« La démocratie s'abâtardit quand, faute de commune mesure, le principe d'égalité se transforme en identité démagogique. »
Antoine de Saint-Exupéry
Introduction
La politique contemporaine exprime un individualisme effréné, dans lequel l’ambition du pouvoir égocentrique aliène les vertus. Ainsi, il n’est étonnant que 98 % français ne font pas confiance aux politiques selon une enquête du CEVIPOF. Les actes politiques et les réflexions anciennes transmettaient jadis une certaine hauteur aux images des personnalités de pouvoir et une image de l’autorité et du pouvoir dépassant les personnes. Bref, les repères plus ou moins stables d’une société sécurisée où les symboles de la modernité restaient l’horizon commun. En particulier le rôle de la République et de l’État. Aujourd’hui, l’impression d’une transformation du mode de vie, d’abord lente, puis de plus en plus accélérée, se fait sentir. La société du risque est associée à la globalité de la crise (économique, morale et politique) portée par la mondialisation financière et les enjeux incertains d’un autre mode de production.
Un post-humanisme, issu de l’idéologie libérale et technocratique, est en train de peser de plus en plus sur la perception prospective dans les orientations politiques de la gouvernance du monde. C’est la raison pour laquelle les images et les discours des politiques d’aujourd’hui se révèlent de plus un plus aliénés par un souci de paraître, au sens que les hommes et les femmes politiques n’ont d’autre horizon, sauf cas exceptionnels, que leur propre carrière et le culte du moi.
Une société qui frôle le narcissisme idéologique
Ainsi, pas à pas, le sentiment de crise de société, voire de régime, s’installe et propage un syndrome psycho-sociétal que certains penseurs de la conjoncture contemporaine nomment « narcissique », faute de certitude. A cela s’ajoute un autre élément qui frôle la psychopathologie sociale : le sentiment de dépression et d’anxiété face à la dynamique de la vie sociétale. Une sorte de raisonnement passif s’exprime sous une forme « pragmatique », en déclarant qu’il est impossible de faire autrement. Or, les hommes politiques doivent être perçus comme des responsables positifs et aller de l’avant pour sortir de l’impasse. En conséquence, cette attitude ambivalente rappelle l’ancien diagnostic psychiatrique de maladie maniaco-dépressive, dont un des symptômes réside dans des troubles de l’humeur, oscillant entre des périodes d’excitation (promesses) et des périodes où l'irritabilité (ou, dans sa forme moins sévère, l'hypomanie) tourne à la dépression. Il est connu que les individus en pleine dépression sont la proie de réactions ambivalentes, allant de l’effacement à la colère, à l’incapacité à exprimer des affects positifs, à la dépendance émotionnelle, à la tristesse, au manque de goût pour les choses, à la recherche de sensations fortes, à la peur de l’avenir, au dégoût de l’existence, à la frilosité … Le tout accompagné d’une perte d’énergie. Actuellement, on sait que ses manifestations sont à la fois psychiques et physiques, et résultent d’expériences soutenues de stress social.
L’hypothèse psycho politique
Il est donc possible, prudemment, de faire l’hypothèse psycho-politique que cette symptomatologie individuelle trouve une certaine résonance auprès des groupes en perte de cohésion sociale, au point de conduire à des réactions collectives dont le profil idéologique se manifeste par des visions et des croyances quasi délirantes (idées confuses ou déraisonnables), et par des perceptions des faits et des personnes sous l’effet d’ idéologies fantasques et de préjugés socio-ethniques associés à des avatars de soumission et de conformisme.
Une de conséquences en est l’atmosphère trouble d’une vie politique peuplée de politiques professionnels qui ressemblent à des comédiens du pouvoir interchangeables, qui n’osent avouer ni leur inauthenticité ni leur incompétence à traiter les problèmes d’une société devenue de plus en plus ingouvernable . C’est alors que l’on peut repérer une maladie du pouvoir sous sa forme la plus pathétique : celle du narcissisme conformiste. Autrement dit, certains hommes politiques, en faisant de la politique ordinaire, montrent, en vérité, le trouble d’une époque et le désarroi d’une société en déliquescence. En fait, la morosité qui accompagne la crise sociétale actuelle s’aggrave et contamine la classe politique tout entière au risque qu’elle soit jugée irresponsable et incapable. Au point que l’homme politique professionnel s’est rendu étrangement coupable de la situation, tout en voulant la dominer.
