A Catherine Kintzler
Faire référence aux « lumières » n’est pas seulement évoquer la mise en valeur des savoirs ou l’exercice des libertés. C’est porter attention à l’articulation des savoirs et des libertés, en vertu de laquelle les libertés se fondent et s’accomplissent grâce aux savoirs, et les savoirs sont développés et enseignés grâce au déploiement des libertés. L’enjeu est de développer les savoirs, afin que chaque sujet puisse intelligemment se donner des libertés et en jouir ; il est également de faire émerger les libertés dans l’espace culturel et politique, afin que chaque sujet puisse se libérer des opinions et conquérir l’exercice de la raison. C’est pourquoi les « libertés » se déclinent à la fois en libération intellectuelle et en « droits », c’est-à-dire en inventions juridiques, et les savoirs doivent être entendus, à la fois, comme émancipation à l’égard des opinions et fondement de la production et de la jouissance des droits.
Selon cette perspective, la rencontre des savoirs et des libertés, d’une part, désigne un événement historique situé dans le XVIIIème siècle européen, la majuscule s’impose alors : les Lumières ; d’autre part, elle signifie tout mouvement de pensée selon lequel les libertés se constituent grâce aux savoirs et les savoirs grâce aux libertés - tout mouvement de pensée qui déploie la logique de l’événement, le maintient, le réactive ou bien est censé l’anticiper : on a parfois évoqué « les lumières » de la cité athénienne du sixième siècle avant J-C.
Mais voici que l’événement historique s’est fissuré et que le mouvement de pensée s’est défait, de sorte que la politique et le sujet sont supposés être victimes d’un leurre d’émancipation, et d’une réelle soumission : ceux qui font profession de ne jamais être dupes – le sociologue, l’ethnologue, l’historien et, parfois, le philosophe – ont prétendu nous apprendre que les libertés constituent le masque et l’alibi de la soumission (des dominations de classe, des oppressions culturelles, de l’asservissement judéo-chrétien…) et que les savoirs sont des stratégies d’assujettissement (d’idéologie bourgeoise ou « petite bourgeoise », de violence symbolique…). Assumées le plus radicalement, ces dévalorisations définissent ce que l’on se donne la licence d’appeler le « nihilisme », c’est-à-dire le néant de valeur positive accordé aux savoirs et aux libertés. Il est manifeste que beaucoup de débats, depuis la fin du XIXème siècle peuvent être lus comme la confrontation entre les lumières et le nihilisme. Posons la question : les Lumières ne sont-elles donc pas condamnées à la naïveté, et celle-ci ne consiste-t-elle donc pas à opposer superficiellement les lumières – cette articulation des libertés et des savoirs – et l’obscurantisme – cette articulation des asservissements et des ignorances (qui parfois s’ignorent elles-mêmes : les préjugés) ?
Un mécanisme d’asservissement au cœur des Lumières ?
Michel Foucault se présente souvent un critique des Lumières. Le cours du Collège de France, « Il faut défendre la société », oppose, d’une part, « la problématique des Lumières », qui met en scène le « progrès » et la « lutte de la connaissance contre l’ignorance, de la raison contre les chimères, de l’expérience contre les préjugés, des raisonnements contre l’erreur » et, d’autre part, « la généalogie des savoirs » qui décrit « un immense et multiple combat, non pas donc entre connaissance et ignorance, mais […] des savoirs les uns contre les autres – des savoirs s’opposant entre eux par leur morphologie propre, par leurs détenteurs ennemis les uns des autres, et par leurs effets de pouvoir intrinsèques » ; or, ajoute Foucault, il faut « se débarrasser » de cette mise en scène-là au profit de cette description-ci1.
