N°2 / numéro 2 - Octobre 2002

Science psycho-sociale et engagement idéologique

Odile Camus

Résumé

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Introduction

Je souhaiterais revenir ici sur la question de l’engagement politique, et, plus largement, idéologique, qui fut effleurée lors du séminaire Personnalité autoritaire, personnalité démocratique animé par A. Dorna à Caen, le 1er Mars 2002. Cette question, que nous n’avons pas eu le temps de traiter de front, ne saurait en effet être esquivée par ceux qui souhaitent promouvoir une psychologie politique scientifique. De plus, les positionnements divergents qui se sont laissés entrevoir lors de ce séminaire témoignent tant de l’intérêt que du potentiel polémique de cette question – et le débat d’idées, même lorsqu’on ne saurait en attendre une issue consensuelle telle que celle que peuvent parfois offrir les arguments empiriques, en science comme en politique, reste encore le meilleur rempart contre les dogmatismes de tous ordres. Or, comme le remarque Dorna, « aucun débat sérieux (sur l’engagement idéologique des psychologues) n’est encore organisé, faute d’intérêt de la part des partisans de la « neutralité » scientifique » (1998 : 11).

C’est pourtant l’un de ces partisans, J.-P. Deconchy, qui me semble-t-il a exprimé la position la plus claire à ce propos1, position dont rendent compte les trois options suivantes :

1.Toute décision politique repose (en partie) sur des valeurs ; les énoncés politiques sont de ce fait infalsifiables. Le scientifique n’a donc rien à en dire.

2.La science psycho-sociale ne saurait être « idéologiquement inerte », en ce que les savoirs qu’elle construit sur l’homme se confrontent à des croyances préalables sur le même objet. Mais elle se doit d’être « idéologiquement neutre ».

3.En réponse à une question d’A. Dorna s’inquiétant de la prolifération de « micro-théories » faisant obstacle au projet d’une théorie sociale globale, J.-P. Deconchy conteste le besoin d’une telle théorie, les sciences sociales n’ayant pas à se confondre avec une « religion de la société ».

Le chercheur n’aurait donc pas, dans le cadre de son activité scientifique, à s’engager idéologiquement. Cette position découle, en toute logique, d’une conception dichotomique de la connaissance, conception appuyée sur l’épistémologie poppérienne et assez largement partagée au sein de la psychologie sociale expérimentale ayant pris pour objet les croyances, idéologies, explications quotidiennes, etc. - bref, la « pensée commune ». Dans cette conception, la connaissance scientifique diffère de la connaissance commune, idéologique, le critère de démarcation étant la falsifiabilité : « Un système faisant partie de la science empirique doit pouvoir être réfuté par l’expérience » ; c’est ainsi que « plus (les lois de la nature) interdisent, plus elles disent » (Popper, 1934, éd.1973, 1ère partie-I-6). Le support méthodologique privilégié pour produire des savoirs scientifiques, lesquels visent l’exactitude et non l’action, est l’expérimentation, en ce qu’elle repose sur des hypothèses opérationnelles – falsifiables. Expérimenter, c’est en effet créer les conditions pour que se produise un fait falsifiant l’hypothèse, s’il est possible qu’un tel fait se produise – l’important étant la possibilité du test empirique (Popper, op.cit.I-8). Seule la méthode expérimentale permet la mise en évidence de déterminismes généraux, soit : de « ce qui est et ne peut pas ne pas être ».

Il ne s’agira pas ici de remettre en cause une option épistémologique de laquelle par ailleurs mes propres travaux expérimentaux2 relèvent. Mais je souhaiterais examiner, fût-ce au risque de la contradiction, les trois options déclinées ci-dessus au regard de ce que nous pouvons dire, à la fois en tant que chercheur en psychologie sociale et en tant que citoyen soucieux de comprendre la marche du monde, de la morale contemporaine, qui donne sens à l’action politique et organise la représentation que notre société construit d’elle-même ; ce que nous pouvons en dire au regard tant de l’idéologie qui détermine que de l’idéologie qui légitime le présent ordre social ; bref, au regard de l’idéologie dominante en tant qu’« épistémo-idéologie » (voir Camus, 2000).

1. Les fondements éthiques du discours politique contemporain

1.1. Le réalisme comme valeur légitimante

Les décisions politiques, comme toute décision d’action, reposent certes sur des valeurs – et de manière générale, l’inscription dans l’action est nécessairement sous-tendue par une conception normative, soit : une morale. Il convient néanmoins d’interroger le statut conféré aux valeurs dans le discours politique légitimant ces décisions. Car s’il est un argument actuellement en inflation dans les discours des gouvernants, c’est celui du « réalisme », au nom duquel les décisions fondamentales relatives à la construction de la société ne font plus l’objet de débats, mais s’imposent comme procédant de la nécessité (voir Bellon & Robert, 2001, en particulier 66sq.) C’est ainsi que la politique devient simple gestion sociale, affaire d’experts, comme le pressentait déjà Bernanos en 1944 (dans un pamphlet visionnaire, au titre par ailleurs inqualifiable) : « La Société moderne est désormais un ensemble de problèmes techniques à résoudre » (1999 : 112). Dorna également remarque que  « la République (…) moderne est devenue un corps institutionnel doublement ambigu : ni vrai citoyen ni vrai Etat. L’acte politique est réservé à une élite technique. C’est le métier qui compte » (1998 : 224). En témoigne, par exemple, le fait que le premier ministre Jospin, annonçant son retrait de la vie politique au soir du 21/04/02, a déclaré, probablement en toute sincérité, avoir « bien fait (son) travail ».

Finalement, le réalisme ainsi utilisé s’érige en valeur morale : l’action politique est guidée par la nécessité. Cette morale a ceci de particulier que les valeurs qui la définissent sont déduites de ce qui est, ce qui revient à conférer a posteriori une légitimité morale au social existant – et à substituer le nécessaire au conjoncturel. Une telle morale ne peut donc avoir d’autre visée que la perpétuation de l’ordre existant ; ou, pour reprendre les termes de Bernanos : « Le réalisme est un mot vide de sens parce qu’il est susceptible de les prendre tous, et même les plus contradictoires, puisque, au réalisme de celui qui donne un coup de pied quelque part, correspond le réalisme de celui qui le reçoit. (…) (Ce mot) n’est rien d’autre, en somme, que le synonyme prétentieux de l’humble conformisme » (op.cit. : 216sq.)

S’interroger sur la nature de cette nécessité constitue inévitablement une remise en cause de l’actuelle gestion sociale, comme le font par exemple Bourdieu & Wacquant : « la notion fortement polysémique de « mondialisation » (…) a pour effet, sinon pour fonction, d’habiller d’œcuménisme culturel ou de fatalisme économiste les effets de l’impérialisme américain et de faire apparaître un rapport de force transnational comme une nécessité naturelle » (c’est moi qui souligne). La « mondialisation » est en fait une « rhétorique » au moyen de laquelle les gouvernements justifient des décisions politiques reflétant « le basculement des rapports de classe en faveur des propriétaires du capital. » Ce discours est « doté du pouvoir de faire advenir les réalités qu’il prétend décrire, selon le principe de la prophétie autoréalisante » (2000 : 7). Dans quelle mesure cette analyse procède-t-elle de l’engagement idéologique ?

1.2. Le relativisme éthique comme principe constitutif

Le statut moral conféré au réalisme n’est pas sans rapport avec le relativisme, lequel « fait partie du contexte idéologique dans lequel nous pensons et agissons » (Matalon, 2002 : 10). La complémentarité réalisme-relativisme, superficiellement paradoxale, est un des piliers de l’idéologie dominante, que l’on saisira plus aisément d’un point de vue épistémique (voir infra). Dans le présent paragraphe il s’agit simplement d’introduire quelques éléments de réflexion sur les diverses manifestations du relativisme éthique dans le domaine politique.

