immotivées d’images », œuvre là encore du « collectif anonyme et de l’humain impersonnelxii ». Ainsi s’explique ce paradoxe et ce mystère de la figure qui fait de l’extrême singularité des protagonistes de Dostoïevski, Kafka, Beckett, Miller, etc., ce pourquoi ils sont des proches et presque des frères pour beaucoup d’hommes du XXe siècle.

La résonance de la communauté perdue

Cependant, même si l’on a reconnu en eux la présence de schèmes archétypiques, comment les récits parviennent-ils au juste à reconstituer et rendre effectives les conditions d’une expérience commune, par laquelle le lecteur ressent la déflagration du texte et vibre à l’unisson de celui-ci ? La réponse à cette question essentielle nous semble s’imposer comme suit : c’est que ces romans font entendre dans le récit la résonance de la communauté perdue. En effet, comme l’a bien vu René Girard à propos des récits de Franz Kafka, ce « lieu ambigu », « ce territoire étrange » suprêmement hétérotopiquequ’explorent d’une manière ou d’une autre tous les auteurs majeurs de la modernité n’est autre que « das Grenzland zwischen Einsamkeit und Gemeinschaft », c’est-à-dire « la frontière entre la solitude et la communion, à égale distance de l’une et de l’autre, les excluant aussi bien l’une que l’autrexiii ». C’est ainsi que la propriété principale de la figure, ce pourquoi elle est efficace, est le fait qu’elle se situe à ce point d’intersection entre le social et l’individuel et parvient à articuler les deux : aussi les récits, par le prisme de leurs héros singuliers et pourtant archétypiques, ont la potentialité de faire résonner le social impossible, réduit désormaisà ce que nous pouvons appeler lecollectif.

Ce niveau intermédiaire où le héros reste comme suspendu permet en particulier de rendre compte de l’incomplétude systématique d’un être qui n’atteint pas, en quelque sorte, son plein niveau d’identité. C’est ainsi que doivent se comprendre ces positions d’inachèvement caractéristiques de la figure, et notamment sa position ambiguë entre humanité et inhumanité : si l’homme est un animal politique comme l’affirme Aristote, seule la pleine réalisation conjointe de son être individuel et de son être social peuvent aboutir à un être humain complet. Or le stade du collectif, où s’arrête en quelque sorte le héros moderne, s’avère constituer dans ces conditions une étape du « processus d’hominisation » insuffisante pour permettre d’articuler efficacement la double potentialité qui définit l’humain et qui seule permettrait également de déboucher sur le personnage au sens de personnage réalistexiv. Ce qui apparaît alors comme un anté-personnagexv n’est pas « personne » mais cette personne blanche, représentation collective de l’infra-humain, de ce sujet pas encore individualisé ni « socialisé » qu’est la figure. Car c’est bien parce qu’il est un sous-sujet que le héros du roman modernexvi ne peut bien souvent être le support d’une histoire de type traditionnel, ni l’acteur d’aventures dignes de ce nom.

Le collectif est donc cette zone à laquelle l’individu moderne, bon gré mal gré, (appar)tient encore alors qu’il ne fait déjà plus partie de la société. Mais c’est aussi par là même une zone d’a-subjectivité au sein du sujet. Encore indifférenciée, celle-ci est donc riche de possibilités car elle échappe aux déterminations qui figeraient l’humain. Partant, elle apparaît comme un espace de liberté où l’imagination, plus que nulle part ailleurs, semble débridée. C’est dans cet espace en effet, à l’intérieur duquel les limites du dedans et du dehors ne sont pas encore suffisamment fermement tracées pour circonscrire et faire advenir l’humanité – et où tout peut donc survenir, y compris l’inverse de l’humain qu’est l’abject –, que le roman de la figure officie, c’est-à-dire dessine un autre découpage du pur et de l’impur et célèbre ainsi un ordre alternatif. Comme l’écrit à ce propos Julia Kristeva.

La littérature moderne, dans ses variantes multiples, et lorsqu’elle s’écrit comme le langage enfin possible de cet impossible qu’est l’a-subjectivité ou la non-subjectivité, propose en fait une sublimation de l’abjection. C’est ainsi qu’elle se substitue aux fonctions qu’accomplissait jadis le sacré, aux confins de l’identité subjective et socialexvii.