Dans son beau livre, Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, Catherine Kintzler met à bas cette interprétation bien trop simple des Lumières – dont Foucault lui-même précise qu’elle vaut « en gros »2. Conformément à la rigueur de Condorcet, et selon la lecture qu’en offre Kintzler, se situer dans le camp des Lumières est affirmer trois propriétés du progrès : celui-ci est différencié, programmatique et problématique. D’une part, il faut différencier le progrès des savoirs, celui des libertés et celui des techniques. D’autre part, il convient d’œuvrer en faveur du progrès des savoirs afin que l’obscurantisme soit combattu et, avec lui, l’asservissement politique et la stagnation technico-économique. Enfin, les progrès scientifiques et techniques fondent des exigences nouvelles : produire encore plus de savoir afin de les maîtriser, faire en sorte qu’ils ne dégénèrent pas en « inégalité parmi les hommes » et ne créent pas de nouvelles servitudes, à la fois politiques et économiques. Les relations entre le « Nord » et le « Sud », dit implicitement Kintzler, les crises contemporaines et l’état général de la planète ne constituent-ils donc pas une confirmation de cette analyse ?3 L’état actuel du monde nous semble manifester le bien-fondé de l’analyse. L’enjeu est de « maîtriser le progrès, gouverner la masse des vérités afin de ne pas être étouffé par son poids et d’en faire surgir le maximum d’autonomie pour chaque individu »4.
Toutefois, malgré la précision du débat, celui-ci demeure encore trop abstrait et ne permet pas de saisir les enjeux de la « généalogie des savoirs » opposée aux Lumières. Cette généalogie est développée en particulier dans Surveiller et punir. Foucault y déclare : « Les « Lumières » qui ont découvert les libertés ont aussi inventé les disciplines »5. Expliquer la formule impose de montrer la corrélation critique des savoirs, des libertés et – selon le terme du généalogiste – des « disciplines ».
D’une part, une des leçons du livre est que l’on ne peut opposer les savoirs et les pouvoirs :
« Peut-être faut-il aussi renoncer à toute une tradition qui laisse imaginer qu’il ne peut y avoir de savoir que là où sont suspendues les relations de pouvoir et que le savoir ne peut se développer que hors de ses injonctions, de ses exigences et de ses intérêts. […] Il faut plutôt admettre que le pouvoir produit du savoir (et pas simplement en le favorisant parce qu’il le sert ou en l’appliquant parce qu’il est utile) ; que pouvoir et savoir s’impliquent directement l’un l’autre ; qu’il n’y a pas de relation de pouvoir sans constitution corrélative d’un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations de pouvoir. »6
Foucault propose des illustrations de la thèse. Aux XIIème et XIIIème siècles, l’« enquête » – « recherche autoritaire », grâce à des procédures réglées, d’une vérité dans le champ de la justice – participe à la mise en place des pouvoirs ecclésiastiques et étatiques ; or elle « a été une pièce rudimentaire, sans doute, mais fondamentale pour la constitution des sciences empiriques » qui ont émergé à la fin du Moyen Age7. La seconde illustration parcourt tout l’ouvrage : au XIXème siècle, les sciences de l’homme (psychologie, sociologie, pédagogie, en particulier) ont pour condition de possibilité les « disciplines » entendues comme des programmes, au service de stratégies politiques bourgeoises, qui travaillent à contrôler et organiser les comportements des hommes, en accroissant à la fois leur capacité (militaire, scolaire, productrice…) et leur docilité. Inversement, ces « sciences » travaillent à conforter, stabiliser et rationaliser les disciplines : la mise en œuvre des surveillances, des analyses, des sanctions et des récompenses est conditionnée par des savoirs psychologies, sociologiques et pédagogiques8. Permettons-nous une remarque qui déborde le champ du XIXème siècle européen, mais met en évidence ce lien du savoir et du pouvoir : le taylorisme est autant un savoir rationnel du travail (Taylor écrit le Scientific Management) qu’une normalisation effective de la production industrielle.
Les lumières affirment, disions-nous, les savoirs et les libertés contre le règne des opinions. A partir de Platon, auquel Descartes (référence essentielle des Lumières) est ici fidèle, les opinions se définissent selon trois propriétés : céder à l’opinion, c’est être livré à une pensée immédiate, c’est-à-dire non produite par des médiations démonstratives, persuasive, c’est-à-dire cultivée par un désir lui-même irréfléchi (l’homme d’opinion penser ce qu’il désire immédiatement penser), et commune, c’est-à-dire produite par des communautés. La lutte des lumières contre l’obscurantisme est essentiellement une lutte contre les opinions. C’est pourquoi, disions-nous, les savoirs possèdent une vertu supposée libératrice.
