N°2 / numéro 2 - Octobre 2002

L'insécurité : inscriptions idéologiques et approches psychosociales

Manuel Tostain

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La question de l’insécurité qui, depuis quelques années fait partie des grandes interrogations de société, a connu, comme chacun sait, une nouvelle flambée lors des dernières élections présidentielles, en devenant un enjeu central du débat politique. L’insécurité et plus précisément la délinquance fait l’objet depuis longtemps d’une attention soutenue de la part tant des politiques que des chercheurs en sciences humaines. Elle croise différents champs disciplinaires, fait appel à des niveaux d’explications multiples et constitue un objet polémique car elle engage des options idéologiques résolument opposées (par exemple sécuritaires/libérales, répressives/préventives, individualistes/collectives). Dans ce cadre, on pourrait avancer que tout ou presque a été dit sur cette question et les nombreuses synthèses de qualité qui existent sur le sujet sont là pour en témoigner (Revue Esprit, 2000 ; Muchielli, 2001 ; Roché, 2002, Salas, 1998). Mon objectif dans cet article ne sera donc pas de proposer un énième point de vue sur les causes et les raisons de la délinquance, bien qu’il s’agisse de questions assurément importantes. Ce que je voudrais faire ici, c’est plutôt essayer de m’interroger sur la signification de l’insécurité et de la délinquance dans nos sociétés démocratiques, voir à quelles conceptions de l’individu et de ses rapports aux autres elle renvoie.

Une façon de procéder est peut-être de partir des faits, du débat sur l’importance de ce phénomène, pour montrer que dès ce niveau, on ne peut faire l’économie d’une réflexion, d’un questionnement de nos représentations sociales démocratiques. Je m’intéresserai ensuite aux évolutions des théories scientifiques explicatives de la délinquance en soulignant les liens qui peuvent exister entre ces théories et les projets politiques du moment. Par ailleurs, la psychologie sociale n’est pas indifférente à cette question de l’insécurité, mais les travaux qui proviennent de cette discipline sont moins connues que les recherches historiques ou sociologiques, ont moins de visibilité sociale. C’est pourquoi, j’évoquerai quelques unes des contributions que l’on doit à la psychologie sociale.

L’insécurité soulevant un débat sur la responsabilité des sujets délinquants (être responsable, c’est avoir à répondre de ses actes), pour conclure, j’analyserai brièvement les évolutions contemporaines à propos de cette notion de responsabilité ainsi que les liens avec le  concept désormais classique en psychologie sociale d’internalité. Ceci afin de montrer comment  notre discipline, à propos d’un thème comme la délinquance, peut s’associer à une réflexion sur l’idéologie de nos sociétés.

La légitimation du débat sur la violence et la reconnaissance du sentiment d’insécurité

Dans le débat sur l’insécurité, se pose d’abord la réalité du phénomène ou plutôt l’importance de celui-ci, personne de sérieux ne pouvant contester son existence. C’est ici qu’intervient la querelle des chiffres et les polémiques autour du sentiment d’insécurité. Pour ce qui est du premier point, en se basant aussi bien sur les statistiques de la Police, de la Gendarmerie et du Ministère de la Justice, la plupart des auteurs s’accordent maintenant pour dire que sur le moyen terme, disons une vingtaine d’années, on assiste à une augmentation significative de la délinquance et particulièrement de celle des mineurs (Ocqueteau, 2002). On sait que cette augmentation est liée, entre autre, à un accroissement du travail de recension policière (dans ce cadre par exemple, des directives enjoignent de faciliter les dépôts de plainte) et à l’extension de la police de proximité, qui rend visible une délinquance autrefois oubliée des statistiques. On dira ainsi, interprétation simple, que la délinquance est moins sous-évaluée que par le passé1. On sait également que cette augmentation est due à un code pénal plus répressif qui élargit le champ des incriminations pénales. On dira alors que la délinquance est accentuée ou que de nouvelles délinquances sont crées par le législateur. Ceci pour rappeler une évidence, que la délinquance résulte d’une activité sociale, et de définition sociale préalable, et de gestion des actes considérés comme répréhensibles, ce qui oblige à s’interroger sur le mode d’appréhension de ce qui est perçu par chaque société comme des illégalismes insupportables (Ogien, 1995). Cette remarque peut conduire à un certain relativisme, la délinquance finalement variant pour certains de façon arbitraire ou relative, au gré des préoccupations et des normes sociales du moment. Dans cette optique, on précisera alors que le délinquant, dans sa définition la plus simple, c’est celui qui transgresse non pas la Loi (par exemple symbolique) mais une loi, historiquement située. Ici, cependant, face à ce possible relativisme ou esprit critique, il faut néanmoins ne pas oublier que les sociétés présentent aussi des constantes plus “ naturelles ” : toutes, sauf conditions exceptionnelles (guerres, révolutions), réprouvent socialement et pénalement certaines infractions (par exemple les agressions contre autrui entraînant notamment des séquelles physiques). Dans ce sens, l’action sociale contre la délinquance est aussi à voir comme l’actualisation non arbitraire, par l’entremise de la loi positive, d’une dimension morale que l’on peut qualifier d’universelle : ne pas faire souffrir autrui. (Shweder, 87 ; Tostain, 1999).