La conséquence morbide est que la politique de professionnels contribue a prendre les autres acteurs ( citoyens-votants) comme pièces d’un rouage, dont la raison du système est aliénée. Ainsi, la politique se dévalorise devant la force de l’argent et ses avatars aliénants qui répètent qu’il est impossible d’arrêter le système ni de faire autrement. En conséquence, l’acte politique cesse d’être une réponse pour le plus grand nombre, pour devenir un acte de tyrannie de certains. Et la politique cesse d’être un levier pour tous pour devenir une fin une minorité qui profite de la situation. Politique qui est désarmais condamnée à montrer son nouveau visage : un phénomène oligarchique malade de surcroit, dont la forme postmoderne de la politique est celle d’un pouvoir techno-autoritaire et médiatique.
Ainsi la politique n'aura pas plus de sens. De fait, comme Ellul le prévoyait (1977) la question significative et déterminante, est la manière comme la technologie dépossède le politique de sa maitrise humaine du futur. Ellul affirmait ceci : « Il est vain de déblatérer contre le capitalisme : ce n’est pas lui qui crée ce monde, c’est la machine ».
Force est de reconnaitre que le système capitaliste actuel est une réalité en voie de transformation. Certes, il peut encore durer longtemps, mais cela n'a aucune importance. Car, la matrice technique domine autant le pouvoir que les citoyens sous l’influence d’un discours qui l’imagine neutre alors qu'elle est déjà sacralisée et gouvernante.
Les troubles de la culture démocratique et les hommes de pouvoir
Une profonde mutation des liens entre le peuple souverain et ses représentants politiques s’est produite avec l’évolution de la démocratie représentative depuis quelques décennies. Sa victoire en tant que système de gouvernement s’est érodée par l’influence médiatique et les effets pervers de l’image imposée par les médias, dont le rôle dans la formation de l’opinion publique est écrasant. L’autre effet, devenu un truisme, est l’aliénation de la culture humaniste. Le statut et les postures assumées par les hommes politiques sont modulés par les tubes cathodiques qui transforment les citoyens en simples masses spectatrices. Ces images se croisent, et se reproduisent, à travers les couvertures des magazines, les journaux télévisés et les émissions de radio, comme le reflet d’une morale « people », véritable idéologie en décomposition de la fonction politique. Car de telles images marquent l’écart entre la réalité du monde politique et le réel vécu par le peuple, aujourd’hui devenu la masse liquide des votants.
La classe gouvernante, toutes tendances confondues, se contemple dans les écrans à la recherche, nullement d’une vérité à partager, mais d’une autosatisfaction narcissique, poussée par le besoin extrême de se sentir admirée et importante. Dans la nosographie psychologique, il s’agit d’un troublequi se manifeste aussi par un manque d'altruisme social et de don de soi. Le sujet narcissique recherche une auto-gratification, à travers sa propre image et celle de la domination et de la possession de pouvoir. Le regard du narcissique est fortement focalisé sur ses besoins de puissance et de prestige, sans pour autant s'attacher aux jugements des autres . Le culte du moi et le désir de paraître est contagieux. Jusque là, le tableau symptomatique était associé à un type de personnalité (passablement autoritaire), car le syndrome décrit se trouve amplifié par la culture occidentale répandue à l’échelle planétaire. C’est justement l’interprétation de l’historien américain C. Lasch, dont l’appareil conceptuel mobilise tous les repères psychosociologiques : car la bureaucratisation, la prolifération des images, les idéologies individualistes, la rationalisation de la vie intérieure, le culte de la consommation, l’industrie du divertissement, et les changement de la vie familiale ont profondément modifié les bases de la transmission de la culture moderne.