Le relativisme se traduit en premier lieu par la défaillance du jugement moral. Matalon, soulignant le rapprochement possible entre relativisme et tolérance, qui amène à accepter toutes les différences, remarque qu’ « on tolère parce qu’on n’a pas de critère de jugement qui pourrait amener à s’opposer. (…) On peut craindre que ces « tolérants », faute de critères et de convictions, soient sans défense face à la séduction d’idéologies qui font fortement appel à l’affectivité et peuvent, paradoxalement, les faire basculer dans une intolérance radicale. » (op.cit.: 10). Est-il besoin de rappeler, à titre d’exemple, que la masse électorale française a tout récemment porté au deuxième tour des élections présidentielles un présumé voleur et un tortionnaire avéré ? Le citoyen ne dispose plus des critères du jugement moral, et/ou n’est pas sollicité à les utiliser pour évaluer les discours et les décisions politiques.

C’est ainsi que les hommes politiques ne sont plus tenus de « dire la vérité3 ». Car dans quelle mesure est-il encore possible d’examiner le rapport qu’entretiennent les discours politiques aux faits ? Le fait de qualifier un discours politique de « mensonger » n’a pas grande pertinence dans la mesure où le discours politique, soumis aux règles du « marketing », vise désormais à vendre une image, non à convaincre sur des idées. La médiatisation du politique, en ce qu’elle le construit en tant que spectacle, rend caduque toute évaluation en termes de vérité/fausseté – de même qu’un message publicitaire ne sera pas jugé mensonger pour la raison qu’il vise à faire associer par la cible une marque donnée avec toutes sortes de bienfaits (plaisir, jeunesse, etc…) sans rapport avec le produit vendu.

Le relativisme éthique conduit en second lieu à libérer les notions de « bien » et de « mal » de toute conceptualisation antérieure. Ce qui rend dicible par exemple la version du « Bien » et du « Mal » du Président de la première puissance mondiale, suite aux attentats du 11 septembre 2001 : vidés de toute substance informative, ces mots fonctionnent néanmoins comme étiquettes pour identifier deux groupes antagonistes. Dans cette désignation,  le nom « ne décrit aucune propriété ni ne renferme aucune information relative à ce qu’il nomme » (Moscovici, 1999 : 98) – mais « en imposant un nom nous constituons un espace distinct et stable dans le champ social » (ibid. : 102). Un examen de la politique internationale des Etats-Unis sur les dernières décennies invite à comprendre que le « Bien » désigne en fait les intérêts des Etats-Unis, et le « Mal » ce qui s’y oppose ; en témoigne entre autres leur récent refus de ratifier le traité créant la Cour pénale internationale (Le Monde, 8/05/02, p.21)4. Et tous les moyens sont légitimes pour combattre le « Mal », comme la création par le Pentagone d’un Bureau d’influence stratégique, chargé de diffuser de fausses informations pour « influencer les opinions publiques et les dirigeants politiques aussi bien dans les pays amis que dans les Etats ennemis5 ». Là encore, le simple fait de mettre à jour ce qui sous-tend cette morale ne manquera pas d’être perçu comme un parti-pris.

2. La distinction entre « inertie » et « neutralité » idéologiques

2.1. Neutralité idéologique et questions éthiques.

La question de la neutralité comporte au moins deux aspects : peut-on attendre du scientifique qu’il tienne, en tant que scientifique, un discours moral, d’une part ; et d’autre part : des considérations d’ordre moral peuvent-elles orienter le travail du scientifique. Le scientifique aurait alors pour visée plus ou moins directe d’agir sur le cours des choses humaines. La neutralité inviterait à répondre négativement à ces deux questions. Mais une telle position paraît difficile à tenir absolument dans le champ des sciences humaines et sociales. Faudrait-il par exemple exclure de nos investigations toute question soulevant des problèmes éthiques ? Le champ de la recherche en serait considérablement restreint ; on voit mal notamment comment une psychologie politique trouverait sa place. D’ailleurs les préoccupations éthiques sont effectivement présentes dans la recherche fondamentale ; en témoigne le souci de l’ADRIPS (Association pour la Diffusion de la Recherche Internationale en Psychologie Sociale) de constituer un Comité d’Ethique. Dans le pré-projet de code éthique proposé par l’ADRIPS, il est même explicité que « la recherche scientifique en psychologie sociale (…) doit, chaque fois que cela est possible et approprié, contribuer à améliorer la condition intellectuelle, psychologique et matérielle des gens » (sous le Titre I).

Il se peut qu’intervienne un malentendu à propos de ce qu’il convient d’entendre par neutralité versus engagement idéologiques. Car ce sera plus strictement d’engagement éthique dont il sera question ici, c’est-à-dire d’engagement à l’égard de principes visant à orienter l’action pour faire advenir un état jugé désirable. On n’en assimilera pas pour autant idéologie et morale, mais la morale peut se définir comme dimension de la connaissance idéologique – auquel cas la neutralité idéologique implique le retrait moral, et c’est précisément ce retrait moral qui est au centre de la présente problématique. Cette position est certes conceptuellement discutable. L’absence d’une définition consensuelle de l’idéologie, maintes fois soulignée, favorise évidemment certaines confusions. Si l’on s’accorde néanmoins à reconnaître que l’idéologie est un système de représentations, ou, plus fondamentalement, une « posture cognitive » (Deconchy, 2000a), qui se distingue de la posture scientifique en ce qu’elle ne vise pas l’exactitude mais l’action, alors on admettra que les principes moraux relèvent de l’idéologie. Il peut certes exister des principes moraux déconnectés de tout système idéologique, tels que ceux issus du seul conditionnement éducatif, mais de tels principes ne sauraient doter l’être d’une capacité d’autoréférence authentique – bref, ne sont pas susceptibles de générer de l’engagement, question qui nous occupe. En tout état de cause, l’engagement éthique, dans le contexte actuel, se confond avec l’engagement idéologique. En témoignent par exemple les disqualifications dont Chomsky6 a pu être l’objet ; comme le remarque Bricmont7, « son engagement est fondé sur des principes comme la vérité et la justice, et non sur le soutien à un camp historique et social, quel qu’il soit ».

2.2. L’impact idéologique des connaissances produites en sciences humaines et sociales (SHS)

La question de l’inertie idéologique est d’un abord plus consensuelle que celle de la neutralité. Car il suffit somme toute de reconnaître aux SHS une particularité que n’ont pas les sciences dites exactes, en l’occurrence le fait que leur objet soit aussi objet d’une connaissance commune, pour s’accorder sur leur non inertie idéologique. C’est en tout cas particulièrement manifeste dans le champ des sciences sociales : « Les sciences sociales (…) ont un objet trop important et trop brûlant du point de vue de la vie sociale (…) pour que leur soit octroyé le même degré d’autonomie qu’aux autres sciences et que leur soit accordé le monopole de la production de la vérité. (…) Tout le monde se sent en droit (…) d’entrer dans la lutte à propos de la vision légitime du monde social, dans laquelle le sociologue intervient aussi, mais avec une ambition tout à fait spéciale, que l’on accorde sans problèmes à tous les autres savants, et qui, en son cas, tend à paraître monstrueuse : dire la vérité ou, pire, définir les conditions dans lesquelles on peut dire la vérité » (Bourdieu, 2001 :170). Le noyau de l’impact idéologique en effet tient bien aux prétentions de ces sciences à être effectivement scientifiques. La sociologie n’est certes pas la psychologie sociale, mais la sociologie de Bourdieu n’est pas une « sociographie » (Cf. Deconchy, 2000b : 14) ; elle rend compte de mécanismes fondamentaux de la reproduction sociale, dans une perspective à bien des égards complémentaire de celle développée dans le cadre de la psychologie sociale de la reproduction idéologique.