A cette lutte, le généalogiste oppose l’articulation des savoirs – sans « immédiateté », savamment élaborés – des programmes – et non l’emprise des désirs – des stratégies politiques – et non la bêtise des communautés – et leurs effets d’asservissement. Il est donc illégitime d’opposer savoir et pouvoir, et cette opposition laisse hors de critique la puissance d’assujettissement de certains savoirs – un pas de plus et on pourra alors ajouter : elle la légitime en l’ignorant. La dynamique perçue par Condorcet, qui noue accroissement des savoirs et inégalité économiques et politique, est réelle mais offre une perspective encore insuffisante pour apprécier ce savant assujettissement, dont l’émergence était pourtant contemporaine du penseur.
Continuons de lire Foucault. Il est également impossible d’opposer les droits juridiques et les pouvoirs disciplinaires :
« Historiquement, le processus par lequel la bourgeoisie est devenue au cours du XVIIIe siècle la classe politiquement dominante s’est abrité derrière la mise en place d’un cadre juridique explicite, codé, formellement égalitaire, et à travers l’organisation d’un régime de type parlementaire et représentatif. Mais le développement et la généralisation des dispositifs disciplinaires ont constitué l’autre versant, obscur, de ces processus. La forme juridique générale qui garantissait un système de droits en principe égalitaires était sous-tendue par ces mécanismes menus, quotidiens et physiques, par tous ces systèmes de micro-pouvoir essentiellement inégalitaires et dissymétriques que constituent les disciplines. »9
Ce texte nous oblige à distinguer deux perspectives. Selon un point de vue que l’on peut dire « marxiste », les droits formels « abritent » – c’est-à-dire à la fois masquent et enveloppent – la prise de pouvoir économique de la bourgeoisie : l’égalité formelle des droits justifie et dissimule les inégalités économiques, sociales et politiques. Le point de vue de Foucault est différent (mais pas nécessairement opposé) : les relations disciplinaires, inégalitaires et dissymétriques, constituent un « contre-droit » qui rend impossible l’exercice des droits formel. Un exemple que l’on peut et doit étendre à beaucoup d’activités sociales : les disciplines qui règnent dans les ateliers, et bientôt dans les usines, faussent systématiquement l’égalité, affirmée dans le contrat de travail, entre l’ouvrier et le possesseur des moyens de production et d’échange. L’analyse et le contrôle de la gestuelle du travailleur, la surveillance de son rythme de production, l’inspection de son comportement avant, pendant et après l’activité productrice (repérage et évaluation du respect des consignes et de la hiérarchie, contrôles des attitudes, des bavardages, des consommations d’alcool, etc.), les punitions et récompenses qui en découlent, tout cela, manifestement, déborde et infléchit l’exercice des droits, jusqu’à les rendre pratiquement vains10. Il est donc logique que Foucault, dans La volonté de savoir, conteste les représentations juridiques du pouvoir et, singulièrement, celles qui prétendent se fonder sur l’Etat et sa souveraineté : les pouvoirs modernes ne se fondent pas essentiellement sur la loi et la souveraineté étatique, mais sur ce jeu des disciplines qui fausse l’exercice des droits11.
Durcissons l’argumentation. La machine de guerre conceptuelle contre les Lumières peut se déployer ainsi : d’une part, les pouvoirs disciplinaires et les savoirs se conditionnent réciproquement, d’autre part, les pouvoirs disciplinaires faussent l’exercice des libertés – il est donc légitime de poser que les savoirs peuvent travailler contre les libertés. Le nœud se resserre encore, si on affirme que se réclamer des libertés c’est, objectivement, légitimer les disciplines qui leur sont solidaires et faire du droit leur alibi, puisque celles-là s’imposent dans l’espace que celles-ci ont ouvert (le contrat de travail ouvre juridiquement l’espace dans lequel les « disciplines » de production se déploient).
Le déploiement des savoirs, des pouvoirs et des libertés
Il est cependant impossible de réduire le lien entre savoirs et libertés à une telle mécanique d’asservissement – ce que démontre Foucault lui-même, selon trois perspectives.
