L’ouvrage d’Édith Fuchs, dense et riche, mérite un accueil favorable de la part des humanistes intéressés à comprendre ce qui semble à l’heure actuelle une résurgence des dérives néo-fascistes poussées par la politique mondiale. L’auteur, maître de conférences à l’Institut de sciences politiques de Paris, réussit à nous introduire dans le labyrinthe des figures intellectuelles allemandes responsables de l’idéologie « philosophique » qui compose la théorie de l’horreur nazie. Car il faut repenser et comprendre pourquoi et comment les philosophies, même tournées vers la raison, ont pu être utilisées, et déformées, au point de servir de justification à des politiques et à des actes contraires à leur esprit. Il y a de quoi s’interroger à plusieurs niveaux sur une culture dont la pensée se résumait dans la formule d’Hegel : « Tout ce qui est rationnel est réel et tout ce qui est réel est rationnel »… Comment une telle aberration s’est-elle produite ? Où sont les racines de cet assaut contre la raison ? Comment explique-t-on une telle psychopathologie au cœur du rationalisme moderne ? Comment ont-ils pu passer d’Emmanuel Kant et de « la Critique de la raison pure » à A. Rosenberg, l’auteur du livre « Mythe du XXe siècle », dont les thèses racistes ne l’empêchaient pas de se dire philosophe kantien ?
Un ouvrage sur le désastre culturel allemand
Cet étonnant travail de presque 550 pages comble en partie le vide laissé par le désastre de la « révolution nationale-socialiste » et l’avènement de la dictature criminelle d’Hitler. L’auteur se livre à un inventaire des sources bibliographiques avec une érudition remarquable. L’acuité de son regard cerne autant que faire se peut la toile d’araignée de « l’idéologie philosophique » que le nazisme a tissée pour justifier et pour anoblir ses insanités, qui représentent une véritable entreprise de démolition de la pensée humaniste et mettent en exergue l’anti-intellectualisme et la volonté aliénante pour la mise à mort de la culture moderne à la gloire du racisme aryen.
Mme Fuchs montre les éléments idéologiques qui ont permis à la pensée rationnelle allemande de se dégrader. Ce sont les dérives politiques et les trahisons des lettrés qui permettent de mieux comprendre le viol philosophique et le désir du régime nazi de transformer la raison en propagande et la politique en pouvoir autocratique. Impossible d’ignorer la machine idéologique pour réduire les discours de la raison en rationalisations pathologiques. Car la pure logique sans morale ruine tout salut de l’âme. Aux dérives du pouvoir s’associent les délires malsains. Or, oublier que l’irrationalisme est une autre manière de raisonner, c’est négliger que, dans les périodes de pessimisme et de crise culturelle totale, la pensée magique remplace la pensée rationnelle.
Inutile de résumer la portée de ce livre, je rappellerai certains éléments, ici et là, qui lui accordent une place utile, voire nécessaire, dans le débat sur la nouvelle fascination, aux formes autoritaires qui se dissimulent derrière la morosité des sociétés postmodernes, sous l’emprise de la toile du mondialisme économique et libéral.
L'ouvrage montre la chute abyssale de la pensée allemande et les infidélités à la raison qui est la victime parfois consentante du viol des masses (Tchakhotine) et de la négation des idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité qui composent la conscience individuelle moderne.
Ce livre nous propose en quatre parties une rétrospective de la métamorphose de la crise culturelle allemande du début du XXe siècle : le pessimisme de la volonté de F. Nietzsche et l’esprit froidement juridique de C. Schmitt. Et aussi l’idéologie philosophique du déclin de l’Occident avec O. Spengler, puis la philosophie de la propagande avec le délire raciste d’A. Rosenberg, entouré d’un groupe important de pseudo-philosophes. Dans une troisième étape, les questions du langage nazi permettent de mieux comprendre la langue rhétorique du IIIe Reich. Et, enfin, en quatrième lieu, une lecture critique à contre-courant de l’œuvre de H. Arendt et de ses critiques des illusions de la philosophie.
