N°22 / La psychologie politique en Amérique Latine Janvier 2013

Faut-il avoir peur de l’homme providentiel ?

Jean-Marie Seca

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La question des interactions entre le leader et les foules est une thématique ancienne en psychologie politique. Le populisme est une notion générale, difficile à définir, qui évoque des liens de sincérité plus ou moins exhibée et manipulée entre un chef émergent et son corps électoral. Elle a été aussi abordée et bien développée en sociologie par Max Weber qui l’a mise en relation avec des modes de gouvernement et des systèmes culturels de type oriental ou despotique. La thématique a aussi été analysée par Hannah Arendt dans des écrits sur l’autorité, le totalitarisme et la culture. On ne peut pas faire la liste des contributions ayant mis sous observation la relation trouble, parfois innovante, parfois régressive collectivement, entre un personnage, issu parfois de milieux populaires ou de strates cachées des administrations d’État, et les peuples qui s’y reconnaissent et lui donnent leurs votes ou leur assentiment. Alexandre Dorna, professeur de psychologie sociale et politique à l’université de Caen, dirigeant la revue Les Cahiers de psychologie politique et l’Association française de psychologie politique propose, sous un titre interrogatif concernant l’homme providentiel, une réflexion tenant plus à l’essai qu’au traité. C’est la forme volontairement adoptée par l’auteur qui tenait là à exercer ses talents à travers un regard synthétique et prospectif, rassemblant les connaissances éparses de la psychologie sociale, de la sociologie, de l’histoire et de l’anthropologie pour offrir au lecteur un texte fluide et bien écrit, avec une langue à la fois exigeante et informée. Il réussit le pari à la fois scientifique et vulgarisateur qu’il s’est fixé en quatre chapitres ordonnés : « Les conditions d’émergence du populisme », « Les élans charismatiques », « Les formes du discours charismatiques » et « Faut-il avoir peur du populisme ? ».

Même si on devine assez vite, chez l’auteur, un point de vue plutôt favorable à une certaine version républicaine du populisme, il interroge le lecteur, dès l’introduction, sur le « fléau » qu’est le populisme à l’échelle planétaire, touchant tous les types de systèmes politiques et sociaux, quel que soit leurs niveaux de développement culturel, économique et démocratique. Le populisme semble apparaître alors comme une excroissance naturelle de la complexité des sociétés postmodernes et postcoloniales. On constate son efflorescence partout : du Venezuela aux États-Unis, d’Europe en Asie. Dorna n’hésite pas d’ailleurs à décerner au terme de populisme le statut de « demi-concept » et le qualificatif de « polysémique ». Le décor théorique est alors très bien planté. Ce qui place cet ensemble flou de pratiques et de discours plus ou moins charismatiques dans le champ d’une analyse contextualisée et historicisante. La quadrature du cercle d’appréhension de ce phénomène demeure toujours la même depuis Thomas Hobbes et sa réflexion sur le Léviathan : la mise en cause par divers mouvements rebelles de l’ « alien », ou, en d’autres termes, du tropisme et du déport des démocraties représentatives vers l’abstraction et l’étrangeté bureaucratique, et de ses effets d’éloignement vis-à-vis des préoccupations des citoyens. C’est donc autour des réponses contradictoires et, comme le dit bien justement l’auteur, « cacophoniques » à cette tension (dé)structurante des démocraties que s’organise l’ensemble de l’ouvrage. Bien entendu, nous ne pouvons résumer toutes les questions importantes abordées : le populisme est-il différent à gauche ou à droite ? L’espace cybernétique et numérique transforme- t-il ce genre d’expérience de masse ? Quels liens y-a-t-il avec les médias ? Avec les formes fascistes ? Qu’est-ce qui différencie un courant populiste d’une idéologie à visée totalitaire ? Quel lien entre charisme et leaders populistes ? La liste n’est pas close. Le thème du livre est donc très intéressant et suggestif. Dorna interroge aussi le caractère pathologique du populisme. Il répond tendanciellement par la négative en rappelant que les psychologues des foules, pour une partie d’entre eux, ont eu tendance à criminaliser l’objet de leurs observations. L’appel est au peuple est-il plus criminogène que ses conduites excessives ? Vaste question à laquelle il est difficile de répondre après avoir lu le livre car l’auteur distingue bien les « manipulations » des professionnels de la politique et des leaders populistes des démarches authentiques émergeant à partir des « fondements moraux de la tradition du peuple » (p. 166). Le chapitre 1, consacré aux conditions d’émergence de ce phénomènes mentionne notamment l’attitude machiavélienne des pratiques politiques et passent au ban de l’accusation les sociaux-démocrates, « redoutables disciples » de Machiavel, le Conseil de l’Europe et toute une infrastructure froide de bureaucrates administrateurs. L’auteur mets donc en scène une représentation de l’altérité politique froide, du point de vue du citoyen aimanté par le conte populiste, représentation qui correspond bien à ce qu’il nomme plus loin un pathos très spécifique de ce début de XXIe siècle. Pour Dorna, il implique une psychopolitique : « le populisme serait, avant tout, un sentiment, une attitude morale, un rejet de l’aliénation du monde industriel et de la fragmentation de la vie et de la vie humaine accomplie par la société moderne et la domination marchande » (p. 33). Dans la suite de ce long chapitre, l’auteur passe ensuite en revue, l’émergence des formes populistes en Russie (19e siècle), aux États- Unis, en Amérique latine et en France (XIXe et XXe : boulangisme, poujadisme, lepénisme notamment). Ceci l’amène à décrire l’existence de points communs à tous les mouvements de ce type et donc de ce qu’il qualifie, avec un art heureux de la formule, de « particules complexes du populisme » (p. 63). Il en délimite huit qui forment un tout donnant lieu à cette « géométrie variable » de la politique. Toute la réflexion est alors orientée vers la mise au jour d’un soubassement non suffisamment observé et décrypté de l’activité politique dans les masses et par elles. Langage antidépressif, démesure, tissage de liens perdus, potentiel de contestation, actualisation d’une mémoire commune, nationale, héritée, réactivité vitale à l’anomie et à un état crisique, alchimie entre déception, frustration, attente : ce sont autant de caractéristiques d’un « universel politique » transversal à plusieurs espaces et temporalités sociaux. À ces thèmes, les néopopulismes européens en ajoutent d’autres profondément médiatisés, comme la mondialisation, l’immigration, le chômage, l’islamisation ou le rapport à la bureaucratie de l’UE.