A propos maintenant du sentiment d’insécurité, des évolutions importantes ont été constatées, toujours ces 20 dernières années, au niveau de son interprétation. Au début des années 80, quand ce thème a commencé à apparaître dans le débat publique, on a assisté assez souvent à sa disqualification : les acteurs qui le ressentaient se trompaient ou avaient une vision biaisée (Roché, 1993). Pour le dire vite, on avançait que la réalité n’était pas si insécure que cela. C’étaient en grande partie des fantasmes d’individus, qui reportaient sur la réalité leurs angoisses, face à une modernité en marche pour laquelle ils étaient mal équipés psychologiquement et socialement. Cette disqualification reposait principalement sur deux arguments : - 1) les chiffres ne montraient pas d’augmentation significative de la délinquance, certains commentateurs y allant pour cela d’une lecture parfois assez spécieuse, par exemple en se fixant principalement sur les taux d’homicides (assez constants, voire en régression certaines années) et négligeant des phénomènes de délinquance heureusement moins dramatiques. –  2) l’absence de lien entre l’intensité de ce sentiment et la probabilité de victimation ou de victimisation (le fait d’être victime d’un acte délinquant). En effet de façon récurrente, et encore à l’heure actuelle, on constate que les personnes les plus souvent victimes sont jeunes et de sexe masculin alors que celles qui déclarent un sentiment d’insécurité important se recrutent significativement plus chez les femmes et les personnes âgées2(Claris, 2002). Dans ce cadre, une des solutions préconisées parfois, était de faire une pédagogie chiffrée. Les sujets en insécurité se rendraient compte de la réalité ou plutôt de l’absence de réalité de ce sentiment. Bien sûr, je force ici le trait. Néanmoins, ce type d’attitude s’est effectivement rencontré. Cette lecture des chiffres est évidemment superficielle. Pour une personne donnée, à la limite, peu importe la probabilité d’être victime, ce qui compte avant tout, c’est la capacité de faire face à un acte délinquant et les conséquences que cela peut avoir. Dans ce sens, pour une personne âgée, qui plus est isolée, être victime peut être dramatique, car il s’agit de quelqu’un de physiquement fragile et qui a peu ou pas de moyens de défense. Quant aux femmes, ce qui se joue, c’est l’angoisse de l’agression sexuelle dont les retentissements psychologiques, en tant que violation et négation de son identité, peuvent être catastrophiques3. Actuellement, personne ne dénie ce sentiment d’insécurité. Il est reconnu, légitimé socialement. Outre que cette modification s’institue dans le contexte d’une augmentation statistique de la délinquance et dans l’impossibilité de négliger une part importante du corps électoral de plus en plus sensibles aux sirènes sécuritaires, elle renvoie également à l’émergence d’une préoccupation nouvelle pour les victimes et à la prise en compte d’une catégorie d’infractions aux contours mal définis : les incivilités qui, compte tenu de sa dimension extensive, peut toucher tout le monde (Garapon, Gros et Pech, 2001).

C’est ici, qu’une lecture uniquement conjoncturelle trouve ses limites. On a vu que l’augmentation de la délinquance est à voir, du moins en partie, comme une activité de délimitation sociale des illégalismes. On a signalé également que les changements dans le traitement de l’insécurité ressentie s’appuie sur un déplacement des représentations avec une focalisation sur les victimes. Plus précisément, on montrera plus loin, qu’on assiste à un double phénomène : - d’un vision collective du délinquant (en tant que le produit d’un environnement social problématique), on passe à une perception de plus en plus individualisée (qu’en est-il de sa responsabilité personnelle ?), - d’un déficit de reconnaissance des victimes réelles ou potentielles vues comme un tout indistinct, mal défini (par exemple, très peu prises en compte dans la procédure pénale, le rôle majeur revenant au ministère public, représentant de la collectivité via l’Etat) on se fixe désormais sur leurs singularités, et ce au travers de leur souffrance psychique personnelle. Le point commun étant l’individu particularisé. A ce stade, une question mérite encore d’être posée : nos sociétés sont-elles si peu sûres que cela ? N’exagérerions-nous pas cette violence ? Ne vivrions-nous pas, malgré l’impression que nous en avons, dans une société, qui à certains égards, est une société pacifiée ? Une fois évoquée cette question,  on verra peut-être mieux, du moins je l’espère, l’intérêt pour comprendre la question de l’insécurité et de la délinquance, de passer par une réflexion sur les représentations qui fondent nos sociétés démocratiques et que les orientations actuelles accentuent.

La diminution de la violence

Quant on s’intéresse à l’insécurité au long cours, sur plusieurs siècles, on note un tableau bien différent de celui que l’on brosse sur le moyen terme ou le court terme. Des auteurs comme Chesnais (1981) ont analysé ces évolutions et font remarquer que dans les sociétés d’Ancien Régime, le niveau de violence était sans commune mesure avec celui que l’on connaît actuellement. Il était beaucoup plus important, plus constant et touchait l’ensemble de la population. Par exemple, les meurtres, les vols (au travers du brigandage) étaient excessivement élevés. A cela s’ajoutait des périodes de disette très fréquentes et une impuissance médicale face à la maladie. Dans ce cadre, les réponses pénales étaient à la mesure de la dureté de l’existence des individus. Ainsi, la torture, les supplices, le droit de vie ou de mort du suzerain faisaient partie des pratiques courantes. Foucault, dans Surveiller et punir (1975)décrit des actes qui nous sembleraient proprement insupportables maintenant. Est-ce à dire, à partir de là, comme le firent certains, que la violence est désormais moindre ? Ce serait oublié un peu vite qu’il n’y a pas de faits bruts en soi, que tout comportement ne peut s’analyser qu’en référence à la sensibilité et aux cadres mentaux d’une société. C’est cette question que nous allons aborder maintenant.

