Si l’inconscient peut être compris comme une instance obéissant à des lois spécifiques et dans une relation dynamique avec la conscience, le fait social tel que le définit la sociologie durkheimienne pourrait bien s’appréhender comme relevant d’ un inconscient collectif, extérieur au sujet alors même qu’il n’ existe qu’ à travers lui.. Durkheim d’ailleurs, pour définir le fait social, s’appuie sur la psychologie de son temps et la notion de représentation individuelle inconsciente pour affirmer par « analogie », l’existence de représentations collectives1. C’est sans doute dans son travail sur le suicide que Durkheim montre le mieux le rapport particulier à la conscience que suppose sa sociologie. Pour qu’il y ait « suicide » , il faut que l’agent (qui n’est pas on le sait chez Durkheim un acteur) soit à l’origine de son acte et ait « conscience » de ses conséquences. La « conscience » est donc inhérente au fait social Suicide ainsi constitué, mais en même temps ignorante et impuissante à l’expliquer puisqu’il revient au sociologue de trouver les « causes » du suicide, non dans d’obscurs « motifs » que pourrait invoquer le sujet ou ses proches mais dans des lois sociales. Émerge ici l’idée d’un sujet conscient par essence mais absent à lui même et guidé sinon commandé par des déterminations qui agissent en lui à son insu. De ce point de vue, on pourrait qualifier tout un pan de l’approche sociologique comme la découverte (au sens propre et au sens figuré) d’un inconscient social. Chez Durkheim, cet inconscient prendrait la figure d’une « méga-personne », dotée de conscience, de capacité de représentation, qui incarne religion et morale et régule cet être de désir et d’insatiables appétits qu’est l’individu. Cette « méga-personne » agit en chacun des membres et oblige, non pas le tout de l’activité humaine (régie par d’autres domaines comme les dimensions physiques, physiologiques, biologiques et dans une moindre mesure psychologique) mais la « manière » dont elle s’actualise2. On peut d’ailleurs remarquer que cette société comme personne3 a beaucoup à voir avec le surmoi de la deuxième topique de Freud, dont il n’est pas exclu que ce dernier, qui avait lu Durkheim, ait pu s’inspirer. Pourtant ni Durkheim, ni ses successeurs ne se sont vraiment ralliés à l’hypothèse d’un inconscient , y compris si l’on se situe du point de vue de la lente formulation de l’équivalence du social et du symbolique à travers les œuvres de Mauss et comme on le verra dans cet article, de Maurice Halbwachs.
Le pas de côté Durkheimien
Il est difficile en effet pour Durkheim de parler d’inconscient puisque l’insu de nos manières de penser, d’agir et de sentir a pour pendant l’hypothèse de représentations et d’une conscience, fussent-elles collectives. D’autant que cette idée de « conscience sans moi qui l’appréhende » est selon lui, non seulement constatée mais dans une certaine mesure requise du point de vue de la cohésion sociale. Un fait social est d’autant plus apte à remplir sa fonction coercitive et normative que l’individu ignore que ces déterminations sont collectives et qu’il les « assume » comme des choix individuels. Or, Durkheim constate lui même que la venue à la conscience d’un phénomène jusque là inconscient annule l’automaticité qui le met en œuvre : « Car plus cette faculté de connaître ce qui se passe en nous est développée, plus aussi les mouvements du sujet perdent cet automatisme qui est la caractéristique de la vie physique. Un agent doué de conscience ne se conduit pas comme un être dont l'activité se réduirait à un système de réflexes : il hésite, tâtonne, délibère et c'est à cette particularité qu'on le reconnaît. »
Cette remarque renvoie au contexte, éclairé par Marcel Gauchet, de formulation du concept d’inconscient et son lien (encore actuel selon cet auteur) rendu possible par l’idée de « réflexe cérébral » (…) Mais elle rappelle aussi aux doutes de Durkheim quant à l’effet des progrès de la connaissance sur la cohésion sociale et sa crainte qu’elle n’ait des effets délétères. La méthode sociologique débouche donc sur un problème politique. Que faire de ce savoir à la fois nécessaire et dangereux découvert par la nouvelle science ? A qui s’adresse-t-il et à qui revient-il de se l’approprier ?