En premier lieu, l’origine n’est pas un destin, et l’ordre des découvertes n’est pas l’ordre des raisons. Reconsidérons le statut de l’« enquête », pièce fondamentale, dit Foucault, pour la constitution des sciences empiriques. Contrairement aux sciences humaines, qui continuent de faire corps avec les disciplines, elle « s’est détachée de la procédure inquisitoriale où historiquement elle s’enracinait »12. Ce « déblocage épistémologique » ne signifie pas que les développements de la physique, la chimie ou la biologie ne soient pas liées à des pouvoirs, notamment économiques ; la moindre analyse des « stratégies » industrielles et financières manifeste le contraire. Il signifie que la rationalité de ces sciences empiriques – l’ordre des raisons, les modes de vérification des propositions, la formulation et la « place » des problèmes théoriques au sein des systèmes de vérités déjà reconnues – est désormais immanente à la science et ne reçoit pas ses principes et ses exigences intellectuels d’une autre autorité que la sienne.
Il est donc nécessaire de distinguer deux ordres : d’une part, l’ordre historique des conditions de possibilité des sciences, d’autre part, l’ordre des raisons (des concepts élémentaires aux propositions déduites) des sciences constituées. Le premier peut être objet de recherches « généalogiques » ; les travaux de Foucault visent à démontrer que les conditions de possibilité des sciences reçoivent leur plus grande intelligibilité lorsqu’elles sont articulées non seulement à des règles générales de mises en ordre des mots et des choses que les cultures inventent, mais aussi à des événements et des systèmes de pouvoir historico-politiques ; le second est affranchi de ces conditions, et relatif au seul développement rationnel du savoir.
L’exemple de la médecine manifeste ce conditionnement historique : sans l’institution de l’hôpital, des laboratoires, des bibliothèques, du statut du médecin-chercheur, l’émergence du « regard clinique » et les progrès de la rationalité médicale sont impensables13. La figure du « médecin des Lumières » - qui participe à l’invention de cette rationalité, qui impose des normes d’« hygiène » et de « salubrité », qui est animé par les premiers soucis de prophylaxie – est « scientifique » pour autant qu’elle est culturelle et politique. Toutefois, il faut répéter à propos de la rationalité de la science médicale ce que nous disons au sujet des sciences expérimentales (en tenant compte de la spécificité de chaque science) : cette science s’est détachée de ses conditions de possibilité initiales, si bien que les analyses de ces conditions sont extérieures à l’ordre immanent de sa rationalité constituée14. L’ordre des propositions, des problèmes et des découvertes, s’il est pour une part lié aux techniques et aux « demandes » sociales, n’est pas réductible aux événements qui ont rendu possible la science.
Une conséquence s’impose. Elle n’est pas formulée par le généalogiste, mais rien n’empêche son lecteur – qui, comme le dit Foucault, doit être aussi un « utilisateur » de la « boîte à outils » conceptuelle qu’il propose – de la déployer. Il est erroné de penser qu’enseigner les savoirs est nécessairement s’assujettir aux pouvoirs avec lesquels ils se sont primitivement noués. S’il existe un « déblocage épistémologique » du savoir, l’ordre des raisons qui lui est immanent peut devenir objet d’instruction : il est désormais délesté de ses conditions premières de possibilité et de leurs effets éventuels de domination. Voici donc l’espace ouvert pour un enseignement élémentaire, c’est-à-dire procédant selon un ordre raisonné et auto-suffisant des connaissances. Proposons cette première considération, qu’il faudra étayer et développer : il est légitime de reconnaître en cet enseignement une des exigences et un des principes de l’instruction publique conçue par Condorcet15.
De ce premier point de vue, il faut donc affirmer la disjonction effective des pouvoirs et du développement des rationalités scientifiques.