Afin d’illustrer plus précisément en quoi la recherche psycho-sociale ne saurait être idéologiquement inerte, on peut se référer à l’ensemble des travaux expérimentaux présentés dans Deconchy (2000b) : l’auteur y montre que l’homme travaille à s’immuniser cognitivement contre l’idée qu’il est une « donnée de nature », soumis à des déterminismes naturels. Ce processus serait d’ailleurs commun à toutes les idéologies (p.131). Une psychologie sociale naturaliste ne peut donc que se confronter aux idéologies. Cela dit, peut-on inférer, de cette illustration d’une psychologie sociale idéologiquement « non inerte » mais « neutre », ce que serait une psychologie sociale inerte et non neutre ? Car ce serait un paralogisme d’en conclure que toute investigation visant au contraire à éclairer les conditions rendant possible l’auto-détermination – l’autoréférence (Cf. intervention d’A. Kiss dans ce même séminaire) est idéologiquement non neutre. Et il ne faudrait pas non plus considérer que la connaissance des déterminismes dans l’ordre humain remet systématiquement en cause la connaissance idéologique de l’homme.

D’ailleurs, parmi l’ensemble des expérimentations exposées dans Deconchy (op.cit.), les plus convaincantes me semblent être celles qui concernent la perception de l’homme singulier. Les résultats relatifs au « modèle humain » (mettant en cause la représentation de l’« espèce humaine ») (p.135sq.) paraissent quant à eux plus complexes, plus ténus et plus instables8. Quelle représentation l’homme construit-il, s’il en construit, de la « communauté humaine », la « collectivité », le « social » ? Et quel rapport ces notions, si tant est qu’elles aient pour les gens un sens autre que renvoyant à un agrégat d’individualités - une « masse » -, entretiennent-elle avec la notion de « nature humaine » ? Car il me semble que ce n’est pas en tant qu’être social que l’homme se pense comme individu, unique et autodéterminé, échappant à l’objectivation scientifique, mais plutôt dans l’ordre privé, et tout particulièrement affectif – lieu que tout un chapitre de l’histoire de la philosophie a précisément traité comme lieu du corporel distingué du spirituel, donc de la détermination biologique ! Là encore, les intuitions de Bernanos sont éclairantes : « Qu’il s’intitule capitaliste ou socialiste, ce monde s’est fondé sur une certaine conception de l’homme (…). Le système l’a défini une fois pour toutes un animal économique, (…) objet du déterminisme économique (…). (Soumis) à la loi des grands nombres, on ne saurait l’employer que par masses, grâce à la connaissance des lois qui le régissent. » (op.cit. 32 – c’est moi qui souligne). Bref, on ne peut exclure que l’être social se sache/se croie/s’accepte – sans se reconnaître pour autant -, objectivement déterminé.

Certes, je parle ici de l’homme moderne ; tandis que les mécanismes mis en évidence par Deconchy en ce qui concerne l’immunisation cognitive évoquée ci-dessus, ou de façon plus manifeste encore en ce qui concerne les déterminismes des croyances, dont il fut question dans ce séminaire (voir aussi par exemple Deconchy & Ragot, 1999), ces mécanismes donc se présentent comme anhistoriques. Ce qui fait de l’homme un homme, c’est peut-être effectivement cette nécessité de se penser au-delà du biologique, de la détermination, de la mort. Mais on peut convenir que cette forme très générale de la représentation que l’homme construit de lui-même s’actualise différemment suivant la structure épistémo-idéologique de son contexte socio-historique. Cet espace de « subjectivité » donc, qu’il lui serait naturel de préserver, me paraît en effet aujourd’hui indissociable de l’ « individualité », qui aura été disjointe de la « socialité9 » (Cf. l’ « individualisme » comme trait de l’idéologie libérale). Et peut-on, dans nos disciplines, passer outre une réflexion sur l’articulation entre savoir produit et contexte socio-historique dans lequel il est produit ? Une telle réflexion suppose en tout cas une distance critique à l’égard de l’épistémo-idéologie qui structure la représentation que l’homme moderne construit de lui-même.

2.3. Statut épistémo-idéologique des « lois de la nature »

Comment l’homme moderne se représente-t-il les « lois de la nature » ? Pour ce qui est des lois physiques et biologiques, leur intangibilité est aujourd’hui profondément remise en cause par la maîtrise technologique, au point que la connaissance de la « nature » ne se définit plus indépendamment des actions potentielles visant à modifier l’« ordre naturel » (Cf. par exemple les pressions économiques croissantes pesant sur la recherche fondamentale dans les domaines où elle peut déboucher sur des applications hautement rentables – nanotechnologies, organismes génétiquement modifiés, etc.). Dans la « technoscience », science et technique se légitiment mutuellement, voire se confondent (voir Mandosio, 2000). Mais les conséquences de l’activité technologique, ce que ce type de connaissance produit comme changement dans l’ordre naturel, sont pensés comme données de nature. Tout se passe comme si l’activité des sociétés humaines échappait au contrôle de l’homme, tandis que la nécessité du monde physique existant devenait toute relative. C’est donc en somme un objectivisme social qui caractérise le cadre de pensée actuel ; et les lois que l’on ne cherche pas à modifier sont celles qui régissent l’ordre humain. La « loi du plus fort » par exemple illustre cette dimension constitutive de l’ordre cognitif dominant, loi issue d’une exploitation du darwinisme (dans une interprétation évidemment détournée), visant la justification des inégalités sociales par la sélection naturelle. La non remise en cause de l’environnement social, permettant d’en masquer l’arbitraire, est d’ailleurs socialement désirable : c’est la norme d’allégeance, mise en évidence dans les travaux expérimentaux de Gangloff (voir notamment 1995, 1997) à partir d’une analyse critique de la norme d’internalité. Par exemple : les gens devraient expliquer de manière privilégiée l’engagement idéologique par la croyance qu’a celui qui s’engage en la possibilité humaine de modifier l’ordre social, croyance probablement jugée illusoire ; une telle explication fait de la sorte appel à une cause interne non allégeante. Pour les théoriciens de la norme d’internalité, l’engagement idéologique devrait procéder du conformisme (puisque témoignant de la croyance qu’a celui qui s’engage en son propre contrôle sur les événements, donc de son internalité) ; tandis que l’interprétation alternative que constitue la norme d’allégeance en ferait apparaître au contraire le caractère socialement déviant. Il serait d’ailleurs concevable de confronter empiriquement ces deux lectures scientifiques, afin de déterminer laquelle reflète la pensée commune – en prenant garde de ne pas confondre normes régissant le discours sur l’engagement idéologique, et normes régissant effectivement les conduites évaluatives. Si, comme je le suppose, la norme est bien l’allégeance et non l’internalité, l’évaluation par les sujets d’une cible attribuant ses propres conduites à ses convictions idéologiques devrait être négative, plus négative par exemple que si la cible met en cause son adaptabilité à des contraintes externes (internalité allégeante)10.

La manière dont les gens se représentent la « nature humaine », entre objectivisme social et auto-détermination individuelle (si tant est que ces deux registres se rencontrent), n’est pas exempte de paradoxes. Mais on sait que la pensée commune s’accommode des paradoxes (Cf. le concept de polydoxie) : il suffit de ne pas actualiser simultanément les registres peu compatibles. Finalement cet objet sacralisé qu’est la « nature humaine » dans la connaissance idéologique ne saurait être déterminé de l’extérieur de lui-même, c’est-à-dire : ne saurait être régi par des lois manipulables ; ses lois sont au contraire autonomes, en ce que leur maîtrise n’est pas possible à l’échelle humaine, laquelle est assimilée par la pensée libérale à l’échelle de l’individu humain. Les « lois du marché », par exemple. Et cette impossibilité de penser l’action sociale remet en cause l’existence même de la res publica.

Cela dit je conviens que l’objectivisme social, en tant que présupposé structurant l’idéologie libérale, n’est encore qu’un concept spéculatif. Mais il peut être opérationnalisé11.