Cette question politique peut-être abordée sur un plan épistémologique en s’interrogeant, non pas sur la question du conscient et de l’inconscient mais de celle du savoir et de l’ignorance. C’est ce à quoi nous invite, nous semble-t-il, Durkheim à travers cette recommandation méthodologique, toujours à propos du suicide : « Car ce qui importe, ce n’est pas d’exprimer avec un peu de précision la notion que la moyenne des intelligences s’est faite du suicide, mais de constituer une catégorie d’objets qui, tout en pouvant être, sans inconvénient, étiquetée sous cette rubrique, soit fondée objectivement, c’est-à-dire corresponde à une nature déterminée des choses ».
Le sociologue doit s’affranchir des pré-notions, des représentations spontanées, de l’opinion et du café du commerce : l’antienne est connue et les auteurs du Métier de sociologue ont cru pouvoir tout naturellement réinscrire cette règle de la méthode sociologique dans le sillage de la rupture épistémologique thématisée par Bachelard. Mais c’était peut-être ignorer (ou vouloir ignorer) que cette « catégorie d’objets » dût impérativement « être, sans inconvénient, étiquetée » sous la rubrique suicide Pourquoi conserver le terme de et ne pas choisir une notion plus abstraite qui marquerait nettement la rupture avec le sens commun si ce n’est pour conserver une certaine continuité avec ce dernier ? Pourquoi un écart, un pas de côté plutôt qu’une rupture ? Mais alors à qui s’adresse le savoir sociologique ? A l’ensemble des humains susceptibles de se saisir de la nouvelle science en se pénétrant des règles, somme toute accessibles, de la méthode sociologique ? Mais alors ce savoir partagé ne risque-t-il pas de miner plus encore la force des normes et aggraver l’anomie, ce mal des sociétés modernes auquel la sociologie se proposait de remédier. Ou alors la sociologie sera-t-elle condamnée à engendrer un nouveau corps d’experts qui serait susceptible de « savoir » ce que le commun des mortels ignore et, à partir de ce savoir, proposer des réformes institutionnelles susceptibles d’améliorer la société et de renforcer la cohésion sociale dans un monde qui reste hiérarchisé. Ou la « mission » de la sociologie ne pourrait-elle pas être d’irriguer le monde d’une connaissance appropriable par tous et permettant à tous et à chacun de s’approprier une connaissance de soi dans un devenir plus égalitaire et autonome.
Maurice Halbwachs ou la fiction mémorielle comme garant de la cohésion sociale.
Mais sa posture est à bien des égards singulière et va au delà d’un approfondissement des thèses de Durkheim. Imprégné de l’enseignement de Bergson (et malgré sa relation ambivalente avec celui qui fut son professeur de philosophie), lecteur de Husserl et fin connaisseur de la sociologie allemande, sa « disponibilité théorique » (Michel Verret) ouvre un des premiers passages entre des écoles dont la sociologie contemporaine est l’héritière. De plus, son engagement socialiste et républicain et le fait qu’il ait rédigé ses derniers travaux alors qu’il participait à des mouvements de résistance confèrent à ses dernières analyses une acuité et une portée particulière quant à ces relations entre conscience, épistémologie et politique.
Halbwachs est connu pour la formulation du terme de mémoire collective mais il faut rappeler que, du début à la fin de son œuvre, c’est toujours en lien avec la remémoration et le souvenir individuel qu’il donne consistance à ce concept. La mémoire n’est pas individuelle ou collective mais collective et individuelle. Contre une conception strictement organiciste de la mémoire, il prend à son compte l’hypothèse de Bergson selon laquelle la mémoire de l’individu « ne peut résulter de son corps, il faut qu'il y ait, hors du corps, et dans l'individu cependant, quelque chose qui explique la réapparition des souvenirs4 ». Ce « quelque chose », ce sont pour Halbwachs ce qu’il nomme en première analyse les « cadres sociaux » : la religion, la familleou encore le langage agissent à notre insu dans la construction de l’image-souvenir qui n’est jamais retour véridique du passé5.