En second lieu, tout pouvoir n’est pas illégitime. Ainsi, punir n’est pas nécessairement injuste, et tout système pénal n’est pas, par principe, illégitime16, bien que la prison manifeste le plus clairement la soumission des principes du droit aux mécanismes disciplinaires17 : le « délinquant » est un étrange mixte de sujet juridique transgressant la loi et d’individualité qualifiée par des normes (et tenu pour « dangereux », « asocial » ou « pervers »). L’examen d’une institution stratégique entre toutes, l’école, manifeste que le pouvoir n’est pas nécessairement un « mal ». Partons de cette déclaration :
« On sait bien que le pouvoir n’est pas le mal […] Prenons aussi quelque chose qui a été l’objet de critiques souvent justifiées : l’institution pédagogique. Je ne vois pas où est le mal dans la pratique de quelqu’un qui, dans un jeu de vérité donné, sachant plus qu’un autre, lui dit ce qu’il faut faire, lui apprend, lui transmet un savoir, lui communique des techniques ; le problème est plutôt de savoir comment on va éviter dans ces pratiques – où le pouvoir ne peut pas ne pas jouer et où il n’est pas mauvais en soi – les effets de domination inutiles qui vont faire qu’un gosse sera soumis à l’autorité arbitraire et inutile d’un instituteur, un étudiant sous la coupe d’un professeur autoritaire, etc. »18
Au-delà du refus du pouvoir arbitraire qu’un sujet peut exercer sur un autre, qu’est-ce qui est dénoncé implicitement ici, sinon les prétentions pédagogiques de gouverner l’enfant en faisant valoir des contraintes irréductibles à l’acte d’instruction ? La lecture de Surveiller et punir l’apprend : la critique des normes disciplinaires est aussi une critique des normalisations « pédagogiques » qui assujettissent le corps et le psychisme de l’enfant19. (Il est donc comique que quelques « pédagogues » se soient réclamés de Foucault pour « lutter » contre les pouvoirs, supposés par principe illégitimes, des maîtres sur les élèves.). Il existe ici encore un point de rencontre notable entre les critiques opérées par l’analyste des « disciplines » et par le penseur moderne des Lumières : travailler à normer le corps de l’enfant afin de le « moraliser » au-delà des exigences minimales de maîtrise de soi inhérente à l’instruction, imposer un emploi du temps et des exercices conçus comme fondement d’une « éducation » sociale et politique, mettre en œuvre une « surveillance de tous les jours et de tous les moments » afin de d’immerger l’enfant dans des communautés militaires et patriotiques20 – ceci répugne également à l’analyste des pouvoirs et au philosophe de l’instruction publique. Foucault ne contribue pas aux tristes discours qui jouent de l’équivocité du « maître » et selon lesquels le magister est nécessairement le masque du dominus : l’instruction n’est pas synonyme d’asservissement.
On doit donc conclure, en second lieu, à une disjonction de principe entre exercice du pouvoir et illégitimité.
En troisième lieu, un des problèmes modernes du droit est celui de son détachement à l’égard des pouvoirs disciplinaires. Pourquoi cette insistance à démontrer que les figures du « fou » (Histoire de la folie), du « délinquant » et de l’homme « anormal » (Surveiller et punir), du sujet réduit à sa « sexualité » (La volonté de savoir) sont des inventions de pouvoir sans validité universelle, porteuses de la même contingence que toutes les situations et les événements historiques ? Afin de suspendre ces représentationsillusoires de l’universel, afin de libérer de ces maîtres-mots, ces assujettissements et ces normalisations que des cultures inventent, afin de rendre possibles des expériences de soi, des modes d’accomplissement de soi singuliers, qui sont interdits ou (plus radicalement) rendus impensables par ces maîtres-mots. En 1979, lorsqu’il médite sur les errances et, finalement, les nouveaux asservissements et les crimes de la révolution iranienne, Foucault risque la formule : » être respectueux quand une singularité se soulève, intransigeant dès que le pouvoir enfreint l’universel »21. Convient-il de lier à cette association du singulier et de l’universel l’insistance – politiquement « située » – à affirmer l’existence des droits élémentaires ? En 1982, en réponse à la délégalisation du syndicat Solidarnosc et à l’« état de siège » subi par la Pologne, Foucault affirme la nécessité de la « démocratie », des « libertés » et de l’« usage des droits »22. En 1984, en soutien aux boat people et aux militants en lutte contre les dictatures (pensons aux « dissidents » des « pays de l’Est »), il évoque un principe de « citoyenneté internationale qui a ses droits, qui a ses devoirs »23.