Ainsi, depuis quelque temps, lentement, une vision libérale, à l’ombre de la société capitaliste du spectacle, développe une culture narcissique dominante. Ce qui compte est le succès, la célébrité, la popularité en soi, l’aventure et la domination sur autrui. La force du paraître est l’attention qu’il réussi à attirer sur soi. Sur le plan politique, « le prince moderne » se soucie assez peu d’accomplir un projet, mais se satisfait de séduire, de gagner et de se maintenir au pouvoir. Ainsi seule compte l’impression qu’il produit sur les autres. Le paradigme est Silvio Berlusconi. La préoccupation n’est pas tant de résoudre les problèmes de la société, et de produire des idéaux correspondants, mais d’exercer une communication persuasive, où l’important n’est ni le vrai ni le faux, mais le vraisemblable. C’est du paraître crédible qu’il est question, non pas de l’être. Les faits sont remplacés par des déclarations apparemment de bonne foi. Cette rhétorique rappelle une propagande sournoise, où les informations utilisent un code technique et abstrait, dans le but de convaincre que la gestion publique est dans les mains de spécialistes qui gèrent de manière intelligente et supérieure à la majorité des citoyens.
Le monde du Narcisse contemporain se réfugie alors dans un cynisme moral divertissant. Les mondaines et les « petite blagues » sont autant des armes que des arguments. Une certaine légère et frivolité calculée. Cette attitude de détachement réussi est d’autant plus efficace que les citoyens sont désidéologisés et démocratiquement incompétents, dans une société où la politique prend l’allure du travail technique. Voilà un détachement qui contribue à un désengagement et à une paralysie de la volonté de changement social, évitant de donner un sens collectif à l’existence, afin de s’échapper vers l’évasion et la solitude assistée des nouvelles thérapies et des nouveaux cultes. Voilà une société dont la morale a le sentiment d’être dans une sorte de cul-de-sac où la politique n’est qu’une vanité des vanités ou une simple et confortable profession avec une retraite rémunératrice.
Le malaise moral des responsables politiques
C’est ainsi pourquoi les conseilleurs ès communication cherchent à produire des images d’identité et de proximité des politiques à travers l’exhibition des sentiments et parfois des souffrances intimes, au point que tout est bon à montrer, à condition de servir de support à l’image.
Machiavel reste présent dans la politique moderne et pour susurre à l’oreille des professionnels de l’art de gouverner la mise en scène d’un récit rhétorique, afin de donner à voir aux électeurs (tant la notion de peuple souverain s’est diluée) des images « cool » du pouvoir, au sens originel du terme. Le vent de la démocratie narcissique est passé par là, car, du pouvoir réel des princes, ne reste que l’image inexorablement pâlie d’un sourire séduisant et figé. L’image de notoriété médiatique se forme sur fond de décors et de lambris dorés dans une puissance de carton-pâte symbolique. D’où le recours, faute de vrai pouvoir, à la séduction, au charme du charisme, et à la rhétorique vraisemblable d’une proximité fraternelle. Ce sont là des outils efficaces pour jouer la comédie du pouvoir où les acteurs font croire sans le croire eux-mêmes.
En fait, disons-le franchement, le pouvoir fait d’images marque la fin de la puissance réelle du politique. D’où le recours aux trompe-l'œil reproduits par les médias, dont le modèle est la galerie des glaces de Versailles qui reproduit les scènes et les reflets en abîme. Ainsi, par médias interposés, se reforge la version moderne du simulacre politique révélé parfois par le mythe de Narcisse.
Par ailleurs, les crises de « représentation » permettent d’apercevoir les dessous de la maladie du politique. La version pathologique du pouvoir politique nous est montrée en clair-obscur par les médias, comme hier par le théâtre.
Les cas d’hommes politiques énergiques, en France, sont assez rares, mais actuellement une tendance, poussée par le néo-libéralisme et le déclin des idéologies alternatives, frôle le populisme mondialisé. La performance de Nicolas Sarkozy est remarquable, à divers titres. Un candidat à la présidentielle en 2007, dont l’élan entraine une vague turbulente, remuant le sable du fond entassé par le statu quo. Un discours volontaire, par-delà la droite musclée et la gauche timide. Le président élu, dont l’ouverture à la « gauche médiatique » (B. Kouchner, F. Amara , É. Besson, etc. ) a non seulement surpris tout le monde, mais choqué les traditionalistes de gauche et de droite. La fébrilité du président et surtout ses transgressions et son image d’arriviste effréné, son divorce et son mariage médiatisés, ont agacé si profondément la droite gaulliste qu’il a échoué tout en ouvrant le chemin à l’homme « normal ».