Le souci de l’individu

Dans les sociétés traditionnelles d’Ancien Régime, il est vrai que la vie était, on pourrait dire, “ naturellement ” violente. Cette violence cependant était travaillée par des valeurs qui rentraient en résonance avec elle. Par exemple, on y rencontrait fréquemment une morale agonistique faite de défi et axée sur la valeur guerrière (Chesnais, 1981). La responsabilité était souvent objective, c’est-à-dire que les individus étaient jugés n’ont pas à l’aune de leur motivation personnelle mais en fonction de l’acte qu’ils avaient commis (Collectif La responsabilité, 1989, La responsabilité à travers les âges, 1977). Dans ce cadre, la réponse pénale pouvait être brutale car il n’était pas rare de ne pas tenir compte du statut psychologique de l’individu (enfant ou fous). D’où également une certaine automaticité de la peine. Le recours à la violence personnelle était aussi considéré comme légitime si la personne se sentait lésée dans sa dignité, sa fierté. Avec le déclin des sociétés d’Ancien Régime, on va voir naître une préoccupation nouvelle pour l’individu et pour ses sentiments. De nombreux auteurs ont bien montré ce vaste mouvement à la fois séculier, de sortie de la religion, égalitariste et romantique (par exemple Gauchet, 1985 ; Taylor, 1998, Tostain, 1996). Dans ce cadre, l’individu va devenir la valeur centrale des sociétés démocratiques et les valeurs agonistiques vont faire place à des valeurs humanistes hédonistes centrées sur l’aspiration au bonheur. Tocqueville dans son livre De la démocratie en Amérique (1840) décrit bien ce changement : l’individu démocratique vise à la fois une égalité de conditions, opère un repli sur la sphère privée et revendique le droit de vaquer à ses occupations dans la tranquillité et la sécurité : la violence, autrement dit, devient illégitime et insupportable. Dans le même sens, Elias (1939) montre que l’on assiste progressivement à une civilisation des mœurs où les comportements deviennent plus policés, plus emprunts de respect mutuel. Si violence il doit y avoir (par exemple pour contraindre certains individus à respecter le jeu social), son exercice est désormais dévolue à des professionnels (Police, Justice) qui interviennent dans le règlement des conflits interpersonnels, ce qui revient à s’interposer entre les individus qui ne doivent plus se faire justice eux-mêmes.

Mais peut-être celui qui a le mieux perçu cette sensibilité nouvelle à la violence à la fois interpersonnelle et institutionnelle est Durkheim. Dans un article paru en 1900 dans l’Année Sociologique, intitulé Deux lois de l’évolution pénale, il fait remarquer qu’apparaît dans les sociétés modernes une plus grande attention au sort du délinquant, qui se traduit par une atténuation des peines (ce qu’il qualifie de loi des variations quantitatives) et par l’extension de la prison en tant que peine privative de liberté (ce qu’il appelle loi des variations qualitatives) qui remplace de plus en plus les peines axées sur les châtiments corporels. Pour lui, cette double évolution, qualitative et quantitative s’explique par le fait que les motifs de la pénalité changent. Dans les sociétés traditionnelles, la pénalité renvoie souvent au sacré, à la religion. Les actes jugés comme délinquants sont des crimes religieux, d’où l’effroi quand ils sont commis (c’est une offense de la divinité), d’où aussi l’intensité de la peine. Dans les sociétés modernes, avec le développement de l’humanisme, les actes jugés délinquants sont centrés sur la violation du droit des individus à la sécurité et au bonheur. Ils n’ont plus cette dimension transcendante, verticale. Ils sont immanents, horizontaux. Les crimes deviennent plus humains, tout comme les châtiments. De là, on pourrait conclure que la pénalité s’affaiblit, que la réponse sociale aux actes délinquants devient plus douce. Ce n’est cependant pas à quoi aboutit Durkheim. Pour lui, au contraire, il faut s’attendre à une extension de la sensibilité à la violence et à un élargissement du champ de la pénalité. En effet, si l’on est plus sensible au sort du délinquant, on est également plus sensible à tout ce qui touche aux atteintes aux personnes,  à la souffrance des victimes. D’où pour Durkheim, un seuil de tolérance à la délinquance qui devrait devenir plus bas. Cette lecture semble bien correspondre à ce qui s’est déroulé depuis (les travaux juridiques montrent bien cette évolution ; voir par exemple Garapon et Salas, 1996). Il faut ici ajouter que cette sensibilité nouvelle, qui concerne la protection de l’individu, de son intégrité personnelle, s’est d’ailleurs développée à propos de ce qui, comme l’ont bien montré des auteurs comme Foucault (1976), constitue le centre de notre identité moderne, à savoir la sexualité (que l’on pense à la création du délit d’harcèlement sexuel, à la pénalisation systématique du viol actuellement ; Vigarello, 1998 ; Tostain, 1997). La violence est apparue également d’autant plus insupportable qu’elle visait une figure centrale de la sphère privée familiale (Shorter, 1975), l’enfant dont les représentations sont devenues éminemment positives tout au cours du 19ème siècle (Ariès, 1973 ; Renaut, 2002). De là, l’effroi qui nous saisit lorsque dans la délinquance se conjugue ces deux dimensions que sont la sexualité et l’enfant, comme c’est le cas dans les crimes sexuels sur mineurs, dans la pédophilie (Iacub, 2002).

