Alexandre Dorna
Faut-il avoir peur de l’homme providentiel ?
Breal. Paris.2012
Les démocraties vacillent et ceux qui les gouvernent semblent aussi impuissants que craintifs face au bruit et à la fureur, au tumulte et au fracas – la paraphrase est tentante... Et, après Hugo, on pourrait, pour résumer le sentiment des élites, solliciter Marx – un spectre hante le monde : le spectre du populisme – ou encore Jaurès : le populisme porte la dictature comme une nuée dormante porte l’orage… Car « populisme », « charisme », « homme providentiel » ont mauvaise presse. Autant de notions dont se sert l’oligarchie régnante pour disqualifier ses adversaires quand ils l’accusent de trahir les intérêts du peuple – notions utiles car efficaces et dispensant de toute réflexion.
Cependant, la caricature est-elle sans le moindre fondement ? Certainement pas, répond Alexandre Dorna à la fin de son dernier ouvrage, Faut-il avoir peur de l’homme providentiel ?1, mais les détracteurs du populisme « non seulement excluent les causes et déforment les faits, mais également se dispensent de l’examen des conséquences ».
Que ces concepts soient diabolisés par les gouvernants, passe encore, mais l’auteur déplore que cette mise hors-jeu semble conduire le monde universitaire à considérer le sujet comme honteux, à l’exception sans doute de la sociologie politique latino-américaine dont les études sont les plus avancées. Alexandre Dorna apporte donc sa pierre à un édifice qui reste en grande partie à construire en France. Son objet n’est pas de juger le populisme mais de l’expliquer – tâche que le caractère protéiforme du phénomène rend pour le moins ardue. Or, en moins de 180 pages, l’auteur réussit la gageure de nous en donner un aperçu à la fois organisé et complet.
Les conditions d’émergence du populisme : attente et désespoir.
Alexandre Dorna montre que les contextes de crise constituent le terreau privilégié de l’émergence du populisme, la crise qui consiste, selon Gramsci, « dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître » -, le philosophe italien observant que « pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés2 ».
« Le populisme est l’enfant de l’attente et du désespoir, conséquence d’une colère retenue et d’un futur incertain. » Cette attente n’est pas une passive langueur, explique l’auteur, mais bien un travail, une tension, une accumulation d’énergie vouée à se décharger, telle la flèche que l’on tend jusqu’au décochement. Plus cette attente est longue plus s’accentuent frustrations et espoirs et plus le terrain est favorable à l’émergence d’une solution populiste. L’ouvrage met bien en évidence que la sensation d’abandon éprouvée par le peuple redouble dès lors que le sentiment d’identité commune s’affaiblit : « Ce n’est pas par hasard que le populisme s’ouvre un chemin à travers l’affaiblissement du caractère national et, ou de l’identité nationale. » Aussi, que penser, en France, d’une droite et d’une gauche qui « (hâtent) la déconstruction du principe de l’Etat-nation et la réduction de la souveraineté populaire » ?
Dans ce contexte, « l’irruption d’un besoin de rassemblement autour de valeurs communes se cristallise dans la recherche populaire d’un leader capable de reconstruire l’identité perdue, c’est-à-dire de créer un sentiment de « plénitude » ou de « totalité » dans lequel la plupart des membres d’une société se reconnaissent ». Le ciment du populisme est donc psychologique et non sociologique.
Après un passage en revue des populismes historiques, russe d’abord, nord-américain et latino-américain ensuite, français pour finir, Alexandre Dorna propose une typologie, insistant sur le fait que le phénomène populiste implique non qu’on juxtapose des particules élémentaires mais qu’on combine des particules complexes. Déception, frustration, attente constituent les trois composantes psychologiques du populisme, provoquant un potentiel de contestation voué à court-circuiter des instances de médiation traditionnelles incapables d’y répondre, un potentiel que va catalyser le leader charismatique et pas forcément pour le pire – c’est l’un des apports les plus intéressants de cette étude.
