N°20 / Les nouvelles idéologies Janvier 2012

L’évolution urbaine et les ghettos

Jean-Marie Seca

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Compte rendu du livre d’Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé, 2010, La Ville au risque du ghetto, Paris, Lavoisier, 136 p.

Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé ont choisi, dans cette contribution, de traiter la question urbaine sous ses atours les plus brûlants et urgents. En 136 pages, densément documentées et organisées, nous pénétrons dans un univers hallucinant et tentaculaire qui constitue une très grande partie (quantitativement parlant) des populations des villes dans le monde. La réflexion sur l’évolution urbaine a souvent été résumée à sa question sociale et à l’extrême pauvreté. L’étude des ghettos l’illustre exemplairement mais elle la dépasse par l’observation de ses formes élitaires et de distanciation sociale (chapitre 3) et par la prise en compte des conceptions philosophiques et politiques des relations humaines et de la diversité au sein même des espaces urbains (chapitre 4). Quatre chapitres structurent le volume. Une bibliographie et un index complètent utilement l’ensemble.

Le chapitre 1 (« Les formes classiques du ghetto ou l’expression radicale de la ségrégation ») est consacré aux origines et à la définition de l’objet étudié. Initialement le terme est usité pour désigner l’assignation spatiale des communautés juives d’Europe. L’autre mention socio-historique renvoie aux ghettos noirs nord-américains. On y apprend notamment que la ségrégation urbaine a nettement augmenté, dans la patrie de Martin Luther King et de la lutte pour les droits civiques, à partir des années 1990. Une foule de références descriptives ou historiques et de détails statistiques ou ethnographiques nous permettent alors de plonger au cœur même de ces ensembles. Dans la première partie du second chapitre (« Les formes contemporaines du ghetto ou les risques de la concentration de la misère »), c’est le phénomène majeur et déroutant du bidonville, ou « ghetto de pauvres », qui est exposé, ce mot apparaissant pour la première fois à la fin des années 1930, au Maroc. Les observateurs admettent désormais qu’il s’agit d’une manifestation urbaine mondialisée quoique beaucoup moins présente en Europe. Plus d’un milliard d’individus vivraient actuellement dans des bidonvilles, avec l’hypothèse d’un probable doublement de ce chiffre dans les vingt prochaines années, processus qui risque de se renforcer depuis la crise de 2008. Certains de ces quartiers précaires sont, comme en Inde notamment, intriqués dans les quartiers centraux des grandes mégalopoles. Cela conduit les auteurs à se demander si ce type de spatialisation va devenir la forme urbaine dominante du futur. La description des nécropoles-bidonvilles au pied des pyramides ou de la construction par les autorités communales de Rio de Janeiro d’enceintes gigantesques autour des favelas, en prévision des Jeux Olympiques, donnent en effet la mesure de l’extraordinaire quotidienneté de ces quartiers insalubres. La deuxième synthèse de ce chapitre 2 porte sur les Zones Urbaines Sensibles françaises et sur leur comparaison avec les ghettos noirs des États-Unis, les premières ne représentant, grosso modo et en termes de densité démographique, que le dixième ou le vingtième des seconds, tout en étant bien moins concentrées en phénomènes de déviance et de pauvreté que les aires urbaines à l’abandon nord-américaines. Malgré ces différences, une ghettoïsation tendancielle des ZUS se construit socioculturellement et politiquement. Celles-ci concentrent environ 7,9% de la population française. Des processus de stigmatisation et de relégation (ZEP, regroupements de communautés immigrées ou d’individus français d’origine étrangère, économie souterraine et/ou illicite, subcultures, bandes) s’y propagent, malgré les politiques récentes de « résidentialisation ». Les auteurs éclairent l’argumentaire d’une tendance à la ghettoïsation, terme qu’ils préfèrent à celui de « ghetto », par une de leurs enquêtes sur un quartier HLM d’une agglomération de l’Est de la France, surnommé « L’Ile Verte ». De nombreux renseignements sur les contrastes et handicaps sociaux de ces aires enclavées (architecture fonctionnelle, chômage, éducation, revenus provenant de l’aide sociale, exposition aux risques écologiques, etc.) permettent au lecteur d’en mieux saisir la spécificité.