Si on fait maintenant  retour sur la question de la violence, de la délinquance, ou plus généralement de l’insécurité, s’il est vrai que nos sociétés sont à certains égards pacifiées, elles sont aussi des sociétés fragilisées, car les individus, d’une part ne sont plus habitués à la gestion de la violence (en termes de comportements et de valeurs), et d’autre part, par le biais de l’humanisme, ont acquis une seuil de réactivité très élevé face à ce qui est vu comme totalement illégitime dans une société démocratique : la violation de l’intégrité personnelle. Il faut ajouter que la violence apparaît d’autant plus insupportable que le pacte républicain insiste sur l’égalité entre citoyens, alors même que cette violence est souvent concentrée dans certaines aires géographiques, ce qui donne l’impression à ceux qui y vivent, d’être abandonné par l’Etat, d’être des citoyens de seconde zone. Bref, de ne pas bénéficier d’un droit constitutionnel légitime : le droit à la sécurité. D’où, en plus, un sentiment d’injustice flagrante pour les populations concernées.

Concernant l’explication de la délinquance en tant que telle, sans pour autant sombrer dans une épistémologie relativiste des Sciences, il n’est peut-être pas inutile de montrer les correspondances qui existent entre les théories scientifiques qui ont été progressivement élaborées et les évolutions qu’ont connues les sociétés contemporaines.

Les théories explicatives de la délinquance

La question de la délinquance a véritablement émergé lorsque celle-ci a commencé à faire problème d’un point de vue non pas quantitatif, mais idéologique. On peut dire que c’est dans la seconde moitié du 19ème siècle, que les premières théories systématiques prennent corps. On peut citer les théories de la dégénérescence de l’école positiviste italienne (Ferri, 1905 ; Lombroso, 1876). A cette époque de bouleversements industriels, les classes dominantes s’inquiètent de la montée en puissance de la classe ouvrière, que l’on commence à qualifier de classe dangereuse. Dans ce cadre, les théories de la dégénérescence vont constituer une synthèse entre l’optique biologique darwinienne et les préoccupations sociales des médecins hygiénistes. La délinquance est vue comme la résultante d’un environnement social défectueux (en termes de conditions de vie, de comportements) qui produit des individus tarés, les criminels-nés. L’optique est à la fois sociale et innéiste et la régulation préconisée brutale. On recommande en effet de les exclure définitivement de la société, car cette déficience pouvant être acquise par l’entremise du social, ne peut-être amendée : elle est inscrite une fois pour toute dans le patrimoine psychique du délinquant à sa naissance. Ces théories seront parfois reprises pour apporter une justification évolutionniste à la position dominante des classes bourgeoises : Finalement, un nombre important des individus de la classes ouvrière présentent des déficits constitutionnels, d’où leurs positions en bas de l’échelle sociale, et dans ce sens, on se doit de penser à l’élaboration de programmes eugénistes de sélection de la race. Néanmoins ces thèses seront rapidement critiquées par les sciences sociales, car en faisant la part trop belle à la dimension biologique, elles laissent de côté la signification sociale et psychologique de l’acte délinquant4. En fait, on peut dire que les grandes théories explicatives de la délinquance ne vont émerger véritablement qu’au début du 20ème, principalement aux Etats-Unis (Fillieule, 2001, Ogien, 1995).

La société américaine, dans la mesure où elle résulte de l’émigration, s’est constituée au travers du brassage d’individus issus de cultures différentes. Très rapidement, ce mécanisme va être source de tensions et amener à s’interroger sur les limites de la capacité d’intégration économique et surtout culturelle des émigrés de fraîche date. Les niveaux de délinquances vont également devenir élevés. On ne sera donc pas totalement étonné de constater que la plupart des nouvelles théories vont s’inscrire dans un cadre culturaliste, c’est-à-dire vont poser comme élément déterminant de l’entrée en délinquance un déficit d’intégration culturelle où l’expression de sous-cultures déviantes. Ces théories, qui seront forgées dans les années 30, représentent ce que l’on appelle maintenant l’Ecole de Chicago et elles bénéficient depuis cette époque d’une grande visibilité sociale. C’est par exemple la thèse du désajustement de Thomas (1966) qui indiquera que la délinquance se développe lorsqu’il y une tension entre deux systèmes de valeurs, le sujet se sentant rejeté à la fois par sa culture d’origine et par la culture de la société dans laquelle sa famille a émigrée. C’est aussi la thèse de la création de sous-cultures déviantes de Cohen (1955) ou de l’association différentielle de Sutherland et Cressey (1939, 1966), pour qui la conduite délinquante résulte d’un apprentissage lié à un environnement social qui inverse les normes de la culture dominante (créations de bandes délinquantes dans des quartiers où la violence devient la norme). On pourrait également citer la thèse de l’anomie de Merton (1938) où le sujet, compte tenu d’un contexte social défavorisé, ne peut atteindre par des moyens légaux les buts valorisés par la société (comme par exemple avoir de l’argent, des objets de valeurs).