Le fait social est représentation et c’est en tant que tel qu’il peut se mêler à nos représentations individuelles. Mais les thèses d’Halbwachs sur la mémoire, et la discussion serrée qu’il ne cessera jamais de mener avec Bergson et les psychologues de son temps, précisent la « substance » des représentations. Pour Halbwachs se remémorer, c’est bien reconnaître mais dans le sens de connaître à nouveau. Et cette re-connaissance se produit à partir de notions qui sont des cadres qui enserrent notre perception . Dans ce sens, Halbwachs poursuit l’enquête durkheimienne sur les catégories fondée avec Les formes élémentaires de la vie religieuse. Mais, fait intéressant pour nous contemporains des « sciences cognitives », pour lui notion n’est pas concept et la reconnaissance n’est pas une activité strictement intellectuelle. Elle ne s’oppose pas à l’image comme chez Bergson à qui il reproche de définir « l'image en la dégageant de toute notion de rapport, de toute signification intellectuelle » et de définir « le concept en le vidant de toute image.
« Si, au contraire, les notions collectives une sont pas des « concepts », si la société ne peut penser qu'à l'occasion de faits, de personnes, d'événements, il n'y a pas d'idée sans images : plus précisément, idée et image ne désignent pas deux éléments, l'un social, l'autre individuel, de nos états de conscience, mais deux points de vue d'où la société peut envisager en même temps les mêmes objets, qu'elle marque leur place dans l'ensemble de ses notions, ou dans sa vie et son histoire.
Il faut conserver aux notions leurs dimensions affective, concrète, personnifiée. et seulement ainsi elles peuvent être des cadres de la mémoire et permettre à cette dernière le rôle que lui assigne Halbwachs : savoir réguler le cours incontrôlable du temps. Car la société, et le monde, sont en perpétuel mouvement et le rôle de la mémoire collective est précisément de rendre ce mouvement vivable. La mémoire a une fonction régulatrice par une réinterprétation du présent, recoloration affective et sensible continuée des souvenirs, . Bien des chapitres d’Halbwachs concrétisent ces propos et en particulier sa magnifique Topographie légendaire des évangiles en terre sainte où il montre, travail empirique à l’appui, comment la mémoire collective chrétienne remanie périodiquement la localisation des lieux saints. Le nouveau a besoin de l’ancien : il avance caché, travesti sous des formes anciennes.
« Ainsi, la structure nouvelle s'élabore sous la structure ancienne. On pourrait dire que les notions nouvelles ne se dégagent qu'après avoir pris longtemps figure de notions anciennes : c'est sur un fond de souvenirs que les institutions d'aujourd'hui se construisent, et, pour beaucoup d'entre elles, il ne suffit pas, pour les faire accepter, de démontrer qu'elles sont utiles : il faut qu'elles s'effacent en quelque sorte, pour laisser voir les traditions qui sont derrière elles, et qu'elles aspirent à remplacer, mais avec lesquelles, en attendant, elles cherchent à se confondre ».
Durkheim disait que la société tient un discours à ses membres. Pour Halbwachs ce « discours » est mémoriel.
« Ce n’est là qu’une application particulière d’une fonction que toute société doit remplir : alors que tout change sans cesse, persuader ses membres qu’elle ne change pas, au moins pendant un temps donné et sur certains points6 ».