La littérature « officie », car c’était bien jusque-là une fonction religieuse (au sens le plus largexviii) que cette délimitation-définition de l’espace commun et donc de l’identité. Or la modernité occidentale, parce qu’elle repose sur un vaste mouvement d’émancipation de l’individu qui passe par la sécularisation, a en effet progressivement chassé le sacré jusque du cœur des processus fondamentaux de structuration de l’humain, alors que dans le même temps les rites gardent toujours une importance cruciale dans l’ontogenèse, notamment pour ce qui apparaît alors comme l’institution imaginaire non plus de la société mais de l’individuxix. Kristeva précise donc qu’il s’agit d’une « sublimation sans sacre », et à l’évidence, en effet, le sacré ne pouvait exister que tant qu’il en allait effectivement de la communauté. A défaut, la littérature moderne s’est chargée non pas d’une forme de religiosité à proprement parler, mais d’une dimension symboliquexx qui ne peut plus que relier l’individu à lui-même, même si c’est à l’occasion d’un détour fantasmatique par le collectif.

Dans ces récits, en effet, la figure n’est plus que le support d’une littérature version individuelle du mythe et version personnelle du sacré, donc d’un lien alternatif, plus lointain et comme qui dirait par procuration aux autres hommes. C’est ainsi néanmoins qu’au XXe siècle le roman de la figure prend en charge l’antique fonction du mythe quand la société n’opère plus, sous la forme de pratiques concrètes ou d’idéologies, le rassemblement de l’ensemble des individus en communauté. Comme l’écrit Georges Balandier qui fait alors référence à l’œuvre d’Henry Miller : « la littérature [de ce type] dit, à titre individuel, ce que les mythes expriment collectivement. » Par conséquent, poursuit-il,
elle fait davantage apparaître le choix du désordre sur lequel toute une vie se joue, par lequel une œuvre se nourrit. Avec la modernité, ceux qui incarnent ce choix, qui en font le moyen de leur accomplissement ou de leur drame personnel, se multiplient. Ils sont nos proches en des façons fortes différentesxxi.

L’anthropologue montre ainsi qu’il a su prendre pleinement la mesure de la portée symbolique, voire métaphysique, de l’œuvre romanesque d’Henry Miller et en définitive de cette fonction anthropologique de la littérature moderne toute entière (ainsi que du rôle prépondérant qu’y joue l’individu) :

Ainsi toute l’œuvre de Henry Miller, et non pas seulement les Tropiques, est une exaltation jubilatoire du désordre, une affirmation de celui-ci en tant que salvateur et possibilité de restituer la vie à la littérature. Ce perturbateur, qui a proclamé dans l’un de ses entretiens : « plus la confusion est totale, mieux je m’y retrouve », n’a voulu retenir que ce qui est mouvement, ce qui fuse et explose. Il oppose la réalisation individuelle, perçue comme une histoire unique, à la réalisation collective, notamment celle de type américain, qu’il ravale à l’état de « cauchemar climatisé ». La seule question qui vaille est celle de l’auto-libérationxxii, écrit-il.

Le monde nouveau se bâtit sur le mouvant

Et donc, partant, celle de l’auto-fondation de l’individu. Julia Kristeva fait sensiblement le même constat : avec la modernité, les anciens cadres sociaux (religion, morale, droit…) qui écartaient le désordre et plus spécialement l’abject sont devenus, dit-elle, « de plus en plus difficilement dominantsxxiii ». En conséquence, c’est à l’art, pratique essentiellement individuelle mais qui n’a pas coupé toute communication avec le collectif, que va échoir la tâche d’encadrer le changement, et surtout d’instituer symboliquement le nouveau – en l’occurrence le triomphe et l’avènement de l’individu – hors des références à une tradition stable et solidement basée sur l’identité d’une communauté désormais absente. Donc d’accompagner in fine la mutation d’un paradigme de société à un autre, du holisme à l’individualisme. Parmi les arts, la littérature se trouve ainsi tout particulièrement mise à contribution dans un monde où les croyances communes se sont effondrées : elle seule, par la liberté dont elle dispose face au réel, peut tenter d’opérer l’avènement d’un monde nouveau en dehors des cadres traditionnels (qui rattachaient invariablement jusque-là le présent au passé en ramenant tout changement à une forme de déjà-connu).