Dans le chapitre 2, Dorna se penche sur les élans charismatiques qu’il décompose en deux sous-parties : l’une consacrée à la nature du charisme d’aujourd’hui et l’autre aux différents types charismatiques. Six figures sont décrites : le charisme messianique (décrit par Moscovici par l’expression « charisme mosaïque »), le césarisme charismatique, le charisme autoritaire (Hitler, Staline) où l’auteur oublie de mentionner la peur comme moteur de l’adhésion (voir travaux de Ian Kershaw), le charisme populaire, le charisme républicain (Clémenceau, Jaurès, De Gaulle, Mendès-France). Mais ici, au lieu de ranger Mélenchon dans le charisme populaire, l’auteur l’intègre dans cette dernière catégorie ; le dernier type détecté est celui du charisme négatif (en gros, l’ « anti-homme providentiel » ou l ‘« homme normal ») incarné, avant François Hollande, par Antoine Pinay.

Dans le chapitre suivant, l’attention est concentrée sur le dispositif discursif. Ceci est d’autant plus essentiel que l’une des armes de l’homme providentiel est dans de son don d’influence et d’interpellation hors-du- commun. Dorna réussit à bien montrer et démontrer comment une parole charismatique ne peut pas être structurée par les conseillers en marketing et en communication, malgré leurs raffinements et les sophistications de leurs études. Entre l’amont des prédéterminations socioculturelles, le vécu des participants à un mouvement et l’aval des espérances et des projets émergents, il y a beaucoup trop d’incertitudes, de surdéterminations et de lignes d’horizons à contrôler. Cependant, en bon psychologue social et politique, l’auteur recadre les éléments saisissables et les divers facteurs conditionnant la construction d’un discours politique. Certains hommes peuvent donc persuader, débloquer des situations, proposer une alternative sociétale, accéder aux affects collectifs et négocier de façon habile avec tous les acteurs sociaux. Ils savent utiliser des mots lestés de sens partagés en « changeant leur valeur et leur fréquence » insiste l’auteur (p. 104). Enfin, ils provoquent, par la démesure, l’achèvement des basculements crisiques et ils articulent des « résidus historiques et l’intelligence émotionnelle d’un peuple » (p. 109) dans le but d’aider à trouver des marges de liberté dans les décisions à prendre collectivement. Telle est, du moins, l’une des caractéristiques principales assignées à ce qui est qualifiée d’ « idéologie populiste » (p. 109). L’auteur adopte alors une grille de lecture qualitative de ce discours. Puis, il l’applique à divers hommes providentiels néopopulistes contemporains (Jean- Marie Le Pen, Alexandre Loukachenko, Hugo Chávez, Sous-Commandant Marcos). D’excellentes pages sont consacrées au mouvement zapatiste et son originalité absolue, qui fait désigner ce mouvement comme « l’ultime utopie » (p. 149).

Le livre se conclut sur « Faut-il avoir peur du populisme ? ». Dorna souligne le vrai paradoxe suivant : les théoriciens et universitaires du (néo)populisme n’ont pas suffisamment approfondi son observation et la description de sa complexité, d’une part, et les acteurs de ces mouvements « n’ont réussi à proposer ni un corps de doctrine ni une théorie politique cohérente » (p. 156). Il propose alors de considérer le populisme comme un mécanisme d’intégration nationale et d’harmonisation conflictuelle entre secteurs développés et périphériques au sein d’une même société ou entre espaces dominants et dominés. En un mot comme en cent, le leader populiste « rendrait des services » à une société en palliant un manque communicationnel et politique. Il développerait dans une tendance et une attitude, fondée aussi sur la chaleur humaine, le pragmatisme et l’opportunisme, une vraie efficacité dans la recherche du pouvoir. Reprenant les thèses du sociologue argentin Gino Germani, l’auteur insiste beaucoup sur le statut d’interpellation contestataire et sur celui d’ « outil de gouvernement » du populisme, élargissant les bases de la démocratie, « afin d’articuler les demandes diverses de la construction du politique » (p. 162). Au rebours d’une méfiance récurrente des universitaires face à ces mouvements, l’auteur plaide pour un « bon usage du populisme » (p. 167), à « doses raisonnables », afin de faciliter des transitions démocratiques.

Cette contribution est donc très dense. Elle aurait certes mérité de se transformer en un traité de psychologie politique sur le populisme. Gageons que c’est probablement l’un des futurs objectifs de Dorna. Pour notre part, nous appartenons plutôt aux ennemis tranquilles du populisme et des tribus. Mais la lecture de cet écrit, élégamment et intelligemment exposé, aide excellemment à penser l’actualité brûlante qui se déroule en permanence sous nos yeux.

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