2.4. La « nature » comme produit d’une culture hégémonique

Dans la connaissance idéologique, l’ordre social serait caractérisé par un déterminisme absolu. D’autant plus absolu qu’il ne trouve plus guère d’occasions de se confronter à la différence (même si les industriels de l’agro-alimentaire ont encore parfois quelques difficultés à mondialiser leur marché pour cause de « particularisme culturel » ; peut-être nos modalités sensorielles primitives, goût et odorat, - notre animalité résiduelle, notre nature la plus ancienne -, sont-elles moins aisées à modifier que nos consciences). L’idéologie libérale ne produit donc pas à proprement parler du « culturel », mais de la nécessité, via notamment l’implantation planétaire de la télévision, et donc l’exposition de toute l’humanité à « cette forme abjecte de la Propagande qui s’appelle la Publicité » (Bernanos, op.cit.254) – car en quelque langue que ce soit, le message publicitaire constitue toujours une incitation à la consommation. Une idéologie hégémonique est-elle encore de l’ordre du culturel ? Et, relativement à la question de l’engagement du chercheur, le problème spécifique que génère cette culture naturalisée est que « toute posture cognitive distincte (de l’idéologie dominante) est tenue pour idéologique, tandis que le cadre de pensée épistémo-idéologique, adopté sans adhésion comme le seul possible, se nie en tant qu’idéologie » (Camus 2002 : 6).

Il devient alors extrêmement délicat de mettre en évidence les déterminismes naturels des conduites humaines. L’homme contemporain est en effet plus uniforme que ses ancêtres ne l’ont jamais été. Il ne nous est donc pas possible de savoir si ce qui le détermine est de l’ordre de la nécessité naturelle, ou de la « nécessité libérale ». Nous savons – car la psychologie sociale expérimentale offre, en fin de compte, une vision globalement cohérente des déterminismes des conduites – que l’homme a une forte propension à se soumettre aux pouvoirs – autorité, majorités, etc. Nous savons que ses conduites sont dans une large mesure le produit des pressions sociales, et non de ses convictions, a fortiori de ses valeurs. Nous savons que sa « conscience », sa « raison » - pour ne rien dire de son « libre-arbitre » -, n’interviennent qu’accidentellement dans cette détermination. Nous savons que ses attitudes se construisent pour l’essentiel conformément à ce que sa position sociale et les rôles qui en découlent font attendre…. Mais un tel modèle humain ne rend-t-il pas simultanément compte de la culture hégémonique contemporaine et de la psychologie sociale naturaliste ? Il est trivial de constater par exemple que la culture contemporaine se distingue fondamentalement de toutes les cultures antérieures en ce qu’elle déprécie les valeurs d’ordre spirituel, au profit des valeurs matérielles - ce que dénonce finalement Bernanos : « (…) par un paradoxe étrange, c’est au nom du libéralisme que le capitalisme naissant sacrifiait l’homme libre à ce même impitoyable déterminisme des choses que nous dénonçons dans le marxisme. (…) Libérale ou marxiste, ce qu’on appelle la société moderne n’a cessé d’affaiblir la résistance morale de l’homme au profit de son efficacité sur les choses » (op.cit. : 163). Le fait que cet écrivain soit notoirement un croyant ne doit en rien affaiblir la portée d’un propos, expression d’une pensée affranchie de tous les dogmatismes, que l’on qualifierait plus volontiers de libertaire que de moraliste.

Je ne sais pas si la soumission est dans l’ordre humain ; mais je ne doute pas qu’elle soit dans l’ordre libéral : « (…) l’esprit de servitude finit tôt ou tard par triompher partout quand le citoyen préfère le confort à la liberté » (ibid. : 225). Il suffirait d’ailleurs de parler d’ « adaptation », ou mieux : d’ « adaptabilité », pour que les connaissances élaborées dans le cadre de la psychologie sociale expérimentale (dans le champ de la rationalisation en particulier) apparaissent sous un angle normatif (car ce n’est pas dans le champ social que l’individu se pense autodéterminé ; dans la vie quotidienne, relie-t-il spontanément ses convictions à ses conduites sociales ?) Bref, l’homme de la psychologie sociale expérimentale, c’est l’homme des masses, celui que les totalitarismes doivent faire advenir pour exister. L’implication mutuelle entre totalitarisme et masses a d’ailleurs été relevée par Rouquette (1994 : 40sq.). Ainsi Hitler proclamait-il : « Nous devons nous méfier de l’intelligence et de la conscience, et mettre toute notre foi dans les instincts » (d’après Lévi, appendice à Lévi 1958, ed. 1987, p.208). Les rassemblements de masse ne sont même plus nécessaires pour fabriquer l’homme des masses, devenu « ermite de masse » qui consomme isolé les produits de masse (notamment médiatiques), comme l’analyse Anders (1956, ed.2002 : 119sq.) : « Diriger les masses dans le style de Hitler est désormais inutile (…). L’effacement, l’abaissement de l’homme en tant qu’homme réussissent d’autant mieux qu’ils continuent à garantir en apparence la liberté de la personne et les droits de l’individu » (ibid.)

2.5. Le retrait moral, posture scientifique ou imposture idéologique ?

Une abstinence idéologique clairvoyante est-elle possible, sans qu’il en résulte une inscription dans l’idéologie dominante – en tant précisément qu’il s’agit d’une épistémo-idéologie caractérisée par le réalisme ? Dans ce contexte en effet12, la distinction entre inertie et neutralité idéologiques me paraît problématique : la visée de l’exactitude dans une optique déterministe n’est pas idéologiquement neutre. De plus le retrait moral cautionne le relativisme éthique (même si initialement il n’en relève pas nécessairement). Estimer que ce retrait est une condition nécessaire à la scientificité, c’est considérer que le moteur de notre travail de chercheur doit être, à l’exclusion de tout autre, le désir de savoir ce qui est. C’est donc ne reconnaître, dans le cadre de notre travail, qu’une seule valeur : la science – comprise comme connaissance de la réalité. L’ordre social, produit de la nécessité, trouve ainsi en lui-même sa propre légitimité, puisqu’aucune valeur morale (à l’exclusion du réalisme) ne se voit reconnaître une légitimité universelle.

Refuser d’adhérer à cette conception de la science n’impose pas pour autant de se situer dans un relativisme épistémique. Ce dernier, issu notamment d’une certaine interprétation du programme fort de la sociologie des sciences, aboutit à un agnosticisme quant à la valeur des connaissances scientifiques : les savoirs scientifiques, comme toute production humaine, sont socialement déterminés – donc ne peuvent qu’être de nature idéologique. Or, comme le fait remarquer très justement Matalon, « le relativisme apparaît (…), paradoxalement, comme un réalisme, mais un réalisme du social. (…) Le social est présenté comme absolu déterminant, constituant une « objectivité » à laquelle on n’échappe pas » (1996 : 149). En fin de compte, le couple relativisme-déterminisme social, avant de caractériser un positionnement épistémologique au sein des sciences sociales, rend compte d’une dimension fondamentale de l’épistémo-idéologie.

Une position authentiquement alternative, à l’écart des clivages habituels, pourrait être celle du « rationalisme historiciste » de Bourdieu (2001 : 11) : le laboratoire est un « lieu historique où se produisent des vérités transhistoriques » ; ce n’est pas parce que la science est « un fait social de part en part historique » que « ses productions sont relatives aux conditions historiques et sociales de leur émergence » - le réel étant « l’arbitre de la recherche » (ibid.136sq.). Or, le « réel » dont traitent les sciences sociales est à la fois « extérieur et indépendant de la connaissance », et « construction sociale » - ce en quoi il demeure un enjeu, chaque agent social cherchant à imposer son « point de vue ». « C’est ce qui fait que la sociologie, qu’elle le veuille ou non (…), est partie prenante des luttes qu’elle décrit » (ibid.172).

3.« Théorie sociale globale » et « religion de l’Humanité ».

3.1. Bref retour sur la philosophie positive

Un retour provisoire au positivisme originel peut être utile, afin de mieux cerner les termes du débat relatif à la 3° option. Il est important en particulier de réfléchir aux conséquences de l’abandon par les scientifiques d’un pan entier de la philosophie positive, tout en en conservant un certain nombre de principes. Ces derniers peuvent être rapidement résumés : la science porte sur des faits, dont elle présuppose le déterminisme ; elle vise à « substituer partout, à l’inaccessible détermination des causes proprement dites, la simple recherche des lois, c’est-à-dire des relations constantes qui existent entre les phénomènes observés ». Elle a donc pour tâche « l’appréciation systématique de ce qui est », laquelle doit toujours « rester relative à notre organisation et à notre situation » (Comte, op.cit.19sq.).