Toutefois, la série du narcissisme politique n’a pas cessé, mais, bien pis, s’est accentuée et métamorphosée ; les affaires de Dominique Strauss-Kahn, et de Jérôme Cahuzac, ces derniers années, éclairent l’étendue de la maladie qui domine le politique. Tous les deux montrent un sentiment d'impunité incroyable. Chez Strauss-Kahn, la posture est celle de la faute plutôt que l’acte honteux qui le fait tomber du haut de l'affiche au fond de l'abîme, c'est la faute de s'être trompé de désir. Tandis que Cahuzac, en revanche, cela exprime le cynisme des ambitieux pris la main dans le sac. Non sans ressemblance le cas d’Eric Woerth figurent aussi en bon place dans le livre des narcissiques médiatiques. Hélas, la liste est très longue et la maladie transmissible.
Un point leur est commun à tous ou presque : ils mentent plus d’énergie pour sauver leur image que pour préserver la mission et la fonction que les appareils des partis et les suffrages leur ont confiées en tant que professionnels de la politique. La figure de Narcisse, qui habite l’esprit des uns et des autres, tient à une subtile nuance de la postmodernité postmoderne : la notoriété que même apparente et volatile, s’est imposée comme un substitut de vie réussie.
Voilà que le jeu de dupes, où les uns ne valent pas plus que les autres, est devenu un mode d’existence aliénée. Certaines constatations parlent plus directement : la première, et pas la moindre, est le relativisme de la vérité et l’usage effréné du vraisemblable. Au point que les mystifications flagrantes résistent à tous les démentis et à l 'épreuve des faits. Grâce à la crédulité populaire si savamment manipulée par les agences de communication qui neutralisent et intoxiquent l’opinion publique avec la complicité des médias et des appareils partisans dont la morale est douteuse. L’homme politique narcissique ne se hisse pas sur les épaules des grands hommes. Il reste donc à la longue toujours petit et sans qualité.
La complaisance dans le discrédit
Le trouble collectif de la morale est la spirale discrète du silence complice du statu quo. Car, faute de projet, le peuple souffre à son tour de déliquescence et d’un semblant de morale kantienne hypocrite. Ainsi, ce qui domine le monde politique est le narcissisme ambiant, qui abuse de sa part exhibitionniste de jadis. La seule similitude entre les politiques professionnels d’hier et d’aujourd’hui est l’intensité de leur arrogance et l’habileté avec laquelle ils utilisent les techniques de manipulation au nom de l’honneur perdu de la politique.
Disons que le contrat social, utile à toute société, entre gouvernants et gouvernés, a changé de sens et de vecteur : le peuple est contraint d’accepter un vide d’autorité politique qui se remplit d’ hommes et de femmes « people », de figures de représentation sans autre qualité que celle de s’exhiber et de masquer la liturgie technocratique et la cupidité financière de la banque internationale, dont la visée à court terme est de générer le maximum de profit, sans s’occuper ni se responsabiliser ni du présent de tous, ni encore moins de l’avenir de tous. C’est d’un régime de minorité oligarchique, technocratique, manipulatrice et pathologique qui se fait appeler démocratie représentative. C’est une dérive contemporaine qui fait qu'on se résigne à obéir, car tout le monde a quelque chose à perdre, y compris les secteurs moyens et pauvres qui partagent encore quelques miettes.
L’ambigüité psychologique du narcissisme
Ici et là, on capte subtilement la signification psychopathologique de ce qui est révélateur dans le discours des personnages importants. Des choses simples, mais terriblement révélatrices qu’un trouble profond de la morale s’empare de la communication politique. La face psychopathologique d’une morale de l’ambiguïté est incarnée par des personnages narcissiques. Certes, depuis toujours, on sait que la psychopathologie a un domicile fixe dans les sphères du pouvoir. Les divers troubles mentaux inclus dans le syndrome narcissique sont plus ou moins représentés dans ce milieu-là, c’est d’ailleurs parfois un mode de survie.