Sur base d’images-souvenirs ainsi redéfinies, la société produit un récit collectif qui, pour une part relève de la fiction ( par exemple la « fiction commode que put constituer l’idée d’une noblesse parlementaire »), adapté aux circonstances du présent, qui lisse le passé (le rend continu) et dont le rôle in fine est, de combattre les forces centrifuges qui menacent la cohésion sociale :
C'est pourquoi la société tend à écarter de sa mémoire tout ce qui pourrait séparer les individus, éloigner les groupes les uns des autres, et qu'à chaque époque elle remanie ses souvenirs de manière à les mettre en accord avec les conditions variables de son équilibre.
Matière
Cette fonction régulatrice de la mémoire est également possible grâce à la relation qu’elle établit en permanence avec la matière. Reconnaître un souvenir, c’est le localiser non seulement dans le temps mais dans l’espace et la matérialité. L’image souvenir est toujours image de quelque part. C’est comme si , dit en substance Halbwachs, l’objet matériel nous « faisait signe ». Pour Halbwachs en effet, comme pour Mauss, la part matérielle du symbole n’est pas arbitraire (comme elle peut l’être en amont chez Durkheim et en aval chez Levi-Strauss), le symbole n’est pas seulement un signe.
232 : « De toute façon, c’est toujours le même but qu’on poursuit. La société religieuse veut se persuader qu’elle n’a pas changé alors que tout se transformait autour d’elle. Elle n’y réussit qu’à condition de retrouver les lieux, ou de reconstituer autour d’elle une image au moins symbolique des lieux dans lesquels elle s’est d’abord constituée. Car les lieux participent de la stabilité des choses matérielles et c’est en se fixant sur eux, en s’enfermant dans leurs limites et en pliant son attitude à leur disposition, que la pensée collective du groupe des croyants a le plus de chance de s’immobiliser et de durer : telle est bien la condition de la mémoire »
La vie sociale tire sa durabilité des liens qu’elle tisse avec la matière à travers les objets, non seulement parce qu’ils « nous offrent une image de permanence et de stabilité (193) » et que l’empreinte réciproque entre les groupes humains et la matérialité permet la durabilité mais parce que les hommes sont aussi matière :
Xxx citation sur les groupes humains comme matière.
Et l’on sent dans ce texte qui à bien des égards ruse avec la censure ( Namer) que c’est dans la pérennité des choses matérielles que le résistant Halbwachs peut trouver dans ses promenades quotidiennes dans un Paris occupé une certaine sérénité et un peu d’espérance
« Est-ce le contraste entre l’impassibilité des pierres et le trouble auquel ils sont livrés qui les persuade qu’après tout rien n’est perdu, puisque les murs et les maisons restent debout ».
Les choses et les personnes
Qui dit récit et fiction dit personnage. Et, poursuivant la reprise et la réinterprétation par la sociologie durkheimienne de la notion de classe amorcée dans son étude sur la consommation dans la classe ouvrière, Halbwachs s’arrête un moment sur la « classe féodale ». Ce qui l’intéresse, voire le fascine, dans le monde féodal est l’importance attachée aux personnes.
Un titre, est un équivalent d'une série de souvenirs collectifs, il garantit la valeur de la personne.
Et de là une théorie intéressante de l’aliénation : « l’homme sans passé », c’est celui que les rapports de force internes à la société empêchent de se construire une histoire.
« Nous avons montré ailleurs que, dans les sociétés urbaines, ce qui distingue la classe ouvrière des autres groupes, c'est que les ouvriers de l'industrie sont mis, à l'occasion de leur travail, en contact avec des choses, non avec des hommes. »
Cette affirmation peut sembler paradoxale. Nous l’avons vu, les choses (les lieux, l’espace, les objets) constituent une mise en présence permanente du social. Les choses, artificielles ou naturelles, sont des symboles : elles « font signe » comme dit Halbwachs vers les hommes. Mais ce qui caractérise la condition ouvrière est que l’individu y est dépossédé de sa capacité à être une personne dans une relation avec une matière inanimée, dépourvue de toute qualité, dans le silence des objets matériels et une situation où l’individu est dépossédé de sa capacité à être une personne. Le contact permanent avec une matière « inerte » ( muette) isole l’individu.