Parallèlement à ces thèses sociologiques, et parfois en accord avec elles, une optique à la fois phénoménologique et psychanalytique se dessinera dans le cadre d’une société où l’individu dans sa dimension psychologique5prend une ampleur sans précédent (Gauchet, 2002). On peut ici citer par exemple les théories freudiennes (1916) et kleiniennes (1927, 1934) pour lesquelles l’origine de la délinquance est à rechercher dans les difficultés et les troubles associés à l’intégration de la morale via les fonctions paternelle et maternelle. Ces différentes théories ont pour point commun une lecture critique des processus de socialisation (avec leurs échecs, leurs dimensions socialement inégalitaires), mais ne s’inscrivent généralement pas dans une remise en question radicale de la société. C’est ce dernier point qui va faire la nouveauté des théories des années 60 et 70 qui se situent dans le contexte d’une idéologie libertaire et contestataire.

On va en effet reprocher aux théories “ classiques ” de voir la délinquance comme un fait brut, objectif, alors que celle-ci s’inscrit dans un ensemble d’effets de pouvoir. Pour ces théories émergentes, la délinquance correspond à une réaction de la société qui met en œuvre des mécanismes d’exclusion face à des individus déviants ou subissant de plein fouet des inégalités sociales Concrètement, en étiquetant certains individus comme délinquants, la société disqualifie des conduites qui sont en réalité l’expression, soient d’une non-conformité aux modèles de valeurs dominants, soit d’une contestation légitime du fonctionnement social. Considérés comme délinquants, les individus non-conformes deviennent dorénavant des sujets pathologiques qu’il s’agit de traiter et de soigner. On assiste, autrement dit, à une normalisation sociale de la déviance. Dans cette optique, on peut citer les travaux de Goffman (1963), Foucault (1975) qui auront le mérite de se traduire par des tentatives de réhabilitation de la parole des sujets exclus ou qualifiés de délinquants. Néanmoins, ces théories auront le tort pour certains, de ne se concentrer que sur la violence institutionnelle faite aux groupes déviants, alors que la société, elle, deviendra de plus en plus sensible à la souffrance individuelle des victimes d’actes délinquants. Bien que cela soit dans une certaine mesure injuste, on leur reprochera également de relativiser à l’extrême la réalité de la délinquance, de trop la réduire un arbitraire social (Albernhe, 1997). C’est pourquoi, à partir des années 80, avec ce qui semble être une augmentation objective de la délinquance, elles vont avoir plus de mal à  faire entendre leurs voix.

Dernière évolution, qui ne signifie pas pour autant l’abandon des théories antérieures, l’apparition, dans les années 80 des théories dites actionnistes (ou de l’acteur rationnel). Ici, ce n’est plus la vision de la société qui change de façon radicale, c’est l’explication de ce qui caractérise le sujet délinquant. Pour ces théories (Cusson, 1998 ; Fillieule, 2001), renouant avec l’idée des premières approches explicatives, la délinquance est bien un fait brut, objectif. D’autre part, et c’est ce qui fait leur nouveauté, le délinquant est dorénavant un individu qui ne diffère pas de la moyenne des gens, qui a des conduites adaptées, compte tenu de son environnement social, et qui adopte les buts et les valeurs de la société dans une optique rationnelle. C’est-à-dire, que le passage à l’acte, le fait de faire quelque chose de répréhensible pénalement, est le fruit d’une décision qui repose sur l’évaluation des coûts (difficulté de l’opération, risque de se faire prendre, d’être emprisonné) et des bénéfices attendus (valeurs des biens convoités, satisfactions psychologique et sociale). Le délinquant est un Homo Economicus qui mène sa petite entreprise illégale. Dans l’esprit, on peut dire que ces théories sont clairement d’inspiration libérale, mettant en avant la liberté, l’opportunisme et les désirs du sujet. Elles puisent d’ailleurs leur inspiration du côté de l’analyse stratégique de Crozier (Crozier et Friedberg, 1977) et de l’individualisme méthodologique de Boudon (1986). Se qualifiant elles-mêmes, comme on l’a vu d’actionnistes, elles sont très critiques vis-à-vis des théories classiques à qui elles reprochent d’adopter une approche déterministe, collective et déficitaire de la délinquance qui ne serait pas corroborée par les faits. Pour elles en effet, l’individu ne subit pas passivement les influences sociales et la preuve serait donnée par le constat que contrairement à ce que laisse entendre les théories classiques, il n’y a pas de lien, de rapports entre le milieu social et l’entrée en délinquance. Par exemple, elles avancent, études statistiques à l’appui, que la délinquance n’est pas plus fréquente dans les milieux défavorisés (Fillieule, 2001). Dans cette optique libérale et rationnelle, on ne sera pas surpris qu’elles insistent sur la responsabilité individuelle des délinquants et puisque ceux-ci font une balance entre les coûts et les bénéfices, une des solutions efficaces pour réduire la délinquance serait d’augmenter les coûts via des sanctions à la fois plus sévères et plus automatiques. A cela s’ajoute des préconisations, telles les mesures de protection des biens, l’augmentation des effectifs policiers afin de rendre ces activités plus difficiles à mettre en œuvre. Ces théories, si on les associe aux orientations qui privilégient la responsabilisation des parents et des délinquants, s’accordent bien, comme on peut l’imaginer avec le tournant sécuritaire auquel on assiste maintenant. D’où leur forte visibilité sociale actuelle. Si localement, elles peuvent se révéler efficace dans la gestion d’une certaine délinquance de “ prédation ” (des biens), on reste dubitatif, compte tenu de leur simplicité, tant sur le plan de l’analyse psychologique que sociologique, quant à leur pertinence pour régler la question de l’insécurité. D’une part, elles ne s’interrogent pas ou peu sur tout ce champ de la délinquance qui concerne non pas les biens6mais les personnes (agressions d’autrui), ce second type de délinquance dont on sait bien les liens avec un parcours identitaire problématique (Blatier, 1999). D’autre part, elles ne tiennent absolument pas compte du fait que les violences urbaines qui se concentrent dans les quartiers difficiles sont réalisées par des individus qui buttent sur la question de leur reconnaissance personnelle, qu’ils compensent par ces violences qui sont autant de stratégies d’affirmations collectives (Lagrange, Esprit, 2000).