Certes, un tel programme scientifique ne donnera pas de la réalité une vision totalisante – une « théorie globale » ; par exemple, « une judicieuse exploration du monde extérieur l’a représenté comme beaucoup moins lié que ne le suppose ou ne le désire notre entendement (…) » (ibid. : 35) ; ou encore : « considérée (…) comme exacte représentation du monde réel, notre science n’est certainement pas susceptible d’une pleine systématisation, par suite d’une inévitable diversité entre les phénomènes fondamentaux » (p.37). Mais en même temps, Comte dénonçait déjà, dans le domaine des sciences de la nature, la « spécialisation aveugle et dispersive qui caractérise profondément l’esprit scientifique actuel » (p.124sq.), « l’empirique prépondérance de l’esprit de détail », « les savants (étant ainsi) conduits (…) à une insurmontable aversion contre toute idée générale, et à l’entière impossibilité d’apprécier réellement aucune conception philosophique » (c’est moi qui souligne) - tandis que la philosophie positive « exige directement l’esprit d’ensemble », et « fait à jamais prévaloir, sur toutes les études aujourd’hui constituées, la science naissante du développement social » (ibid.). Car la « destination » de la science est de « consolider autant que possible (…) l’unité spontanée de notre entendement » (p.33). « Ainsi rapportées, non à l’univers, mais à l’homme, ou plutôt à l’Humanité, nos connaissances réelles tendent, au contraire, avec une évidente spontanéité, vers une entière systématisation (…) » (p.38).

Et ce qui précisément nous apparaît désuet, dans le programme de Comte, ce sont les propositions relatives à la « destination » de la science – en l’occurrence, une « religion de la société », ou plus exactement, « religion de l’Humanité ». Or, quelle peut être la cohérence interne d’une démarche scientifique reposant sur des principes tronqués, ayant perdu leur sens ? Comme le remarque Dorna, « (…) les sciences sociales, à force de spécialisation, ne sont plus en mesure d’assurer leur propre cohérence épistémologique, leur consistance méthodologique et leur volonté idéologique, devenant ainsi une sorte d’archipel de connaissances ponctuelles » (2002 : 1sq.). Peut-être faut-il envisager que l’avènement d’une psychologie scientifique, naturaliste, que Comte ne concevait pas, n’a rien à voir avec le sommet de la hiérarchie comtienne des sciences, la sociologie ; mais une psychologie politique ne saurait, quant à elle, s’en distinguer radicalement.

3.2. L’aspiration au « Progrès »

Pour Comte, la science a pour finalité de « perfectionner l’ordre naturel » : « (…) la nouvelle philosophie assigne directement, pour destination nécessaire, à toute notre existence, à la fois personnelle et sociale, l’amélioration continue, non seulement de notre condition, mais aussi et surtout de notre nature (…) » (op.cit.93) ; cette amélioration consiste à faire prévaloir nos attributs les plus humains d’après Comte, à savoir l’intelligence et la sociabilité (p.94) – les phénomènes humains étant certes assujettis à des lois, mais ils sont de tous « les plus modifiables » (ibid.)

Il ne s’agit pas pour autant de remettre au goût du jour le catéchisme positiviste d’un penseur incontestablement dogmatique. Mais, quitte à faire preuve d’un éclectisme en disgrâce depuis deux siècles, je souhaiterais retenir du positivisme cette aspiration constitutive au Progrès. Car s’il est une valeur aujourd’hui dévoyée, plus que toute autre, c’est peut-être celle-ci (voir par exemple Bellon & Robert, 2001 : 113sq.). Le progrès, est-ce Internet, le téléphone mobile, le DVD, etc. ? L’innovation technologique porte-t-elle l’humanité vers l’âge d’or ? Dans ce cas pourquoi, alors que nous disposons des moyens matériels pour contrôler la démographie, éradiquer la faim comme la plupart des fléaux naturels, éduquer chaque être humain, pourquoi 80% de la population mondiale se trouve-t-elle exclue de ce qu’il est convenu d’appeler les droits fondamentaux ? Faut-il y voir l’impitoyable produit de déterminismes naturels ?

Le progrès n’est pas dans l’ordre des choses. Le modèle mécaniste, duquel relève tout un pan de la science psycho-sociale héritée du behaviorisme - et qui certes a fait ses preuves -, ne permet pas de penser l’histoire, donc le changement, puisqu’il rend compte de l’univers comme « stable, achevé et immuable dans sa nature » (Amerio, 1998). La sélection naturelle, mécanisme de l’évolution, est aveugle – nulle intention ni finalité ne la gouverne. Et la survie de l’espèce, aujourd’hui, suppose peut-être une réduction drastique de la population mondiale – a fortiori lorsque les êtres humains aspirent à un confort tel que les ressources planétaires ne sauraient les satisfaire tous. Mais je ne développerai pas ici cet aspect de la question13. J’en resterai à ce constat, somme toute trivial, que c’est une certaine lecture, erronée, du darwinisme, qui là encore pousse le commun des mortels à croire que l’ « évolution », qu’il confond avec le progrès, est naturelle donc inéluctable, et que l’humanité d’aujourd’hui, grâce à la technoscience, vecteur de ce progrès, est plus accomplie que celle d’hier – c’est-à-dire plus libre, plus rationnelle, plus affranchie des nécessités biologiques. Les SHS doivent-elles se faire le relais de cette croyance, en réservant aux sciences dites exactes, au prétexte de neutralité, la visée pratique que préconisait Comte ? Elles favoriseraient alors le développement d’applications technologiques déconnectées de tout projet global du devenir de l’espèce humaine – si ce n’est le projet de l’établissement du « marché mondial ». Ou, pour reprendre les termes de Bernanos, au risque d’agacer le lecteur : « Le danger n’est pas dans la multiplication des machines, mais dans le nombre sans cesse croissant d’hommes habitués, dès leur enfance, à ne désirer que ce que les machines peuvent donner. (…) Le danger est dans l’homme que cette civilisation s’efforce en ce moment de former » (Bernanos, op.cit. : 253).

Le scientisme, au fond, c’est un positivisme qui a renoncé à la destination du progrès.

3.3. Le tabou d’une morale universelle

L’évolution présente de la société, dont une certaine lecture vient d’être proposée, n’est pas sans rapport avec la dissociation entre le domaine moral et le domaine épistémique. Comte dénonçait en son temps les conséquences du fait que le seul espace producteur de morale était devenu théologique : « L’Humanité ne saurait, sans doute, demeurer indéfiniment condamnée à ne pouvoir fonder ses règles de conduite que sur des motifs chimériques, de manière à éterniser une désastreuse opposition, jusqu’ici passagère, entre les besoins intellectuels et les besoins moraux » (op.cit. : 102). Il en concluait à l’absence d’alternative « entre fonder enfin la morale sur la connaissance positive de l’Humanité, et la laisser reposer sur l’injonction surnaturelle » (ibid.105) – la morale positive ayant pour fondement le « sentiment social » (113sq.).

Actuellement, l’affaiblissement des religions dans le monde occidental a conduit à substituer à la morale émanant de la théologie, une morale réaliste prônant la soumission aux « lois de la nature » dans l’ordre social. Mais à y regarder de près, cette morale présente les mêmes caractéristiques que la morale théologique : ses fondements sont tout aussi dogmatiques, d’une part, et d’autre part elle présente, quant aux principes d’action qui s’en dégagent, une grande similitude avec la « foi monothéique » : « Aux yeux de la foi monothéique, la vie sociale n’existe pas, à défaut d’un but qui lui soit propre ; la société humaine ne peut alors offrir immédiatement qu’une simple agglomération d’individus, dont la réunion est presque aussi fortuite que passagère et qui, occupés chacun de son seul salut, ne conçoivent la participation à celui d’autrui que comme un puissant moyen de mériter le leur, en obéissant aux prescriptions suprêmes qui en ont imposé l’obligation » (Comte, ibid. : 117 – c’est moi qui souligne). Que l’on remplace simplement, dans cette citation, « monothéique » par « libérale », « salut » par « profit », et « prescriptions suprêmes » par « loi du plus fort ».