En effet, le monde nouveau ne se bâtit pas sur le vide mais sur le mouvant. Or parce qu’elle est à même d’opérer cette « descente dans les fondations de l’édifice symbolique » (Kristeva toujours), cette littérature où s’épanouit la figure endosse ainsi les prérogatives du sacré, prend à son tour la fonction d’un rite, mais d’un rite par défaut, non plus émanation d’une communauté mais initiative individuelle et solitaire. Pratiquée par les écrivains dans la solitude de leur art – puis par le lecteur dans la solitude de sa lecture privée, cette littérature, par la résonance nouvelle donnée aux « mots de la tribu », l’utilisation singulière du langage communxxiv et de ses images archétypales, institue ce niveau d’existence collective nécessaire à l’avènement symbolique de l’existence individuelle. C’est pourquoi Julia Kristeva a raison de se demander si 
« toute écriture n’est pas un rite au second degré, au degré de la langue s’entend, faisant se remémorer, à travers les signes linguistiques eux-mêmes, ces démarquages qui les préconditionnent et les excèdentxxv ».

Instituant l’espace sacré d’un monde sans Dieu, la littérature moderne, renouant en quelque sorte avec la tragédie antique, s’efforce ainsi de dégager un nouvel espace de pureté où, non plus la société, mais les individus cette fois puissent naître et vivre, bien qu’en marge de toute communauté effective.

En guise de conclusion

En définitive, ce qui caractérise la littérature moderne, c’est donc la privatisation des figures traditionnelles, le fait qu’elles ne sont plus tant des figures collectives (comme l’étaient les démons, les monstres et les spectres) mais qu’elles reparaissent sous les traits de l’individu en rupture de ban avec la société et en lutte contre l’ordre social. Le désordre ne provient plus désormais de forces extérieures et mal cernées, les puissances déstabilisatrices ne surgissent plus d’un monde invisible qui double l’univers visible à côté de lui, mais s’échappent du cœur de la société même, sous la forme de l’individu qui demande à naître symboliquement.

C’est pourquoi le roman de la figure, qui dit donc avant tout cette institution imaginaire de l’individu, doit s’adresser paradoxalement à travers ce dernier (de façon d’ailleurs parfois nostalgique) à l’espace commun perdu, nécessaire à cette institution symbolique dans un monde sans Dieu. Sous les fragiles héros de Dostoïevski, Kafka, Miller, etc., se discerne ainsi cette lutte pour faire advenir dans la modernité un individu dont l’existence n’est plus façonnée par les cadres socio-religieux du passé. C’est pourquoi ces récits font percevoir la présence du minimum commun – ce vestige, au sein de la modernité, de la communauté – qui subsiste encore alors que celle-ci a disparu, qui est accessible à la seule fiction artistique et qui ne correspond ni proprement au social (la communauté des hommes) ni à l’individuel (l’homme isolé dans sa conscience), mais se situe donc à égale distance entre les deux, ce point précis que désigne effectivement la figure par sa configuration collective. C’est bien dans la communication particulière instaurée par les œuvres, laquelle prend appui sur un inconscient collectif où seraient activés les schèmes archétypiques, que peut s’inscrire de manière privilégiée cette pseudo-communauté de substitution.

i  Voir notamment Luc Ferry, Homo aestheticus, L’invention du goût à l’âge démocratique, Paris, Grasset, 1990

ii  Etudes publiées notamment dans C. G. Jung, Problèmes de l’âme moderne, trad . Y. Le Lay, Paris, Buchet-Chastel, 1960.

iii  G. Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas, 1969.

iv  Eventuellement silhouette ou contour (sens anglais du mot figure). Voir X. Garnier, L’Eclat de la figure, étude sur l’anti-personnage de roman, Bruxelles, Peter Lang, 2001.

v  Voir X. Garnier, « A quoi reconnaît-on un récit initiatique ? », in Poétique, 2000.