Les ruses de la technique
Il y aurait beaucoup à dire sur les analyses d’Halbwachs concernant la classe ouvrière. Mais contentons-nous ici d’indiquer qu’elles sont le prélude à une réflexion plus générale, non plus sur la matérialité, mais sur la technicité. Curieusement, comme nous le verrons plus loin, Halbwachs aborde très peu la question des objets techniques en tant que tel, mais il se centre, dans l’ ultime chapitre des Cadres sociaux de la mémoire, sur la technique comme activité de réglementation comme dans le droit, l’économie ou l’activité militaire.
Le technicien ou le spécialiste ne considère pas les hommes comme des personnes, mais comme des « choses » qu’il appréhende « du dehors », de l’extérieur et dans ou dans leur dimension fonctionnelle. Ce qui constitue pour Halbwachs une « force centrifuge » qui tend à écarter les hommes du cœur de la société7.
« (…) Par tout un aspect, le droit est une pratique terre à terre, qui envisage les individus et leurs-relations du dehors, tend à se figer en formules, et à se réduire à I'application mécanique de règles. »
« La technique ne pose en effet que des règles générales : elle ne connaît pas « les personnes ».
Pour Halbwachs, il n’y a pas d’absence de mémoire de la technique, mais une mémoire mal partagée. Car certains techniciens, surtout des enseignants, savent que la technique, comme toute activité humaine, est marquée du sceau de l’historicité :
« Si l'on appelle mémoire collective l'ensemble des traditions d'un corps de fonctionnaires, on dira qu'il y a au moins autant de mémoires collectives qu'il y a de fonctions, et que chacune de ces mémoires s'est formée à l'intérieur de chacun de ces corps, par le simple jeu de l'activité professionnelle. »
Si, pour Halbwachs, la technique est « pauvre » en mémoire, c’est que l’activité technique est tournée vers l’efficacité, s’agit et se pense dans le présent.
Ceux qui appliquent ces règles, tournés vers l'action présente cherchent bien plutôt à en comprendre le jeu qu'à en connaitre l'origine et à se rappeler leur histoire.
L’oubli, inhérent à la technique n’est pas le fait d’une absence d’historicité de cette « zone de l’activité humaine ». Il y a une dimension « traditionnelle », voir une dimension historique dans la technique mais qui est occultée, oubliée car antinomique de l’efficacité. L’anhistoricité des techniques, leur pauvreté en mémoire n’est pas consubstantielle à l’activité technicienne. Elles tiennent à la nécessité pour l’agent qui les exécute ou (nous dirions aujourd’hui l’usager) de croire qu’elles relèvent d’une dimension non historique, non temporelle.
Une règle, comme un instrument, s'applique à une réalité qu'on suppose à la fois immobile et uniforme. Comment s'y conformerait-on, et quelle autorité garderait-elle, si l'on n'y voyait qu'un mode d'adaptation provisoire à des circonstances momentanées, qui n'ont pas toujours existé, qui se modifieront quelque jour ? Certes, ces règles, extérieures à l'individu, et qui s'imposent à lui du dehors, lui apparaissent comme l'œuvre de la société. Elles ne sont ni des lois physiques, ni des forces matérielles. Par leur rigidité et leur généralité, elles n'en imitent pas moins les lois et les forces de la matière. La volonté sociale qu'on sent derrière s'est fixée et simplifiée : elle a renoncé à s'adapter à toutes les variations qui se produisent, dans le temps et dans l'espace, à l'intérieur du groupe d'où elle émane De toutes les influences sociales, celles qui prennent la forme d'une technique imitent le mieux le mécanisme des choses non sociales.
Ce qu’on voit, avec cette analyse, est qu’il n’y a pas comme on aurait pu le croire une anhistoricité de l’efficacité, mais une ruse à l’œuvre dans l’activité technicienne. La technique fait « comme si », elle « imite » les lois de la matière d’où elle tire du prestige, elle ruse en faisant croire qu’elle n’est pas sociale8..