Le cercle intellectuel du nazisme
L’analyse de quelques anciennes figures intellectuelles illustre le vivier des anti-lumières et de la pensée conservatrice contemporaine : Burke, Herder, Fichte, Spengler, Gentile, Nietzsche, Sorel, qui nourrissent parfois à tort l’idéologie totalitaire jusqu’à nos jours. D’autres intellectuels moins connus et de seconde classe forment la bande de l’idéalisme antimoderne allemand, notamment : Paul de Lagarde (1827-1891) dont les thèses antisémites alimentent la recherche sur une religion nationale allemande. S. Georges (1868-1933) qui caresse l’idée de forger un type d’homme digne de l’élite nazie. Moller van den Bruck (1876-1925) dont la théorisation d’une troisieme voie entre nationalisme et socialisme donne un statut théorique aux dogmes nazis. Et H.S. Chamberlain (1855-1929) qui alimente « scientifiquement » les arguments racistes (« cloaca gentium ») et forge des indices anthropomorphiques.
Par ailleurs, d’autres intellectuels forment un cercle culturel pro-nazi : E. Junger (1895-1998), probablement l’écrivain qui a exercé la plus forte influence sur la jeunesse allemande entre les deux guerres ; même s’il n’adhère pas au parti nazi, il est le défenseur d’un nationalisme militaire et d’un antisémitisme viscéral. L. Schneman (1858-1938) qui introduit Gobineau en Allemagne et qui exerce une influence très active sur le pangermanisme de H. Class, son disciple. Une place est reconnue à Wyneken dans l’élaboration de l’éducation de l’homme « nouveau », tout autant que celle de l’« hygiène raciale » de Hentschel. Sans oublier Bluher, le théoricien de la jeunesse qui marque la conception de ligues guerrières, dont la fidélité à une forte personnalité rappelle les anciens ordres de chevalerie.
Tous ces auteurs ont réalisé un travail acharné pour déformer les œuvres de leurs prédécesseurs et frayer une voie à une philosophie rationnelle malade. La procédure est ancienne : utiliser les classiques pour distiller d'autres pensées adaptées au régime et à l’ordre totalitaire. L’ésotérisme occupe un lieu stratégique dans cette entreprise. Ainsi, l’image de Jésus-Christ est transfigurée en dieu germanique et la vierge Marie en mère des Aryens. Diverses sociétés ésotériques servent de cadre : l’ordre du Nouveau Templier, l’Ordre germanique et la société de Thulé, qui étend son réseau de loges dans toute l’Allemagne. Le rôle d’un antisémite notoire, T. Fritsch, doit être ajouté à la liste des théoriciens nazis de l’ésotérisme métaphysique. C’est l’auteur d’un « Manuel de la question anti-juive » largement diffusé, afin de propager l’image mystique de l’homme germanique.
La force du discours nazi et, plus largement, des anti-lumières s’inspire en conséquence d’une dégradation de la philosophie classique. C’est là que les lumières sont trahies et les auteurs mis en contradiction les uns avec les autres. Ainsi Hegel est-il livré à de tendancieuses interprétations de Kant. Egalement Rousseau par rapport à Hobbes. Et l’enchainement des mensonges fait d’un Spinoza l’ennemi de Descartes, et d’Aristote celui de Platon, et ainsi de suite. La rupture intellectuelle se rapproche donc dangereusement d'un irrationalisme qui prend la forme pour la profondeur de l’esprit. La devise nazie : dénigrer en déformant pour mieux s'affirmer.
Nul doute que cet ouvrage polémique et informé permette de percevoir les glissements sémantiques, les dérives littéraires et langagières qui forment le support de la philosophie germanique du IIIe Reich. L’œuvre dépasse ainsi le cadre d’une simple analyse thématique de la démarche des ces "philosophes", qui, au fond, ont profité d’un terreau intellectuel fertile pour diffuser leurs préjugés et leurs notions perverses, afin de donner une assise noble à la pensée politique totalitaire pour la rendre acceptable. Faut-il oublier que tout projet philosophique, dans les situations de crise des valeurs, est fait pour défendre les intérêts des groupes économiques et propulser des condottieres minables au pouvoir, dont la force est née de l’opportunisme et du trouble de la conscience politique des masses.
Pour conclure
Lire le livre de Mme Fuchs est saisir le poison mental qui génère le nazisme, le stalinisme, le communisme, les fanatismes et les croyances dogmatiques. C’est une invitation pour mieux comprendre que, si « le désert croît », ce n’est pas au détriment uniquement de la « forêt », mais de l’humus, qui fabrique l’humain. C'est là tout le problème, et le monde entier attend encore une explication sensée et un antidote efficace.