Le leader charismatique, antidépresseur social
Le charisme est le trait commun des leaders populistes dont la variété épouse celle des populismes. Là encore on peut distinguer des traits communs : énergie contagieuse, perception intuitive des aspirations populaires, capacité à redonner au peuple le sentiment de sa dignité, qui contrastent avec ce qu’Alexandre Dorna appelle par ailleurs « la glaciation émotionnelle3 » produite par le discours technocratique d’élites oublieuses des mythes fondateurs, dédaigneuses des masses. Le pathos l’emporte sur le logos. Le leader charismatique, d’une certaine manière, ré-enchante la libido populaire… Il « pousse à dépasser les limites du conformisme et à transformer l’attente en puissance, le rêve en pouvoir et la parole en actes ». Son recours au symbole lui permet de canaliser le surgissement des énergies profondes de l’inconscient collectif. Autrement dit, le discours charismatique transcende les clivages traditionnels et se fait la plupart du temps interclassiste. Quelques cas fort différents sont examinés : Jean-Marie Le Pen, Alexandre Loukachenko, moins connu du lecteur, Hugo Chávez dont la présentation ruine ici celle, simplificatrice, des médias, et le sous-commandant Marcos, sorte de cas sui generis.
On perçoit dès lors l’ambivalence du phénomène charismatique : il peut donner le pire comme le meilleur. Car si Lénine, Mussolini, Mao… ont compté parmi les grands leaders charismatiques, si, moins épouvantables, Berlusconi, Thatcher, Reagan… l’ont été, ce fut aussi le cas de Jaurès, Kennedy, Gandhi… Alexandre Dorna distingue entre plusieurs sortes de charismes : le charisme messianique dont les figures archétypales seraient Moïse puis Jésus Christ, le charisme césarien, plus conservateur, soucieux d’ordre (César, donc, Napoléon), le charisme autoritaire, pouvant dériver en charisme totalitaire qui opère une fusion entre le peuple et le chef (Hitler, Staline…), le charisme populaire, pragmatique et voisin de la démagogie (Tapie ?). Il y a également un charisme paradoxal en ce sens que le leader est justement dépourvu du moindre charisme : Pinay, Jospin, Hollande…
Mais il existe aussi des leaders charismatiques républicains qui ont contribué à la consolidation d’une République vulnérable parce que naissante ou fragilisée par une crise grave : Gambetta, Clemenceau, de Gaulle…
Le populisme régénérateur de la démocratie républicaine ?
Dans une situation de crise, le leader charismatique a une fonction médiatrice : non seulement il se substitue aux médiations instituées défaillantes, mais il permet la transition entre deux situations d’ordre. Or, comme le précise l’auteur, « contrairement à la tendance classique qui place généralement la confiance – en cas de crise – dans des individus autoritaires, au profil technocratique, froid et calculateur, peut-être est-ce l’expérience d’un homme charismatique qui se révélera le choix le plus souhaitable ». Pour l’Argentin Gino Germani, le populisme peut même constituer une garantie démocratique en empêchant une pratique gestionnaire déconnectée des intérêts populaires. Dans cet ordre d’idée, Alexandre Dorna explique que, dans certaines situations, « l’attitude anti-élitiste du populisme est le signe d’un républicanisme populaire, incompatible donc avec les systèmes autoritaires auxquels certains prétendent l’attacher, notamment le fascisme ». Et la froideur technocratique menace la démocratie bien davantage que la tentative de déblocage d’un système sclérosé, proposée par un populisme revendiquant le retour du pouvoir au peuple…
Au terme d’un ouvrage non pas provocateur mais ô combien stimulant – et utile aux historiens et aux philosophes, la dimension psycho-sociologique restant souvent le point aveugle de leur réflexions –, Alexandre Dorna met bien en évidence, en tout cas pour la France, qu’un leader charismatique, en situation de crise, ne vaudra que s’il canalise les aspirations populaires vers un seul point de fuite : la réalisation des principes républicains par l’exercice des vertus républicaines. Il faut, conclut l’auteur, que la République reste une utopie permanente, car alors « tous les populismes ne pourront que muter utilement et s’y soumettre », tant il est vrai, selon Gambetta, que la forme entraîne le fond.
1 Alexandre Dorna, Faut-il avoir peur de l’homme providentiel ?, Paris, Ed. Bréal, 2012, 176 p.
2 Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position (Textes choisis et présentés par Razmig Keucheyan), Paris, La Fabrique, 2011, p. 38.
3 Alexandre Dorna, Le populisme, Paris, PUF (« Que sais-je ? »), 1999, p. 10.