Il faut insister sur cette association de l’universel et du singulier, approximativement contemporaine d’une valorisation politique des droits. Référons-la à la conceptualisation que Catherine Kintzler propose du citoyen, lorsqu’elle réactive la pensée des Lumières dans ses études sur Condorcet. Le citoyen doit être pensé comme une « singularité universelle » : l’universalité de la loi a pour fonction de « rendre possible la singularité privée de l’individu ». En effet, les lois conditionnent la compossibilité des libertés : chaque citoyen (singularité) jouit des libertés qui rendent possibles le développement et l’exercice de sa singularité, dans le respect de semblables libertés de tous les autres citoyens (universalité)24.
Cependant, c’est précisément cette possibilité que Foucault nie : les disciplines rendent impossible le respect de l’universel et l’exercice de la singularité dans l’espace des droits. Elles imposent à la fois la dissymétrie d’un rapport de force au profit d’une volonté particulière, et la généralité d’une norme (par exemple, le « bon ouvrier »). On comprend donc le questionnement de Foucault, et peut-être aussi son caractère aporétique. L’enjeu est de s’engager « dans la direction d’un nouveau droit, qui serait anti-disciplinaire, mais qui serait en même temps affranchi du principe de souveraineté »25 : un droit, constatons-nous, bientôt cristallisé dans la « citoyenneté » et qui assure les « libertés » fondamentales – mais qui ne relèverait plus de la souveraineté et permettrait, enfin, de lutter contre les pouvoirs disciplinaires. L’association de l’universel et du singulier, enfin, peut-elle – ou doit-elle – acquérir une consistance juridique, si elle est disjointe de toute « souveraineté » étatique ou supra-étatique (pensons à l’Europe) ? La mort brutale de Foucault, en 1984, a interrompu ces réflexions, mais rien n’assure que leur développement aurait mené à terme cette nouvelle pensée du droit et l’articulation de l’universel et du singulier.
Il faut donc conclure à l’existence d’une conjonction problématique entre, d’une part, l’association du singulier et de l’universel et, d’autre part, le droit.
Le nœud des savoirs, des pouvoirs et des libertés, dont nous parlions à la fin de la précédente partie, se desserre donc. Il existe un espace de déploiement des sciences constituées, qui n’est le lieu d’une oppression. Il existe des pouvoirs que ne sont pas illégitimes. L’école n’est pas vouée à être un pratique d’asservissement, lorsqu’elle enseigne l’ordre des raisons immanent à une rationalité et refuse de livrer l’élève à des « disciplines » illégitimes. Il doit exister un exercice des » droits » qui rend possibles les « libertés » fondamentales, et qui n’est ni l’alibi ni la condition du déploiement des pouvoirs disciplinaires.
Réactiver les Lumières ?
Les références aux Lumières se font de plus en plus insistantes dans les dernières années. Cette insistance marque un projet : s’affronter au nœud des savoirs et des libertés, non plus pour le dénouer – Foucault s’y était depuis longtemps employé – non pas pour le renouer : jamais il n’en déclara le projet – mais pour mettre à l’épreuve la pensée face à un des enjeux les plus considérables de notre présent, selon trois perspectives. 1) Les Lumières furent le premier mouvement de pensée qui problématisa sa propre actualité, non en l’intégrant dans une totalité qui le dépasse, non en y déchiffrant les signes d’un futur ou en le convertissant en une transition vers un monde nouveau – mais en cherchant à déterminer la singularité du présent dans lequel elles se situent26. 2) Cette singularité peut être ainsi déterminée : une « entreprise pour lier par un lien de relation directe le progrès de la vérité et l’histoire de la liberté »27. Or, cette entreprise est toujours la nôtre, en tant qu’elle peut être définie comme « travail de nous-mêmes sur nous-mêmes en tant qu’êtres libres » qui refusent de se limiter à des figures prétendument universelles et nécessaires28. 3) Enfin, on doit refuser l’alternative selon laquelle « il faut être pour ou contre l’Aufklärung »29.