La technique représente la part de son activité que la société abandonne temporairement au mécanisme.
Ainsi le « discours » que le fait social technique adresse au monde n’est pas moins qu’un autre, pour une part, « fictif ». Mais la fiction est celle d’une histoire sans histoire, sans héros ni haut fait qui met l’individu isolé dans une relation aliénante dans l’incapacité d’entendre les signes d’une matière devenue muette.
Conclusion sur l’inconscient
Ce que Michel Verret9 appelle le « matérialisme morphologique » de Maurice Halbwachs repose sur l’idée que le social s’incarne dans des formes matérielles, et dans des lieux. Ce matérialisme morphologique nous semble mériter d’être remis à l’ordre du jour, non seulement parce qu’il nous semble à l’œuvre dans des perspectives moins « oubliées » comme celles de Leroi-Gourhan ou Simondon du point de vue de l’échange permanent entre le spécifiquement humain (le symbolique et le matériel et leur indispensable réciprocité) mais pour y ajouter (peut-être- une dimension qui a plutôt été développée par d’autres auteurs (Castoriadis, Balandier, Gras). L’imaginaire caractéristique de l’humain conçu comme être éminemmenet social est en effet le fait de produire de la fiction, des histoires qui nous permettent d’encaisser la permanente mobilité du réel. Durkheim disait qu’il fallait considérer les faits sociaux comme des choses. Mauss, subvertissant l’enseignement de son oncle, nous apprend à considérer les choses « comme » des faits sociaux en donnant à voir la société comme un tissu dans les fibres duquel, inextricablement se mêlent sujets et objets (citation essais sur le don). Halbwachs réactive de l’héritage comtien que notre rapport aux autres, aux choses et à la nature s’inscrit et prend sens dans un récit dans une fiction qui sans être illusoire n’est pas non plus véridique.
L’imaginaire est pour reprendre l’expression de Castoriadis, « instituant ». Pour Halbwachs il est mis en récit et, par là, « fiction » ancrée sur des lieux dont la matérialité importe (morphologie sociale revisitée).
1 « Au fond la notion d'une représentation inconsciente et celle d'une conscience sans moi qui appréhende sont équivalentes. Car quand nous disons qu'un fait psychique est inconscient, nous entendons seulement qu'il n'est pas appréhendé. Toute la question est de savoir quelle expression il vaut le mieux employer. Au point de vue de l'imagination, l'une et l'autre ont le même inconvénient. Il ne nous est pas plus facile d'imaginer une représentation sans sujet qui se représente, qu'une représentation sans conscience. », in « Représentations individuelles et représentations collectives », Revue de Métaphysique et de Morale, Tome VI, mai 1898.
2 Les faits sociaux nous dit Durkheim sont des « manières » de penser, d’agir et de sentir
3 B.Karsenti, La société en personne, Paris, Oeconomica, 2006.
4 in, Les Cadres sociaux de la mémoire, p.
5 Halbawachs insiste sur le fait que ces cadres agissent sur le processus de reconnaissance du passé sous la forme d’états psychiques.
Nous dirons alors qu'il y a dans toute image, si unique soit-elle, un aspect général, par lequel elle se rattache à un ensemble de notions présentes à la conscience. On retrouve ainsi et on rétablit la continuité entre l'image et le cadre, et l'on s'explique, puisque celui-ci est fait tout entier d'états psychiques, qu'entre le cadre et l'image il puisse s'établir un échange de substance, et même que le cadre suffise pour reconstituer l'image. (CSM p3)
6 in Mémoire collective, p. 226
7 ref. Cadres sociaux
8 Il est intéressant, et prouvant, de remarquer qu’Halbwachs un peu plus haut utilise le même argument à propos des règles de parenté, éminemment sociales, mais qui tirent leur autorité de leur apparente proximité avec les règles de filiation naturelle.
9 Note Michel Verret