Le chapitre 3 (« Les formes élitaires du ghetto ou les dangers du rassemblement des classes aisées ») explore une tendance structurale des agrégations dans les villes, impliquant des relations d’équivalences par opposition. Une zone urbaine de pauvres présuppose l’émergence d’espaces urbains réservés et riches, soit dans les « beaux quartiers » français, soit par le pullulement des « gated communities » américaines. Ces formes élitaires matérialisent toutes un isolement et une segmentation recherchés comme tels. Marchal et Stébé y détectent des dangers, voire des risques d’accroissement des ségrégations par effet « boule de neige » si l’on peut dire. Selon eux, ces tendances exprimeraient une socialisation de l’« évitement » (distanciation spatiale radicale) au détriment de celle plus ancienne et urbaine du « frôlement ». De plus, le retranchement dans des ghettos de classes aisées révélerait des conduites de préservation identitaire, une peur sécuritaire et un rejet bizarre de l’étrangeté et de l’étranger, qui était pourtant considéré comme une figure centrale de l’urbanité, selon Simmel. Dans la première partie du chapitre 3, on peut lire une excellente synthèse sur les « gated communities », les « megachurches », toutes ces expériences résidentielles se développant dans un processus continu d’enclavement du territoire, par grappes, au sein d’un phénomène global de « suburbanisation » étatsunienne. La seconde section de ce chapitre trace le portrait des structures résidentielles élitaires françaises soit dans les tentatives étonnantes et peu convaincantes de reproduction des expériences résidentielles fermées américaines, soit dans les formes classiques de distinction, de tissage d’un réseau relationnel visant à l’entre-soi et de concentration concertée des classes aristocratiques et bourgeoises (clubs, sociabilité mondaine, rallyes, défense de la carte scolaire, recherches de socialisation des enfants entre familles au fort patrimoine, proximité idéologico-politique).

Le chapitre 4 (« La gestion d’un risque ou la consécration de la mixité ») problématise une thématique essentielle de l’analyse de la ghettoïsation puisque ce dernier processus cristallise spatialement et socioculturellement des discriminations et des ségrégations durables que de nombreux responsables politiques tentent de réduire, avec plus d’expériences d’échecs que de réussites, depuis plusieurs dizaines d’années. Ce sont les dynamiques et les axiomatiques économiques, institutionnelles et philosophiques de ségrégation, d’agrégation et division sociale qui sont définies et approfondies. La variété ou l’homogénéité probable des unités urbaines et leur juxtaposition plus ou moins judicieuse (affinités culturelles ou religieuses engendrant un espace de vie commerciale, ou renforcement des distances sociales de classe par le cumul de facteurs stigmatisants liés au lieu de vie) sont dénombrées et commentées. L’enjeu social de la mixité émerge très vite avec le constat que les HLM et autres grands ensembles des années 1950 et 1960 deviennent des zones de relégation. Différents dispositifs tant administratifs que législatifs favorisant cette mixité (ou lutte contre les formes de ségrégation ou les facteurs de la stigmatisation) sont examinés (notamment la loi du 13 décembre 2000 de Solidarité et de Renouvellement Urbain). La partie la plus intéressante est celle portant sur les postulats théoriques ou socio-historiques (écologiques, substantialistes, utopiques) sous-tendant le déploiement de ce type de dispositif et expliquant peut-être certains échecs. Divers cas de figures de réaction à la mixité sont catégorisés, tant pour ce qui concerne ses effets négatifs et ses risques (par exemple, les débats sur les seuils ou quotas de populations d’origine modeste ou immigrée) que pour ce qui a trait à ses atouts et à ses conséquences positives. Au final, est proposée la thèse d’une mixité différentialiste conduisant à l’intégration des cultures à partir du respect du droit des individus et de leur diversité, à mi-chemin entre l’argument communautariste (défenses des cultures différenciées) et celui assimilationniste républicain (ne connaissant qu’un universalisme rationnel centré sur l’individu). Les auteurs ont même la courtoisie et la professionnalité de proposer, en fin d’ouvrage (p. 124), des conseils d’amélioration et de management des dispositifs en faveur de la mixité sociale et urbaine.

Ce livre recèle de nombreuses qualités dont celles d’accessibilité et d’écriture. Son contenu est rédigé sur la base d’une érudition impressionnante et raisonnée. De plus, tout en soulignant les éléments critiques de certaines propositions (notamment pour la question des statistiques ethniques), Marchal et Stébé savent trouver le juste équilibre entre le pour et le contre. Ils y présentent donc régulièrement des points de vue complémentaires, en laissant au lecteur le dernier mot et le choix d’une grille de lecture. Il s’agit, par conséquent, d’une vraie réussite éditoriale qu’on peut conseiller à tout étudiant cherchant à faire un bilan rigoureux sur cette question, à nos collègues enseignants chercheurs ou à divers cadres de l’action urbaine et sociale.

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