La paranoïa en est un bel exemple et nous pourrions convenir qu’une certaine dose soit certainement utile, voire raisonnable et presque nécessaire dans quelques cas. Sans doute, le cadre narcissique actuel résulte-t-il d’un ensemble de conditions de la vie politique et du système de communication, mais le socle en est la recherche démesurée de l’autosatisfaction, d’où la quête du regard sur soi-même à travers les autres, considérés comme porteurs de miroirs. Dans le paradoxe de Narcisse, l’individu ne regarde que son image en faisant abstraction de celle des autres et en rupture d’altérité.
Ainsi, le dévoilement le narcissisme résulte d’une perspicace observation de la manipulation des petites phrases qui se veulent discours. Que ce soit l’utilisation des avatars du célèbre « l’État c’est moi » attribué à Louis XIV, jusqu’à l’anaphore prononcée plusieurs fois par Hollande (« moi, président de la République ») durant la campagne et face à Sarkozy, la liste est longue. Toutes ces béquilles linguistiques relèvent d’un traitement persuasif étudié par les experts en communication. Mais aussi d’un glissement vers une « psychologie de l’ego », version américaine de la psychologie du moi narcissique. Car, le parler de l’autorité (mais pas encore trop autoritaire) du « moi, je », remplace progressivement le nous auquel la démocratie nous avait habitué. Cette manière de marteler plusieurs fois la même phrase (« moi, président de la République ») est certainement un recours rhétorique de répétition assertive à visée persuasive, mais peut révéler en même temps un trait psychopathologique de l’orateur (ou de la stratégie du conseilleur en communication) ou encore du public qui peut la recevoir en écho de son propre psychisme perturbé culturellement.
L’effet communication
Un autre élément troublant s’est développé lors de la communication du candidat Hollande sous la forme de slogan : « président normal ». Car ce normal s’adresse-t-il à la conformité des normes établies pour tous, ou au sens de la perversité pathologique de celui qui a le pouvoir de normaliser ? Le doute est permis. Il plane et sème une certaine confusion, voir une drôle de perception sociale. D’autant que tout le monde sait qu’être président de la République n’est pas à la portée de tout le monde. Sinon, comment vouloir être un symbole si l’on est normal ? Ainsi le slogan n’a pas d’autre sens que la persuasion. Car, il y a quelque chose de démesuré à vouloir être l’un et l’autre au même temps. Une folie douce assez partagée dans le monde postmoderne. Ainsi, à normal, normal et demi. Tout en voulant oublier qu’un grand homme dégage une certaine distance, un air qui le sépare plus que subtilement des autres, voire une dose de gonflement des chevilles qui le distingue du reste des sujets. C’est la conséquence logique de vivre en dehors des choses normales et de s’ajuster à un rôle de centre de toutes les sollicitation et attentions, au point de lui faire le tourner la tête, et parfois de la perdre. Inutile de prendre d’autres exemples où le mauvais goût avoisine la grossièreté.
Tout cela s’ajoute aux éléments qui vont de pair avec la fonction des princes, notamment une vie publique et une vie privée qui ne sont pas forcement les mêmes que celles de tout le monde, au point que jadis la règle était celle d’une vertu transparente dans les mœurs et l’exercice des charges publiques. Une sorte de clin d’œil selon l’adage célèbre : Il ne suffit pas que la femme de César soit honnête, elle doit aussi en avoir l'apparence. Or, à notre époque, l’exhibitionnisme « people » des dirigeants actuels frôle non seulement le moi hypertrophié, mais aussi le sentiment d’arrogance et d’impunité. Cela peut prendre de multiples formes. La dégradation du pouvoir se manifeste lorsque les hommes du pouvoir se prêtent à l’exhibitionnisme des émissions de variétés, où ils se produisent en imitant les chanteurs ou les musiciens. Et les reportages avec une série de photos dans les magazines people, montrant une intimité pas toujours belle à voir. Certes, cela serait juste ridicule et risible si cela ne signifiait pas en même temps l’excès et la ruine de la représentation et de la personnalisation du pouvoir. Un pouvoir qui n’est plus qu’une pose et une imposture, et plus grave : la défaite et la fin annoncée du politique. Ce qui peut ouvrir la porte à toutes sortes de fléaux, à l’image de l’indélicatesse de Pandore avec sa boîte.