En définitive, sur plus d’un siècle on a vu se succéder, au gré des évolutions de la représentation du fonctionnement social et de la place accordée aux individus, des théories évolutionnistes aux dangereux accents biologiques, des théories d’inspiration culturalistes qui insistaient sur la transmission des valeurs collectives (par le groupe social ou familial), des théories politiques visant une remise en cause des processus de normalisation sociale, et des théories actionnistes centrées sur la responsabilité du sujet. Mon souci ici n’a pas été l’exhaustivité (bien d’autres théories auraient méritées d’être citées), mais d’essayer de repérer quelques unes des grandes lignes de force qui traversent, par le biais des explications de la délinquance, notre société contemporaine. Pour terminer, je voudrais évoquer, à partir de quelques travaux, comment la psychologie sociale s’est inscrite ou peut s’inscrire dans ce débat sur l’insécurité, débat à l’intérieur duquel il est fait de plus en plus référence à la responsabilité individuelle des sujets délinquants.

Les approches psychosociales

On peut dire, qu’au niveau de la délinquance, la psychologie sociale a produite essentiellement des théories locales, c’est-à-dire des systèmes explicatifs qui tiennent assez peu compte du paysage idéologique. Malgré cette faiblesse, les approches qu’elle a privilégiées ont permis de cerner avec une relative précision certains facteurs susceptibles d’expliquer l’engagement ou la facilitation de comportements  problématiques. On se limitera ici à trois exemples.

Un premier champ d’étude, initié par les théoriciens de l’internalisation des valeurs morales (Hoffman, 1991), s’est intéressé aux différences, en termes de modalités et de pratiques éducatives, entre les sujets délinquants et non-délinquants. Classiquement, on distingue trois modalités principales de gestion de la relation éducative. Une modalité autoritaire basée sur une affirmation de pouvoir explicite de l’adulte sur l’enfant, modalité dans laquelle l’enfant est amené à réaliser des comportements conformes aux attentes sociales par la peur de la punition, par l’asymétrie de statut entre lui et le détenteur de l’autorité ou encore compte tenu du prestige de l’adulte. Une modalité affective qui consiste à menacer l’enfant de lui retirer l’amour qu’on lui porte s’il ne se conduit pas comme on le souhaite, et à l’inverse de le gratifier de son amour quand ses comportements vont dans le sens de ce qui est attendu. Enfin, une modalité que l’on pourrait qualifier d’interactive et de démocratique, dans laquelle l’internalisation des valeurs passe par une discussion entre l'enfant et l’adulte sur les raisons des comportements qu’on lui demande de réaliser, raisons qui peuvent se référer par exemple au respect d’autrui, aux conditions du vivre-ensemble.

Pour ce qui est des pratiques éducatives, on peut également différencier trois cadres d’apprentissage de la socialisation (Lautrey, 1980). Un cadre dit “ laissez-faire ” où l’enfant a une très grande liberté d’action et peu de punitions. Cette optique pouvant résulter, soit d’un choix parental basé sur l’idée que l’enfant est capable, par lui-même et sans intervention externe, de trouver sa propre voie, soit d’une démission parentale, les adultes ne constituant plus des figures de référence pour l’enfant. Un cadre dit “ rigide ” où les comportements de l’enfant sont au contraire excessivement régulés, où sa capacité d’initiative personnelle est fortement limitée. Enfin, un cadre dit “ souple ” dans lequel des règles fixes sont indiquées à l’enfant mais peuvent être, en fonction du contexte, d’une discussion parent-enfant, adaptées et partiellement modifiées. Les théoriciens du développement social s’accordant à dire que la modalité interactive associée à une pratique souple, sont les meilleurs garants d’une internalisation des valeurs. A partir de ce type de découpage, on a pu constater, d’une part que les délinquants étaient confrontés durant leur enfance, beaucoup plus que les non-délinquants, à des interactions autoritaires et affectives et à des pratiques de type “ laissez-faire ” ou “ rigide ”, d’autre part, que les modalités démocratiques et souples sont beaucoup plus difficiles à mettre en œuvre au niveau parental, quand les individus sont dans des contextes socio-économiques défavorisés (Lautrey, 1980).