Ne faisons donc pas de Foucault un adepte des Lumières, en tordant ainsi le bâton dans le sens opposé de la première courbure. Ce refus de l’alternative, nos remarques précédentes permettent peut-être d’en déterminer certains enjeux. Préciser que le pouvoir enveloppé dans l’acte d’instruction n’est pas un mal et affirmer l’existence d’un ordre des raisons émancipé des pouvoirs ne conduisent pas à faire de l’école une pièce nécessaire et positive d’une politique des lumières, grâce à laquelle chaque sujet est obligé de s’instruire des savoirs élémentaires afin d’instituer en raison la citoyenneté. Et, certes, qui refuse de penser la politique en se fondant sur une théorie juridique de la souveraineté ne peut qu’être étranger à une pensée juridique de l’école, qui constitue – Condorcet nous l’a appris – l’institution nécessaire et centrale des lumières. Foucault fut professeur au Collège de France ; il est toutefois significatif que les dernières figures de savoirs qu’il valorisa – outre celle de Nietzsche, référence clef de toujours – soient celles de Socrate et des cyniques de l’Antiquité grecque : autant d’interventions dans le champ politique et culturel, autant de pratiques de connaissance et d’injonction à apprendre volontairement étrangères aux institutions d’enseignement. Ces héros du savoir, ces grands enseignants sont des défricheurs, des singularités exceptionnelles, étrangères (et parfois opposées) à l’ordre de la loi et des écoles30.
Présentons le propos plus systématiquement, et tentons de penser comment Foucault se dégage de l’alternative (être pour ou contre les Lumières). Les Lumières sont constituées par l’articulation des savoirs et des libertés, disions-nous en engageant cette étude ; cette articulation, les analyses de Foucault la dissolvent sans la ruiner.
Il est, en effet, possible de parler des droits politiques sans parler des savoirs émancipateurs ; les dernières positions politiques de Foucault le manifestent. Plus encore : il est difficile – mais cependant nécessaire – de parler des droits sans parler des savoirs assujettissant qui font corps avec les disciplines et rendent vain l’exercice des droits. Il est également possible de parler des savoirs émancipateurs du généalogiste et de les exercer sans parler des droits, et cela semble même nécessaire à lire Surveiller et punir.
Toutefois, que les deux discours - des savoirs et des libertés - puissent être tenus, nous délivre de ce que nous nommions en introduction le « nihilisme ». En effet, il n’est pas vrai qu’invoquer les libertés soit ipso facto tenir implicitement le discours de l’asservissement ; il n’est pas vrai que valoriser les savoirs soit nécessairement œuvrer pour l’assujettissement. Mais que ces deux discours soient déliés signifie ceci : les savoirs émancipateurs doivent être entendus comme des libérations à l’égard, non seulement des opinions, mais des rationalités asservissantes – et non plus comme des fondements du droit. Et, certes, les « libertés » se déclinent à la fois comme droit et comme émancipation intellectuelle, mais les deux ne communiquent pas. (Les références finales à la liberté conçue comme « travail sur soi » n’engagent pas de perspectives juridiques précises.)
Cette dissolution des Lumières a pour principe la récusation de ce que l’on peut appeler le fondement positif. C’est pourquoi elle refuse de fonder les libertés sur les savoirs et les savoirs sur les libertés. En effet, comment et pourquoi les droits sont-ils finalement affirmés ? Contre les pouvoirs étatiques dictatoriaux. Comment et pourquoi les savoirs émancipateurs sont-ils affirmés ? Contre les assujettissements, et en premier lieu les normalisations disciplinaires, beaucoup plus difficiles à repérer et analyser que les oppressions étatiques. Comment et pourquoi le travail subjectif de liberté est-il entrepris ? Contre les prétentions à réduire le sujet à une identité et contre son asservissement à une figure historique (le « fou », le « délinquant », le sujet « sexué »). Comment fonder et articuler le singulier et l’universel ? On ne le sait, et Foucault se contente de les juxtaposer.
Mais refuser les fondements positifs n’est pas nier (comme le prétend le nihiliste) l’intérêt de leur recherche ni la possibilité de son succès. C’est situer hors du jeu généalogique cette recherche. C’est pourquoi, disons-nous, dissoudre les Lumières n’est pas les nier. Et c’est d’autant moins les nier que les acquis de la généalogie permettent de méditer des enjeux de leur réactivation possible.