Qui ou quoi peut remplacer la politique dans sa décadence ? L’histoire est bien trop pleine de réponses, telles que la dictature, l’anarchie, le fascisme, mais probablement l’avenir nous réserve-t-il de nouvelles surprises encore pires.
Or, si jadis le « si je veux, je le peux » des anciens hommes du pouvoir politique, dont rien ne pouvait fleurir nulle part sans leur accord et sans leur tutelle ; maintenant, il ne leur reste que le simulacre du pouvoir, certes toujours un peu intimidant, mais sans les inexorables conséquences du vrai. Bref, il ne reste que le « moi, je « des comiques et des comédiens, au point que le pouvoir politique actuel ne sert que de rideau pour cacher la laideur et la puissance du pouvoir suprême pour lequel tout est possible, surtout l’achat des consciences, grâce à l’argent. Voilà que la maxime redoutable de Machiavel s’est accomplie : la politique n’a rien à voir avec la morale, car la fin justifie les moyens, dans une fuite en avant incessante, passablement entropique. D’où les formes actuelles d’une typologie dont les regards ironiques disent long sur la perte de confiance et les états de l’âme de la cité contemporaine.
Les formes du narcissisme en politique
Il s’agit de tracer (rapidement) une esquisse des diverses formes qu’adopte le narcissisme politique des nos jours. Elles sont nombreuses, probablement pour remplir le vide classificatoire pour des lecteurs non avertis. Nous avons d’abord le/son trait commun. Il veut être regardé. Car l’ambition narcissique du moi se donne à penser, mais à voir. Parfois elle est haïssable. Au mieux elle servira à séduire et à se faire admirer. C’est peut-être pour cela que le moi narcissique se développe dans une société faite de miroirs. L’analyse doit porter sur l’excessif, afin d’observer le narcissique dans les circonstances d’une mégalomanie structurelle.
D’où une certaine typologie à proposer. Il y a, selon Schneider (2013), d’abord, un narcissique ordinaire qui ne va pas perdre le contact avec la réalité. C’est le petit malin de la psychopathologie politique, qui essaie de marquer son territoire, voire une différence avec un modèle supposé plus grand que lui. C’est la formule connue : « lui c’est lui, et moi c’est moi » que lancera Fabius pour se détacher (légèrement) de Mitterrand. C’est là, un besoin assez banal d’exister et d’être reconnu indépendamment de celui qui représente plus de pouvoir. Ce narcissisme va s’accompagner d’un désir de se personnaliser. Il prend parfois une forme exhibitionniste, mais pas toujours. Rappelons qu’il attend un retour d’image. Aussi se manifeste-t-il sous l’emprise du spectaculaire. Il ne faut pas le confondre avec le narcissisme du « percevoir », ni du rêve vulgaire d’une minute de célébrité. C’est le cas, plus complexe, du Narcisse exalté. Il n’est pas seulement content de soi, mais une bouffée de puissance le fait exulter. Cela se sent, mais ce contrôle, se voit, juste un peu, comme on montre un bonheur pléthorique, qui se traduit par une envie de parler de soi-même. Plus proche de la perversion se trouve le type masochiste. Machiavel le décrit parfaitement : il est plus sûr d’être craint qu’aimé pour être obéi à condition de ne pas inspirer la haine. Voilà que parler de la perversion du pouvoir est presque la même chose. Utiliser l’autre comme moyen pour obtenir quelque chose. L’obtenir par le simple mécanisme de la reconnaissance d’un pouvoir. Strauss-Kahn semble dire à ses proies : comment ! vous ne savez pas qui je suis pour me refuser ainsi ! Ce narcissique qui ne recule son désir ni ne tolère qu’on ne le reconnaisse pas
La lucidité au-delà de l’optimisme et du pessimisme