Au nom de quel principe supérieur avons-nous le droit de récuser cette morale ? Nous, chercheurs en SHS, sommes en général spontanément disposés à condamner toute forme d’oppression. Mais nous sommes en même temps réticents à promouvoir des principes moraux à vocation universelle – sans doute parce que nous croyons que le relativisme éthique peut nous préserver du dogme, de l’hégémonie, bref : de la dérive totalitaire. C’est ainsi que l’idéal des Lumières visant à instruire le peuple pour qu’il accède à l’ « opinion vraie » en politique (chez Condorcet par exemple) nous paraît naïf. Le relativisme et la menace dogmatique ne nous permettent plus d’envisager l’ « opinion vraie ». Faut-il néanmoins s’interdire de constater que l’instruction a toujours constitué le meilleur rempart contre les totalitarismes ? L’électorat du Front National est populaire, on le sait14. Nous nous interdisons de hiérarchiser les opinions politiques, et plus globalement les valeurs, mais nous sommes prêts à déclarer publiquement notre rejet des idées du Front National. Et nous avons conscience du fait que les opinions politiques sont en partie fonction du niveau d’information et de la capacité à s’approprier cette information. Il est donc au moins possible d’affirmer que certaines opinions sont plus fondées que d’autres, car mieux informées. Ce genre de propos est peu conforme, certes : il est trop aisé de s’y appuyer pour promouvoir un élitisme qui ne nous paraît pas compatible avec l’idéal démocratique. Mais au prétexte que certains constats pourraient être utilisés à des fins moralement contestables, faut-il consentir non seulement à amputer la rigueur intellectuelle, mais aussi à contempler, impuissants, l’expansion croissante de l’extrême droite en Europe ?

Pourtant d’autres, exaltantes incarnations de la raison humaine, ont pensé avant nous aux possibilités de fonder une morale universelle. Faut-il négliger ce que Kant, par exemple, a pu en dire, au prétexte que nos critères actuels d’évaluation des savoirs (l’ensemble des productions rationnelles étant loin de se retrouver sous cette désignation) ne sauraient en rendre compte ? Ces spéculations en effet relèvent d’un autre registre de connaissances que celui de la science15. « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle (…). La loi morale n’exprime (…) pas autre chose que l’autonomie de la raison pure pratique, c’est-à-dire de la liberté16 ». C’est d’ailleurs en prenant appui sur Kant que Bourdieu s’interroge sur la possibilité d’une politique de la morale : dans quelles conditions les pratiques politiques pourraient-elles être soumises à un test d’universabilité ? La morale n’étant pas « inscrite dans la nature humaine », elle « n’a quelque chance d’advenir, particulièrement en politique, que si l’on travaille à créer les moyens institutionnels d’une politique de la morale » (1994 : 238sq.).

Car enfin, que devient l’homme s’il n’est plus capable de donner sens à son appartenance humaine, à ses 5000 ans et quelques (Cf. Moscovici, cité par Deconchy, 2001 : 155), à l’héritage culturel dont il est redevable ? Que devient-il lorsque sa « surnature » (Cf. supra, Deconchy 2000b) ne tient plus à l’espèce mais à l’individu, devenu inapte à situer sa propre place dans l’histoire de l’espèce, l’individu sans paternité ni filiation ? Et pourquoi est-ce à l’ère de l’uniformisation culturelle que cette question, pour ceux qui se la posent, est devenue véritablement préoccupante ? Le rapport de notre société au passé, à la transmission, à la mémoire, bref : à l’histoire, semble s’organiser sur le mode du déni (Cf. le themata « archaïsme / modernité ». Sur le concept de themata, voir Moscovici & Vignaux, 1994), organisation qui n’est pas sans évoquer certaines pathologies narcissiques.

3.4. L’ « Humanité », croyance ou idéal ?

Toute morale repose sur une certaine conception de l’homme. Deconchy lui-même adopte une position éthique relativement à la question de ce qu’est un homme : « Pour ma part, j’ai peur que des gens – en chemises brunes ou même d’un bleu horizon exagéré – définissent ce que c’est qu’un homme : le vrai, le seul que l’on doive respecter et qui ait le droit de vivre. Trop peur pour ne pas me réjouir de ce que la Société ne se la soit jamais donnée, cette définition » (2000b : 18). Certes, la tentation est grande de concevoir l’ « homme véritable » - par exemple comme autodéterminé, doté de principes moraux… bref, aux antipodes de l’homme dont traite la psychologie sociale naturaliste. Cette humanité mythique, nous croyons parfois la reconnaître, s’extrayant de la masse, comme dans l’extrait suivant de Primo Lévi : « (…) tous nous entendîmes le cri de celui qui allait mourir (pour avoir pris part à un mouvement de révolte ayant généré l’explosion d’un four crématoire), il pénétra la vieille gangue d’inertie et de soumission et atteignit au vif l’homme en chacun de nous. « Kameraden, ich bin der letzte ! » (Camarades, je suis le dernier !) Je voudrais pouvoir dire que de notre masse abjecte une voix se leva, un murmure, un signe d’assentiment. Nous sommes restés debout, courbés et gris, tête baissée (…) » (Levi, 1958, ed. 1990 : 160). Ou encore, dans ces soldats israéliens qui refusent de « combattre au-delà des frontières de 1967 afin de dominer, d’expulser, d’affamer et d’humilier un peuple entier », qui déclarent que les ordres qu’ils ont reçu « détruisent toutes les valeurs qui (leur) ont été inculquées dans ce pays », que « le prix de l’occupation est la perte du caractère humain de Tsahal et la corruption morale de toute la société israélienne17 ».

Mais il ne s’agit pas pour autant de croire que l’humanité est de l’ordre des « données de nature », qu’elle est assurée par des gènes, ou par quelque puissance transcendante. Car ce n’est pas de l’espèce animale « homme » dont il est question, lorsque nous évoquons la liberté, la conscience, la morale, la raison. Notre être biologique se passe aisément de tout cela, même s’il en crée la possibilité. L’humanité est au contraire un idéal (- pour Comte, un but jamais atteint), une aspiration, une création permanente. Et se détourner de cet idéal produit à coup sûr la barbarie.

4. L’engagement du chercheur

4.1. Le scientifique engagé

Le scientifique engagé se soucie de construire du monde dans lequel il vit une représentation cohérente. Et il lui est essentiel de maintenir une distance critique à l’égard de la production scientifique elle-même, afin d’en percevoir l’articulation avec son contexte socio-historique. C’est pourquoi il lui est difficile de trouver sa place dans l’espace institutionnel où se génèrent aujourd’hui les savoirs légitimes : la dissociation radicale entre sciences et philosophie, les cloisonnements disciplinaire, et, à l’intérieur d’une discipline, la pression à la spécialisation, constituent autant d’obstacles.

La figure contemporaine la plus emblématique du scientifique engagé est probablement celle de Bourdieu18. Dans une analyse de son propre parcours visant à en éclairer les déterminismes sociologiques (2001 : 184sq.), Bourdieu fait état de sa formation initiale en histoire et philosophie des sciences, et du fait que les références philosophiques traversent constamment son œuvre. Son rejet de la spécialisation et son souci de réunifier une science sociale « fictivement morcelée » (p.197), sa pratique scientifique à la fois « anti-tout » et « attrape-tout » (ibid.), l’ont amené à concevoir une philosophie constructiviste de la science qui ne soit pas pour autant relativiste ( - « ni relativisme nihiliste, ni scientisme », p.207).