En effet, que serait une pensée – non pas qui ferait « retour » aux Lumières : de retour, en histoire, il n’y a jamais – mais qui en proposerait une certaine réactivation ? Une telle pensée reposerait, à nouveaux frais, la question des droits et de la lutte non seulement contre les opinions, mais contre les formes de rationalité contemporaine qui faussent ou infléchissent l’exercice des libertés. Un seul exemple : comment concevoir désormais le droit alors que des savoirs psycho-sociologiques et « criminologiques » prétendent apprécier la dangerosité d’un sujet et le maintenir enfermé une fois sa peine accompli, au nom de cette anormalité ? Autrement dit : est-il légitime de lui accorder assez de valeur pour le repenser, alors qu’il est toujours plus soumis aux pouvoirs de la norme ? Et, si on répond positivement, selon quels savoirs le refonder pour la libérer de cette emprise ?
Une telle pensée reposerait également la question : quels savoirs précis de l’universel et du singulier faut-il (ou faudrait-il) constituer pour concevoir et fonder leur articulation – et non pas simplement invoquer, comme Foucault, leur association ?
De ce point de vue, les Lumières ne doivent pas être l’occasion d’une critique ou d’une nostalgie, mais le lieu d’une question présente, indissolublement de fait et de droit : est-il légitime et possible de renouer, en les refondant, les savoirs et les libertés afin de concevoir positivement la mise en rapport de l’universel et du singulier ?
1 « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France, 1976, Paris, éd. Gallimard-Seuil, 1997, p. 159.
2 Ibid.
3 Catherine Kintzler, Condorcet. L’instruction publique et la naissance du citoyen (abrégé C), Paris, éd. Gallimard, Folio-Essais, 1984, p. 96- 102.
4 Ibid, p. 103.
5 Surveiller et punir (abrégé : SP), Paris, éd. Gallimard, 1975, p. 224.
6 SP, p. 32.
7 Ibid, p. 227.
8 Sur les relations entre « disciplines » et « sciences de l’homme », nous nous permettons de renvoyer à un précédent numéro de la revue Humanisme, n° 293, Aout 2011, « Foucault : introduction à la critique de l’humanisme », p. 35 et suiv.
9 SP, p. 223.
10 Ibid, p. 224.
11 La volonté de savoir, Paris, éd. Gallimard, 1976, p. 117-119.
12 SP, p. 227.
13 La naissance de la clinique (PUF, 1963)est consacrée à ces analyses. Dans Surveiller et punir,Foucault use de la formule « déblocage épistémologique » pour qualifier « la procédure de l’examen hospitalier » qui ouvre le champ de la rationalité clinique de la médecine, voirp. 189.
14 Cette extériorité revendiquée est un des derniers thèmes de L’archéologie du savoir, Paris, éd. Gallimard, 1969, p. 232 et suiv.
15 C, p. 216-227.
16 Dits et écrits ( abrégé DE), Paris, éd. Gallimard, 198, t. IV, p. 691-696.
17 Le sous-titre de Surveiller et punir est Naissance de la prison.
18 DE, t. IV, p. 727.
19 Sur la normalisation pédagogique et sur la comparaison entre les disciplines de l’école, de caserne et de l’usine, voir SP, en particulier p. 143 et suiv. et p.188-189.
20 C, p. 248. La formule est extraite du Plan d’éducation nationale (juillet 1793) de Le Peletier.
21 DE,t. III, p.794.
22 Ibid, p. 344.
23 Ibid, t. IV, p. 707.
24 C, p. 271-273. L’auteur souligne.
25 « Il faut défendre la société », Cours du Collège de France. 1976, Paris, éd. Gallimard-Seuil, 1997, p. 35.
26 DE, t. IV, p. 563-564.
27 Ibid, p. 571.
28 Ibid, p. 575. Nous simplifions ici l’analyse de Foucault, sans la trahir nous l’espérons.
29 Ibid, p. 571-572.
30 La figure du Foucault « militant » (à la fois articulée et étrangère à son professorat) constitue une réactivation moderne de cet héroïsme.