En somme : le narcissisme est la victoire de l’image et du contentement de soi où, subtilement, on ne doit rien à personne. C’est le paradigme du système idéologique néolibéral et le refus d’accepter une dette envers la société. Une négation de la notion de solidarisme chère à Léon Bourgeois. Ce narcissisme est une descendance morale de Sade. Le plaisir d’humilier et de dominer l’autre pour conjuguer sa propre honte, qui se cache dans un sentiment d’infériorité refoulé. Ce pourquoi la tyrannie du narcissisme marque la défaite profonde de la politique : celle du « nous », pour la remplacer par le triomphe du moi individuel qui mène à la dictature totale. Ce que nous révèle la pièce Caligula d’Albert Camus est une sorte de symbole de la révolte contre l’absurde d’un monde insupportable tel qu'il est. Camus, dans ses Carnets, révèle un projet d'épilogue pour Caligula qui nous éclaire sur la portée de cette œuvre par son auteurlui-même :
« Non, Caligula n'est pas mort. Il est là, et là. Il est en chacun de vous. Si le pouvoir vous était donné, si vous aviez du cœur, si vous aimiez la vie, vous le verriez se déchaîner, ce monstre ou cet ange que vous portez en vous. Notre époque meurt d'avoir cru aux valeurs et que les choses pouvaient être belles et cesser d'être absurdes. Adieu, je rentre dans l'histoire où me tiennent enfermé depuis si longtemps ceux qui craignent de trop aimer. »
Voilà la dimension psychologique d’un homme de pouvoir qui se transforme moralement en sujet aliéné et tyrannique, à moitié victime et à moitié coupable, pris d’une frénésie d’identification narcissique, en adhérant à des images qui dominent et rétrécissent l’espace de la raison sous l’empire d’une émotion vaine. D’où non seulement l’ambiguïté et la décomposition morale qui se répand au cœur de la démocratie comme une forme d’obscénité. D’où le culte du moi, presque romanesque décrite par Barrès comme un hymne au narcissisme de la société moderne, dont l’épitaphe serait : « Attachons-nous à l'unique réalité, au moi ».
En conclusion
L’évolution de la société en système libéral concurrentiel, devenu désacralisé et médiatique, se résume par un climat psychosociologique de relations narcissiques, avec un fond de crise maniaco-dépressive institutionnelle. Tout le personnel politique se reproduit au sein de périodes d’accélération et de confusion que les médias ont le pouvoir d’augmenter par la caricature, les diverses manifestations d’exhibitionnisme et la perte de la discrétion de la fonction politique.
La naturelle tendance des individus de vouloir se rassurer par leur image, laisse au phénomène narcissique une place exorbitante dans le commerce et les affaires publiques. C’est la société tout entière qui remplace la gestion de la cité par la consommation de la politique, l’œuvre commune par l’appropriation individuelle, l’action durable par l’image éphémère, la vison d’ensemble des hommes inspirés d’éthique par l’aveuglement des épisodes psychopathologiques. Autant le mode capitaliste pousse à la saisie des choses banales, autant les esprits se dessaisissent des valeurs élevées. Véritable obstination idéologique qui entraîne la déliquescence du système et précipite la perte de la cohésion sociale sous les impératifs de la technique et de l’efficacité, au nom d’une liberté virtuelle pseudo-démocratique qui cache les enjeux de justice, d’égalité, de fraternité et de solidarité. Pire : l’éclipse de l’action politique alternative , faisant partie de l’avenir de l’humain, rend plausible, voire inévitable, le retour à la tyrannie de l’Un, comme expression de l’amour par Narcisse de son image. Rappelons que la pièce Caligula de Camus se termine sur la ultime réplique de Caligula, poignardé à mort : « Je suis encore vivant ! ».
Léon Bourgeois : Le solidarisme. Paris, A. Colin, 1896
Jacques Ellul : Le Système technicien. Paris. Calmann-Lévy. 1977
Albert Camus : Caligula. Paris. Folio.1974
Christophe Lasch : La culture du narcissisme. Editions Climats. 1979
Alexandre Dorna : L’homme providentiel. Breal. Paris. 2012
Michel Schneider : Le Miroir des Princes, chez Flammarion. 2013
Nicolas Machiavel : Œuvres complètes. La pléiade. 1958