La qualité du travail scientifique, a fortiori en sciences humaines et sociales, suppose la liberté d’esprit – à défaut de laquelle le savoir élaboré risque d’être le produit d’un conformisme aveugle. Et la liberté d’esprit exige une détermination et une vigilance constantes : « pour qu’un homme puisse se dire libre, il importe absolument qu’il ait fait de la Liberté son point d’honneur » (Bernanos, op.cit. : 249sq.). Car il n’y a aucune raison pour que le chercheur échappe aux déterminismes qu’il décrit, même si l’autonomie n’est probablement pas indépendante de la connaissance des déterminismes19. Or, ce travail sur soi qu’exige la liberté d’esprit peut-il être absolument dissocié de tout engagement idéologique ? Ou bien ne devrait-il laisser aucune trace dans la production du scientifique ? Et en fin de compte le besoin de savoir, à moins d’être subordonné à la finalité technoscientiste d’appropriation du monde, ne procède-t-il pas d’une quête spirituelle ? Peut-être est-il plus convenable de travailler à faire oublier que les connaissances scientifiques que nous construisons sont des produits de l’esprit humain ; cet esprit est à ce point imparfait qu’il est préférable de limiter sa marge de manœuvre par une méthodologie rigoureuse et systématique.

J’ai le sentiment de traiter un sujet tabou : le rapport de chacun aux valeurs morales, et plus globalement : spirituelles, n’est-il pas de l’ordre « privé » ? Le chercheur est un professionnel comme un autre, et il n’est pas de bon ton de mêler espace privé et espace professionnel - relativisme éthique oblige. Or, cantonner la morale dans la sphère privée, c’est contribuer à la disparition de l’espace public, à la constitution d’êtres sociaux dissociés des sujets psychologiques, dissociation caractéristique de l’ordre libéral. Le scientifique engagé est peut-être, en fin de compte, la figure moderne du sage, c’est-à-dire précisément de l’homme intègre, dont la conduite est en toutes circonstances guidée par ce qu’il croit être « le Bien ». « Ethique et rationalité », ce « double fil d’Ariane » dans le « labyrinthe » de la vie (pour reprendre les termes de Rouquette, 1994 : 206sq.), seul guide permettant l’avènement du sujet « libre et responsable », orientent son action. Ethique et rationalité, conscience morale et conscience philosophique, action et connaissance, la rupture entre ces deux registres a contribué à faire du sage un être d’une époque révolue. L’actualité des propos d’un Socrate par exemple ne cesse pourtant de nous frapper : « Excellent homme, tu es Athénien, tu appartiens à la cité la plus grande et la plus renommée pour ses savoirs et pour sa puissance, et tu ne rougis pas de te préoccuper de gagner le plus d’argent possible, la réputation et les honneurs, quand la sagesse, la vérité et l’effort pour perfectionner ton âme, tu ne t’en préoccupes pas, tu ne t’en soucies pas ? » (Platon, ed.1997 : 64). Mais de quelle tribune, fût-ce pour répondre d’accusations, Socrate disposerait-il aujourd’hui ? Il est peu probable en tout cas qu’il y fasse « exploser l’audimat », car je doute qu’existent encore les jeunes gens qu’un discours subversif pourrait « corrompre ».

4.2. La menace totalitaire

Comme le souligne Dorna, « l’épée de Damoclès de la tyrannie reste suspendue au-dessus de la tête des démocrates » - le scrutin du 21 avril nous l’a d’ailleurs brutalement rappelé ; et « comment ne pas redouter que le manque d’engagement, devant l’urgence politique actuelle, ne prive les nouvelles générations des antidotes contre l’autoritarisme, l’anomie et les démagogues ? » (1998 : 245sq.). Serait-il raisonnable, pour promouvoir ces antidotes, de compter sur ces « intellectuels médiatiques » qui « diffusent une parole essentiellement composée de pensées stéréotypées très éloignées des exigences minimales de l’argumentation scientifique » (Gangloff, 2002 : 6sq.) ?

C’est le totalitarisme qui est dans l’ordre des choses ; les tyrannies ne sont-elles pas « perpétrées par des hommes timorés qui n’ont pas le courage de vivre à la hauteur de leurs idéaux » (Milgram, 1974 : 28) ? Ceux qui, des rescapés du Lager, ont besoin de se souvenir et de parler, « ne veulent pas que le monde oublie, car ils ont compris que leur expérience avait un sens et que les Lager n’ont pas été un accident, un imprévu de l’histoire » (Lévi, op.cit. : 200). Et l’ordre mondial apparaît bien comme une nouvelle forme de totalitarisme (voir par exemple Bellon & Robert, 2001), qui autorise à parler d’un « fascisme libéral20 ». Libéralisme et nazisme, par exemple, ont en commun, pour Marcuse, l’ « individualisme compétitif » ; l’un et l’autre libèrent « les pulsions brutes de l'intérêt personnel que les démocraties ont essayé de maîtriser et de marier à l'exigence de liberté21 ».

Voir nos démocraties glisser vers l’anéantissement, le monde gouverné, de gré (en Occident principalement) ou de force, par les détenteurs du capital financier, savoir que cela est dans l’ordre des choses, et ne pas se soucier des moyens par lesquelles l’humanité pourrait reprendre possession de son devenir, n’est-ce pas une position moralement intenable ? Le travail du scientifique doit-il se borner au constat de l’inéluctable ? S’il n’est pas de notre ressort d’agir par des moyens politiques pour tenter d’infléchir le cours des choses, nous disposons en revanche de moyens méthodologiques et conceptuels pour penser le changement. En d’autres termes, nous sommes en mesure d’appréhender les conditions qui favoriseraient l’émergence du peu probable (conditions sociocognitives pour ce qui est du domaine de la psychologie sociale), de cet accident qu’est la révolution, seule à même de garantir la perpétuation de l’histoire dont d’aucuns proclament la fin, si l’on veut bien concevoir la révolution au-delà du « nexus » (Cf. Rouquette) que la mémoire collective a chargé de cortèges sanglants.

Toujours est-il que la « culpabilité morale de ceux qui taisent les crimes est d’autant plus grande que les sociétés dans lesquelles ils opèrent sont à la fois libres et ouvertes, garantissant par là leur liberté d’expression » (Chomsky, 1998 : 30sq.).

4.3. Entre nécessité et utopie, l’espace des possibles

La neutralité voudrait que le discours sur ce qui est ne rencontre pas le discours sur ce qui devrait être. Mais dans cette dichotomie, aucune place n’est laissé au discours sur ce qui pourrait être – soit : le champ de l’indétermination relative. La psychologie en tant que science naturelle ne saurait intégrer ce champ. Or le traitement de la question du possible suppose la connaissance des déterminismes ; cette question ne saurait donc être d’un autre lieu que celui de la science. Et rien n’interdit de concevoir autrement les sciences humaines et sociales, sans pour autant se situer dans un registre méthodologique radicalement différent.

La science peut-elle trouver la recette pour fabriquer des hommes libres ? Il y a dans cette aspiration un paradoxe incontournable : la liberté ne saurait évidemment être déterminée de l’extérieur d’elle-même. Comme, par ailleurs, elle ne se manifeste pas, dans nos expériences, au titre des déterminants, on a pu effectivement construire une psychologie scientifique des conduites humaines sans inclure du tout la question de la liberté22.

Cela dit dans les expérimentations psycho-sociales, tous les sujets expérimentaux ne se comportent pas uniformément de la manière prévue par l’hypothèse ; leur déterminisme propre nous échappe, et, à moins de se tourner vers une psychologie différentielle dont l’inscription idéologique reste, quant à elle, tout à fait problématique voire discutable, nous n’avons rien à en dire (alors même que rien ne permet de supposer que ce déterminisme propre n’est pas d’ordre psychosocial). Car il existe bien des conduites qui ne s’expliquent pas par les déterminismes que nous manipulons dans nos expérimentations ; il arrive par exemple que des principes moraux déterminent effectivement les conduites – mais il est vrai qu’ils déterminent surtout des refus de conduite (comme dans l’exemple donné plus haut de la désobéissance chez des soldats israéliens). Que peut dire une science mécaniste des « déterminismes » du refus ? La psychologie sociale scientifique est-elle condamnée à être une psychologie des masses ? S’extraire d’une psychologie des masses, est-ce nécessairement tomber dans une psychologie de l’individu en tant que produit affectif d’une histoire particulière, ou encore de l’individu comme machine à traiter une information dont on aura neutralisé autant que faire se peut les dimensions susceptibles de générer une implication authentique ? N’a-t-on que le recours de se tourner vers la philosophie pour entendre parler de l’homme libre ?