Ce que montrent également ces travaux, c’est que la grande majorité des sujets délinquants ne diffèrent pas significativement, en terme par exemple de jugement moral, des sujets non-délinquants (Jurkovick, 1980, Maryniak, 1988). Dès lors, se pose la question de savoir comment ces individus vont gérer des passages à l’acte qui, d’un point de vue moral, sont le plus souvent problématiques, même pour eux-mêmes. La théorie de la dissonance cognitive nous a apprise, que dans le cas où l’on réalise un comportement contraire à nos valeurs, cela provoque une tension que l’on cherche à réduire par le biais, soit d’une réinterprétation du comportement, soit le plus souvent par l’intermédiaire d’une modification de nos attitudes (qu’on essayera d’ajuster à ce que l’on a fait). Les travaux psycho-sociaux montrent effectivement de tels processus dans le cas des délinquants. Par exemple, face à des conduites d’agression, les sujets délinquants minimisent la souffrance de la victime où se focalise sur les bénéfices qu’ils ont pu retirer d’une telle conduite. Il y a là une sorte de défaut de décentration et de prise en compte des émotions d’autrui (Arsenio et Fleiss, 1996 ; Bandura, Barbaranelli, Caprara et Pastorelli, 1996). Une autre façon de gérer ces événements moralement problématiques peut-être de dénigrer les victimes (elles ont ce qu’elles méritent) ou  d’insister sur l’idée que le sujet délinquant est en fait la véritable victime, n’est pas responsable de ce qu’il fait  parce qu’il est lui-même déterminé par des forces qui le dépassent (dans ce cadre, le délinquant peut recourir à des explications psychologiques ou sociologiques faisant référence à une histoire familiale chaotique, à un environnement social défavorisé). Ces processus se réalisant aussi bien après coup, après le passage à l’acte (c’est la rationalisation classiquement évoquée par la théorie de la dissonance), qu’avant celui-ci, en le rendant de ce fait plus facile, plus probable (Sykes et Matza, 1957). On peut dire alors que ce qui fait la spécificité du délinquant est la promptitude avec laquelle il mobilise ces stratégies de neutralisation cognitive et émotionnelle des actes problématiques. Ces différents travaux montrent également que ces mécanismes de désengagement moral ont d’autant plus de chances de se mettre en branle que l’on a affaire à des individus fragilisés psychologiquement et en déficit de reconnaissance sociale et symbolique.

Un autre aspect très étudié par la psychologie sociale, actuellement très présent dans le débat sur l’insécurité, est la question de l’influence des médias (Cahiers de la Sécurité Intérieure, 1995). Dès la démocratisation de la télévision, on a observé des phénomènes étonnants. Ainsi par exemple, régulièrement, suite à la retransmission de chaque match de boxe, on relevait une augmentation significative des rixes, et fait plus étonnant encore, si le perdant du match était par exemple un noir, une augmentation des bagarres impliquant en tant que victimes des individus de race noire. Devant de tels événements, et compte tenu du nombre important de programmes violents à la télévision, dès les années 60, des études expérimentales vont être entreprises (Bandura, Ross et Ross, 1961 ; Berkowitz, 1984). On va ainsi mettre en place des protocoles dans lesquels on diffusera selon les groupes expérimentaux des films violents ou non, et de façon récurrente, on constatera que les groupes exposés aux documents violents ont un niveau d’agressivité significativement plus élevé. Pour expliquer ce phénomène, on peut dire que l’exposition à ce type de films provoque une désensibilisation à la violence, une stimulation des tendances agressives des individus ainsi que l’apprentissage de modèles comportementaux violents. Certes, un film ne suffit pas à lui seul à générer un comportement violent, mais ainsi que le note Zagury (2002), il donne une issue toute prête à des individus qui présentent, par ailleurs, des malaises psychiques, ont des troubles de la personnalité. Deux enseignements résultent de ces recherches expérimentales. D’abord, elles mettent sévèrement en question la théorie de la catharsis (Feshbach, 1955) qui prédisait que le spectacle de la violence provoquait la libération de l’agressivité du sujet sur un mode fantasmatique et donc limitait le passage à l’acte réel. C’est l’inverse qui se passe puisque la probabilité de passage à l’acte augmente. D’autre part, ces recherches montrent que l’exposition soutenue à la violence télévisuelle entraîne la perception d’un monde plus violent qu’il n’est en réalité, ce qui contribue à accentuer le sentiment d’insécurité et la peur d’être victime (Gerbner, Gross, Morgan, Signorielli, 1980).

L’évolution de la responsabilité

Avec l’avènement des sociétés démocratiques, on a constaté une diminution de l’intensité de la sanction pénale et un élargissement du domaine d’intervention de la réponse pénale. La responsabilité s’est également profondément modifiée. Dans les sociétés d’Ancien Régime, la responsabilité était largement objective, c’est-à-dire que la sanction était déterminée automatiquement en fonction de la nature de la transgression, du type de faits commis. Dans les sociétés modernes, avec le développement de l’humanisme, la responsabilité est devenue principalement subjective, c’est-à-dire que l’évaluation de la sanction résulte de l’analyse des raisons subjectives du transgresseur. Cette responsabilité subjective autorisant la prise en compte de circonstances atténuantes, malgré l’éventuelle ampleur du forfait. C’est ainsi qu’on en est venue à tenir compte de façon systématique de l’état psychique du sujet, de ses motivations, des déterminismes sociaux de sa conduite. Il faut bien voir ici que cette responsabilité, ainsi que le signalait Fauconnet (1920), correspond à une diminution de la responsabilité, si on entend par là, que le sujet  peut grâce à elle, être exclue de la responsabilité de son acte, si celui-ci n’est pas le fruit d’une décision volontaire délibérée.