vi   Jean Starobinski fait une remarque pleine de pertinence sur le lieu d’origine du clown, qui renseigne sur ce type de figure : il vient de nulle part, son monde est ailleurs : « tout vrai clown surgit d’un autre espace, d’un autre univers : son entrée doit figurer un franchissement des limites du réel, et, même dans la plus grande jovialité, il doit nous apparaître comme un revenant. » Jean Starobinski, Portraits de l’artiste en saltimbanque, Genève, Albert Skira, 1970, p. 136.

vii  R. Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Hachette, 2001, p. 294.

viii  Voir R. Astruc, Le Renouveau du grotesque dans le roman du XXe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2010.

ix  A propos des mythes qui mettent la mort en mots et en images, E. Morin évoque cette communication mystérieuse qui réunit le collectif à l’expérience individuelle à travers un récit : « nous avons l’impression, devant ces croyances où se mêlent la mort, la nuit, les eaux, les voyages, d’avoir vécu nous-mêmes ces mythes : dans nos rêves, notre peur, notre confiance, dans notre être qui porte en lui la mémoire vagabonde de l’espèce, et celle de la vie mourante-renaissante au sein des eaux-mères. » L’Homme et la mort, Paris, Seuil, 2002, p. 163.

x  André Karatson, « Problèmes du personnage romanesque chez les précurseurs du Nouveau Roman », in Revue de Littérature Comparée, LIII, n°1 janv-mars 1979, p. 53. C’est nous qui soulignons.

xi  Voir par exemple Gilbert Durand, Figures mythiques et visage de l’œuvre, de la mythocritique à la mythanalyse, Paris, Dunod, 1992.

xii  Cornélius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, 1975. Cité par Florence Giust-Desprairies : « Castoriadis », Vocabulaire de Psycho-sociologie, Paris, Erès, 2007, p. 430 et 432.

xiii  Mensonge romantique et vérité romanesque, op. cit., p. 299.

xiv  On l’a dit, la figure, comme instance incomplète du récit et parce qu’elle est précisément incomplète, reste en deçà du personnage comme elle reste en deçà de son humanité. D’où l’apparente contestation de la représentation littéraire par la figure qui ne peut pas représenter l’homme mais uniquement un sous-homme en quelque sorte inachevé.

xv  (pour s’exprimer comme le romancier congolais Sony Labou Tansi, si clairvoyant en ces matières, qui forgera pour l’un de ses titres le néologisme « anté-peuple »)

xvi  On parlera ici de « moderne » pour désigner le roman qui se développe en Occident à partir du milieu du XIXe siècle et dont Dostoïevski en particulier nous semble marquer l’avènement, roman polyphonique nous dit Bakhtine, qui est caractérisé par une mise en crise des principes romanesques classiques et notamment du personnage de type balzacien.

xvii  Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur, essai sur l’abjection. Paris, Seuil, 1983, p. 34. C’est nous qui soulignons.

xviii  Rappelons que le mot religion est issu du latin religere qui signifie « relier ensemble »

xix  Car l’individu seul ne peut en dernière instance s’auto-fonder, se donner une identité à partir de sa non-existence. Il doit nécessairement recourir à la dimension collective de l’imaginaire pour trouver sa justification.

xx  Le symbolon est justement ce signe de reconnaissance dont les deux parties reliées reconstituent la pièce unique…

xxi  Georges Balandier, Le Désordre, Paris, puf, p. 238.

xxii  Ibid., p. 238.

xxiii  Pouvoirs de l’horreur, essai sur l’abjection. op. cit., p. 25.

xxiv  Le langage comme la figure peut lui aussi se situer à un niveau intermédiaire entre le social et l’individuel.

xxv  Pouvoirs de l’horreur, essai sur l’abjection. op. cit., p. 90.

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Le public de Gabriel Tarde ou comment repenser l’absence d’un inconscient collectif

Sara Marinari

À l’aube du XXe siècle, la notion d’inconscient collectif se fait jour. Héritée d’une discussion sur l’irresponsabilité, elle apparaît d’abord, dans les débats portant sur les crimes et ensuite autour d’une surexcitation collective et prend ainsi un élan qui semble lui rester propre jusqu’à nos jours. Formulé par Freud, reformulé par Jung, l’inconscient collectif suggère de dévoiler les dynamiques socialisantes. À cela un autre regard, anticipé par Gabriel Tarde et, poursuivi outre-Atlantique par Goffman, ouvre la possibilité de le repenser...

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