Un retour à une certaine forme d’ « expérimentalisme social » (voir Pagès & Vacher, 1993), éclairé de la connaissance des déterminismes qu’a rendue possible la psychologie sociale expérimentale des dernières décennies, permettrait peut-être de renouveler notre pratique scientifique, la visée étant d’appréhender les paramètres qui, dans une situation socialement caractérisée, sont susceptibles de mettre en échec les déterminismes psycho-sociaux et de restaurer des sujets auteurs de leurs propres conduites. A titre d’hypothèse générale, on pourra poser que l’apparition de conduites autodéterminées, donc de création sociale, est fonction de l’insolite de la situation.

Il s’agit simplement, au bout du compte, de concevoir un mode expérimental qui permette de faire entrer l’action au rang des objets sociaux : « le futur n’est jamais une pure fatalité (…). C’est pourquoi l’action a un sens ; l’action a la capacité d’ouvrir la situation aux possibilités qui l’habitent » (Gangloff, 2002 : 3). On peut définir l’action comme le « moyen par lequel le sujet désirant et connaissant (…) se mesure avec le milieu physique et social, matériel et symbolique dans lequel il vit (…) » (Amério : 1998). Or, la psychologie sociale « est restée fidèle (…) au concept de comportement » qui s’oppose à celui d’action (ibid). La pragmatique psycho-sociale, telle qu’initiée notamment par Ghiglione, pourrait être le lieu d’élaboration théorique de ce concept (voir par exemple Camus, 1999).

Conclusion

L’abstinence idéologique est certes un rempart utile contre la tentation humaine de donner coûte que coûte, fût-ce au prix de l’irrationnel, du sens à l’arbitraire de la vie. La refuser n’est pas pour autant attendre de l’idéologie qu’elle prenne le relais de la science, là où cette dernière est provisoirement arrêtée – au seuil du hasard. Car il ne s’agit pas de prôner un engagement fondé sur la croyance, mais bien sur l’idéal. Que l’idéal puisse polluer la perception de ce qui est, c’est évidemment un danger constant, dont seul un esprit libre peut espérer se préserver. En même temps, tout progrès dans la connaissance des déterminismes est un progrès de la liberté possible (Cf. Bourdieu). C’est d’ailleurs dans les termes suivants que Monod rappelle l’éthique nécessaire aux fondements de l’épistémologie popperienne : « L’homme peut savoir, donc il peut être libre » (Popper, op.cit., préface).

Je ne suis pas certaine, en écrivant ces lignes, de « faire mon travail » - encore moins de le bien faire ; de cela je laisse le lecteur juge. C’est d’ailleurs la règle dans notre communauté scientifique. Mais je suis convaincue de faire mon devoir. Ce texte est engagé et s’assume comme tel. Le futur le plus probable, d’un point de vue déterministe, de notre monde, sera d’une barbarie dont un pâle précédent, plus ou moins approximatif suivant l’endroit de la planète d’où l’on parle, est le présent. Tout être humain doué de raison et du pouvoir de la faire entendre doit faire savoir qu’il est urgent de modifier le cours de l’histoire23. Cela dit, en dépit de ma volonté de satisfaire aux exigences de la rationalité, je me réjouirais d’être dans l’erreur.

1  Etant entendu que l’objet du séminaire n’était pas là. L’on pourrait certes juger inopportun l’appui sur quelques remarques incidentes pour développer une contre-argumentation, mais certaines questions épineuses – tabou ? -, comme la question présente, ne sont la plupart du temps qu’incidemment évoquées.

2  Relatifs à l’évaluation personnologique, et appuyés notamment sur les options théoriques de Beauvois.

3  Sauf à propos de leur vie sexuelle, dans certains pays où se pratique la confession publique.

4  Voir aussi P. Bennis (1999), Les Etats-Unis sapent le droit international, Le Monde Diplomatique, 549, 1 et 4-5. Chomsky N. (2000), L’Amérique « état voyou ». Le Monde Diplomatique, 557.

5  International Herald Tribune, 20/02/02 ; d’après Ramonet I., éditorial du Monde Diplomatique, 576, Mars 2002 ; après la diffusion de cette information, le Pentagone a officiellement annoncé la dissolution de ce bureau.

6  Qui, depuis sa conversion au journalisme politique, dénonce comment, au nom des « droits de l’homme », l’impérialisme occidental, motivé par les intérêts des détenteurs du capital financier, se rend régulièrement coupable de crimes. Voir par exemple Chomsky, 1998.

7  BRICMONT J. (2001). La mauvaise réputation de Noam Chomsky. Le Monde Diplomatique, 565. 9

8  On obtient même dans une expérimentation des résultats curieux (p.154 : après lecture d’un scénario faisant état d’un incident industriel, les risques encourus par l’espèce sont évalués par les sujets comme moins graves que ceux encourus par l’individu, lorsque ces derniers ont été évalués avant les premiers.

9  Une telle caractérisation ne saurait je pense se rencontrer en Occident avant l’avènement de la pensée chrétienne.

10  Force est de constater en tout cas que ces deux registres explicatifs, focalisés l’un et l’autre sur le rapport de l’individu à l’environnement social, ne sont usuellement pas représentés dans les questionnaires classiques d’internalité ; probablement  parce que ni l’un ni l’autre ne se situe clairement dans la catégorisation dichotomique interne/externe, dont Gangloff remet précisément en cause les fondements.

11  Au-delà de sa dimension normative, dont rendent compte finalement les travaux sur la norme d’allégeance (voir Camus 2002), l’objectivisme social, dans sa dimension épistémique (i.e : en tant que structurant la connaissance idéologique) peut être appréhendé par exemple par l’analyse des inférences que les sujets produisent pour construire une représentation cohérente d’un discours relatif à la gestion sociale, suivant la nature des présupposés (normatifs, contre-normatifs, ou alternatifs) sous-tendant le discours.

12  Le présent propos n’aurait aucune pertinence dans une autre épistémê.

13  Le lecteur risquerait d’y voir l’expression d’une de ces idéologies « verdoyantes et buissonnantes ».

14  «seuls » 8% des diplômés du supérieur ont voté pour Le Pen le 21 avril.

15  Les spéculations kantiennes ont pourtant la rigueur d’une philosophie s’interdisant l’entrée dans le domaine de l’inconnaissable – la métaphysique.

16  Kant, 1788, ed. 1971. Critique de la raison pratique. PUF, Paris, 1ère partie, I, 1, 30sq.

17  Propos rapportés par Algazy J. (2002), Ces soldats israéliens qui disent non. Le Monde Diplomatique, 576. 4-5.

18  Car il ne faudrait pas confondre le « scientifique engagé » et l’« intellectuel » ; par exemple ce n’est pas en tant que psychologue scientifique que Chomsky, évoqué à plusieurs reprises, s’engage politiquement.

19  Cela dit Bourdieu semble tenir pour acquis que la connaissance des déterminismes sociologiques permet d’en relativiser l’impact (voir par ex. 2001 :179sq.) ; je ne suis pas certaine que l’on puisse avoir tout à fait le même regard des déterminismes psychologiques ou psycho-sociaux.

20  Voir : Sous-commandant Marcos (2000). La droite intellectuelle et le fascisme libéral. Le Monde Diplomatique, 557. P.1 et 14-15.

21  MARCUSE H. (texte inédit, paru en 2000). Qu'est-ce que le national-socialisme ? Le Monde Diplomatique, 559, 26-27.

22  Si ce n’est à titre de sentiment, nécessaire pour générer de la dissonance cognitive.

23  De changer d’« épistémê », si l’on supporte cette perversion de l’intention conceptuelle de Foucault (comment imaginer qu’une rupture épistémique soit le résultat de l’action humaine, volontaire et clairvoyante ?)

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