Actuellement, peut-être parce que les repères idéologiques deviennent plus flous, la société plus complexe et donc plus incertaine, on assiste à une demande générale de sécurisation dans tout les secteurs de la vie sociale (que l’on pense au développement du principe de précaution, à la prévention des risques alimentaires, industriels), cette demande se traduisant  par l’exigence d’une responsabilisation des acteurs sociaux (Engel, 1995, Garapon et Salas, 1996). Le domaine de la délinquance n’échappe à cette demande à la fois de sécurisation et de responsabilisation des protagonistes. D’où ici, un changement de cap qui se traduit par un durcissement des peines, par la remise en cause par exemple de l’ordonnance de 45 sur la délinquance des mineurs7, par un arsenal pénal susceptible de toucher les mineurs de moins de 13 ans et, au bout du compte, par une vision de plus en plus individualisée de la responsabilité du délinquant. Cette nouvelle vision sociale trouve sa traduction dans des normes, telles celle d’internalité (Beauvois, 1994 ; Dubois, 1994), qui valorisent les explications des comportements qui se réfèrent à la personne de l’acteur, au détriment de celles qui se centrent sur les déterminismes externes (par exemple sociaux). De nombreux auteurs ont souligné à cette occasion, les dangers de cette norme d’inspiration libérale qui immunise contre un questionnement des contextes socio-économiques et politiques des conduites.

Globalement, on a bien l’impression que la responsabilité, si elle reste encore subjective, renoue cependant avec une dimension objective, qui conteste ou du moins limite les circonstances atténuantes des acteurs. Un signe révélateur de cette attitude est d’ailleurs la diminution drastique du nombre des sujets qualifiés d’irresponsables pénalement, l’optique étant de considérer que la responsabilité pénale qui autorise le procès, est un élément majeur du processus thérapeutique, du travail sur soi du délinquant, fut-il passablement fou8. En définitive, cette responsabilisation actuelle traduit un mouvement de fond de nos sociétés démocratiques où l’individu devient de plus en plus une monade sur laquelle on fait reposer tout le poids de ses décisions et actions. Mais cette lecture libérale est profondément anxiogène et lourde à assumer psychologiquement. D’où le retour à une demande de cadres moraux, d’où aussi l’émergence de mouvements collectifs et communautaristes (Taylor, 1992). Mais ceci est une autre histoire.

J’ai essayé de montrer dans cet article l’intérêt, pour mieux comprendre nos réactions face à l’insécurité, de prendre appui sur une analyse des mouvements idéologiques qui traversent nos sociétés démocratiques. J’ai ainsi évoqué l’affirmation des valeurs centrées sur l’intégrité personnelle, les résonances entre les préoccupations sociales et politiques et les théories explicatives de la délinquance, ainsi que les évolutions de la responsabilité dans le cadre d’une société contemporaine à la fois de plus en plus individualiste et à la recherche de nouveaux modèles collectifs. J’ai également essayé de montrer que la psychologie sociale pouvait apporter des éléments de réponses à des questions fréquemment soulevées dans le cadre du débat sur l’insécurité, que ce soit au niveau du rôle et de la nature des pratiques parentales, des mécanismes de désengagement moral qui facilitent le passage à l’acte, ou de l’impact d’une culture médiatique violente. Mon souhait serait que ce type de travaux puisse s’articuler à une réflexion sur les contextes socio-économiques générateurs de délinquance, et par là que la psychologie sociale contribue au débat politique actuel sur l’insécurité. 

1  Nous disons interprétation simple car on peut aussi avancer que dans certains cas, cette présence policière accrue est ressentie comme une provocation chez certains jeunes, ce qui déclenchent des réactions violentes de leur part. Dans ce cas, la présence policière tout à la fois suscite de la délinquance et révèle un problème de certains groupes sociaux face à la société et à ses représentants.

2  Soit dit en passant, ce qui aurait pu être amusant en d’autres circonstances, était qu’il s’agissait parfois des mêmes auteurs qui, d’un côté disqualifiaient l’augmentation de la délinquance, en soulignant le caractère social et artificiel des chiffres, et de l’autre, qui utilisaient cependant ces mêmes chiffres pour douter de la validité du sentiment d’insécurité.

3  Dans la même ligne de raisonnement, mais en prenant un exemple différent, chacun sait que les risques en avion sont incomparablement plus faibles qu’en voiture. Mais si l’avion a un problème, l’issue est statistiquement fatale. Il n’y donc pas nécessité de relier mécaniquement un sentiment de peur et la probabilité d’apparition de l’événement à l’origine de cette peur.

4  Elles réapparaissent cependant périodiquement (par exemple quand on annonce la supposée découverte de tel ou tel gêne de prédisposition au crime).

5  Qui correspond, entre autre, à une valorisation de l’intériorité personnelle, à la focalisation sur l’importance des complexes familiaux dans le devenir du sujet.

6  Où là on peut effectivement parfois se situer dans l’optique économique que ces nouvelles théories privilégient.

7  Qui se centrait non pas sur la sanction du forfait mais sur le traitement du délinquant vue comme la victime d’un processus de socialisation défectueux, ce qui n’excluait cependant pas la possibilité d’une réponse pénale envisagée toutefois comme l’exception.

8  On pourrait citer dans le même sens l’évolution de la responsabilisation au niveau de la conduite routière : dans les années 50 par exemple, la conduite en état d’ivresse était dans certaines juridictions, une circonstance atténuante (le sujet maîtrisant moins ses actes du fait de son alcoolémie, il était donc vu comme moins responsable de ce qu’il faisait). De nos jours, un tel raisonnement nous paraîtrait proprement étonnant.

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